Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 32

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 239-243).
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XXXII


Il s’arrêta deux fois, en entendant le rire sonore de Marianka et d’Oustenka qui, maintenant ensemble, criaient quelque chose. Olénine passa toute la soirée dans la forêt, à la chasse. Sans avoir rien pris, il revint à la tombée de la nuit. En traversant la cour, il remarqua la porte ouverte de la cuisine des propriétaires et aperçut une chemise bleue. À voix haute, pour qu’on sût son arrivée, il appela Vanucha et s’assit sur le perron à sa place habituelle. Les propriétaires étaient déjà de retour du jardin. Ils sortirent de la cuisine, entrèrent dans la cabane et ne l’appelèrent pas chez eux. Marianka sortit deux fois dans la rue. Une fois dans la demi-lumière, il lui sembla qu’elle se retournait vers lui. Il suivait avidement chacun de ses mouvements, mais ne se décidait pas à s’approcher d’elle ; quand elle disparut dans la cabane, il descendit du perron et se mit à marcher dans la cour. Marianka ne paraissait pas. Olénine passa toute la nuit dans la cour, sans dormir, en écoutant chaque bruit de la cabane des maîtres. Il les entendit causer dans la soirée pendant le souper, remuer les couettes et se mettre au lit. Ensuite il entendit Marianka rire de quelque chose, ensuite tout devenait calme. Le khorounjï chuchotait quelque chose à la vieille et quelqu’un soupirait. Il entra dans sa cabane. Vanucha dormait tout habillé. Olénine le regarda avec envie et de nouveau marcha dans la cour, en attendant toujours quelque événement. Mais personne ne parut, personne ne remua ; on n’entendait que la respiration régulière de trois personnes. Il reconnaissait la respiration de Marianka, l’écoutait attentivement, il écoutait aussi les battements de son cœur. Dans la stanitza tout était devenu silencieux ; la lune qui était en retard montait et l’on distinguait mieux le bétail qui, couché dans la cour, en soufflant, se levait lentement. Olénine se demandait avec colère : « Que me faut-il ? » Et il ne pouvait se détacher de la nuit. Tout à coup il perçut nettement des pas et le gémissement du plancher dans la cabane du maître. Il se jeta sur la porte, mais de nouveau n’entendit rien, sauf les respirations régulières ; dans la cour, la bufflonne se remua en respirant lourdement, se mit sur les genoux de devant, ensuite se dressa sur ses quatre pattes, agita la queue et quelque chose frappa régulièrement la terre glaise sèche de la cour, et de nouveau elle se coucha en respirant, dans le brouillard de la lune… Il se demandait toujours : « Que dois-je faire ? » et se préparait enfin à aller se coucher. Mais un bruit s’entendait, et dans son imagination se montrait de nouveau l’image de Marianka sortant dans la cour par cette nuit de lune embrumée, et de nouveau il se jetait vers la fenêtre, et de nouveau il entendait des pas. Vers l’aube il s’approcha de la fenêtre, poussa le vasistas, accourut vers la porte et en effet, il entendit la respiration de Marianka et ses pas. Il prit le loquet et frappa. Des pieds nus, avec précaution pressant à peine le plancher, s’approchèrent de la porte. Le loquet se souleva, la porte grinça, une odeur de parfums et de courge s’épandit et sur le seuil se montra la haute taille de Marianka. Il l’aperçut un seul moment à la lumière de la lune. Elle frappa la porte en chuchotant quelque chose et s’enfuit à pas légers. Olénine se mit à frapper doucement ; mais personne ne répondit. Il courut à la fenêtre et écouta… Tout à coup, une voix d’homme, aiguë et perçante, le frappa.

— C’est bon ! — fit en s’approchant d’Olénine un jeune Cosaque, pas très grand, en bonnet blanc. — J’ai tout vu. C’est bon !

Olénine reconnut Nazarka et se tut, ne sachant que faire ni que dire.

— C’est bon, j’irai à la chancellerie de la stanitza je prouverai et raconterai au père. Voilà ce qu’est la fille du khorounjï ; pour elle, c’est peu d’en avoir un.

— Que veux-tu de moi ? Que te faut-il ? — demanda Olénine.

— Rien, seulement je raconterai cela à la chancellerie de la stanitza.

Nazarka parlait très haut, visiblement exprès.

— Voilà le junker, comme il est habile !

Olénine tremblait et pâlissait.

— Viens ici ! viens ici !

Il le prit follement par le bras et le conduisit vers sa cabane.

— Il n’y avait donc rien. Elle ne m’a pas laissé entrer. Et moi, rien… C’est une fille honnête…

— Oh ! c’est pas le temps de raisonner… — dit Nazarka.

— Mais ça ne fait rien, je te donnerai… attends !…

Nazarka se tut. Olénine courut dans sa cabane et rapporta au Cosaque, dix roubles.

— Il n’y avait rien, mais c’est égal, je suis coupable, et voilà : je te donne ! Seulement, au nom de Dieu, que personne ne sache… Oui, il n’y avait rien…

— Soyez heureux — fit en riant Nazarka.

Et il s’éloigna.

Nazarka était venu à la stanitza sur l’ordre de Loukachka, pour préparer un endroit pour un cheval volé ; en passant dans la rue il avait entendu le bruit des pas. Le lendemain il était de retour à la centaine et, en se vantant, il racontait aux camarades avec quelle habileté il avait gagné dix pièces. Le matin suivant, Olénine vit le propriétaire, personne ne savait rien. Il ne causa pas à Marianka, elle rit seulement en le regardant. Il passa de nouveau une nuit sans sommeil, en marchant en vain dans la cour. Le lendemain, exprès il partit à la chasse, et le soir, pour fuir de soi-même, il alla chez Bieletzkï. Il avait peur de soi et se promit de ne plus revenir chez le propriétaire. La nuit suivante le sous-officier éveilla Olénine. La compagnie allait partir à l’expédition. Olénine se réjouissait de cette occasion et pensait déjà ne plus revenir à la stanitza. L’expédition dura quatre jours. Le chef désirait voir Olénine avec lequel il était en parenté et lui proposa de rester dans l’État-major. Olénine refusa. Il ne pouvait vivre sans sa stanitza et demanda qu’on le laissât partir. Pour l’expédition il reçut la croix militaire qu’il désirait tant auparavant. Mais maintenant cette croix le laissait tout à fait indifférent et encore plus la promotion d’officier qui n’arrivait toujours pas. Il passa avec Vanucha sur la ligne et devança sa compagnie de quelques heures. Olénine resta toute la soirée sur le perron à regarder Marianka. Toute la nuit, de nouveau sans but, sans idée, il marcha dans la cour.