Les Confessions d’un révolutionnaire/XIII

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XIII.


17 SEPTEMBRE :


PROGRÈS DU SOCIALISME : CONVERSION DE LA MONTAGNE.


Le général Cavaignac, en prêtant les mains à l’accusation de Louis Blanc et de Caussidière, était tombé dans la même faute que la Commision exécutive, lorsqu’elle avait repoussé par la force des baïonnettes la demande des ateliers nationaux : il s’était tué dans ses auteurs. Désormais il apparaissait que la réaction, dans laquelle tout le monde pouvait se vanter d’avoir trempé les mains, depuis le président du Luxembourg jusqu’au président de l’état de siége, ne s’arrêterait qu’au point le plus reculé de la ligne révolutionnaire. Il pouvait être honorable de la combattre encore ; mais, jusqu’à ce qu’elle fût parvenue à son terme, tous les efforts qu’on ferait pour la retenir ne serviraient qu’à la précipiter.

Un événement inattendu m’apprit bientôt que nous ne touchions pas à la fin de notre apocalypse : je veux parler de la conversion de la Montagne. Disons d’abord ce qui la détermina.

Après les journées de juin, la seule chose qu’il y eût à faire avant de rien entreprendre, était de relever le drapeau socialiste, de ranimer l’opinion et de discipliner les esprits. Le socialisme n’avait été jusque-là qu’une secte, moins que cela, une pluralité de sectes : il ne s’était point assis au banquet de la vie politique. Il fallait en faire un parti, nombreux, énergique, défini. Le courant réactionnaire nous portait en arrière : il fallait déterminer un contre-courant d’idées radicales qui nous portât en avant. Les haines s’envenimaient entre les classes : il fallait donner le change aux passions redoutables du peuple, en discutant avec lui les questions économiques ; le détourner de l’émeute, en le faisant entrer comme acteur dans les luttes parlementaires ; exalter sa patience, en lui montrant la grandeur de la Révolution ; l’intéresser à cette attitude pacifique, en la lui présentant comme son unique moyen de salut, en lui apprenant à philosopher même sur sa misère.

L’entreprise avait ses dangers. D’un côté, en posant la question révolutionnaire dans sa généralité et sa profondeur, la réaction allait crier alarme et appeler sur les novateurs de nouvelles persécutions ; d’autre part, en prêchant, à travers une polémique ardente, le calme et la patience, nous nous exposions à passer pour des endormeurs et des traîtres : il y allait de la popularité du socialisme. Mais les inconvénients étaient balancés par des avantages. Tant que le socialisme respecterait l’ordre et se tiendrait dans la légalité, la réaction en serait pour ses grognements et son impuissance ; tant que les hommes d’action de la démocratie n’auraient pas de système, que leur politique se renfermerait dans ses souvenirs et se bornerait à pourchasser le gouvernement, ils restaient convaincus, par leurs propres actes, de n’être que des doctrinaires déguisés, et leurs déclamations tombaient par leur insignifiance.

On peut dire qu’à ce moment la direction des esprits était au premier occupant. Pas n’était besoin d’une haute politique, ni de longs discours. Il suffisait de se montrer, de tenir tête à la réaction, pour avoir derrière soi la masse. La moindre opposition, même légale et pacifique, était citée comme trait d’audace : il y avait tout profit à suivre cette marche. Le succès fut si complet, qu’on fut tout surpris un jour, à l’Assemblée nationale, d’entendre le ministre Dufaure rendre témoignage à l’esprit d’ordre, de paix, de loyale discussion, qui animait les banquets socialistes. J’y gagnai, pour mon compte, de devenir suspect aux montagnards, scandalisés de me voir si bien avec le gouvernement. Cette suspicion me poursuit encore.

Le socialisme avait représenté la Révolution aux élections de juin : il fit les élections du 17 septembre. Quand tout se réunissait pour l’écraser, 70,000 hommes se levaient à son appel pour protester contre la victoire de juin, et nommait Raspail représentant. C’est dans les bureaux du Peuple que le comité électoral démocratique tint ses séances. Contre une réaction immodérée, la démocratie prenait pour drapeau son organe le plus énergique. La Montagne, dans cette éclatante manifestation du Socialisme, ne figura que comme alliée.

De ce moment, il fut avéré pour tout le monde que la situation politique était changée. La question n’était plus entre la monarchie et la démocratie, mais bien entre le travail et le capital. Les idées sociales, si longtemps dédaignées, étaient une force : par cette raison, tandis qu’elles soulevaient la haine de ceux-ci, elles devaient exciter l’ambition de ceux-là. À quoi sert, en effet, de se dire démocrate, si l’on n’est pas du parti du peuple ? Or, le parti populaire était maintenant le parti socialiste : ceux qui d’abord avaient méconnu la réalité du socialisme, songèrent dès-lors à s’en approprier la puissance.

J’arrive à une époque qui, dans cette merveilleuse légende, fut pour le Socialisme une véritable tentation de saint Antoine. Moins heureux ou moins avisé que le solitaire de la Thébaïde, il se laissa prendre aux charmes de la sirène : il lui en coûta cher, comme on verra.

