Les Comédiens tragiques/Chapitre 05

La bibliothèque libre.
Traduction par Philippe Neel.
NRF, Gallimard (p. 62-78).

V

À des confessions comme celles de Clotilde, il faudrait ajouter une brève préface où seraient fustigés son sexe et le nôtre, pour empêcher le mépris d’étouffer, chez le lecteur, tout intérêt pour l’écrivain. Son histoire, Clotilde l’a livrée au public, mais elle n’a pas eu l’art de présenter cette apologie.

Au lendemain de sa rencontre avec son aigle, elle vit le prince Marko. Elle se fit douce pour lui, en prévision de son chagrin, et n’eût guère, au surplus, pu se montrer différente envers un esclave si beau et si soumis. Quand la caresse de ses yeux et de sa voix eurent amené Marko à un état de sensibilité aiguë, elle lui asséna le coup, loyalement.

— Marko, mon ami, vous savez que je ne puis mentir. Laissez-moi donc vous dire que j’ai hier rencontré l’homme à qui il suffirait d’un geste pour m’appeler à lui et m’entraîner au bout du monde.

Les yeux ardents que le Bacchus indien fixait sur elle se mouillèrent et lancèrent un éclair. Si le bonheur de Clotilde était en jeu, il s’inclinait : il connaissait Alvan.

Et voilà comment Clotilde s’acquitta de son devoir et engagea sa foi.

Les jours suivants, elle eut la terreur de rencontrer Alvan, de l’apercevoir, d’entendre parler de lui. Elle redoutait jusqu’au bruit d’un nom qui retentissait si loin dans le monde. Elle n’avait pourtant pas de motif immédiat d’inquiétude, car ses parents avaient différé leur voyage, mais c’était l’impétuosité d’Alvan et sa royale assurance qui l’épouvantaient, comme l’attente d’un coup de feu épouvante les nerveux. Faute pourtant de le rencontrer, de l’apercevoir ou même d’entendre parler de lui, elle se remit à soupirer, comme l’enfant que sa curiosité incite à toucher l’objet qui l’a d’abord terrifié. Son désir s’exaspéra ; l’illusion de son courage lui revint ; elle espéra qu’Alvan allait se présenter pour demander sa main, s’étonna qu’il ne vînt pas, lui en voulut de cette négligence ; elle lui eût, pour un peu, reproché de s’être arrêté aux hésitations d’une fille absurde et si différente de ce qu’elle était en réalité, d’une pauvre fille mal préparée à la vie et seulement soucieuse d’épargner aux siens un coup trop soudain. Elle n’avait agi, en toute générosité, que par égards pour eux, et Alvan aurait dû comprendre que celle qu’il traitait d’enfant eût consenti, sur sa prière, à fuir avec lui. Sa considération même pour lui était, somme toute, cause aussi d’une apparente lâcheté. C’eût été à lui de s’en aviser et de la contraindre à moins de prévoyance. Il aurait dû la sentir capable de bravoure et comprendre qu’elle était digne de lui. Et s’il pouvait, faute de connaissance assez approfondie, la taxer de faiblesse, l’amour eût dû mieux l’éclairer.

Mais était-ce bien de l’amour qu’il éprouvait ? La foi recouvrée en sa ferme volonté évoquait à l’imagination de Clotilde les exploits que n’eût pas manqué de lui inspirer l’amour, si elle eût joui d’une liberté d’homme. Elle n’eût certainement pas écouté une petite sotte éplorée, ni laissé se creuser un abîme après les folles minutes de la première déclaration. Le prince Marko savait aimer, lui ; c’était un véritable amour que le sien, et auquel ne manquait aucun des signes de la passion.

