Les Consolations (Sainte-Beuve)/À Ernest Fouinet
VIII
À ERNEST FOUINET
Naître, vivre et mourir dans la même maison ;
N’avoir jamais changé de toit ni d’horizon ;
S’être lié tout jeune aux vœux du sanctuaire ;
Vierge, voiler son front comme d’un blanc suaire,
Et confiner ses jours silencieux, obscurs,
À l’enclos d’un jardin fermé de tristes murs ;
Ou dans un sort plus doux, mais non moins monotone,
Vieillir sans rien trouver dont notre âme s’étonne ;
Ne pas quitter sa mère et passer à l’époux
Qui vous avait tenue, enfant, sur ses genoux ;
Aux yeux des grands parents, élever sa famille ;
Voir les fils de ses fils sous la même charmille
Où jadis on avait joué devant l’aïeul ;
Homme, vivre ignoré, modeste, pauvre et seul,
Sans voyager, sentir, ni respirer à l’aise,
Ni donner plein essor à ce cœur qui vous pèse ;
Dans son quartier natal compter bien des saisons,
Sans voir jaunir les bois ou verdir les gazons ;
Avec les mêmes goûts avoir sa même chambre,
Ses livres du collége et son poêle en décembre ;
Sa fenêtre entr’ouverte en mai, se croire heureux
De regarder un lierre en un jardin pierreux ;
Tout cela, puis mourir plus humblement encore,
Pleuré de quelques yeux, mais sans écho sonore,
Sans flambeau qui longtemps chasse l’oubli vaincu,
Ô mon cœur, toi qui sens, dis : est-ce avoir vécu ? —
Pourquoi non ? et pour nous qu’est-ce donc que la vie ?
Quand aux jeux du foyer votre enfance ravie
Aurait franchi déjà bien des monts et des flots,
Et vu passer le monde en magiques tableaux ;
Quand plus tard vous auriez égaré vos voyages,
Mêlé vos pleurs, vos cris au murmure des plages ;
Semé de vous les mers, les cités, les chemins ;
Loin d’aujourd’hui, d’hier, jeté vos lendemains
En avant au hasard, comme un coureur en nage
Lance un disque dans l’air qu’il rattrappe au passage ;
Quand, sinistre, orageux, étourdi de vos bruits,
Vous auriez, sous le vent, veillé toutes vos nuits ;
Vous n’auriez pas vécu pour cela plus peut-être
Que tel cœur inconnu qu’un village a vu naitre,
Qu’un cloître saint ensuite a du monde enlevé
Et qui pria vingt ans sur le même pavé ;
Vous n’auriez pas senti plus de joie immortelle,
Plus d’amères douleurs ; vous auriez eu plus qu’Elle
Des récits seulement à raconter, le soir.
Vivre, sachez-le bien, n’est ni voir ni savoir,
C’est sentir, c’est aimer ; aimer, c’est là tout vivre :
Le reste semble peu pour qui lit à ce livre ;
Sitôt que passe en nous un seul rayon d’amour,
L’âme entière est éclose, on la sait en un jour ;
Et l’humble, l’ignorant, si le Ciel le convie
À ce mystère immense, aura connu la vie.
Ô vous, dont le cœur pur, dans l’ombre s’échauffant,
Aime ardemment un père, un époux, un enfant,
Une tante, une sœur ; foule simple et bénie,
Qui savez où l’on va quand la vie est finie,
Qui savez comme on pleure, ou de joie ou de deuil,
Près d’un berceau vermeil ou sur un noir cercueil,
Et comme on aime Dieu même alors qu’il châtie,
Et comme la prière à l’âme repentie
Verse au pied de l’autel d’abondantes ferveurs,
Oh ! n’enviez jamais ces inquiets rêveurs
Dont la vie ennuyée avec orgueil s’étale,
Ou s’agite sans but turbulente et fatale.
Seuls, ils croient tout sentir : délices et douleurs ;
Seuls, ils croient dans la vie avoir le don des pleurs,
Avoir le sens caché de l’énigme divine,
Avoir goûté les fruits de l’arbre et sa racine,
Et, fiers de tout connaître, ils raillent en sortant :
Ô vous, plus humbles qu’eux, vous en savez autant !
L’Amour vous a tout dit dans sa langue sublime ;
Il a dans vos lointains doré plus d’une cime,
Fait luire sous vos pieds plus d’un ciron d’azur,
Jeté plus d’une fleur aux bords de votre mur.
Au coucher du soleil, au lever de la lune,
Prêtant l’oreille aux bruits qu’on entend à la brune,
Ou l’œil sur vos tisons d’où la flamme jaillit,
Ou regardant, couché, le ciel de votre lit ;
Ou, vierge du Seigneur, dans l’étroite cellule,
Sous la lampe de nuit dont la lueur ondule,
Adorant saintement et la Mère et le Fils,
Et, pour remède aux maux, baisant le crucifix ;
Vous avez agité bien des rêves de l’âme ;
Vous vous êtes donné ce que tout cœur réclame,
Des cœurs selon le vôtre, et vous avez pleuré
En remuant des morts le souvenir sacré.
Oh ! moi, si jusqu’ici j’ai tant gémi sur terre,
Si j’ai tant vers le Ciel lancé de plainte amère,
C’est moins de ce qu’esclave, à ma glèbe attaché,
Je n’ai pu faire place à mon destin caché ;
C’est moins de n’avoir pas visité ces rivages
Que des noms éternels peuplent de leurs images,
Où l’orange est si mûre, où le ciel est si bleu ;
— C’est plutôt jusqu’ici d’avoir aimé trop peu !