Les Coréens : Aperçu ethnographique et historique/chapitre IV

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Maisonneuve frères et Ch. Leclerc (p. 60-74).


CHAPITRE IV

Le génie national


§ 1. — L’ÉCRITURE CORÉENNE


L’écriture en usage, dans la Corée, soulève un problème tout particulièrement intéressant pour les ethnographes. Tandis que les Chinois ne possèdent encore, après plus de 4,500 ans d’existence que des signes images représentant conventionnellement les idées qu’ils veulent exprimer sur le papier, signes dont l’innombrable quantité (environ cent mille) fait de la lecture une science longue et pénible à apprendre ; alors que les Japonais ont vainement essayé d’appliquer à la transcription des mots de leur langue un syllabaire qu’ils ont inventé, et dans lequel il est impossible de noter une consonne, abstraction faite des voyelles ; les Coréens, au contraire, possèdent une écriture d’une remarquable simplicité, dans laquelle chaque son est représenté par son caractère distinct, absolument comme dans nos écritures européennes.

L’alphabet coréen se compose des signes suivants :


voyelles :
â eu o ou i a yi yeu yo you é


consonnes :
k n t r, l m p s ts h ng


consonnes aspirées :
k’ t’ p’ ts’


Pour la transcription des mois étrangers, les lettres suivantes ont été ajoutées à l’alphabet coréen :

g d b z


En examinant, il y a quelques années, les lettres de cet alphabet, j’ai été frappé de la ressemblance qu’offrent les consonnes coréennes avec les consonnes correspondantes de l’alphabet indien :

k t l m p

Cette ressemblance, surtout si l’on tient compte des variations de formes qu’ont subies les lettres indiennes, est telle qu’on ne saurait y voir un effet du hasard ; et on est amené à cette conclusion absolument incontestable, à savoir que l’alphabet coréen a été emprunté à la source indienne.

Ce fait une fois établi, il reste à savoir à quelle époque et dans quelles circonstances l’écriture hindoue a été importée en Corée. Les auteurs Chinois et Japonais, qui, jusqu’à présent, sont les seuls à nous fournir des renseignements sur les origines et les évolutions historiques de la Corée, ne nous donnent malheureusement que bien peu d’éclaircissements sur cette question, et les anciens rapports de l’Inde et de la Corée demeurent jusqu’à présent à l’état d’énigme inexplicable.

Nous avons cependant les moyens d’établir que l’écriture alphabétique de la Corée était pratiquée dans cette péninsule à une époque assez reculée. Klaproth prétend que cette écriture fut inventée dans le royaume de Paik-tse (le Peh-tsi des Chinois), en l’an 374 de notre ère[1], mais il ne s’était pas aperçu qu’il s’agissait d’un alphabet d’origine indienne ; de sorte qu’il ne faut voir tout au plus à cette date qu’une importation étrangère et nullement une invention de toutes pièces.

Un fait emprunté à la paléographie japonaise vient cependant projeter quelques lueurs au milieu des obscurités de ce curieux problème. Les indigènes du Nippon prétendent, eux aussi, avoir fait usage à la même époque à laquelle on rapporte l’introduction de l’alphabet coréen dans le Paiktse, d’un alphabet à peu de chose près identique à celui de la Corée. Quelques savants japonais soutiennent que cet alphabet aurait été inventé dans leur pays et que c’est de là qu’il fut apporté sur le continent. L’origine indienne des lettres coréennes étant un fait indiscutable, la prétention de ces savants ne saurait être admise, et il n’est guère possible de faire une supposition plus vraisemblable que celle qui fait venir de la Corée les lettres dites Sin-zi, « Caractères des Dieux », dans les îles de l’extrême Orient.

Les origines coréennes ne pouvant être reculées au delà de l’ère chrétienne (et encore à cette époque se trouve-t-on bien plus dans la période mythologique que dans la période historique), l’introduction de l’écriture en Corée doit être à peu près contemporaine des premiers siècles de ses annales. D’autre part, le bouddhisme, introduit en Chine en l’an 65, fut transporté en Corée par des missionnaires chinois en 372, d’abord dans le royaume de Kao-li, ensuite dans le royaume de Paik-tse en 384. Il est peu probable que l’écriture en question ait été répandue dans ce dernier pays dix ans avant l’arrivée des sectateurs de la foi de Çâkya-Mouni ; à moins cependant que le bouddhisme ne soit plus ancien en Corée que la date qui nous est donnée par les écrivains Chinois.

