Les Copains/Chapitre 3

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Nouvelle Revue Française (p. 99-135).
III


DEUX COPAINS


Le soir de ce même jour, à neuf heures, deux bicyclettes sortaient de Nevers. Bénin et Broudier roulaient coude à coude. Comme il y avait clair de lune, deux ombres très longues, très minces, précédaient les machines, telles que les deux oreilles du même âne.

— Sens-tu cette petite brise ? disait Bénin.

— Si je la sens ! répondait Broudier. Ça me traverse les cheveux, tout doucement comme un peigne aux dents espacées.

— Tu as quitté ta casquette ?

— Oui. On est mieux.

— C’est vrai. Il semble qu’on ait la tête sous un robinet d’air.

— Entends les grillons à gauche.

— Je ne les entends pas.

— Mais si ! Très haut dans l’oreille. Ça ressemble au bruit que fait parfois la solitude… un bruit de petite scie.

— Ah ! oui ! Je l’ai ! Je devais déjà l’entendre tout à l’heure ! Quel drôle de bruit ! Si haut perché !

— Regarde nos ombres entrer dans cette clairière de lune, et puis plonger de la pointe dans l’ombre des arbres.

— Il y a quelque autre route, là-bas. On voit une lanterne qui se déplace. C’est une voiture.

— Je ne crois pas qu’il y ait une autre route. C’est la nôtre qui tourne, et que tu vois après le tournant. La voiture va dans le même sens que nous. Nous la rattraperons tantôt.

— Mon vieux ! je suis heureux ! Tout est admirable ! Et nous glissons à travers tout sur de souples et silencieuses machines. Je les aime, ces machines. Elles ne nous portent pas bêtement. Elles ne font que prolonger nos membres et qu’épanouir notre force. Le silence de leur marche ! Ce silence fidèle ! Ce silence qui respecte toute chose.

— Moi aussi je suis heureux. Je nous trouve puissants. Où sont nos limites ? On ne sait pas. Mais elles sont certainement très loin. Je n’ai peur d’aucun instant futur. Le pire événement, je passerais dessus, comme sur ce caillou. Mon pneu le boirait… à peine une petite secousse… Je n’ai jamais conçu, comme ce soir, la rotondité de la terre. Me comprends-tu ? La terre toute ronde, toute fraîche, et nous deux qui tournons autour par une route unie entre des arbres… Toute la terre comme un jardin la nuit où deux sages se promènent. Les autres choses finissent quelque part ; il le faut bien. Mais un globe n’a pas de fin. L’horizon devant toi est inépuisable. Sens-tu la rotondité de la terre ?

— Je regarde jusqu’où va la lueur rouge des lampions.

— Je songe à un marchand de tableaux qui me confiait un jour : « Vingt pour cent sur du Rembrandt, ça ne m’intéresse pas. » Je songe à un critique théâtral qui disait une fois : « Mme Sarah Bernhardt, en jouant Hamlet, l’a grandi. » Je songe à un vicaire de Saint-Louis d’Antin qui déclarait en chaire « C’est dans les tourments éternels que Renan expie les audaces sacrilèges de sa pensée. » Et il me semble soudain qu’il n’y a plus de négociants, plus de cabotins, plus de cafards. La terre est propre comme un chien baigné.

Mais le mouvement cessa de leur être insensible. Ils durent peser sur les pédales. Une montée toute droite faisait une lueur entre des arbres noirs.

Les feuilles remuaient ; mais les copains ne brisaient plus un souffle d’air. Le vent marchait avec eux dans le même sens, du même pas, prêt à les pousser doucement s’ils eussent ralenti.

La côte était ardue. Chaque pédale, tour à tour, semblait aussi résistante qu’une marche d’escalier. Elle cédait pourtant, et les roues avançaient par saccades. La machine faisait front d’un côté puis de l’autre, comme une chèvre qui lutte contre un chien.

La flamme bondissait dans les lampions ; la lueur rouge se démenait sur le sol entre les morceaux de clair de lune.

— Quand j’étais gosse, dit Bénin, le soir, avant de m’endormir, je me voyais traversant une forêt à cheval, mon meilleur ami à côté de moi.

