Les Copains/Chapitre 4

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Nouvelle Revue Française (p. 137-151).
IV


TROIS COPAINS, ET PLUS


Bénin, Broudier, Lesueur arrivèrent l’un derrière l’autre sur une petite place que signalait un réverbère comique. Ils avaient dîné à Saint-Anthême dans la montagne ; ils s’étaient levés de table aux derniers feux du jour ; ils avaient monté, péniblement, entre des arbres d’une grande noirceur. La lueur de la route les guidait, qui semblait à chaque pas plus indécise et plus imaginaire. Puis, devenus la proie d’un rêve tortueux, ils avaient cru descendre en spirale jusqu’aux entrailles du globe. Bénin, qui possédait un lampion rouge, et qui se flattait de connaître la topographie du Massif Central, avait mené sans mort d’homme cette glissade à tâtons. Broudier et Lesueur à un certain virage étaient bien tombés l’un sur l’autre. Mais les machines s’étayèrent mutuellement de telle sorte qu’ils ne roulèrent pas dans le précipice voisin comme il eût été naturel.

Depuis leur rencontre à la croisée des chemins, ils avaient connu la joie d’être trois.

Pendant la marche, Bénin et Broudier, gardant leurs habitudes, tenaient Broudier la droite, et Bénin la gauche. Lesueur s’était mis simplement à la gauche de Bénin. Ils ramonaient ainsi tout le calibre de la route.

Bénin criait bien de temps à autre :

— C’est dégoûtant ! Vous, vous avez les ornières, vous roulez sur du velours. Et moi je danse sur le dos d’âne !

Mais au fond, il aurait été désolé de céder sa place. Il occupait le milieu du rang ; rien ne passait de Broudier à Lesueur dont il n’eût sa part ; il ne perdait pas une parole, pas un rire. Quelquefois même il répétait à Lesueur une phrase de Broudier que Lesueur avait mal entendue. Il habitait avec bonheur la région la plus riche de l’amitié.

Aussi le monde ne lui importait-il presque plus. Il voyait à peine les paysages. Il n’y donnait un coup d’œil que lorsque Broudier ou Lesueur avait dit :

— Pige-moi cet horizon, si c’est bath !

Et il n’aurait pas été moins heureux sur le plateau d’Orléans.

Car trois copains qui s’avancent sur une ligne n’ont besoin de personne, ni de la nature, ni des dieux.



Ils arrivaient donc sur une petite place d’Ambert. Ils avaient erré une demi-heure dans la ville ; et ils perdaient l’espoir de trouver la mairie.

Soudain, un homme parut à un angle de la place. C’était un sergent de ville, le sergent de ville d’Ambert, le gardien de la paix d’Ambert.

Bénin marcha vers lui :

— Pardon, monsieur l’agent, où se trouve la mairie, s’il vous plaît ?

Le gardien de la paix d’Ambert répondit :

— Vous avez un lampion, vous. Mais les deux autres ?

— Excusez-nous, monsieur l’agent, nous formons un convoi ; et d’après les règlements de police, comme vous le savez, le premier véhicule d’un convoi est seul tenu de porter un fanal.

L’agent garda le silence. Bénin reprit :

— La mairie est par ici, sans doute ?

— L’hôtel de ville ?

— Oui.

— Qu’est-ce que vous allez faire à l’hôtel de ville à minuit moins le quart ? Tous les bureaux sont fermés.

— C’est-à-dire que nous nous rendons chez un de nos parents qui habite en face de l’hôtel de ville.

— Ah ! c’est différent. Eh bien ! prenez la rue que vous voyez là, tournez par la deuxième à gauche ; ensuite vous prenez la première à droite, vous marchez cent mètres, vous appuyez à gauche, et vous y êtes.

Bénin, Broudier, Lesueur ne mirent qu’une quinzaine de minutes à réaliser les vues de l’agent. Il n’était pas loin de minuit quand ils lurent sur le pan d’une maison : « Place de l’Hôtel-de-Ville ».

Ils découvrirent alors un monument étrange, une sorte de grosse rotonde, dont la rotonde du Parc Monceau n’eût été que le poussin.

— Quoi ! dit Broudier, serait-ce la mairie d’Ambert ?

Ils se turent. Ils contemplaient avec émotion ce monument d’orgueil.

— Mais, dit Lesueur, d’une voix mal assurée, où est le milieu de la façade ?

Personne d’abord n’osa répondre. Broudier dit enfin :

— La mairie d’Ambert est une mairie dont la façade est partout, mais le milieu nulle part. Ils méditèrent dans l’ombre. Lesueur dit :

— Qu’allons-nous faire ?