Ainsi qu’on le voit, le problème qui nous occupe, sans cesser d’être fort obscur, peut être localisé dans la chronologie coréenne d’une façon suffisamment précise, surtout si l’on se rappelle qu’il s’agit d’une époque où les véritables événements de la péninsule commencent à peine à figurer sur les registres de l’histoire. Il reste cependant à expliquer comment les missionnaires chinois qui venaient prêcher le bouddhisme au Tchao-sien parvinrent à y faire accepter l’alphabet hindou de préférence aux signes idéographiques qui avaient déjà été employés en Chine non seulement pour traduire les livres sacrés de l’Inde, mais encore pour noter et transcrire les mots sanscrits nécessaires à l’enseignement de la nouvelle doctrine religieuse. Il est probable que les lettres dêvanâgarî ne furent point acceptées en Chine, parce que l’écriture idéographique avait acquis dans ce pays un caractère essentiellement national qu’il était impossible de supplanter, d’autant plus que c’était avec ses signes qu’on avait écrit les livres canoniques de l’antiquité chinoise et les livres moraux de la grande école de Confucius ; mais qu’en Corée, où la civilisation était à peine sortie de ses langes, où toute écriture était encore inconnue ou tout au moins peu usitée, les prédicateurs du bouddhisme ne rencontrèrent point la même résistance, et qu’ils purent à leur gré répandre dans le pays l’alphabet même avec lequel avaient été écrits les plus anciens monuments de la littérature bouddhique.

De nouvelles recherches ne tarderont probablement point à nous éclairer d’une façon complète sur cet intéressant sujet.



§ 2. — LA LANGUE ET LA LITTÉRATURE


La langue coréenne possède un fonds de mots indigènes qui paraissent n’avoir aucune espèce de rapport avec les mots chinois. Ces derniers se sont introduits, non seulement dans l’idiome écrit, mais même dans l’idiome vulgaire, en telle proportion qu’on emploie généralement plus d’expressions chinoises en coréen que de locutions coréennes proprement dites. On peut aussi constater, dans le langage actuel du Tchao-sien, un phénomène analogue à celui qui s’est accompli, surtout depuis quelques années, dans le langage des insulaires du Nippon, où les mots d’origine chinoise tendent de jour en jour à supplanter davantage les mots indigènes.

L’examen du vocabulaire coréen nous montre donc une foule énorme de mots chinois, plus ou moins altérés dans leur prononciation, à peu près comme l’on trouve dans le dictionnaire persan une quantité de mots arabes apportés par la civilisation musulmane. Quant au fond indigène, il n’a pas encore été étudié sérieusement au point de vue de la linguistique comparée, et ce n’est que par une hypothèse, d’ailleurs vraisemblable, qu’on a cru pouvoir le rattacher à la famille tatare ou mongolique.

Cette hypothèse tire son origine des ressemblances grammaticales et syntactiques qu’on a pu constater entre le Coréen et les principaux idiomes de l’Asie Centrale et Orientale. Parmi ces ressemblances, on peut citer les suivantes :

Absence de genre pour les substantifs.

Invariabilité des substantifs, au point de vue des cas et au point de vue des nombres. Les cas sont formés à l’aide de postpositions distinctes et séparées du nom. Le pluriel n’est pas l’objet de formes particulières et ne s’indique que par des mots additionnels exprimant l’idée de quantité, foule, réunion, accumulation.

Les adjectifs, également invariables, ne s’accordent point avec les noms qu’ils qualifient.

Absence du pronom de la troisième personne, lequel est remplacé par des locutions démonstratives.

Emploi de postpositions, là où seraient employées des prépositions dans les langues ariennes.

Existence d’une conjugaison négative spéciale, commune à tous les verbes.

Le qualificatif, à quelque catégorie grammaticale qu’il appartienne, précède le mot qualifié.

Le régime indirect, l’ablatif, le locatif ou instrumental, précède l’accusatif ou régime direct.

Dans les énumérations d’objets, la conjonction « et » se place après le substantif, comme le que des Latins : paterque, materque.

Le comparatif, dans la langue écrite, se forme suivant le procédé essentiellement caractéristique des langues tatares, procédé qui consiste à mettre également au positif les deux noms comparés, mais en faisant suivre celui aux dépens duquel est faite la comparaison de la particule postpositive de l’ablatif.

Parmi les formes de l’interrogatif, il en est une qui consiste dans l’emploi l’un après l’autre de l’affirmatif et du négatif (ex. : « prêt, pas-prêt », pour « est-ce prêt ? ») Un interrogatif du même genre existe notamment en chinois et en japonais.

