Les Croix de bois/En revenant de Montmartre

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XV
EN REVENANT DE MONTMARTRE


Nous regardions distraitement la campagne : d’Artois ou de Champagne, de Lorraine ou des Flandres, qu’elles soient bordées d’ormes ou de champs blonds, de tourbières ou de vignes, les routes sont toutes les mêmes, pour le biffin : de la poussière ou de la boue qui mène, à rudes étapes, du repos aux tranchées.

Penchés à l’arrière des camions, des soldats aux cils blancs s’amusaient à crier : « Bée ! bée !… » et le convoi ferraillant emportait dans le bruit leur plainte de moutons. D’autres chantaient.

Cette route charriant des hommes, toujours des hommes, me semblait vivre d’une vie infernale, et je croyais voir, au loin, tous ces affluents de poussière qui alimentent intarissablement le lit desséché du grand fleuve sans nom, le large Styx de pierre et de fumée où semblent reposer tous les noyés du monde, sur un limon d’épaves et de lianes rouillées.

Derrière nous se dressaient les baraquements noirs d’une ambulance et, comme dépendances, un verger de croix de bois. Elles se tenaient rigides sur leurs tertres crayeux, bien alignées, éternellement prêtes pour la grande Revue, et l’on avait, plus loin, couché les « tiraillous », la tête vers La Mecque, veillés par l’étroite planchette taillée en ogive.

À l’autre bout du cimetière, des territoriaux travaillaient. On s’approcha, sans penser à rien, simplement pour voir : c’étaient des fosses qu’ils creusaient. Toute une allée de fosses. En nous apercevant, les pépères avaient cessé de piocher, comme honteux. L’un d’eux, appuyé sur sa pelle, nous expliqua d’un air gêné :

— C’est des ordres, hein… Avant un coup dur, il vaut mieux prendre ses précautions… La dernière fois, il y en a qui ont dû attendre trois jours, heureusement que c’était l’hiver.

Nous ne répondions rien. Nous regardions nos trous… Le premier, Sulphart se révolta :

— Ah non ! s’exclama-t-il, ce coup-là, il y a de l’abus… Nous donner ça comme cinéma avant de remonter au casse-pipes, c’est bluffer l’homme.

Et, d’une traite, il courut aviser le commandant qui passait à cheval. On eut juste le temps de le voir se mettre au garde à vous et dire deux mots : d’un bond, le cheval était sur le talus. Cramoisi, étranglé de colère, le commandant criait aux anciens effarés :

— Allez-vous me foutre le camp !… Allez-vous filer, ou je vous fais chasser par mes poilus à coups de pied dans le cul… Qui est-ce qui vous a donné cet ordre-là ?… Je vous ordonne de me le dire !…

Tous les territoriaux avaient filé, abandonnant leursoutils ; il ne restait plus qu’un grand vieux, qui écoutait le nez baissé, considérant ses pieds changés en mottes de terre.

— Êtes-vous sourd ?… Je veux savoir qui vous a commandé ce travail-là.

— Y a pas de mal, mon commandant, bredouilla l’homme d’une voix de vieille chèvre. Moi ça ne me gêne pas, c’est ma partie : je suis bedeau-fossoyeur dans le civil, à Prieuré-sur-Claise, par Mézières (Indre).

Tout en parlant, il tirait sa veste bleue, avec ses doigts terreux, comme s’il avait prétendu la faire descendre plus bas que son ventre. Désarmé, le commandant le regarda avec une sorte de commisération bourrue :

— Tiens, va-t’en, lui dit-il en haussant les épaules… Je vais régler ça moi-même.

Et laissant là son cheval, il pénétra dans l’ambulance, d’où les infirmiers suivaient la scène en roulant de la bande à pansement.