J’ai dit que jusqu’en octobre 1848, sept mois après l’inauguration d’une république faite au nom des idées sociales, la fraction la plus avancée du parti démocratique, celle que représentaient, à l’Assemblée nationale, l’extrême gauche, et dans la presse, la Réforme, s’était tenue, à l’égard du Socialisme, dans une réserve extrême : elle n’avait pas fait son prononcement. Par cela même qu’elle préconisait Robespierre, elle n’acceptait point Babœuf. Ni l’éloquence et le gouvernementalisme de Louis Blanc, ni les manifestations réitérées du prolétariat n’avaient pu entraîner le néo-jacobinisme : depuis février, il ne considérait qu’avec inquiétude et méfiance ce que 94 lui avait appris à haïr, ce que pendant dix-huit ans il avait refusé de voir.

Un événement décisif pouvait seul le faire sortir de sa tradition et de son essence. Les élections du 17 septembre, le banquet du faubourg Poissonnière, déterminèrent ce mouvement. Le peuple, il n’était plus possible de le nier, allait au socialisme, abandonnait Robespierre : il fut décidé qu’on se déclarerait socialiste.

Mais, en adhérant au socialisme, dans quel inconnu se jetait-on ? quel serait le symbole du parti si brusquement transfiguré ? qui se chargerait de faire la profession de foi ? que changerait-on, qu’ajouterait-on aux idées anciennes ? quelle modification le parti apporterait-il à sa politique ?

Un système social, cosmologique, théologique, industriel et agricole, est une chose qui ne s’improvise pas d’un trait de plume. Après Saint-Simon et Fourier, il ne restait rien à glaner dans le champ de la fantaisie ; et ne réforme pas qui veut la religion, la philosophie et l’économie sociale.

Entreprendre une critique savante et profonde, procéder méthodiquement à la découverte des lois sociales ; cela suppose de longues études, une habitude de l’abstraction, un esprit calculateur, peu compatible avec l’allure déclamatoire des jacobins.

Accepter une théorie toute faite, entrer en masse dans une école, comme on entrait dans le Socialisme, c’était se mettre à la queue d’une secte : la dignité du parti ne le permettait pas.

En y regardant de plus près, les montagnards auraient compris qu’ils n’avaient rien de mieux à faire que de rester provisoirement ce qu’ils étaient, à peine de n’être rien du tout ; ils auraient vu qu’un parti ne se modifie pas au gré de ses chefs, et suivant les convenances d’une politique du moment ; loin de là, ils se seraient convaincus que la distinction des partis étant donnée par la constitution même de la société, ils ne peuvent se fondre qu’en cessant d’exister, et qu’en conséquence la seule question pour eux est celle-ci, être ou ne pas être, la vie ou la mort.

La Montagne pouvait-elle consentir à s’absorber dans le Socialisme, ou se contenter d’en prendre la direction et de le gouverner dans le sens de sa politique ? voilà ce que les montagnards, avant de se déclarer, auraient dû se demander. Or, s’ils se fussent ainsi posé la question, ils se seraient dit, que de ces deux alternatives, la première n’était point dans leur cœur, et la seconde échappait à leur capacité ; ils auraient laissé le socialisme à lui-même, connue après février les doctrinaires avaient laissé les républicains, et fidèles à leur ancienne ligne de conduite, ils auraient attendu les événements.

Cette politique, au point de vue de l’intérêt de parti, était sans contredit la plus sage ; car, ou le socialisme, livré à lui-même, périrait bientôt par la contradiction, le ridicule et l’impraticabilité de ses utopies ; et alors la Montagne, non compromise, ressaisissait l’influence. Ou bien le Socialisme parviendrait à s’établir d’une manière pratique et positive ; et, dans ce cas, la Montagne conservait encore son initiative en le prenant sous sa protection. Elle n’avait pas l’honneur de la découverte, il est vrai ; mais elle avait l’avantage, bien autrement important pour un corps politique, de la certitude. Du reste, rien ne l’obligeait à manifester envers le parti socialiste ni malveillance ni sympathie : il lui suffisait de rester neutre.

L’impatience du néo-jacobinisme ne pouvait s’accommoder de cette prudence. On fit comme d’habitude : on prit une résolution, dictée, ce semble, par la sagesse, mais qui accusait l’impuissance la plus déplorable. On voulut avoir un socialisme à soi, faire le triage des utopies en vogue, et l’on aboutit, chose facile à prévoir, à un juste-milieu.

Qu’on n’essaye pas de le nier : la Montagne, faisant, sans le savoir, de l’éclectisme démocratique et social, devenait tout simplement doctrinaire. Son prétendu socialisme, qu’il ne tint pas à moi d’empêcher, ne fut qu’une philanthropie mensongère dont la bonne intention couvrait à peine la stérilité. C’est ce que les montagnards auraient bien vite aperçu, si l’espoir gouvernemental qu’ils nourrissaient ne leur eût fait complétement illusion.