Clotilde se mit à analyser l’amour de Marko et se sentit pénétrée de sentiments divers : pitié, gratitude se disputaient son cœur, et cette sorte d’émotion faite d’admiration et de douloureuse estime que susciterait chez un musicien le bruit rendu par un noble instrument fracassé. Le prince la servait fidèlement, malgré sa répugnance pour certaines des missions que lui confiait sa dame. C’est à lui qu’elle devait s’adresser pour avoir des nouvelles d’Alvan. Il lui fournit des détails sur le vieux procès et sur le plaidoyer prononcé par Alvan lui-même, pour justifier un délit commis en faveur de la baronne : rien moins que la soustraction brutale à l’adversaire d’un document favorable à la cause de la dame. C’était un de ces cas qui donnent grande matière à discussion et qui ont leur noblesse autant que leur vilenie. En l’espèce, l’opinion du monde, comme le reconnut bravement Marko, n’avait pas été défavorable à Alvan.

La bonne Mme de Crestow et son mari avaient, fort judicieusement, donné aux parents de Clotilde des éclaircissements sur la mémorable soirée, et le bruit soulevé par leur récit autant que les épithètes décernées à Alvan disaient l’accueil qu’eût reçu sa proposition de mariage. Clotilde ne pouvait espérer frayer dans des maisons où fût invité « le démagogue en délire et l’histrion populaire », dont le nom même était interdit en sa présence. Force lui était donc d’avoir recours à Marko, et comme elle ne pouvait exiger de services sans retour, elle le cajolait. Elle souffrait de le voir souffrir. Celui qui jette des miettes à son chien favori se laisse aller, de temps en temps, à lui octroyer une bouchée de viande ; il sait l’absurdité de ce geste, mais le ravissement du mendiant muet est touchant, et un tout petit morceau ne peut guère lui faire de mal. D’ailleurs, si quelqu’un avait des droits sur elle, c’était le prince : sans cesse en adoration, jamais importun, il la replaçait sur un piédestal d’où l’avait rudement délogée celui qui l’avait soudain soulevée pour la laisser retomber. Une main abandonnée à son esclave lui était une merveilleuse récompense ; une faveur plus marquée le faisait défaillir. À côté d’un paisible et obéissant amour qui la rendait reine, l’impérieux amour qui l’avait fait descendre d’un trône lui apparaissait dépréciateur et insolent. Ainsi, après la scène du « coup de foudre », où elle avait joué son rôle, se résignait-elle presque, malgré quelques désirs intermittents, à ne pas revoir le noble acteur. La scène ne pouvait plus s’effacer de sa mémoire ; elle appartenait désormais à l’histoire et le souvenir d’Alvan lui infligerait toujours un choc délicieux.

Elle se trouvait, pour l’instant, en vacances d’été avec sa famille, et Marko les accompagnait. Présence toute fraternelle, se disait Clotilde, pour n’accorder pas trop d’importance aux qualités du prince et à ses propres émotions On apprécie mal un simple gentleman à l’ombre des géants, mais l’expérience que la jeune fille avait acquise des façons de géant lui faisait mieux savourer les libertés qu’elle pouvait prendre en cette sorte d’intimité fraternelle, plus chaleureuse, à vrai dire, que le terme dont elle usait ne semblait l’impliquer. Elle jouissait mieux du poème de la vie — comprenez : pouvait mieux à loisir jouer avec le feu et méditer sur ses charmes, — en compagnie de Marko. Très jeune, à peine au sortir de l’adolescence, et d’une timidité rassurante, il empruntait à un geste de la main aimée toute sa force ou toute sa faiblesse. Clotilde pouvait en jouer en toute sécurité et songer à un jour lointain, — conclusion peut-être de quelque naufrage moral, — où elle ferait son bonheur.