Sans blaguer, le cœur mal à l’aise, nous rejoignîmes les camarades dans le champ où ils cassaient la croûte. On mangeait par petits groupes, toujours les mêmes ensemble : ceux qui recevaient de gros colis partageaient avec les copains qui en recevaient d’aussi gros, les petits colis mangeaient avec les petits colis, et ceux qui ne recevaient rien mangeaient de leur côté, unissant leurs indigences pour se payer un litre. Les plus malins flattaient Gilbert, sachant qu’il n’était pas « regardant » et faisait volontiers goûter ses conserves aux camarades gavés de macaroni.

Debout derrière lui, un petit maigrichon aux joues criblées de son disait d’un air madré :

— Ah ! c’est bien ce que t’as fait l’autre jour, de ne pas te laisser embusquer, de ne pas vouloir quitter les copains…

Demachy, couché sur le côté, mordillait un brin de paille. Rudement, sans même se retourner, il répondit :

— Non, passe la main, vieux… Ce n’est pas bien du tout : c’est idiot. Mais cela me plaît parfois, à moi, de faire des choses idiotes.

Huit jours auparavant, comme nous étions au grand repos, un de ses cousins était venu le voir, un officier à brassard brodé, qui lui avait proposé de le faire passer dans l’automobile.

— Merci, lui avait répondu Gilbert. Comme auto, je ne conduis que la mienne.

Personne n’avait compris et Sulphart lui-même, qui pourtant eût perdu gros si Demachy était parti, l’avait injurié toute une soirée, criant comme un sourd que l’eau allait toujours à la rivière, et les filons « aux gars trop billes pour savoir en profiter ».

À moi, Gilbert avait avoué :

— La joie de crâner, tu comprends, de cingler quelqu’un d’une réplique… C’est pour cela surtout… Je n’ai même pas pris le temps de réfléchir, cela m’a échappé, comme une injure. Après, je ne pouvais plus me reprendre, il était trop tard… Est-ce bête, hein, de jouer sa peau pour un mot… Mais vraiment, il me dégoûtait trop, avec ses bottes lacées et ses gants paille.

Jamais je ne l’avais vu boire autant que ce soir-là, et il avait saoulé le gros Bouffioux, qu’on venait le même jour de reverser dans le rang, remplacé à la roulante par un maçon qui avait trois enfants.

La promenade dans le cimetière et la découvertedes fosses vides avaient définitivement accablé l’ancien cuisinier, dont le moral était déjà bien bas. Rien que sa façon de hocher la tête en répétant : « Je crois qu’ils nous ont… » aurait découragé un régiment à fourragère. Il raconta l’incident à Gilbert, exagérant le nombre des trous, et Sulphart ne trouva à ajouter que cette assurance réconfortante :

— Je te jure qu’il n’y aura pas de bousculade, tout le monde trouvera à se placer… Ah ! les tantes.

En mangeant, Bouffioux, taciturne, posait de loin en loin des questions inquiètes, qui révélaient le fond de sa méditation.

— D’après toi, est-ce que c’est vraiment si mauvais que ça comme secteur ? Est-ce que les brancardiers font bien leur boulot dans les coups durs ?… Est-ce sûr, seulement, qu’on doit attaquer ?… À ton idée, combien qu’il peut se faire descendre de types dans un truc comme ça ?…

Pour le rassurer, Maroux lui répondit :

— Peut-être plus de la moitié, on ne sait pas. Bouffioux, ainsi renseigné, ne demanda plus rien.

Il but son café – le café du maçon, clair comme de la petite bière – et couché sur le dos, il se mit à réfléchir. Je l’entendis soupirer :

— Si seulement on était sûr que les prisonniers soient bien traités…



À tâtons, sans bruit, le bataillon quittait les baraques Adrian où nous avions dormi une moitié de nuit etles compagnies d’ombres s’alignaient sur le chemin.

— « Manque personne… Manque personne… » répondaient les caporaux à l’appel de leur escouade.

Quand vint son tour, Maroux répondit :

—-Manque Bouffioux… Il est allé réveiller l’adjudant à la ferme en face. Je vais le chercher.