La révolution sociale est le but, avaient-ils dit longtemps avant février ; la révolution politique est le moyen. Donc, concluaient-ils, c’est à nous, qui sommes avant tout des hommes politiques ; à nous, qui continuons la tradition de 93, et qui avons fait la République en février, de fonder le vrai socialisme par l’initiative du gouvernement ; à nous d’absorber dans notre synthèse toutes les écoles divergentes, en saisissant, avec le gouvernail politique, le gouvernail économique.

Ainsi, la Montagne, toujours guettant le pouvoir, reprenait à la fois en sous-œuvre les idées de Robespierre, de Babœuf, de Louis Blanc ; elle proclamait, plus haut qu’on n’avait fait avant elle, la nécessité d’imposer par en haut la Révolution, et quelle Révolution ? au lieu de la proposer, comme je le voulais, par en bas.

Ce n’est pas moi qui pouvais être dupe de ce revirement, dont personne ne découvrait alors les contradictions doctrinales, et que je déplorais de toute mon âme, pour l’avenir de la Montagne non moins que pour celui de la Révolution. Le socialisme de l’extrême gauche n’était, à mes yeux, qu’une fantasmagorie dont je reconnaissais toute la sincérité, mais dont j’estimais la valeur à néant. On allait, selon moi, provoquer une recrudescence de la réaction, en recommençant sur une plus grande échelle les tentatives du 17 mars, du 16 avril, du 15 mai. Après avoir trois fois échoué dans ses tentatives, le parti néo-jacobin s’apprêtait à engloutir avec lui, dans une dernière déroute, le socialisme. La conversion des montagnards n’avait pas, à mes yeux, d’autre signification.

Une divergence aussi radicale de principes et de vues ne pouvait manquer de se traduire en une guerre de plume, et bientôt en une rivalité de partis. C’était certes le moindre des inconvénients : et j’étais homme à braver, s’il était besoin, la colère aveugle des montagnards, comme les malédictions beaucoup plus consciencieuses des malthusiens.

Mais de sérieuses considérations me retenaient.

Le parti montagnard apportait au socialisme une force immense. Était-il politique de la repousser ?

En se déclarant socialiste, il s’engageait irrévocablement, il engageait avec lui une portion notable de la République. Il répondait d’ailleurs au vœu du peuple, qui avait proclamé le premier la fusion en nommant la République démocratique et sociale. Le socialisme, doublé de la démocratie, imposait à la réaction. Fallait-il négliger cet avantage ?

Si le programme des montagnards laissait tout à expliquer et à définir, par cela même il réservait tout : or le Socialisme n’avait rien produit encore qui s’imposât avec l’autorité des masses ; de quel droit aurais-je repoussé les éclectiques, quand je n’acceptais que sous bénéfice d’inventaire les dogmatiques ?

La conversion en masse du parti de la Montagne, mettant à néant les petites églises, pouvait même être regardée comme un progrès. La catholicité de la Révolution était fondée, bien que son dogme ne fût pas défini ; et quelle notoriété, quelle puissance allait apporter aux idées sociales, à fur et à mesure qu’elles se produiraient, l’alliance d’un parti énergique, organisé, qui formait la portion la plus active de la démocratie ?

Telles étaient les réflexions dont j’étais assiégé, et qui se trahirent plus d’une fois dans la polémique du Peuple, du 19 octobre au 23 décembre. Dans cette situation inextricable, je me sentais arracher mon libre arbitre ; la dialectique la plus savante ne me servait plus de rien ; l’influence politique, l’action passionnelle, malgré moi m’emportait. Du reste, les discussions avec les organes de la Montagne étaient peu faites pour m’éclairer. Les raisons se croisaient, mais sans se répondre ; elles subsistaient les unes à côté des autres, elles ne s’entre-détruisaient pas. Les deux partis, ne pouvant ni s’entendre ni vivre désunis, devaient se battre. C’est la solution de tous les conflits, quand les adversaires ne se comprennent plus. Quelques personnalités se mêlèrent à la lutte...

Les chefs de parti oublient trop souvent qu’ils ne sont que des hérauts d’armes, parlant au nom de leurs commettants, et que leur premier devoir est de se considérer réciproquement comme des personnages sacrés. Je n’ai pas été plus qu’un autre exempt de passion et de violence ; surpris à l’improviste, j’ai payé largement le tribut à l’humaine faiblesse. J’ai cru même remarquer alors, la philosophie me le pardonne ! que plus la réflexion acquiert en nous de développement, plus la passion, quand elle se déchaîne, gagne en brutalité. Il semble alors que l’ange et le bipède, dont l’union intime constitue notre humanité, au lieu de confondre leurs attributs, vivent seulement de compagnie. Si c’est là que nous mène le progrès, à quoi sert-il ?...

Dévoré d’inquiétudes, j’attendais avec impatience le résultat de l’élection de décembre qui devait faire cesser toutes les dissidences. Dans l’intervalle la Constitution fut votée : je dois dire la part que j’y ai prise, et justifier mon opinion.