Les Contemporains/Première série/Le Néo-hellénisme (Mme Adam)
LE NÉO-HELLÉNISME
« Toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement » (Pascal). Or c’est fatigant de toujours apprendre. L’expérience assagit, mais réjouit peu. De même qu’un homme ayant passé l’âge mûr, plein de souvenirs, de savoir et de mélancolie, remonte le cours des ans, se rappelle son enfance et sa jeunesse et se plaît à les revivre en se disant que c’est ce qu’il a eu de meilleur : ainsi l’humanité, arrivée à l’âge de l’histoire et de la critique, opprimée sous sa propre expérience, lasse de porter sous son crâne toute la science accumulée par les siècles, trouve pourtant dans son antiquité même des ressources contre l’ennui de durer et prend plaisir à se figurer les différents états d’esprit et de conscience qu’elle a jadis traversés. La critique même, qui tant de fois l’attriste, s’applique à machiner pour elle ces résurrections qui l’amusent. Et la critique y est aidée par une sorte de mémoire obscure des temps où nous ne vivions pas encore, et d’aptitude à les imaginer. Comme notre corps, avant de voir le jour, a parcouru successivement tous les degrés de la vie, à commencer par celle des mollusques, et continue de renfermer les éléments de ces organisations incomplètes qu’il a dépassées, ainsi l’âme moderne semble faite de plusieurs âmes, contient, si l’on peut dire, celles des siècles écoulés, et nous ressaisissons en nous, quand nous voulons y faire effort, un Arya, un Celte, un Grec, un Romain, un homme du moyen âge.
Par exemple, Rousseau et ceux de son École se refaisaient primitifs et « sauvages ». Les hommes de la Révolution revivaient les premiers temps de la république romaine. De l’exactitude de ces résurrections intérieures, je ne dirai rien maintenant. Les poètes de la Pléiade croyaient chanter en Grèce, aux fêtes de Bacchus, ou à Tibur, sous la vigne d’Horace. Aujourd’hui la critique nous rend ces commerces plus aisés et plus attrayants : toutes les époques, mieux connues et reconstituées avec leur couleur propre et dans leur originalité, nous attirent tour à tour, et nous vivons avec tous nos ancêtres humains.
Surtout nous aimons vivre avec les Grecs et nous nous plaisons à dire qu’ils sont nos vrais pères intellectuels et que nous leur ressemblons. C’est l’âme hellénique que beaucoup d’artistes et d’écrivains de nos jours ont réveillée de préférence en eux et dans leurs ouvrages. La religion des Grecs leur paraît la plus belle ; leur vie, la plus naturelle et la plus noble ; leur art, le plus parfait. André Chénier commence notre initiation aux mystères de la beauté pure et de la forme accomplie ; Cymodocée est presque l’unique grâce des Martyrs de Chateaubriand ; Béranger lui-même a eu son rêve grec :
Oui, je fus Grec ; Pythagore a raison.
Et Musset :
Grèce, ô mère des arts,. . . . . . . . . .
Je suis un citoyen de tes siècles antiques ;
Mon âme avec l’abeille erre sous tes portiques…
Hugo, plusieurs fois, dans la Légende des siècles. applique ses lèvres d’airain, ses lèvres de prophète à la flûte de Sicile. Théophile Gautier, Paul de Saint-Victor, M. Cherbuliez et bien d’autres ne peuvent se consoler de la mort des beaux dieux de Grèce ; Heine découvre l’île où ils sont relégués ; M. Théodore de Banville les fait passer par l’atelier de Paul Véronèse. Leur culte va grandissant. Les derniers poètes, MM. Leconte de Lisle, Sully-Prudhomme, Louis Ménard, France, Silvestre, les aiment d’amour. Des hommes politiques parlent de république athénienne comme s’ils savaient ce qu’ils disent. Quand M. Taine raisonne de l’art grec, on sent, sous ses déductions solidement emboîtées et sous l’éclat dur de son style de poète-logicien, un cœur qui se fond en tendresse, et M. Renan fait, sur l’Acropole, sa troublante prière à Pallas Athènè. À mesure que monte la démocratie, que l’on dit inélégante, les âmes délicates se tournent avec d’autant plus d’adoration vers les pays et vers les siècles de la beauté irréprochable et de la vie harmonieuse. Comme autrefois Ronsard et ses amis immolaient en pompe un bouc à Iacchos, plusieurs de nos contemporains offriraient volontiers à quelque statue de Vénus anadyomène ou de Vénus victorieuse, non une génisse ou une brebis, mais des fruits, du lait et du vin, en chantant sur un air de Massenet des vers de Leconte de Lisle.
I
Ce rêve grec, personne ne l’a embrassé avec plus de ferveur, nourri avec plus de prédilection, exprimé avec plus d’enthousiasme ; personne n’a mieux ramené et rattaché à ce rêve antique ses sentiments et ses pensées même les plus modernes ; personne n’a mieux donné à cette pitié d’artiste l’apparence d’un culte moral et d’une foi directrice de la vie ; personne ne s’est mêlé avec plus de joie à la procession des Panathénées, que Mme Juliette Lamber. Sa moins contestable originalité est dans l’ardeur même de sa foi païenne.
Son œuvre est presque tout entière une apothéose de la terre et de la vie terrestre. Croyance passionnée à la bonté des choses ; ivresse d’être et de sentir ; libre vie qui, pour être heureuse, n’en est pas moins noble ; obéissance aux penchants naturels rendue inoffensive par le goût de la mesure, par l’adoration studieuse de la beauté ; réconciliation de la matière et de l’esprit ; développement harmonieux de l’homme complet, l’exercice de ses facultés supérieures suffisant à tempérer et à purifier les instincts de la chair : voilà le fond de ses romans.
Qui je suis ? Je suis païenne. Voilà ce qui me distingue des autres femmes[1].
Mais ce n’est pas seulement parce que la religion et la vie grecques, telles qu’elle se les figure, lui semblent belles, que Mme Juliette Lamber les embrasse si ardemment. Elle croit qu’une nature bien douée, si on la laisse se développer en liberté, y va d’elle-même. Notre malheur, c’est qu’on nous inculque dès l’enfance des idées, des croyances et des soucis d’outre-tombe, par où notre nature est faussée à jamais : car ces pensées et ces terreurs, on ne s’en affranchit plus ; du moins il en reste toujours quelque chose. Puis, outre l’éducation reçue, on subit malgré soi, plus ou moins, l’esprit de quatre-vingts générations qui toutes ont eu ce pli de se tourmenter d’une autre vie et de placer leur idéal en dehors de la vie terrestre.