C’est quand elle prenait fantaisie de disséquer ce jeune cœur qu’elle manifestait la plus étrange humeur de tendre cruauté. C’est qu’à la vérité, elle voyait en lui un reflet de sa propre image : comme elle, il adorait un objet inaccessible ; comme elle, il rampait, tour à tour, et planait dans le ciel ; comme elle, il se montrait le plus radieux ou le plus abject des êtres. À cette comparaison qui lui faisait contempler sa propre image et lui donnait d’elle-même une connaissance précise, elle devait le plaisir de pouvoir affirmer : « Voilà qui me ressemble ; voilà qui me ressemble fort ; voilà qui me ressemble terriblement », jusqu’à l’instant où la comparaison, cessant de chatouiller en elle une aimable illusion d’affinité, la piquait assez vivement pour lui faire dire : « Ceci, c’est lui, ce n’est plus moi », et accorder au jeune sujet de sa vivisection une caresse qui le ranimait. C’est la pitié et une impulsive tendresse qui l’inclinaient à cette concession après l’opération anatomique à laquelle elle venait de se livrer. Poursuivant sur un autre une recherche que devait seule interrompre sa propre souffrance, elle avait, tant que cette souffrance ne s’était pas manifestée, l’illusion d’opérer sur un cadavre. Du moment où l’exactitude de leur ressemblance lui causait un sursaut sous la pointe du scalpel, elle interrompait sa dissection et se faisait douce pour le sujet dont elle venait de surprendre la vie.

— Cet amour que vous éprouvez pour moi, Marko, est-il si profond ?

— Je vous aime.

— Vous me tenez pour ce qu’il y a de plus haut et de meilleur au monde ?

— Sans aucun doute.

— Vous m’aimez assez pour tout supporter de moi ?

— Mettez-moi à l’épreuve.

— Même l’infidélité ?

— Vous seriez vous-même !

— Ne dites-vous pas cela faute de pouvoir, en moi, soupçonner le mal ?

— Que je vous voie seulement.

— Vous êtes bien sûr que le bonheur n’étoufferait pas votre amour ?

— L’a-t-il éteint déjà ?

— Vous supporteriez de me voir danser à la musique de cet homme ?

— Ah ! ciel ! la musique ! Ne dites pas cela ! Mais si, je supporterais tout.

— Et si vous étiez témoin de sa puissance sur moi, du pouvoir de son seul souffle ?

— Je… Ah !

— Quoi ? Et si vous voyiez sa musique m’ensorceler, dès les premières notes du prélude ?

— J’attendrais.

— L’attente pourrait être longue.

— Je me rongerais le cœur.

— Nourriture amère.

— J’attendrais qu’il vous repousse et je m’agenouillerais devant vous.

Clotilde sentit son cœur se serrer. La ressemblance entre eux était décidément trop prodigieuse pour pouvoir être considérée sans trouble. La confuse impression d’un honteux asservissement lui donnait un coup dans la poitrine ; elle luttait contre elle-même et, s’attendrissant sur sa victime, lui ouvrait les bras. Le cajoler c’était adoucir la brûlure de sa propre plaie, car elle ne pouvait décidément ressembler si fort à un être qu’elle plaignait et consolait.

Elle était douce par charité. Que si on l’accuse de cruauté, on veuille songer aux faiblesses humaines et à la tentation que pouvait offrir un jeune homme prêt à souffrir mille morts pour un froncement de sourcil, ou à ressusciter pour un sourire. La sensibilité de Marko piquait Clotilde, comme la découverte de spécifiques destinés à rendre au corps sa vigueur exalte le brillant empirique : il nous tuerait avec aménité pour faire éclater le miracle de notre résurrection. L’adoration invite la déesse mortelle à donner de sa puissance des manifestations dont le dévot adorateur est plus qu’à moitié responsable.

Clotilde s’était mise à méditer sur le refus opposé par Alvan au rôle de centaure, et dans le terme d’homme quadrupède dont il s’était servi, elle trouvait matière à réflexion. Il entendait la conquérir légalement, après avoir exercé sur elle un empire absolu. Intention louable, mais propre à décevoir l’imagination et les habitants du royaume sentimental d’amour. Une jeune romanesque, dès qu’elle se sent subjuguée, ne voit plus la nécessité d’être légalement conquise ; la légalité, à son sens, rend la sujétion inutile, et inversement, se plier aux deux conditions, c’est, selon elle, de l’esclavage domestique.