Enfin, un grand nombre de verbes se forment avec des substantifs ou des mots composés chinois suivis d’un auxiliaire qui seul est susceptible d’être conjugué. Un procédé absolument analogue se remarque en japonais.

Jusqu’à présent, on peut affirmer qu’on ne possède point de monuments de la littérature coréenne proprement dite. La plupart des livres qu’on a trouvés dans la péninsule étaient des livres chinois ou des livres écrits en chinois. Le seul ouvrage, en partie coréen, que nous connaissions en Europe déjà depuis bien des années, est le Tsyen-tsa-kyeng ou Livre de Mille mots. C’est la traduction d’un petit texte chinois composé sous le règne de l’empereur de Chine Wou-ti, fondateur de la dynastie des Liang[2]. Il est cependant certain qu’il existe d’autres livres purement coréens, et l’un d’eux, malheureusement incomplet des premières pages, fait partie de la collection du Département Asiatique à Saint-Pétersbourg. Il y a tout lieu de croire que d’autres ouvrages du même genre ne tarderont pas à être signalés aux orientalistes ; mais ces ouvrages seront certainement peu nombreux et ne constitueront par leur ensemble qu’un bien faible rudiment de ce qu’on peut appeler une littérature.


Fig. 6. — Spécimen du Tsyen-tsa-kyeng (Coréen-Chinois).


Si l’on examine cependant les conditions actuelles d’existence de la langue coréenne, on est amené à prédire, à une époque assez prochaine, la naissance d’une véritable littérature coréenne. Les missionnaires de la Société des Missions étrangères, avec l’aide d’indigènes convertis au christianisme, ont déjà jeté les premières bases de cette littérature, et ils ont fait paraître à Yoko-hama un Dictionnaire Coréen-Français, qui ne servira pas seulement aux Européens à apprendre l’idiome vulgaire du Tchao-sièn, mais qui fournira aux indigènes eux-mêmes les moyens de cultiver leur langue mieux qu’ils ne l’ont fait jusqu’à présent, et de s’en servir pour répandre par des écrits l’expression de leur pensée. Le dictionnaire en question renferme, en effet, un nombre considérable de locutions littéraires empruntées aux écrivains de la Chine ; et c’est à l’aide de ces expressions que les indigènes de la péninsule pourront composer des livres en rapport avec leur état intellectuel et avec la somme de civilisation qu’ils ont actuellement acquise. Dans une Grammaire Coréenne publiée l’année suivante par les mêmes missionnaires, on a donné, à titre d’exercices gradués, une série de phrases dialoguées, d’anecdotes et d’historiettes, empruntées en partie à l’imagination européenne, mais qui démontrent cependant, dans l’idiome coréen, une souplesse suffisante pour la composition de morceaux plus étendus et d’un style plus élevé.

Avant la récente occupation de la Cochinchine par les Français, on pouvait dire qu’il n’existait point de littérature annamite. Depuis notre établissement à Saïgon et dans les contrées avoisinantes, il a paru et il paraît chaque jour des contes, des légendes, des romans et des poèmes cochinchinois inédits. La plupart de ces productions du génie annamite, plus ou moins guidé et dirigé par l’esprit européen, n’ont qu’une valeur assez médiocre : on ne peut nier cependant qu’elles ne soient le point de départ d’une littérature originale qui serait sans doute restée bien longtemps encore avant de se manifester, ou qui même ne se serait jamais produite à la lumière sans l’invasion des idées occidentales dans cette partie de l’Indo-Chine. Ou je me trompe fort, ou un phénomène analogue ne tardera pas à se manifester en Corée. Ce sera le signal définitif de l’émancipation du peuple, d’ailleurs laborieux et intelligent, de la dernière terra incognita du vieux monde asiatique.

  1. Suivant les Coréens, leur écriture alphabétique ou on-moun avait été inventée seulement vers le viiie siècle, sous leur dynastie des Oang, par un bonze appuie Syel-tsong-i. Ce bonze est considéré comme un des savants les plus distingués qui aient existé dans la péninsule.
  2. Ce livre est répandu dans toutes les écoles de la Corée où il sert à apprendre à la jeunesse les premiers éléments de l’écriture idéographique de la Chine. Le célèbre voyageur hollandais, Ph.-Fr. von Siebold, en a donné une reproduction, en chinois et en coréen, par le moyen de la lithographie, dans sa Bibliotheca Japonica.