Il ne faut savoir que ce que l’on voit, sentir que ce que l’on ressent… Les seules leçons que reçut mon enfance furent celles qui devaient me garantir de toute notion religieuse[2].
Ma jeunesse, je la vivais en moi, par moi, sans être tenue de la vivre dans la jeunesse de cent races, dans les erreurs, les caducités de cent sociétés mortes de vieillesse[3].
Le moyen de rendre à notre être sa virginité native, de lui assurer l’intégrité de sa jeunesse, c’est de vivre dans la nature, de l’aimer, de la comprendre, de communier avec elle. Un des mérites les plus éminents de Mme Juliette Lamber, c’est sa passion des beaux paysages et sa puissance à les décrire. Ses tableaux ont de l’éclat et un pittoresque grandiose. Ce sont des paysages du Midi, chauds et lumineux ; et ils sont vivants, vraiment pleins de dieux, la nature y ayant des formes vaguement animales et respirantes : Mens agitat molem.
Les flancs ravagés du Luberon étaient des entrailles d’or. Les hauteurs de ses collines prennent les aspects rugueux de la peau des mastodontes. L’un des sommets a la forme d’un monstre. Il semble nager sur les vagues de la terre, s’abaisser pour se relever dans le roulis des mouvements du globe, tandis que les nuages floconneux, posés sur le monstre, l’entourent d’écume soulevée[4].
L’auteur de Païenne éprouve avec une rare violence l’ivresse des formes, de la lumière et des couleurs. Il y a chez sa Mélissandre, si raffinée pourtant, quelque chose de la large vie animale et divine du Centaure de Maurice de Guérin.
Je me grisais en respirant la flamme de l’astre immortel, j’en recherchais les embrassements ; je crus trouver un être semblable à moi, plus brûlant, que je coiffais de rayons, que je personnifiais, dont je partageais les habitudes, me levant, me couchant à ses heures, amoureuse de sa face étincelante, désespérée de ses disparitions comme de l’absence d’un être adoré. Le soleil fut ma première passion, mon premier culte.
Les grandes formes des montagnes, je les animalisais, je leur trouvais des figures mystérieuses. Quand je courais à leur pied, je m’imaginais les entraîner avec moi dans des courses vertigineuses, au galop de mon cheval. Les arbres m’accompagnaient en longue file ou par troupe ; je me sentais emportée par le mouvement de toute la terre sous le regard de toutes les étoiles ! Ah ! les belles chevauchées que celles faites avec la nature entière ! etc.[5]
Dans ces paysages divinisés vivent en effet des demi-dieux et des déesses. Les héros et les héroïnes de Mme Juliette Lamber ont la beauté physique, la richesse, la fierté, le courage, l’intelligence, l’esprit, le génie. Vous ne trouverez point là de sacrifices secrets, de mélancolies d’anémique, de passions étouffées (sauf, tout au plus, dans la première partie de l’histoire d’Hélène)[6]. Ils n’ont ni dégoût de la vie ni honte de l’amour. Ce sont de superbes et lyriques créatures qu’on s’imagine pareilles aux seigneurs et aux dames qui éclatent sur des ciels d’apothéose dans les tableaux et les plafonds de la Renaissance italienne. C’est à des toiles de Véronèse qu’ils font penser, notons-le dès maintenant, beaucoup plus qu’aux sobres figures des Panathénées.
Leur histoire est extraordinaire et simple. Hélène, défigurée par une maladie, se meurt d’être laide et de n’être point aimée d’amour par le beau peintre Guy Romain, son camarade et mari. Après un suicide manqué, une nouvelle maladie lui rend la beauté et lui donne l’amour de Guy[7]. — Ida, exilée de Crète, préfère sa patrie et ses dieux à son faible amant le Cypriote, qui meurt écrasé par la statue de marbre de son rival Apollon[8]. — Quant à Païenne ce n’est qu’un long et brûlant duo d’amour, sans fable ni incidents extérieurs, et même sans drame intérieur ; car les amants ont à peine une heure de doute et passent leur temps à faire en eux-mêmes ou l’un dans l’autre des découvertes qui les ravissent. (Il fallait de l’audace et je ne sais quelle candeur passionnée pour concevoir et entreprendre un livre de cette sorte.)
Ainsi l’œuvre de Mme Juliette Lamber n’est que l’hymne triomphant des sentiments humains les plus nobles et les plus joyeux : l’amour de l’homme et de la femme (Païenne), l’amour de la patrie (Grecque), l’amour de la beauté (Laide), et partout l’amour de la nature, et partout le culte des dieux grecs : car toutes sont païennes et la Grecque Ida est une païenne pratiquante. Et le patriotisme de Mme Juliette Lamber s’efforce aussi d’être antique et païen. La patrie est chose concrète : c’est l’ensemble des biens qui font pour un peuple la douceur et la beauté de la vie ; là encore le mysticisme n’a que faire. Le lieutenant Pascal finit par reconnaître que son patriotisme ascétique, culte d’une abstraction à laquelle il sacrifie ses sentiments naturels, n’est qu’une sublime erreur, et il se décide à aimer la France dans la personne d’une Française[9].
Ce naturalisme respire non seulement dans les œuvres franchement païennes de Mme Juliette Lamber, mais dans ses moindres nouvelles. La nature y est partout plus qu’aimée, — adorée, et partout les divinités grecques y sont évoquées et invoquées, et jusque dans des dialogues entre personnages qui s’appellent bourgeoisement Renaux ou Durand[10]. Je ne prétends pas que ce naturalisme donne beaucoup de naturel à leurs conversations ; mais il suffit que l’auteur écrive ainsi naturellement. Du reste, il n’aime ni ne décrit guère que les paysages du Midi, les paysages provençaux, si pareils aux sites de la Grèce[11]. Il ne cache point son parti pris contre la nature du nord, la nature des pays de sapins, nourrice des rêves mystiques, des sentiments anti-humains, des songes vagues et des mœurs dures. L’amour se déroule librement sous le soleil, qui l’encourage. Les frères, avec une simplicité de demi-dieux, s’intéressent aux amours de leurs sœurs et s’y entremettent[12]. Dans cet heureux monde, Juliette et Roméo ne meurent point et réconcilient Montaigus et Capulets[13]. Et, s’il se trouve à la Sainte-Baume un ermite, c’est encore un ermite naturaliste[14].