Avec son Bacchus Indien, l’imagination de Clotilde pouvait se donner libre cours ; docile à toutes ses fantaisies, il la suivait toujours. — Vite ! en selle, et en route. Devant eux, voici l’orée de la forêt des terreurs ; sur la lisière s’élève un dernier hameau avec ses habitants aux visages hallucinés ; la charpente délabrée de leurs huttes tombe en poussière, et d’une voix expirante comme une brise nocturne, hommes et femmes chuchotent un sinistre avertissement. Mais qu’importe ; en avant ! La forêt ne peut être plus redoutable qu’un monde souffleté. Ils boivent une tasse de lait et piquent des deux, car ils se sentent sur le chemin des Indes d’or, du pays de la vigne et du soleil. Absurdité ! Avec un Marko, on ne saurait prétendre qu’à une tasse de lait. C’est en vain qu’on galope et qu’on tente de se frayer un chemin : il faudrait un Alvan pour conduire Clotilde à la vigne ensoleillée. Alvan, prose splendide, saurait accomplir ce que le timide rameau de poésie ne peut qu’essayer. Ce n’est pas à Alvan qu’une fée malicieuse, sous les traits d’une vieille femme, eût offert une tasse de lait, pour rendre ridicule aux yeux de sa fiancée, son image en face des périls. Mais, ô lamentable ironie du sort ! celui qui pourrait ne veut pas, et celui qui voudrait ne peut pas !

Que l’on ne croie point, au surplus, que l’intime désir de Clotilde fût d’être enlevée par son héros. Très simplement humaine, elle souhaitait d’abord de surmonter, grâce à son aide, les difficultés du chapitre initial de son roman, de franchir les premières assises de la forêt ; après quoi, elle serait toute hardiesse pour affronter le pays inconnu, où son imagination n’évoquait plus de terreurs, et galoper sans peine vers la terre du soleil. Oui, mais elle serait alors dans la main du grand géant de la prose, et le poète serait bien loin. Tant qu’il restait près d’elle, elle pouvait bien lui prodiguer ses sourires. Il réagissait, avec une sensibilité si exquise, à toutes les variations d’humeur de sa belle ! Elle n’eut pas besoin de lui dire qu’elle avait, même sans lui parler, revu Alvan. Un regard suffit à Marko pour le deviner. L’ombre humide de son grand œil oriental prit un éclat qui attendrit Clotilde. Son cœur de femme la poussa à une charitable duplicité ; tout en avouant la vérité, elle s’efforça de rassurer Marko.

Elle avait appris qu’Alvan, s’il se dissimulait, ne restait pas inactif. Un de ses amis, lié aussi avec la famille de Rüdiger, vint donner à Clotilde de ses nouvelles. C’était un professeur éminent, homme mûr, sérieux et respecté. Il se doutait que la famille de la jeune fille ne pouvait se montrer favorable aux prétentions d’un démagogue juif, mais Alvan sut obtenir qu’il lui ménageât une entrevue avec Clotilde, y prêtât la main, offrît même sa propre maison à cet effet. Il n’eut, pour cela, besoin d’aucune aide. Si sa réputation avait de quoi le desservir auprès d’un homme du monde, sa force de caractère, servie par des mérites solides et des dons brillants, pouvait, au contraire, lui attirer les sympathies d’un savant honoré. L’éloquence au service d’une juste cause a bien des chances d’échauffer les esprits les plus graves, et la cause pouvait, à juste titre, paraître excellente au professeur : un homme qui promettait d’être le génie politique de son temps, mais qui ne s’était pas, jusqu’alors, montré modèle de vertu, n’eut pas de peine à lui persuader que son mariage avec cette jeune fille serait son havre de salut.

Quant au second pas, c’est Clotilde qui en fut l’involontaire instigatrice.

Elle se trouvait, au bras du professeur, à l’un des grands bals d’hiver donné par un de ses confrères, lorsqu’il lui dit :

— Alvan est ici.

Elle répondit :

— Non ; il n’est pas encore arrivé.