— Je n’aperçois qu’une solution, dit Bénin. Nous allons tourner l’un derrière l’autre autour de la mairie d’Ambert. Nous tournerons d’un mouvement régulier. De la sorte nous passerons nécessairement devant le milieu de la façade de la mairie d’Ambert, si ce point existe ; ou si, comme je pense, ce point n’existe pas dans le réel, s’il n’est qu’une pure conception de l’esprit, si, pour mieux parler, il s’agit d’un lieu géométrique, nous le décrirons en entier, et nous serons ainsi fidèles à notre rendez-vous.

C’était sans réplique.

— Dans quel sens tournerons-nous ? demanda Lesueur.

— Mais dans le sens des aiguilles d’une montre !

L’un derrière l’autre, poussant leurs machines, ils approchèrent de la mairie ; quand ils n’en furent plus qu’à une faible distance, ils commencèrent à tourner autour dans le sens des aiguilles d’une montre.



Quelques instants plus tard, Huchon, une valise à la main, mettait le pied sur la place de la mairie. Il était fort myope. Aussi ne distingua-t-il d’abord qu’un bloc volumineux dressé dans l’ombre. Il alla vers cette masse.

— Je ne sais pas où est la façade, se dit-il, mais je n’ai qu’à faire le tour, je la trouverai bien.

Et il se mit à faire le tour du monument, par la gauche. Il marchait d’un bon pas. Il pensait :

« Il doit y avoir comme une espèce d’abside arrondie. Je suis en train de la longer. La façade est de l’autre côté, sûrement. »

Mais la muraille tournait devant lui, sans fin. Il eut l’impression d’être revenu à son point de départ.

— C’est curieux. Je suis probablement la dupe d’un effet de symétrie. Cet édifice a des dimensions considérables, et est orné, je présume, de plusieurs coupoles qui se font pendant. J’en contourne successivement la base. Je finirai bien par trouver la façade.

Et il continua.

Minuit sonnait quand survinrent, de la direction opposée, Omer et Lamendin. Ils avaient débarqué en gare d’Ambert vers les dix heures du soir. Ils s’étaient procuré des chambres d’hôtel ; ils s’étaient décrassés et restaurés consciencieusement ; et ils se félicitaient de joindre le lieu du rendez-vous à l’heure exacte.

— Voici la mairie ! dit Omer. Nous ne nous sommes pas pressés ; nous n’avons demandé de renseignements à personne, et nous arrivons avec la précision d’une éclipse.

Ils s’avancèrent tout près de la muraille

— Tiens ! dit Lamendin, il y a une sorte de portique circulaire. C’est une idée originale. La façade se trouve de l’autre côté.

Et ils commencèrent à contourner l’édifice par la gauche.

— J’entends des pas, il me semble, dit Lamendin.

Omer répondit, négligemment :

— Ce sont de braves provinciaux qui regagnent leur domicile. Les autres jours, ils se couchent à neuf heures. Mais, le samedi soir, ils se permettent quelques excès.

Ils continuèrent à tourner. À dix mètres derrière eux, Huchon venait, valise en main, tournant toujours, et disant :

— Cet hôtel de ville à trois fois la taille du Panthéon. Je ne m’attendais pas à trouver ici un tel faste municipal.

À vingt mètres derrière lui, Bénin, Broudier, Lesueur venaient, poussant leurs machines et tournant aussi, mais sans illusion.

Tout à coup, Bénin s’arrêta :

— Messieurs faisons volte-face et tournons en sens inverse ! C’est en cherchant les Indes par la route de l’ouest que Colomb a découvert l’Amérique.

Ils firent volte-face. Lesueur, ainsi, tenait la tête.

À peine eut-il marché quelques pas qu’il tomba sur deux hommes dont l’un disait :

— L’emploi de ces vastes motifs circulaires trahit une influence byzantine.

Et dont l’autre répondait :

— Je crois que nous serions arrivés plus vite en tournant par la droite.



— Messieurs, dit Huchon, il est une heure à ma montre. Nous avons passé cinquante minutes exactement à exposer et à discuter nos projets. Il serait temps d’en finir. Et d’abord quelqu’un veut-il aller voir du côté de la mairie si Martin n’est pas arrivé ?

— Tu plaisantes ! En ce moment, Martin, qui a manqué quatre correspondances et qui s’est trompé trois fois de direction, roule dans un train mixte entre Barcelonnette et Gap. Il frotte la vitre avec le pan du rideau, et il regarde plein d’inquiétude.

— Je n’insiste pas, mais décidons quelque chose. Nous sommes convenus de retenir les meilleurs projets, un sur deux, autrement dit. Le plus pratique est que nous votions. Désignons chacun sur un bout de papier les trois projets qui ont nos préférences. Ramassons les papiers et additionnons les votes. Ça demande cinq minutes.