Naturalisme, paganisme, néo-hellénisme, tous ces mots conviennent également pour désigner l’esprit des livres de Mme Juliette Lamber : mots assez flottants et malaisés à définir. Cela nous avertit qu’il ne s’agit pas précisément d’un système philosophique, d’une théorie de l’univers et de la vie, mais plutôt d’un état intellectuel et sentimental. On verrait peut-être, en y regardant de près, que ce n’est là, forcément, qu’une fantaisie de modernes qui se pare d’un nom ancien ; on démêlerait la part d’illusion, voulue ou non, que renferme le néo-hellénisme ; on reconnaîtrait enfin à quel point cette fantaisie est aristocratique et combien peu de personnes en sont capables, mais aussi comme elle est belle et bienfaisante.
II
Il faut écarter la question de savoir si, comme paraît le croire Mme Juliette Lamber, une personne bien douée, de notre temps et de notre race, abandonnée à elle-même et soustraite à toute influence moderne, arriverait sûrement à penser, sentir et vivre comme un Grec ancien ; en d’autres termes, si la vie grecque dans son ensemble présente le développement le plus naturel de l’animal raisonnable qui est l’homme.
Élevés autrement que Mélissandre, notre néo-hellénisme est plutôt chose acquise que fruit de nature. Il consiste à aimer et à admirer, l’art, la littérature et la religion des Grecs (ce qui suppose passablement d’étude), et à essayer de se faire l’âme et la vie d’un Athénien du temps de Périclès (quelques-uns diraient : d’un Ionien du temps d’Homère).
Il est clair d’abord que ceux qui font ce rêve savent bien que ce n’est qu’un rêve. Nous ne pouvons supprimer vingt-cinq ou trente siècle dont nous héritons. Nous avons en nous des germes que les générations y ont déposés, qui n’ont rien de grec et que nous ne pouvons étouffer. Nous vivons dans un milieu qui nous avertit que nous ne sommes point Grecs et qui sans cesse nous modifie dans un tout autre sens.
Mais ce n’est pas tout. Ce que nous rêvons sous le nom d’hellénisme, est-ce si grec que cela ? Le néo-hellénisme n’est-il pas plus nouveau que grec ? Nous figurons-nous bien la vie grecque comme elle était ? N’y aimons-nous pas beaucoup de choses que nous y mettons ? N’y a-t-il pas, dans notre admiration même de l’art grec, une part de noble et heureuse duperie ?
L’un nous dit :
Bienheureuse la destinée
D’un enfant grec du monde ancien[15] !
L’autre :
Jadis j’aurais vécu dans les cités antiques, etc.[16]
Ils nous disent tous qu’ils auraient voulu vivre à Athènes, y faire de la gymnastique, entendre les orateurs, suivre les processions, assister aux représentations tragiques qui duraient des jours entiers… Eh bien ! pas moi ! je le dis franchement. On sous-entend peut-être que, transportés à Athènes, nous y prendrions le cœur et la tête d’un Athénien : alors ce ne serait plus nous. Mais je suppose que nous, tels que nous sommes, nous nous trouvions transportés dans la ville ressuscitée de Pallas-Athènè et contraints à vivre de la vie de ses citoyens : croyez-vous que nous y serions bien à notre aise ? Trop de choses nous manqueraient : le foyer, le chez soi, le luxe, le confort, l’intimité de la vie et tous les plaisirs et tous les sentiments qui dérivent de la position des femmes dans la société moderne : la courtoisie, la galanterie, et certaines idées et certaines délicatesses. Il faudrait vivre toujours dehors, toujours dans la rue ou sur la place publique, toujours juger, toujours voter, toujours s’occuper de la politique, et cependant ne pas faire œuvre de ses dix doigts. Et l’on serait fort peu libre de penser à sa guise, témoin Socrate, et exposé en outre au chagrin d’assister à des sacrifices humains (on en fit avant Salamine). Ces petits ennuis seraient compensés, me dira-t-on, par le plaisir de ne vivre qu’avec des hommes intelligents, tous beaux, tous connaisseurs, tous artistes. « Il y a eu, dit M. Renan, un peuple d’aristocrates, un public tout entier composé de connaisseurs, une démocratie qui a saisi des nuances d’art tellement fines que nos raffinés les aperçoivent à peine[17]. » M. Renan, qui doute de tant de choses, a l’air de n’en pas douter. Pourtant Thucydide et les orateurs me donnent parfois une singulière idée de cette vie tout harmonieuse et intelligente, et il me paraît bien que les trois quarts des plaisanteries d’Aristophane ne pouvaient s’adresser qu’à des hommes assez grossiers. Non, décidément, mieux vaut vivre au XIXe siècle, à Paris qui peut, ou même dans un joli coin de province.
Peut-être y a-t-il aussi quelque affectation et quelque duperie dans l’admiration de plusieurs pour l’art grec. Cela devient une superstition qu’ils entretiennent et dont ils se savent bon gré, comme si elle les mettait toute seule au-dessus du vulgaire ; une religion exclusive qui les pousse au mépris de tout le reste. Voyez comment la Renaissance est traitée par le sculpteur Martial :
Ce sont les petits artistes de la Renaissance qui ont inventé l’abstraction des impalpables, l’idée de l’idée infuse, le reflet d’un sentiment indéfini de l’indéfinissable[18].
Et ailleurs :
Il me semble que ce que j’appelle l’école intime, intérieure, domestique, va disparaître… Assez d’ombres, assez de demi-jour, assez de ciels du Nord ont été peints depuis trois siècles, pour ne vous parler que de peinture. Déjà la jeune École, tout ce qui porte l’avenir dans ses entrailles, se tourne vers l’Orient, vers les pays de grand soleil, dont toutes les routes de terre et de mer conduisent en Grèce…[19].