Comment pouvait-elle deviner qu’il ne se trouvait pas parmi la foule ?

— Et maintenant, est-il arrivé ? demanda bientôt le professeur.

— Non.

On ne voyait pas Alvan, en effet.

— Et maintenant ?

— Pas encore.

Le professeur regardait autour de lui ; Clotilde attendait, et soudain :

Maintenant, il est arrivé ; maintenant, il est dans la pièce, fit-elle.

Et l’autre aperçut Alvan : sa tête dominait une cohue d’admirateurs qui se pressaient autour de lui pour le féliciter d’un article récent.

Clotilde avait beau jeu à invoquer le prétendu magnétisme exercé sur elle par Alvan. À mesure que s’avançait la soirée, elle sentit, à force de penser à lui, croître ses appréhensions, puis s’assombrit et finit par éprouver une véritable terreur panique qu’elle prit pour le signe physique de sa présence. Cependant l’heure étant avancée, Alvan finit par arriver, en effet. Le contact de sa main, la reprise de leur entretien, si naturelle que la longue séparation semblait n’être point intervenue, confirmèrent chez Clotilde la foi en une influence qu’elle était tentée de croire surnaturelle. Et le visage du professeur, sur lequel elle risqua un coup d’œil, lui montra qu’il partageait sa conviction. Alvan et lui s’entretenaient à l’écart de cette rencontre. Alvan vit sans trouble le prince Marko entraîner Clotilde au rythme de la danse, et consacrer toute l’ardeur de son amour sans espoir à l’éphémère éternité de sa possession. Puis, quand Marko eut ramené la jeune fille à ses amis :

— Voilà donc, fit Alvan, un de ces dragons qui veillent sur mon fruit d’or, et qu’il me faudra balayer de mon chemin.

— Lui ! se récria Clotilde, en sentant que Marko ne pesait guère plus que ne l’impliquait son accent. Lui ! mon esclave muet ! Il est inoffensif et ne compte pas au monde des dragons.

Elle avait perçu, sous l’apparente outrecuidance des paroles d’Alvan, une violence virile. Les rivaux avaient échangé le coup d’œil circonspect, ferme et furtif à la fois, des lutteurs au premier contact. Et pour le feu de ce regard, Marko n’avait pas trouvé son maître.

— Lui, ne pas compter ; avec des yeux pareils ! s’écria Alvan. Il s’aidait de sa connaissance préalable du sexe pour déchiffrer sans trop d’erreurs le caractère de Clotilde. La rumeur publique l’y aidait et donnait corps à des soupçons dont la véhémence de son accusation fortifiait en lui l’amertume :

— Je sais tout ; sans exception ; tout, tout, vous dis-je. Mais qu’importe, si je remporte sur vous la victoire que je remporterai… à la condition que vous m’aidiez un peu.

Il s’étonna de n’entendre point Clotilde protester contre ce « tout » emphatique, alors que le silence même de la jeune fille était un hommage à sa perspicacité. Maints amoureux et amants d’excellente tenue ont contribué à la préparation de cette drogue amère qu’est pour eux le silence en face d’un pardon magnanime ; contraints de l’absorber, ils ont dû faire appel à tout leur courage pour avaler sans sourciller le tonique. À aucun moment de leurs singuliers rapports, les sexes ne s’éloignent davantage l’un de l’autre. L’accusée a ses raisons pour garder le silence : ses peccadilles grossissent, à ses yeux, en proportion de la générosité qui les excuse, et cette conviction, aiguisée par les reproches de sa conscience et la terreur d’une mystérieuse pénétration, lui coud les lèvres. Elle n’imagine pas l’effet de son silence sur le magnanime accusateur. Reconnaissons, au surplus, au détriment du bon renom des hommes, que certains amoureux n’ont pas su conserver jusqu’au bout leur noble attitude et persister à dire : « Pauvre enfant ; tu es femme ! » Ils en ont réduit l’effet à néant et détruit jusqu’au souvenir, en se laissant entraîner à un interrogatoire bégayant et à d’insistantes questions d’amoureux bafoué. D’autres, au contraire, ont su garder leur calme, mais n’ont pas digéré le tonique faute d’avoir préparé leur organisme à son absorption. Sans doute trouvent-ils bien amère et bien lourde cette drogue qu’ils avalent, pour en finir à jamais avec une gênante vétille, et qui fait d’eux pour toujours les dyspeptiques de l’amour. Bien rares ceux qui savent jusqu’au bout garder l’accent de leur exorde, en face d’une belle silencieuse, dont, au lieu de la protestation d’innocence angélique, au lieu de la rougeur, du flot d’indignation qu’ils attendaient, la pâleur dénonce douloureusement la culpabilité.