La côte était gravie. Cent mètres de plaine, puis les machines partirent toutes seules.

Une descente, pareille à une fumée, se recourbait jusqu’au fond d’un val.

Les deux bicyclettes allaient d’une vitesse toujours accrue. Les deux roues d’avant sautaient ensemble.


Bénin et Broudier s’en félicitent. Parfois l’un d’eux donne un léger coup de frein pour ne pas dépasser l’autre.

Dans la nuit molle ils entrent une joie à double soc. Alors ils savent ce qu’est le monde pour deux hommes en mouvement.

Bénin roule à gauche, Broudier à droite. Voilà qu’il n’y a plus ni droite, ni gauche. Il y a le côté Bénin et le côté Broudier.

Le monde se divise en deux parts : celle qui est au delà de Bénin et dont il est responsable ; celle qui est au delà de Broudier et qui dépend naturellement de lui.

Mais de Bénin à Broudier un espace se réserve, hors du monde.

Bénin, lorsqu’il est seul, ne porte qu’un présent tout petit que compriment à la fois le passé dense et l’avenir volumineux. Mais, entre Bénin et Broudier, comme un ballot, un présent énorme oscille.

Bénin, lorsqu’il est seul et immobile, se compare lui-même à une sorte de pieu, d’une épaisseur insignifiante, planté au centre de l’étendue. Le monde règne autour de lui avec tant de continuité et d’importance, que Bénin n’est pas sûr d’occuper réellement sa place.

Bénin seul, et qui bouge, ne cesse pas d’avoir affaire au monde. C’est un débat perpétuel.

Bénin et Broudier en mouvement limitent et possèdent un espace incontesté. Et ils peuvent, quand il leur plaît, considérer le monde comme une douteuse banlieue.



Ils descendirent donc la pente de plus en plus vite ; et ils arrivèrent au fond d’une petite vallée. Le sol, à peine ondulé, se cachait sous des touffes d’arbres. La route étroite s’y faufilait, avec de mystérieux détours.

— Nous ne devons pas être loin d’un village, dit Broudier.

— Quel suave lieu ! dit Bénin. Il fait frais comme dans un parc au bord de l’eau. Et l’air est intime. On se croirait dans un intérieur orné de plantes. Puis l’on ne sait pas où l’on va. Nos roues, tour à tour, écrasent une feuille et un rond de lune. Des branches nous chatouillent l’oreille.

Soudain, dans un fouillis d’arbres, un pan de mur apparut. Un mur, un toit, toute une maison. Deux, trois maisons, plusieurs maisons l’une après l’autre, séparées l’une de l’autre par une épaisseur de feuilles, comme des fruits dans un panier.

Tout un petit village se blottissait ainsi dans l’aisselle de la terre.

Le plus tendre silence unissait les maisons ; et pas une lueur qui ne fût celle de la lune ou des étoiles ; pas un reflet qui ne retournât au ciel.

Pourtant les maisons tiédissaient l’air comme des moutons blancs couchés dans un pacage.

Les deux copains enfilèrent des ruelles, firent des détours. Une clarté coupa la route. Elle sortait d’une porte.

Ils approchèrent. Une branche de pin pendait au-dessus de la porte ; et une grosse lampe de cuivre, comme une araignée ventrue, tissait sa toile de rayons entre un comptoir et des solives.

— Voilà une auberge. Si on pouvait coucher ici, ça serait épatant.

— J’en doute.

Ils entrèrent. La salle était vide. Rien ne bougea d’abord. Ils toussèrent, firent « hum ! » pressèrent la poire de leurs trompes.

Une femme obèse parut. Son abdomen la précédait d’un bon pas. Sa poitrine venait ensuite, comparable à deux sacs de farine battant la croupe d’un cheval ; puis sa tête, renversée, bourrée d’une graisse blanche ; et, sur sa tête, deux yeux ronds et saillants que la marche ballottait du même mouvement que la poitrine.

— « Messieudames ! » fit-elle, souriante, vous voulez à manger ?

— Non !… nous voudrions une chambre.

— Une pour chacun ?

— Oui.

— Je n’aurais pas ça.

— Ah !