Ils n’ont à la bouche que mesure, sobriété, clarté, harmonie, pureté des lignes, proportions, et commentent abondamment le philokaloumen met’ euteleias[20]. crains, en vérité, qu’ils ne soient moins épris de l’art grec que de l’idée qu’ils s’en font. On peut dire d’abord qu’ils n’aiment cet art que par un détour et un retour, parce qu’ils en connaissent un autre plus complexe et plus vivant et dont il leur plaît de faire bon marché, soit par satiété et lassitude, ou pour montrer qu’ils peuvent s’en détacher et qu’ils sont encore au dessus. Les définitions même qu’ils donnent de l’art grec impliquent la notion de quelque chose qui les dépasse. Je vais proférer un blasphème. J’aime sans doute, dans les frises du Parthénon, la naïveté du dessin, la sérénité de l’ensemble et une certaine science du groupement ; mais j’ai beau faire, je vois que tout est simplifié à l’excès, que les jeunes filles sont trop courtes, que telle figure est gauche et lourde, etc. Je sais qu’on peut voir avec d’autres yeux et tourner tout cela en qualités ; mais enfin j’ai dans l’idée et je connais des exemplaires d’un art qui me satisfait bien autrement. Pour dire que la statuaire grecque est le beau par excellence, il faut d’abord donner du beau une définition « faite exprès ». Et, encore une fois, ce qui nous fait aimer cet art si simple, ce sont des raisons qui ne le sont point, qui nous viennent de l’expérience d’un art plus tourmenté, d’une littérature plus riche, d’une sensibilité plus fine.
Et c’est pourquoi, après nous avoir dit de l’Acropole : « Il y a un lieu où la perfection existe ; il n’y en a pas deux : c’est celui-là… C’était l’idéal cristallisé en marbre Pentélique qui se montrait à moi » ; après avoir chanté (avec quelle grâce ensorcelante !) les litanies de la déesse aux yeux bleus, l’enchanteur Renan, par une diabolique palinodie, fait entendre à Pallas Athènè qu’il y a pourtant au monde autre chose que la Grèce, et qu’être antique, c’est être vieux :
… J’irai plus loin, déesse orthodoxe ; je te dirai la dépravation intime de mon cœur. Raison et bon sens ne suffisent pas. Il y a de la poésie dans le Strymon glacé et dans l’ivresse du Thrace. Il viendra des siècles où tes disciples passeront pour les disciples de l’ennui. Le monde est plus grand que tu ne crois. Si tu avais vu les neiges du pôle et les mystères du ciel austral, ton front, ô déesse toujours calme, ne serait pas si serein ; ta tête, plus large, embrasserai divers genres de beauté…[21].
III
Un moyen d’arranger tout, c’est d’élargir le front d’Athènè ; c’est de donner à des idées et à des sentiments modernes quelque chose de la forme antique. Nos artistes n’y ont point manqué. Pour ne parler que des romans de Mme Juliette Lamber, que de choses dans son hellénisme qui ne sont pas tout à fait grecques !
Autant que j’en puis juger, les anciens Grecs pouvaient être religieux, ils n’étaient pas dévots ; ils ne connaissaient pas ce que les théologiens appellent la piété affective. Ils concevaient la prière, soit comme une opération commerciale, donnant donnant, soit comme une spéculation philosophique. Il ne me paraît pas qu’il y ait l’accent de la piété, même dans l’hymne de Cléanthe à Jupiter, dans l’invocation de Lucrèce à Vénus, ou dans les prières qu’on pourrait récolter chez Sénèque ou Cicéron, ou dans les chœurs des tragiques. Je ne vois guère que les Bacchantes et l’Hippolyte d’Euripide où sonne un peu cet accent. Mais combien il est plus vibrant dans les prières chrétiennes ! Or les héroïnes de Mme Juliette Lamber — Hélène et Ida — prient Apollon ou Artémis un peu à la façon dont une religieuse prie Jésus ou la Vierge, avec des élans d’amour, un abandon de soi, des hallucinations, une assurance d’être aimée et préférée de son dieu…
De même, les personnages de ces romans païens portent dans l’amour de la nature une sensibilité violente et vague que les anciens Grecs ne paraissent pas avoir connue. Très certainement les Athéniens ne jouissaient pas de la campagne comme nous. La plupart ne vivaient guère aux champs, étaient de purs citadins, attachés aux pavés du Pnyx ou de l’Agora. Quant à leurs poètes, quelques-uns aiment certes et décrivent la nature ; mais toujours leurs paysages sont courts et simples, même ceux de Théocrite : à peine un peu de mignardise chez Bion et chez quelques poètes de l’Anthologie. Jamais, chez eux, de ces curiosités d’analyse, de ces efforts pour exprimer tels effets rares de lumière et de couleur. Puis leurs descriptions sont toujours tranquilles : ils n’éprouvent point, aux spectacles de la nature, le plaisir inquiet, le mal d’amour de certains modernes et cette espèce d’ivresse voulue et qui se bat un peu les flancs. Ils goûtent la campagne, ils n’en ont point la passion. Il y a d’ailleurs tels sites sauvages, formidables, qui nous ravissent et qui leur eussent franchement déplu. Ils aimaient les sites bornés, bien limités et bien construits. Ils ne s’évertuaient point devant les tableaux extraordinaires. Un Grec eût été plus froid que Jean Lalande en présence d’un fouillis d’orchidées[22] ; un Grec n’eût point entrepris d’analyser et d’exprimer par des mots la prodigieuse gamme de couleurs, la fantasmagorie du lac de Garde au soleil couchant[23] ; un Grec sur une montagne n’eût pas noté ni peut-être éprouvé une impression de ce genre :
Des cimes plus hautes se dressent… On se trouve tout à coup seul dans des espaces où l’œil n’a plus qu’une vision éclatante et rayonnante, où l’intelligence distendue devient vague et n’a que des perceptions de largeur, de lumière, de cercle immense[24].
Surtout un Grec n’eût pas écrit et n’eût pas trop compris des passages comme celui-ci :
Hélène admire l’univers et croit le comprendre. Cependant, sous ce qu’elle voit, il lui semble qu’un inconnu l’attire pour la charmer. Qu’est-ce donc que le mystère du réel ? Où se cache-t-il ? Dans les choses ou dans l’être ? Les secrets du dehors sont-ils écrits sur ce qui se manifeste aux yeux, ou bien renfermés au plus profond de nous[25] ? Etc.