— Tout vote me semble superflu en ce qui concerne deux au moins de ces projets, dit Lamendin gonflant les joues et tailladant l’air à coups de nez. Lesueur et Bénin ont engagé certains préparatifs, noué certaines combinaisons… N’ont-ils pas des droits acquis ? Leurs idées, par ailleurs, ne sont-elles pas des plus séduisantes ? Nous ne pouvons que donner notre visa.

— Soit, dit Huchon avec une pointe d’aigreur, mais ça ne fait que deux. Je demande qu’on vote pour choisir le troisième projet.

On approuva. Huchon lui-même se chargea du dépouillement.

— Quatre voix pour le projet Broudier. Deux pour le mien. Le projet Broudier est adopté.

Un murmure parlementaire emplit la chambre.

— Pas de chahut ! dit Omer, dont la face couleur de zinc se colorait un peu. Pas de chahut. Les gens sont déjà assez intrigués par ces six personnages débarqués chez eux en pleine nuit. Si nous continuons, ils vont nous signaler au sergent de ville.

Les copains consentirent à parler plus bas.

— Maintenant, dit Huchon, dont les yeux luisaient sous verre, nous écoutons nos trois protagonistes. Qu’ils nous renseignent, avec la dernière précision, sur le lieu, le temps, et l’ordonnance de leurs entreprises. De quels concours ont-ils besoin ? De quels comparses ?

— Moi, dit Bénin, j’opère à l’heure de la grand’messe, en la cathédrale de cette ville.

— Moi, dit Lesueur, j’opère vers les cinq heures de l’après-midi, à Issoire. Mais il faudra que je parte de bon matin, et j’ai besoin d’être accompagné.

— Moi, dit Broudier, je compte agir dans une heure, au plus. Je réclame une petite escorte.

— Nous ne serons jamais assez ! Ah ! si Martin était là !

— Pas de soupirs inutiles ! dit Huchon. Procédons par ordre. Occupons-nous de Broudier d’abord.

— Eh bien ! dit Broudier, tout sera réglé en deux minutes. Martin n’est pas où vous le croyez. Il n’est pas dans un train mixte entre Barcelonnette et Gap ; il est à Ambert, dans une chambre de l’Hôtel de France. L’Hôtel de France se trouve à cent mètres d’ici. Martin est là, et il dort.

— Tu blagues ?

— Martin n’aime pas se coucher tard ; et l’on peut à la rigueur se passer de son avis dans une discussion. Aussi, lui avais-je recommandé d’arriver à Ambert sur les neuf heures et de se mettre au lit incontinent. Je ne doute pas qu’il ait suivi à la lettre mes conseils. Quoi que vous pensiez, c’est un homme exact et débrouillard. Ne riez pas ! Il n’a pas raté le train, et il a trouvé l’hôtel, croyez-le ! Il n’a pas davantage laissé en route le petit colis que je l’ai chargé de m’apporter.

— Qu’est-ce qu’il y a dans ce colis ?

— Deux chapeaux de soie, à ressort, deux complets redingote, un ruban de chevalier de la Légion d’honneur, et une rosette d’officier… Omer et Lamendin acceptent-ils de me seconder dans ma mission ?

— Oui, tout de même.

— Oui ! avec plaisir.

— Leur physique, taille et physionomie, convient à mes desseins.

« Êtes-vous prêts, messieurs ? Nous nous rendrons à l’Hôtel de France. Vous revêtirez mes deux redingotes. Je vous conférerai tout aussitôt l’ordre de la Légion d’honneur. Pour moi, comme il sied à un ministre, je resterai en veston, je donnerai un coup de brosse à mon chapeau, et je ne serai pas décoré. Martin, en petit complet gris et en melon, fera figure de secrétaire.

— Tout cela, dit Huchon, me paraît excellemment conçu. Mais nous autres pendant ce temps-là ?

— Nous autres, dit Bénin, nous continuerons l’étude de mon projet et du projet Lesueur. Puis nous irons prendre l’air et rôder autour des casernes. Dans le silence nocturne, nous épierons le retentissement de leur exploit. Nous le connaîtrons par le dehors. Nous en tâterons le volume, nous en caresserons l’énormité. Nous l’écouterons choir sur Ambert endormi.

— Mais, dit Broudier, où se retrouvera-t-on ?

— Ici…, à l’hôtel…

— Soit… Omer, Lamendin ? Nous y sommes ?

— Oui !

— Au revoir, messieurs !

— L’accolade !

— Certes !