— Mais j’ai une chambre à quatre lits. Si ça ne vous gênait pas de coucher dans la même chambre…

— Non !… Et puis quatre lits c’est tout à fait ce qu’il nous faut.

— Où peut-on mettre les bicyclettes ?

— Par ici.

Elle les mena par un couloir qui sentait la lessive à une cour qui sentait le fumier. Elle ouvrit une porte à claire-voie, et l’on poussa les bicyclettes dans un réduit où se trouvaient des bouteilles, des pioches et un tonneau.

— Elles ne risqueront rien ? dit Bénin.

— Soyez tranquilles.

— Les paquets non plus ?

— Personne n’y touchera.

— À propos, dit Broudier qu’est-ce que tu trimballes dans cet énorme ballot, derrière ta selle ?

— Rien ! du linge.

— Ça doit te gêner ?

— Non !

— C’est louche !

On prit un escalier de bois. Puis on suivait un couloir. Soudain l’on butait contre une marche, et la femme disait aussitôt :

— Attention ! Il y a une marche !

Trois pas plus loin le pied vous manquait. On se retenait avec effroi. Et la femme disait :

— Attention ! Vous avez une marche à descendre !

Elle s’arrêta devant une porte vitrée, garnie d’un rideau rouge. Elle l’ouvrit. On vit une vaste pièce carrée et carrelée, quatre lits de bois aux quatre coins, une pendule noire sur la cheminée, et un cor de chasse au-dessus de la pendule.

On descendit dans la première salle.

— Que désirent ces messieurs ? dit la patronne, d’une voix qui arrivait de loin, par-dessus sa poitrine et son ventre.

— Je veux, dit Bénin, un grog au rhum.

— Tiens ! moi aussi.

— Je ne connais pas ça messieurs…, mais j’ai de la fine que je ne vous dis que ça.

— Donnez de la fine !

Les copains regardèrent autour d’eux.

— On est admirablement bien ! Nous ne sommes ici que depuis cinq minutes, et rien ne nous est étranger. Tu ne peux pas te figurer comme je trouve légitime ce calendrier offert par la maison Brizard, ni à quel point j’éprouve la nécessité de ces deux paires de rideaux rouges.

— Et le village ! dit Broudier. Il n’est pas absent d’ici. Je t’affirme qu’il est doux, léger, et prodigieusement poreux à la clarté de la lune. Je le sens autour de nous avec le plaisir que doit avoir un oiseau à sentir son duvet. Imagines-tu comme la nature serait trop proche, inquiétante, comme la nuit serait hérissée, si nous n’avions pas d’abord ce village tout contre nous ?

La femme rentra. Son âme avait visiblement une attitude que son corps était empêché de traduire. Cette femme voulait reparaître la tête basse. Mais la disposition particulière de son ventre, de sa poitrine et de son cou l’obligeait à garder la tête renversée, comme quelqu’un qui boit à la régalade.

Les deux copains, esprits métaphysiques, ne furent pas dupes de cette apparence, et surent voir que l’aubergiste rentrait tête basse.

— Je n’ai justement plus de fine, mes bons messieurs ; mais j’ai encore du guignolet.

— Donnez !

Elle versa le guignolet. Puis elle se mit en devoir de faire demi-tour. Cette manœuvre rappela à Bénin celle du Pont-Gueydon dont jadis, à Brest, il avait admiré le puissant organisme.

Le demi-tour à peine terminé, elle dit, d’une voix qui montait verticalement :

— Je vous laisse un bougeoir avec une bougie sur le coin de l’escalier. Faites attention à ne pas mettre le feu. Si vous avez besoin de quelque chose la nuit, et que vous ne puissiez pas descendre, la sonnette, à côté du troisième lit, c’est-à-dire du deuxième lit à gauche en venant de la porte, elle ne marche pas. Mais vous avez le cor de chasse de mon défunt qui pend au mur. Vous n’auriez qu’à pousser un petit coup dedans. Je ne dors que d’un œil.

Elle avança de deux pas. Déjà son ventre passait le seuil. Sa tête reprit :

— Les cabinets sont au bout du champ de pommes de terre qui est après le jardin à gauche. Le jardin est tout de suite derrière la cour. Vous trouverez facilement… Maintenant vous avez un vase sous le premier lit à droite en venant de la porte… Je vous recommande de ne le remplir qu’à moitié rapport à une fente qu’il a dans le haut.