Ne seraient-ce là que des mots, non pas vains sans doute, mais qui répondent à des sentiments mal définis et peu définissables ? En réalité, aimer la nature et la « comprendre », qu’est-ce que cela ? Cela signifie d’abord qu’elle rafraîchit notre sang, caresse nos oreilles, amuse nos yeux, et qu’elle nous procure une série ininterrompue de sensations et légères, qui nous occupent sans nous troubler, qui n’émeuvent pas trop fort et qui n’ennuient point, qui reposent et soulagent, si l’on veut, du travail de penser. Vivant dans la campagne, nous prenons plaisir aux images qu’elle nous offre d’une vie plus simple que la nôtre et qui glisse par degrés jusque dans la vie inconsciente : vie des animaux, vie des arbres et des fleurs, vie des eaux et des nuages. La sérénité de cette vie impersonnelle et, en un sens, divine se communique à nous par une sorte d’aimantation. Ou bien, au contraire, le déchaînement des forces naturelles plaît au « roseau pensant », soit par la raison qu’a dite Pascal, soit par la beauté qu’il découvre dans l’horreur de leur déploiement. Un peintre a d’autres motifs d’aimer la nature : il y cherche des combinaisons de couleurs et de lignes que l’art n’inventerait pas tout seul. Autre chose encore : nous saisissons des analogies entre notre vie et celle de la nature, et nous goûtons, en nous y appliquant, la joie calme de sentir notre existence se dérouler parallèlement à la sienne. Elle nous suggère d’innombrables images, métaphores et comparaisons ; elle nous fournit des symboles de mort et de résurrection, de purification et de seconde vie. Les mystères d’Éleusis n’étaient que la mise en scène et la célébration d’un de ces symboles. Puis l’infinité et l’éternité de la nature, l’immutabilité de ses lois dont nous pouvons sans cesse voir l’accomplissement autour de nous et dans les moindres objets, tout cela nous enseigne la sagesse, la paix et la résignation quand nous nous sentons une si négligeable partie de ce tout démesuré. Sont-ce là toutes les façons d’être ému en face de la nature ? Peut-être en est-il une autre, plus obscure à la fois et plus violente. Il peut arriver que le spectacle des puissances naturelles et de leurs manifestations fatales exaspère en nous, je ne sais comment, la souffrance innée de nous sentir finis, de n’être que nous, et le désir vague d’en sortir et de nous mêler à l’être universel. C’est le vœu suprême de saint Antoine, l’aboutissement de la tentation : «… Je voudrais descendre jusqu’au fond de la matière, être la matière[26]. »
Voilà tout, je crois ; et encore y a-t-il là bien des sentiments dont on ne trouve pas trace dans les écrits des anciens. Mais, quand Melissandre la païenne écrit ces phrases mystérieuses :
Je voulus connaître le secret des choses… Mes idées étaient simples. Elles gravitaient sans effort dans les voies supérieures où l’on rencontre les dieux… Je ne voyais pas seulement avec les yeux, mais avec tout mon être… Je pénétrais le secret des lois d’échange avec la nature et mêlais mon individualité au grand tout… Je découvrais les affinités divines, humaines, naturelles, de toute force, de toute vie, etc.[27].
On n’est plus bien sûr de comprendre ; on se demande ce que c’est que ces « lois d’échange » et ces « affinités ». Mme Juliette Lamber en donne, je crois, dans Jean et Pascal, un exemple qui éclaircit sa pensée. C’est le chêne, robuste, accueillant et gai, qui a fait le Gaulois ; c’est le sapin, raide, hérissé, méchant, qui a fait le Germain[28]. Curieuses imaginations, mais fort arbitraires. Une forêt de sapins, avec la solennité de ses colonnades et la féerie de ses dessous bleuâtres, est bien aussi belle et peut verser à l’âme d’aussi nobles pensées qu’une forêt de chênes. Joignez qu’il n’y avait peut-être pas, dans l’ancienne Gaule, beaucoup plus de chênes que de sapins.
« Comprendre la nature », ou c’est ce que j’ai essayé de dire tout à l’heure, ou c’est bonnement savoir la botanique et l’histoire naturelle. Mais le panthéisme vague, pieux et contradictoire de Mélissandre est tout autre chose. Il y a là un besoin d’adoration, de communication avec une personne divine, le mysticisme accumulé de cinquante générations, qui, ne voulant plus se porter sur le Dieu d’une religion positive, s’épanche sur l’univers, lui prête une âme bienveillante, érige la nature en divinité secrète qui parle à ses élus, les enseigne et les veut tout entiers. Tiburce lui-même le dit à Mélissandre, trop éprise de cette religion de la nature : « Cette férocité singulière eût fait de toi, sans mon amour, une prêtresse d’un culte sacrifiant, comme les chrétiens, la personnalité humaine à l’amour divin[29]. » On voit que, de l’aveu même de l’auteur, cela n’est point grec, cela même est antigrec.
On en peut bien dire autant de l’amour. « Vous y trouverez, dit Mme Juliette Lamber, un double courant, mystique et sensuel[30]. » Or les anciens Grecs n’ont guère connu, en amour, le « courant mystique ». Le romanesque et la rêverie dans la passion, la forme religieuse donnée au culte de la femme, l’absorption dévote dans sa contemplation, le pétrarquisme, il n’y a pas grand’chose de tel chez les Grecs et rien, je crois, de pareil à l’état de Tiburce devant Mélissandre :
J’ai réellement possédé le bonheur des immortels. J’ai vu l’amour se dépouiller, s’épurer, devenir religion, culte et prière. Pour la première fois j’ai éprouvé les délices de l’adoration intérieure… [31].
On n’imagine pas Sapho parlant ainsi au sortir des bras de Phaon.