Il fallait la trempe robuste d’Alvan et son orgueil de vainqueur pour donner de la sincérité à son affirmation : « Je sais tout, mais qu’importe ? » Le silence même de Clotilde, qui reculait à l’infini les limites de ce « tout » pour le trop perspicace observateur qui avait déjà déduit nombre des traits de caractère de la jeune fille : impulsive, sans volonté, et assez encline au mensonge, ce silence même ne troubla pas Alvan. Il aurait pu faire remarquer que ce n’est pas une sainte qu’il cherchait, mais une compagne joyeuse, parfaitement féminine, et entièrement dans sa main, jeune, aimable, gracieuse et de bonne naissance. Qu’on la confiât à sa garde et son seigneur répondrait d’elle. Façon virile et généreuse d’envisager la situation, qui sied bien à la confiance robuste du vainqueur. Comment eût-il jugé, sous le coup d’une rebuffade, d’un refus ou d’une défaite ? Que fût-il advenu d’eux si les circonstances n’avaient pas prêté à Clotilde une allure d’héroïne et l’avaient empêché, lui, de faire à ses propres yeux, figure de héros ? Sages les mères qui soumettent leurs filles à une active surveillance, ne serait-ce que pour les préserver de la condescendante générosité de l’homme, — tant que l’âge, en tempérant l’ardeur de ses sentiments pour le sexe, ne leur a pas donné ce caractère que, faute de mot sonore, on peut qualifier de fraternel.

Clotilde ne connut jamais, et Alvan eût été incapable de situer l’origine de cette noire accusation qu’il devait un jour lancer contre elle ; ce fut en une heure de délire, il est vrai, mais la chose était en lui et représentait plus que l’écume de sa frénésie.

Après la soirée du bal, ils se revirent sous le toit tutélaire de l’aimable professeur, et au cours d’une de ces visites, leur hôte, un peu inquiet peut-être, procéda, après présentation de Clotilde à la sœur d’Alvan, à une demi-cérémonie de fiançailles. Clotilde, ainsi confrontée avec la réalité, modifia son attitude à l’égard des siens. Mais une mercuriale essuyée à la suite du rapprochement de son nom et de celui d’Alvan, lui fit à nouveau perdre pied. Elle attendit de lui chaque jour la démarche qu’elle l’avait, une fois de plus, supplié de n’entreprendre point, et qu’elle redoutait autant qu’elle s’étonnait de ne pas lui voir accomplir. Puis la roue des choses tourna, comme elle tourne devant ceux qui attendent des circonstances les décisions qu’ils ne savent pas prendre eux-mêmes, et les deux amoureux se trouvèrent encore une fois séparés. Clotilde pensa un moment au cloître. Mais sa vénérable parente mourut en mettant sa main dans celle du prince Marko ; il fallut envisager l’idée de ce mariage. Une maladie la tint prostrée ; elle contempla en pensée la paix du tombeau.