Jusque vers six heures ils dormirent chacun pour soi. Chacun fut le maître d’une belle contrée pleine d’agitation et d’aventures. Chacun était étendu dans son grand lit. Chaque tête, à demi enfoncée dans des choses blanches, était comme une source ; et les songes ne se mêlaient pas.

Puis, vers six heures, une cloche tranquille mais obstinée frappa sur le village comme sur une enclume. De l’âme jaillit, çà et là. Tous les dormeurs de la vallée rêvèrent que le matin était venu. Les songes ne furent plus seulement éclairés par la lumière qui leur est propre. Le soleil y entra, comme par les trous d’un volet.

Bénin et Broudier perçurent vaguement qu’ils dormaient dans la même chambre.

Puis ils sentirent un picotement à la surface de leur sommeil. Comme des gouttes de pluie qui tapotent sur des vitres, les choses du dehors leur arrivaient dessus.

Ils pensèrent l’un et l’autre qu’ils allaient se réveiller.

Bénin bâilla, fit « euhh ! », plus fort qu’un veau. Il lui sembla qu’il expectorait le sommeil.

Broudier ouvrait les yeux ; il regarda avec stupeur les trois autres lits, le cor de chasse, le plafond, et enfin son propre lit.

Bénin, du ton d’un homme qui continue une conversation :

— Explique-moi ton projet. Est-ce à Issoire ou à Ambert que tu comptes porter le coup ?

— Je ne dirai rien, je le répète, avant la réunion plénière. J’ai rendez-vous, tu as rendez-vous, nous avons rendez-vous samedi prochain à minuit devant le milieu de la façade de la mairie d’Ambert. J’y serai ; je parlerai.

— Voyons ! esquisse-moi la chose en termes généraux. Je te dirai mon projet à moi, qui n’est pas moche.

— Je ne te dirai rien. Tu me fais suer avec tes questions. Et tu sais que la sueur matinale est mauvaise.

Tout en rêvant à son projet qui n’était pas moche, Bénin sauta sur le plancher, courut à la fenêtre, l’ouvrit.

Il sembla que la chambre entière s’envolait comme un oiseau.

Il sembla que Bénin, que Broudier, que les copains bondissaient vers les toits, vers les collines.

Bénin ne put se tenir d’improviser ce chant :


Maison pareille à la bombarde
Qui tonne aux fêtes de village,
Tu nous tenais tassés en toi,
Broudier comparable au salpêtre.
Et Bénin comparable au soufre !


Le soleil allume la mèche,
Et nous éclatons rudement.


Broudier se planta sur son lit, et l’inspiration le saisit à son tour :


Je sors de cette nuit comme un train d’un tunnel !
La machine déjà fume vers le soleil,
Mais les derniers wagons ronchonnent sous la voûte.


Je sors de cette nuit comme un train d’un tunnel !
Et tous les voyageurs se mettent aux portières.
Il fait du vent ! la voie est droite devant nous !
Mon souffle en retombant met le feu dans les herbes.



Ils se lavèrent avec une précipitation sonore. Les cuvettes leur étaient des gongs ; le seau un tambour. Le vase de nuit était une harpe.

Ils descendirent dans la salle commune. Pendant que Bénin allait panser les bécanes et vérifier l’intégrité de ses bagages, Broudier commanda deux cafés au lait avec beaucoup de bonhomie. Quand ils eurent déjeuné, Bénin réclama la note.

— C’est facile à compter. Vous avez d’abord la chambre, à cinquante centimes par personne…

Les copains échangèrent un regard évangélique, et considèrent l’hôtesse avec affection.

— Ça fait un franc… Puis les deux guignolets à soixante centimes chaque, ce qui nous fait un franc vingt, plus un franc, deux francs vingt…

Les copains échangèrent un deuxième regard qui voulait dire : « Le guignolet est un peu cher. Mais ça doit tenir au climat, et nous aurions tort de nous plaindre. »

— Puis deux cafés au lait à un franc chaque, ce qui nous fait deux francs. Deux francs et deux francs vingt, ça nous fait quatre francs vingt.