Il serait facile, en continuant cette analyse, de constater, dans tous les sentiments des néo-Grecs de Mme Juliette Lamber, les mêmes déviations, le même affinement ou le même enrichissement. Par exemple, on sait l’ardent patriotisme de l’auteur de Grecque. Plus d’utopies humanitaires : assez longtemps nous avons convié les autres peuples à la fraternité universelle ; nous savons ce que coûtent ces générosités ; nous devons aimer la patrie d’un amour étroit, exclusif, l’aimer à la façon des anciens. Le patriotisme de la Crétoise Ida et de Pascal Mamert a les ardeurs, la jalousie et l’intolérance d’une religion. Mais vraiment ils s’y appliquent trop. C’est que nous avons beau faire : nous voulons désormais être patriotes à la façon d’un Athénien, d’un Spartiate ou d’un Romain de la république ; mais, puisque nous le voulons, c’est donc que nous ne sommes pas ainsi naturellement. Une chose nous distingue des autres peuples : nous aimerions mieux ne pas les haïr. Nous ne concevons la haine que comme l’envers d’un devoir de justice, de pitié et d’honneur. Et ce n’est pas notre faute. Pour ne nous comparer qu’aux Grecs chers à Mme Juliette Lamber, on n’aime pas un pays qui a fait la Révolution (oeuvre bonne, il est trop tard du reste pour en douter) de la même façon qu’on aime une petite cité où rien ne pallie le droit du plus fort et qui compte l’esclavage parmi ses institutions. Ajoutez qu’on n’aime pas non plus un pays de trente-cinq millions d’hommes de la même manière qu’un État de dix mille citoyens. Un de nos officiers tomberait dans d’autres Thermopyles avec autant d’héroïsme que les soldats de Léonidas : je crois qu’il aurait peut-être, en tombant, des pensées que les Spartiates ni même les Athéniens n’ont point connues ; qu’il obéirait à des raisons plus idéales, et que, son intérêt étant moins visiblement lié à celui d’une patrie plus étendue et plus complexe, il y aurait dans son dévouement moins de fureur instinctive, plus de volonté, plus de résignation, un désintéressement plus haut…
La forme, dans les romans de Mme Juliette Lamber, sera-t-elle grecque, à défaut des sentiments ? Je ne sais de vraiment grec, dans notre littérature, que les idylles d’André Chénier, et peut-être certaines pièces de Leconte de Lisle (Glaucé, Clytie, l’Enlèvement d’Hélène). Le roman de Grecque observe avec le plus grand soin la forme antique et offre une intéressante tentative d’appropriation du style homérique à un récit moderne. Mais encore y a-t-il un souci du pittoresque, une longueur complaisante et détaillée de descriptions, un sentiment de la nature dont la ferveur et la curiosité sont bien choses d’aujourd’hui. Puis, si heureux que soit un pastiche de cette sorte, trop prolongé il risquerait de fatiguer en exigeant un effort trop continu « d’imagination sympathique », effort assez facile à soutenir quand on l’applique à une œuvre antique pour de vrai, moins facile lorsqu’il s’agit d’un jeu, d’un exercice d’imitation savante. Quant aux autres romans de Mme Juliette Lamber, on a assez vu par les citations (car ici le fond emporte la forme) s’ils avaient toujours l’accent grec. Même dans les pages où l’auteur est le plus attentif, il écrit en « prose poétique », — c’est-à-dire avec un tour plus moderne et toutes les différences qu’on voudra, dans le ton des Incas, d’Atala et des Martyrs, — et l’on sait assez que cette prose-là n’est point trop grecque.
IV
Ainsi tout nous échappe, et il semble que, contre notre attente, nous poursuivions une ombre. Nous n’avons trouvé dans aucun des éléments séparés de l’œuvre de Mme Juliette Lamber l’hellénisme dont ces éléments réunis nous donnaient pourtant l’idée. Du moins il nous a paru si intimement mêlé à d’autres idées et à d’autres sentiments qu’il était à peu près impossible de l’y distinguer nettement et de l’isoler. Chaque passion, chaque impression, chaque phrase, pourrait-on dire, a visiblement trois mille ans de plus qu’un vers d’Homère et vingt-quatre siècles de plus qu’un vers de Sophocle, et montre à qui sait voir, comme un signe involontaire et indélébile, l’affinement de son époque. Qu’y a-t-il donc de grec dans la composition de ce paganisme, et comment se fait-il que ce qui n’est dans aucune des parties respire (on ne peut le nier) dans le tout ?
Ce qui augmente encore l’embarras, c’est qu’il y a plus d’une façon d’entendre ce mot de paganisme. Écoutez une anecdote. C’était dans une maison où Théophile Gautier, M. Chenavard et M. Louis Ménard, l’auteur de la Morale avant les philosophes, se trouvaient ensemble à dîner.
— Ce qui me plaît dans le paganisme, vint à dire Gautier, c’est qu’il n’a pas de morale.
— Comment ! pas de morale ? fit M. Chenavard. Et Socrate ? et Platon ? et les philosophes ?…
— Comment ! les philosophes ? répliqua M. Ménard. Ce sont eux qui ont corrompu la pureté de la religion hellénique !
C’est plutôt au sentiment de M. Louis Ménard que se rangerait Mme Juliette Lamber : « Je suis païenne, dit Madeleine à son cousin de Venise ; mais la raison qui vous rattache à la poésie de l’Église primitive est la même qui me fait n’accepter du paganisme que les croyances du premier temps de la Grèce[32]. »
Et je crois bien que c’est, en effet, M. Louis Ménard qui a raison, et aussi Théophile Gautier, à le bien entendre. Tout ce vague paganisme ne prend un sens un peu net que par opposition au christianisme, à la conception chrétienne de l’homme et de la vie, à l’esprit de la morale chrétienne. Or l’essence de cette morale, ce qui lui est propre et la distingue de la morale naturelle, c’est assurément le mépris du corps, la haine et la terreur de la chair. La Bruyère a une remarque qui va loin : « Les dévots ne connaissent de crimes que l’incontinence[33]. » Le sentiment opposé est éminemment païen. Dans le langage du peuple, « vivre en païen » (et le mot n’implique pas toujours une réprobation sérieuse et se prononce parfois avec un sourire), c’est simplement ne pas suivre les prescriptions de l’Église et se confier à la bonne loi naturelle.
En prenant hellénisme au sens de paganisme, et paganisme au sens d’antichristianisme, on finit donc par s’entendre. Le paganisme de Mme Juliette Lamber est, au fond, une protestation passionnée contre ce qu’il y a dans la croyance chrétienne d’hostile au corps et à la vie terrestre, d’antinaturel et de surnaturel, et, pour préciser encore, contre le dogme du péché originel et ses conséquences :
Vous croyez, dit Madeleine parlant des ermites chrétiens, à la poésie d’hommes qui détestaient la nature, qui n’en recherchaient que les rudesses, les duretés, les intempéries, les cruautés, pour avoir le droit de la maudire…[34].