Un peu avant cette maladie, le prince, devenu l’hôte du général, avait, par son exquise grâce, gagné tous les cœurs de la maison. Charme, fraîcheur, et maintes des perfections que l’on imagine chez un Bacchus Indien étaient innés chez lui. Au cours de sa convalescence, Clotilde se demanda où elle pourrait trouver mieux que l’adoration d’un jeune dieu, qu’il lui serait permis en retour de chérir sans déchoir, et dont le bonheur consoliderait la santé chancelante. Elle avait bien vu la souffrance le consumer ; point n’était besoin de lui enseigner la vertu spartiate ; il savait se laisser ronger le cœur en silence. Le bonheur, au contraire, en faisait une fleur au soleil, et le bonheur, c’est d’elle seule qu’il l’attendait. Pourquoi donc lui dénier une si facile aumône ? Les convalescents sont souples et sans désirs, ou leurs désirs, du moins, manquent d’impétuosité ; le sang neuf qui pénètre leur être comme un pâle rayon du jour n’y remue pas les vieilles passions ; ils ont une âme d’enfant à laquelle un soupçon d’expérience nouvelle ne fait, sans l’assombrir, que prêter une gravité attendrie.

Le médecin prescrivit un séjour de montagne et, profitant de l’invitation d’une Anglaise dont elle avait fait la connaissance en Italie, Clotilde l’accompagna et s’en fut, avec elle, respirer l’air alpestre. Marko retomba à l’état d’un personnage de rêve maladif. Une lettre du professeur annonça qu’Alvan villégiaturait sur une haute cime toute proche, et le jeune sang se mit à rouler comme un torrent dans les veines de Clotilde. Lui ! si près ! comment le rejoindre !

Elle avait entendu cet axiome, dans la bouche d’Alvan : « Deux désirs font une volonté. »

Il parlait du désir de deux amants, cela va sans dire. Jamais ne fut prononcée phrase plus délicieuse et plus pleine de promesses que celle-là, où l’on croit entendre un gazouillement de naïfs amoureux. Or, Clotilde connaissait bien son propre désir. Était-ce aussi celui d’Alvan ? Le flot vigoureux et chaud de son sang renouvelé s’insurgeait à cette idée : le désir d’Alvan ne pouvait être que le sien, et leurs désirs unis faisaient une volonté que Clotilde sentait d’autant mieux à elle qu’elle était aussi celle d’Alvan. Elle fit monter en selle son amie et les amis de son amie, et prit avec eux le chemin de la cime d’où l’aigle blessé dominait lacs et montagnes. Le professeur avait dit qu’il s’était tué de travail. Alvan menait une vie triple et laissait charger ses épaules du fardeau de trente existences. Mais peut-on mesurer les héros à l’aune commune ? À voix haute, comme dans son for intérieur, Clotilde prenait intrépidement sa défense, excusait sa conduite à son propre endroit et qu’il se fût laissé battre après l’avoir conquise. Il avait mille occupations, une ambition à satisfaire qui n’avait rien à voir avec l’amour, des chaînes à briser, des tentations, des inclinations… Elle n’avait pas, dans son entourage, écouté amis et ennemis d’Alvan, correspondu avec des hommes de valeur, aussi flatteurs que flattés de ses lettres, sans comprendre qu’un homme comme Alvan voit s’ouvrir maints chemins quand on l’empêche de s’avancer dans une direction donnée. Et maintenant que son sang renouvelé et fort lui inspirait le courage nécessaire pour faire une seule volonté de deux désirs, elle voyait très clairement leurs situations respectives, assez clairement, du moins, pour excuser Alvan plus facilement qu’elle-même. Sa radieuse et jeune vigueur lui donnait une exacte compréhension des choses. Où elle se trompait, c’est quand elle s’imaginait ne plus devoir redouter à l’avenir l’impétueuse tendance d’Alvan à transformer en faits précis des visions de rêve. Mais elle avait l’ardeur sans égale du convalescent pour les faits positifs tant qu’ils ne frappent point à la porte : les rêves lui paraissaient odieux, fades et impuissants à entretenir la vie. Elle se lança dans le torrent, confiante dans la force dominatrice d’Alvan et dans son empire sur les hommes et les événements pour la faire aborder à quelque havre sûr, — rêve des cœurs assoiffés de réalité.