Bénin se hâta de tendre une pièce de cinq francs, et il ouvrait la main pour recueillir la monnaie.

— Ça fait juste le compte : trente centimes pour l’éclairage… quatre francs vingt et trente quatre francs cinquante… et cinquante centimes pour les deux bicyclettes… Vous ne laissez pas un petit pourboire ?…

— Mais… je n’ai pas vu de bonne… vous êtes bien la patronne ?

— Oui ! Faut vous dire, ma bonne est à la noce d’un de ses cousins ; mais elle rentrera demain… ça lui aurait sûrement fait plaisir…

— Qu’à cela ne tienne, chère madame ! Nous repasserons demain dans la matinée.



Une petite route se tortillait de plaisir entre des boqueteaux et des prairies. Le sol était ferme. Une rosée abondante avait collé la poussière. Des cailloux menus crissaient sous les pneus.

Les copains arrivèrent devant une courte montée. Bénin, qui se vantait d’être la terreur des côtes, eut tôt fait de piler celle-là. Broudier restait en arrière.

Parvenu au palier, Bénin flâna voluptueusement, ayant dans le dos le vent et le soleil. Broudier le rattrapa. Ils repartirent à vive allure.

Un hameau parut. Ils y entrèrent comme dans du beurre. Ils sentaient contre leurs flancs glisser cette chose fondante qui avait de la saveur et du parfum.

Puis on tomba dans une route plus large, plus droite, plus dégagée. On l’aimait moins.

La distance y prenait une tenue officielle. Au passage, les hectomètres vous toisaient. Le vent, filant sans obstacle, vous dépassait comme un automobiliste riche.

Des maisons se présentèrent à droite et à gauche. Pouvait-on appeler ça un village ? Autrefois, dans le temps, il avait dû y avoir une place avec de gros pavés, des maisons tout autour ; une place close et se possédant. La route nationale avait tout éventré et tout emporté.

Vers midi, les deux copains atteignirent une localité assez importante. Cette fois, la route n’était pas la plus forte. Elle était positivement bouffée par les maisons. Que devenait-elle ? On voyait bien des rues raboteuses, tortueuses. La route était là, dans le tas, mais humiliée, cassée, accoutrée en vieille dévote.

Les copains coururent quelques bordées à la recherche d’une auberge. Ils en trouvèrent deux qui se faisaient vis-à-vis. Elles s’appelaient comme de juste « Hôtel du Cheval Blanc » et « Hôtel du Lion d’Or ». Bénin penchait pour le Lion, Broudier pour le Cheval. Une circonstance de peu de poids les détermina. Ils aperçurent qu’une des vitres de la devanture, au Cheval Blanc, était fendue dans toute sa longueur.

— Ils ne l’ont pas remplacée ; voilà des gens économes, ennemis d’un vain luxe. Le repas nous coûtera dix sous de moins qu’en face.



Soixante minutes après, ils n’en étaient qu’au fromage. Fromage vaste, incertain de goût, circulaire de forme. Bénin remarqua :

— Le jour d’hui est placé sous le signe du cercle. Le cercle est le principe de notre mouvement ; il va devenir l’aliment de notre force. Toutes les choses rondes ont droit désormais à notre piété.

Broudier eut un rire gras comme s’il découvrait aux paroles de Bénin quelque sens paillard.

Bénin répéta :

— Nous sommes voués au cercle.

Et la pensée des copains prit la forme d’un cercle. La salle fut une boule creuse, le village un disque, et la planète n’eut jamais autant de raisons d’être un globe.

— Oui, dit Broudier, nous sommes ronds ; et nous créons le monde à notre image.

Deux litres étaient vides sur la table. Bénin les désigna.

— Ces litres ne t’émeuvent-ils pas ?

— C’est déjà fait.

— L’absence du vin y éclate. On se demande invinciblement : « Où est-il ? » Il est en nous. Pas une goutte ne s’est égarée. Nous pourrions en rendre un compte fidèle. Et quelle heureuse transmigration ! Il était vin ordinaire, Aramon sans honneur. Le voici pensée d’hommes éminents. Songe à l’importance qu’il a prise dans notre âme ! Il s’y est installé comme une concubine, pleine de toupet, à qui tout cède, qui donne des ordres, qui change de sa propre autorité la place des meubles, le pli des tentures, et devant qui la plus vieille servante s’évanouit en tremblant.