Et plus loin :
Non, je n’ai pas de croyances chrétiennes, Spedone, mon noble cousin, pas une ! Et voulez-vous mon opinion entière ? L’ennemie irréconciliable du christianisme devrait être la femme. Toutes les méfiances, toutes les injures, toutes les haines de la doctrine sont pour elle. La femme est le grand péril, la grande tentation, le grand suppôt du diable, le grand démon. C’est le péché, c’est le mal, elle et ce qu’elle inspire, l’amour ! Sa beauté est une épreuve, son esprit un piège, sa sensibilité un maléfice. Tous les dons enviables de la généreuse, de la poétique, de l’artiste nature deviennent dans le christianisme des dons mauvais. N’est-ce pas, Jean ?
— Tu as raison, tu dis bien, Madeleine, répliquai-je. Le christianisme donne à l’homme le mépris des joies de ce monde et par conséquent l’éloigne de la femme, qui en est la dispensatrice. Il est logique dans ses méfiances. La femme tient de plus près à la nature que l’homme. Elle en exerce une puissance directe dans la maternité. Jésus se détourne de la nature et de sa mère avec dédain. « Qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? » demande le Sauveur des âmes à toutes deux. Rien, Seigneur ! Vous reniez vos mères et par votre naissance et par vos miracles. Jésus n’impose les mains sur le grand réel que pour en troubler les lois, pour bouleverser les attributs simples et déterminés des choses, pour marcher sur les eaux, pour ressusciter les morts, etc.[35].
Ainsi, pour les vrais néo-Grecs, le christianisme est l’ennemi et l’étranger. L’hellénisme était le tranquille développement de l’esprit de la race aryenne : le christianisme, ç’a été la perversion de ce génie lumineux par le sombre génie des Sémites. Dès lors l’affreux souci de l’au delà, la subordination et le sacrifice de cette vie terrestre au rêve d’une autre vie, ont flétri, diminué, corrompu les hommes. Les néo-Grecs intransigeants font même remonter le mal jusqu’à Socrate, un faux Hellène qu’on a bien fait de condamner à mort pour impiété. L’absorption du virus sémitique a rendu l’Occident malade pendant deux mille ans, et il n’est pas près d’être guéri. Le moyen âge est le crime du christianisme, Michelet l’a bien montré, etc.
Ce serait fâcheux, à mon avis, si l’histoire était aussi simple que cela. Mais on peut dire que les choses se sont passées un peu autrement. Je n’ai pas besoin d’indiquer tout ce qu’il est permis d’y opposer, encore qu’en ces matières tout soit à peu près également probable et également indémontrable. Mais d’abord, quand une race subit l’influence d’une autre, c’est apparemment qu’elle y avait des dispositions secrètes. Il faut remarquer, en outre, que l’hellénisme était bien bas quand le christianisme parut. Ce sont, d’ailleurs, des Grecs qui ont fait les dogmes chrétiens ; ce sont des Grecs, pourrait-on dire, qui ont altéré la pureté du christianisme primitif. Et si l’on dit que la Gnose n’est point grecque, qu’elle a des origines orientales et bouddhiques, ce sont donc des Aryas qui ont prêté à des Aryas. Que si les barbares de l’Occident ont embrassé le christianisme avec tant de ferveur, c’est sans doute qu’il répondait à quelque besoin de leur âme grossière et rêveuse. Et ces barbares étaient aussi des Aryas, c’est-à-dire des frères des Grecs. À moins qu’il ne faille faire son deuil de l’antique unité de la race dans le fameux « plateau central », unité qu’on est fort en train de contester, paraît-il.
Mais tout ceci n’est que bavardage « à travers champs ». On pourrait plus sérieusement défendre le moyen âge et le christianisme contre les dédains ou les haines de quelques néo-Grecs.
Si nous avons, nous modernes, une sensibilité si fine et une « nervosité » dont nous sommes fiers — parfois un peu plus que de raison, c’est peut-être que les hommes du moyen âge, dont nous sommes le sang, ont eu des passions autrement violentes, ce semble, des douleurs, des aspirations, des épouvantes intimes autrement variées que les Grecs anciens. La foi chrétienne, en se mêlant à toutes les passions humaines, les a compliquées et agrandies par l’idée de l’au delà et par l’attente ou la crainte des choses d’outre-tombe. La pensée de l’autre vie a changé l’aspect de celle-ci, provoqué des sacrifices furieux et des résignations d’une tendresse infinie, des songes et des espérances à soulever l’âme, et des désespoirs à en mourir. Madeleine avait tort de se plaindre tout à l’heure : la femme, devenue la grande tentatrice, le piège du diable, a inspiré des désirs et des adorations d’autant plus ardentes et a tenu une bien autre place dans le monde. La malédiction jetée à la chair a dramatisé l’amour. Il y a eu des passions nouvelles : la haine paradoxale de la nature, l’amour de Dieu, la foi, la contrition. À côté de la débauche exaspérée par la terreur même de l’enfer, il y a eu la pureté, la chasteté chevaleresques ; à côté de la misère plus grande, et à travers les férocités aveugles, une plus grande charité, une compassion de la destinée humaine où tout le coeur se fondait. Il y a eu des conflits d’instincts, de passions et de croyances, des luttes intérieures qu’on ne connaissait point une complication de la conscience morale, un approfondissement de la tristesse et un enrichissement de la sensibilité. À supposer que saint Paul fût mort de sa chute sur le chemin de Damas ; que l’empire, complètement hellénisé, se fût peu à peu annexé les barbares au lieu d’être envahi par eux, et que les philosophes du second siècle fussent parvenus à tirer du polythéisme une religion universelle, et que cela eût marché ainsi deux mille ans (toutes hypothèses peu raisonnables), j’en serais bien fâché pour ma part ; car je suis persuadé, autant qu’on peut l’être de ces choses, que l’âme humaine ne serait point l’instrument rare et complet qu’elle est aujourd’hui. Le champ de nos souvenirs et de nos impressions serait infiniment plus pauvre. Il y a des combinaisons savantes et des nuances d’idées et de sentiments que nous ignorerions encore. Nous n’aurions point parmi nous, j’en ai peur, telle personne exquise que je pourrais nommer : « des épicuriens à l’imagination chrétienne[36] », comme Chateaubriand, ou des sceptiques pieux et des pessimistes gais comme M. Renan.
Non, non, il ne faut point maudire le moyen âge. C’est, par lui que s’est creusé le cœur et que s’est élargi le front de Pallas-Athènè, en sorte qu’elle « conçoit aujourd’hui plusieurs genres de beauté ». Et c’est le souvenir même du moyen âge et de son christianisme qui donne cette ardeur et à la fois ce raffinement artistique au paganisme de plusieurs de nos contemporains. Si tout le moyen âge n’avait pleuré et saigné sous la Croix, Mme Juliette Lamber jouirait-elle si profondément de ses dieux grecs ?