« Je ne sais pas si tout mon passé pèse autant que ce litre dans la balance de ma cervelle. Dire : « nous sommes gris ! », c’est ne rien dire. De quel mot nommer cet accroissement de nous-même, cette extension soudaine de notre empire et de notre vertu ?

Ce disant. Bénin éprouva une grande sécheresse de gorge. Son palais chauffait, devenait dur et rêche. Il semblait soumis à l’opération de l’étamage. Les pulsations des tempes s’alourdissaient. Des billes lui grouillaient dans la tête.

— J’ai soif. Que dirais-tu d’une bouteille de supérieur ?

— Je t’en dirais le goût.



Dès lors les actions s’accomplirent dans une somnolence héroïque. La pensée des copains luttait contre une houle. Une sorte de zone interdite les séparait des objets. Ils ne voyaient pas les murs du couloir ; ils ne touchaient pas le guidon de leurs bicyclettes. Entre les murs et leurs yeux, entre l’acier et leurs mains régnait une épaisseur à la fois cotonneuse et glissante. Leurs mouvements étaient toujours un peu autres qu’ils ne les voulaient. Mais cette infidélité même leur donnait du charme.

D’ailleurs les copains ne songeaient pas à s’en affliger. À peine daignaient-ils s’en apercevoir. Pendant que les membres se débattaient contre certaines malices de la matière, l’âme était toute noblesse et toute sérénité. Elle nourrissait une amitié sans conditions pour les choses existantes, et une sympathie pleine d’encouragements pour un grand nombre de choses possibles.

— Je n’ai jamais si bien compris qu’en ce moment, dit Broudier, la parole du sage : « Sous l’aspect de l’éternité » et je n’ai jamais fait aussi victorieusement l’expérience d’être éternel.

Les bécanes roulaient sans nulle trace d’ivresse. Le vin que boit l’homme ne passe pas dans la bécane. La bécane d’un homme ivre marche droit ; et les bécanes de deux hommes ivres marchent parallèles.

— Tu te souviens, dit Bénin, de toutes les fois que nous avons senti combien chacun de nous était nécessaire à l’autre pour cette expérience de l’éternité ?

— Oui, tu as raison. Si j’étais seul, je sais bien que ça ne serait pas pareil. Il y a entre nous comme la pierre d’un autel. Je veux dire que, quand tu es là, j’ai des garanties de première importance. Je bafouille, mais j’ai un horrible besoin de m’expliquer. On ne sait pas ce que c’est que l’amitié. On n’a dit que des sottises là-dessus. Quand je suis seul, je n’atteins jamais à la certitude où je suis maintenant. Je crains la mort. Tout mon courage contre le monde n’aboutit qu’à un défi. Mais, en ce moment, je suis tranquille. Nous deux, comme nous sommes là, en bécane, sur cette route, par ce soleil, avec cette âme, voilà qui justifie tout, qui me console de tout. N’y aurait-il eu que cela dans ma vie, que je ne la jugerais ni sans but, ni même périssable. Et n’y aurait-il que cela, à cette heure, dans le monde, que je ne jugerais le monde ni sans bonté, ni sans Dieu.

— Tu ne te souviens pas, dit Bénin, d’autres fois pareilles à celles-ci ? Je repense, soudain, au point culminant d’une ballade énorme que nous fîmes l’autre année. Je nous revois tous les deux, traînant côte à côte, vers les deux heures de l’après-midi, et arrivant à un carrefour. C’était un de ces quartiers que nous aimons tant, vastes, tristes et forts, où rien n’est apparence, où tout existe avec vérité et concentration, où les puissances les plus secrètes de l’univers vont et viennent en pleine rue, parce que personne n’est là qui les épie. Tu sais ? Des maisons pas très hautes, et irrégulières, des cheminées d’usine, un grand mur sans fenêtres et sans affiches, un bistrot rouge au bas d’un hôtel meublé, et surtout une présence continue, un souffle qui n’en finit pas, une rumeur pareille à un horizon. Je me rappelle, mon vieux Broudier, que tu as dit : « Je suis heureux ! » Nous avions déjeuné au premier étage d’un caboulot très bas sur pattes. Nous avions pris un café à deux sous dans un bar, et un cognac à deux sous dans un autre bar. Nous ne demandions plus rien ; nous n’espérions plus rien. Et notre bonheur était dans un équilibre tel que rien ne pouvait le culbuter. Quelle superbe jouissance ! Lorsqu’un fils de l’homme connaît un seul jour cette plénitude, il n’a rien à dire contre son destin.

— Moi, mon vieux Bénin, je ne considère pas ce jour, dont tu parles, comme un jour passé. Il est continué sans intervalle, sans fissure, par le jour que voici. Ne te semble-t-il pas qu’il n’y ait à craindre ni le soir, ni la nuit ? Dans les jours de contentement ordinaire, j’appréhende la chute du soleil, l’heure du dîner, l’heure de s’endormir, comme des nœuds successifs, de plus en plus serrés ; et la journée est enfermée dans un sac comme une femme qu’on va jeter à la mer. Mais un jour tel que celui-ci ne se termine pas, ne tombe pas dans la nuit. Il remonte au ciel.



Ils arrivèrent à un croisement de routes, au bas d’un petit coteau qu’il leur fallait gravir. Deux ou trois maisons se plaisaient là. Au-dessus d’une porte, il y avait une branche de sapin.

Les bicyclettes mises à l’ombre, ils entrèrent dans le cabaret.

Un homme était assis à une table, près de l’une des deux fenêtres. Ils s’installèrent près de l’autre. L’homme les regarda, leur fit un salut, et parut ne plus s’occuper d’eux.

Broudier était tourné vers le jour. Sous l’effet d’une pression intérieure, sa tête tendait à la forme sphérique. Mais ses yeux luisaient avec calme. Ils n’apercevaient — on eût pu l’affirmer — que les rapports les plus stables de la nature.

Soudain l’homme qui buvait seul prit la parole :

— Il ne doit pas faire froid en bicyclette ?

— Ah ! non !

— Vous venez de loin ?

— Nous venons de Paris.

— De Paris ? Vous êtes partis quand, alors ?

— Ce matin.

— Ce matin ? De Paris, ce matin ? Il y a au moins quatre-vingts lieues.

— Ah ! déjà ?

— Quatre-vingts lieues ! Quatre-vingts lieues passées ! Pour sûr qu’il n’y a pas loin de trois cent cinquante kilomètres !

— Nous avons bien marché, fit Broudier d’un ton modeste.

— Je ne m’étonne plus d’avoir si soif ! dit Bénin en vidant son verre.

— Dommage que je sois presque dégonflé à l’arrière, dit Broudier. Ça nous retardera.

— Vous ne savez pas, demanda Bénin, si nous sommes encore loin de Montbrison ?

— De Montbrison ? Il faut des heures en chemin de fer.

— Ah ! nous pensions y dîner ce soir.

L’homme s’absorba dans une réflexion critique.

Puis :

— Vous êtes des coureurs ?

— C’est moi Jacquelin, dit Broudier. Mon ami, c’est Santa y Cacao, le champion de demi-fond de l’Amérique latine.

Il but une gorgée et reprit, obligeamment :

— Nous nous entraînons pour le record des mille kilomètres en vingt-quatre heures.

Et Bénin ajouta, avec une pointe d’accent brésilien :

— C’est plus dur qu’on ne pense.

L’homme ne répondait plus. Il se ramassait dans un effort d’admiration. Il avait les yeux écarquillés et la bouche ouverte. Il absorbait Jacquelin par les yeux, et Santa y Cacao par la bouche.

Il pensait :

« Je ne verrai pas deux fois dans ma vie des hommes pareils. »

Broudier se leva, et dit à Bénin :

— Mon vieux Santa, je crois qu’il est temps. Si nous ne voulons pas trop nous démancher…

Bénin se leva aussi. Ils dirent :

— Au revoir !