V
En résumé, l’hellénisme est pour les hommes d’aujourd’hui un rêve de vie naturelle et heureuse, dominée par l’amour et la recherche de la beauté surtout plastique et débarrassée de tout soin ultra-terrestre. Ce rêve passe, à tort ou à raison, pour avoir été réalisé jadis par les Hellènes. Ceux du temps d’Homère ou ceux du temps de Périclès ? On ne s’accorde pas là-dessus ; mais peu importe.
Ce rêve comporte peut-être une idée incomplète de la nature humaine ; car enfin la préoccupation et le besoin du surnaturel sont aussi naturels à certains hommes que leurs autres sentiments.
Ce rêve suppose — chez ceux pour qui il est autre chose qu’une fantaisie passagère et qui oublient ou méprisent en sa faveur deux mille années pourtant bien intéressantes — une conception excessivement optimiste du monde et de la vie. Ce rêve laisse entendre qu’il n’y a point sur la terre d’horribles souffrances physiques, des infirmités incurables, des morts d’enfants qu’on aime, une injustice monstrueuse dans la répartition des biens et des maux, des êtres sacrifiés et dont on se demande pourquoi ils vivent, d’autres êtres naturellement pervers et méchants, une masse aveugle, brutale et misérable ; pour les plus intelligents et les meilleurs, d’affreuses douleurs imméritées et, à leur défaut, d’inévitables heures de tristesse et le sentiment de l’inutilité de toutes choses.
Ce rêve, quel qu’il soit, est celui d’une élite. Il faut, pour le faire, passablement de littérature. Il ne semble pas devoir revêtir jamais ni une forme précise ni surtout une forme populaire. C’est, suivant les personnes, un amusement ou une foi aristocratiques. Dépouillé de la forme que lui donnent les lettrés et des réminiscences poétiques avec lesquelles il se confond presque entièrement, mis à la portée du peuple, ou bien il s’évanouirait, ou bien il tournerait à un sensualisme rudimentaire et cru. Et la façon la plus grossière et la plus sauvage même de comprendre le dogme chrétien vaut encore mieux pour le bonheur et la dignité des simples.
Ce rêve, si on veut l’exprimer uniquement, produira des oeuvres distinguées, mais un peu froides, et qui ne seront goûtées que d’un petit nombre d’initiés.
Mais ce ne sont là que des conséquences extrêmes et on sait que la logique se trompe souvent. Le culte exclusif d’une seule des formes de la vie humaine dans le passé ne suffirait peut-être pas à remplir notre vie, ni à nous fortifier et à nous consoler dans l’épreuve ; mais, en réalité, une sympathie, une curiosité de ce genre s’accompagne toujours, qu’on le sache ou non, d’autres sympathies. On baptise d’un nom emprunté à la période historique que l’on préfère non seulement ce qu’on trouve de meilleur dans toute la vie écoulée de l’humanité, mais ce qu’on sent de meilleur en soi et dans les hommes de son temps. De cette façon, l’hellénisme n’est plus qu’une forme particulière de la grande et salutaire « philosophie de la curiosité ».
Ainsi entendu, l’hellénisme est un beau rêve et qui peut même servir de support à la vie morale et de secours dans les heures mauvaises par les habitudes de sérénité et de fierté qu’il engendre chez ses élus. Il n’est point impossible que pour ces âmes choisies l’amour de la beauté soit dans la vie un directeur et un consolateur très suffisant. Joignez que l’hellénisme a cet avantage, considérable au moment où nous sommes, de sauver ses adeptes du pessimisme, qui est peut-être le vrai, mais qui n’en a pas moins tort et qui, en outre, devient désagréable et commun. Enfin, quand je parlais de la froideur du néo-hellénisme en littérature, je me trompais sans doute. Qu’on lise les romans païens de Mme Juliette Lamber. On sent si bien une âme sous la forme parfois artificielle et composite et, à supposer qu’elle veuille saisir un mirage, elle met si bien tout son coeur dans cette poursuite, elle se tourmente si étrangement pour atteindre à la sérénité grecque, son hellénisme — moins pur peut-être et moins authentique qu’elle ne le croit — est si bien sa religion, sa vie et son tout, qu’il faut reconnaître que son œuvre, en dépit des méprises et des singularités et de toutes les raisons qu’elle aurait d’être froide, est pourtant chaude et vivante, et qu’elle restera à tout le moins comme un rare effort « d’imagination sympathique » dans un temps qui s’est beaucoup piqué de cette imagination-là et qui a raison : car on peut vivre et être presque heureux par elle.
- ↑ Païenne, p. 12.
- ↑ Païenne, p. 15.
- ↑ Païenne, p. 20.
- ↑ Païenne, p. 27.
- ↑ Païenne, p. 22.
- ↑ Laide.
- ↑ Laide.
- ↑ Grecque.
- ↑ Jean et Pascal.
- ↑ Récits du golfe Juan : la Pêche au feu.
- ↑ Récits du golfe Juan : Voyage autour d’un grand pin.
- ↑ Jean et Pascal : la Pêche au feu.
- ↑ Récits du golfe Juan : Font-Bouillant.
- ↑ Voyage autour d’un grand pin.
- ↑ Sully-Prudhomme, Croquis italiens.
- ↑ Emmanuel des Essarts.
- ↑ Souvenirs d’enfance et de jeunesse.
- ↑ Laide, p. 17.
- ↑ Laide, p. 101.
- ↑ Thucydide, II.
- ↑ Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse.
- ↑ Jean et Pascal, p. 171 sqq.
- ↑ Jean et Pascal, p. 215 sqq.
- ↑ Païenne, p. 201.
- ↑ Laide p. 193 sqq.
- ↑ Flaubert, la Tentation de saint Antoine.
- ↑ Païenne, p. 17.
- ↑ Jean et Pascal, p. 60 sqq.
- ↑ Païenne, p. 147.
- ↑ Païenne, dédicace.
- ↑ Païenne, p. 83.
- ↑ Jean et Pascal, p. 164.
- ↑ De la mode.
- ↑ Jean et Pascal, p. 160.
- ↑ Jean et Pascal, p. 162-163.
- ↑ Sainte-Beuve.