L’homme attendit respectueusement qu’ils eussent franchi la porte. Alors il quitta vite sa place et sortit sur la route. Il entendait ne pas manquer le spectacle de leur départ.

— Comment qu’ils vont bouffer cette côte-là ! se disait-il. C’est une chose qui vaut la peine d’être vue.

Bénin et Broudier, ayant amené leurs machines au milieu de la chaussée, les enfourchèrent avec lenteur. Et les roues commencèrent à moudre la côte.

Bénin, amolli par cette halte, tiquait un peu. Mais il grimpait tout de même proprement, à une allure de touriste.

Broudier se sentit couvert de sueur dès le deuxième coup de pédale. Et puis l’ivresse, aidée par le soleil, lui avait brisé la chair en petits morceaux. Il lui semblait que ses jambes, que ses cuisses, que ses reins étaient pleins de verre pilé.

Broudier zigzaga ainsi quelques mètres.

L’homme, planté sur la route, regardait de tous ses yeux.

Broudier cria :

— Hé, Bénin ! Je descends !

Il mit pied à terre.

Bénin fit de même, et attendit Broudier.

Quand Broudier l’eut rejoint, ils repartirent d’un pas fraternel, d’une main poussant leur machine, et de l’autre s’essuyant le front.



Ils allaient à travers une plaine qui servait de fond à une très large vallée. Ils ne voyaient pas le fleuve ; mais ils apercevaient, à l’est, des collines qu’ils méprisaient, parce qu’on en trouve de semblables dans tous les pays du monde, et, à l’ouest, des montagnes qu’ils respectaient, parce qu’ils n’auraient jamais pu monter dessus à bicyclette.

Comme Broudier se tournait vers la droite, il distingua au milieu de la campagne un homme qui se déplaçait plus vite qu’un piéton.

— Il doit y avoir là-bas une route qui rejoint la nôtre. Est-ce que ce n’est pas un cycliste, cette silhouette qui bouge entre les deux arbres ?

— Oui, il y a une route, et qui a bien l’air de rattraper celle-ci. Je crois, en outre, qu’il y a un cycliste.

— Ce cycliste, il est maigre et il craint la chaleur.

— Il te l’a écrit ?

— Point. Mais il est en bras de chemise ; et, malgré la distance, je sens l’odeur de ses pieds qui se répand jusqu’ici.

— Tu as l’imagination ignoble.

— J’ai l’odorat délié.

— Il doit nous voir.

— Il nous voit. Il est même pris d’une émulation risible. Il pédale plus fort. L’odeur grandit.

— N’a-t-il pas des paquets ?

— Il semble.

— N’est-ce pas un homme barbu ?

— Peut-être. Mais ma vue n’égale pas mon odorat.

— J’ai l’impression qu’il a une figure couverte de poils.

— Chut ! Silence !

Ils entendirent une musique bizarre qui fondait dans la plaine comme de la graisse dans la poêle.

— C’est lui qui fait ce bruit-là ?

— Oui, il joue du mirliton.

— Tout en pédalant ?

— Pourquoi pas ! C’est quelque rêveur. Il porte son chalumeau sur lui, et il laisse parler son âme dans la solitude.

— Elle parle du nez.

Deux minutes plus tard, Bénin, Broudier et le cycliste débouchaient ensemble dans le carrefour des routes.

— Lesueur ! Lesueur !

C’était Lesueur. Les trois hommes commencèrent par se donner l’accolade. Puis, Bénin demanda :

— Où vas-tu, Lesueur ?

— Je vais dans la direction du milieu de la façade de la mairie d’Ambert.

— Nous aussi.

— Je m’en doutais.

— De sorte que nous continuerons notre voyage de compagnie ?

— Naturellement.

— Et tu as un projet, mon vieux Lesueur ?

— J’en ai un.

— Bénin, tu nous embêtes avec tes questions. Ni Lesueur, ni toi, ni moi n’avons rien à dire sur nos projets respectifs, avant qu’il soit minuit, samedi, devant le milieu de la façade de la mairie d’Ambert. Tu le sais bien. Tu l’as promis comme nous.

— Puis-je toutefois demander à Lesueur quel air il jouait sur son mirliton ?

— Je jouais le prélude de Parsifal.