Il entra dans la grande cour obscure, s’embourba dans le fumier, buta en jurant contre une herse oubliée, et, à l’aveuglette, il appela :

— Hé, Bouffioux !… Où que t’es ?…

Il entendit comme un craquement derrière lui, à la hauteur du toit, et une masse qui tombait lui ayant frôlé l’épaule vint s’écraser sur le fumier, avec un bruit mou, entraînant l’échelle du grenier, qui s’abattit sur le pavé.

Maroux saisi, avait fait un saut de côté, puis il s’élança, pour aider l’homme qui se relevait étourdi.

— T’as rien de cassé ?

— Non, rien, grelotta une voix blanche.

— Comment !… C’est toi, Bouffioux ?

— Oui, bafouilla l’autre, encore tout tremblant. J’ai fait un faux pas, j’ai manqué l’échelon…

— Mais qu’est-ce que tu foutais là-haut ?

— Eh bien… je pensais que des fois l’adjudant…

Le caporal haussa les épaules. Il avait compris.

— Ça va… Ramasse ton flingue et ton sac… Viens. Mais ne rebiffe jamais à ce truc-là, hein, je ne veux pas d’histoire à l’escouade…

Ils rejoignirent la colonne qui se formait et Maroux cria : « Manque personne. »

On s’engagea sur un chemin humide dont l’argile engluait les pieds. Dans l’ombre, à des cliquetisd’armes, on devinait d’autres troupes, montant ou descendant. Le canon grondait, infatigablement, sans éclat, d’un roulement continu, et, des versants invisibles, les éclairs rouges se répondaient. La route cahotait, plus bossuée à chaque pas, puis sa trace même s’effaçait, elle se perdait dans un désert de gravats. Pas même un boyau, dans ce bouleversement : des pistes sinueuses que les morts jalonnaient.

La relève serpentait, silencieusement. Des compagnies, en file obscure, nous croisaient, si clairsemées qu’elles faisaient peur. Une odeur de poudre, d’acide et de cadavres s’exhalait de cette terre rongée. De loin en loin on distinguait, coupant la plaine, les silhouettes penchées de brancardiers au joug.

On marcha une heure, on traversa les ruines sous lesquelles on entendait parler, on grimpa un chemin rocailleux où nos souliers cloutés patinaient, puis, harassés, on fit la pause. Tout près de nous, à peine protégés par un talus hâtif, des 75 étaient en batterie. Le voisinage déplut à Sulphart.

— Nous faire arrêter juste près des artiflots, c’est bien une idée de Morache. Comme ça, si Fritz se met à tirer, ça sera pour nos gueules.

Comme nous repartions, un ronflement d’obus à bout de souffle nous courba tous : il éclata devant les pièces, avec un bruit foireux.

— Les gaz !

Les mains fouillèrent fiévreusement la boîte à masque. Les lèvres pincées, toute la poitrine murée, on passait vite la cagoule. Bruyamment, des casques roulèrent. D’autres obus éclataient et leur torche rouge éclairait une seconde cette troupe effrayante de sca-phandriers égarés qui cherchaient une nuit plus épaisse pour y plonger.

On marchait vite. À la lueur des éclatements, je devinais, sur la pente, un morne éboulement de corps, de pierres, de loques, d’armes brisées. Puis, le masque brouillé me cacha tout ; je suffoquais sous mon bâillon, les poumons brûlants, et sentant à mes tempes l’agaçant chatouillement de la sueur. La relève filait quand même, aveuglée, et à tâtons, elle s’engagea dans un large boyau. Des hommes accroupis mangeaient. Nous retirâmes nos masques.

— Ayez pas peur, gouaillèrent les camarades qui ramenaient leurs jambes pour nous laisser passer, c’est des boules puantes !… Si vous mettez vos groins à chaque coup, vous n’aurez même plus le temps de becqueter, ils nous en sonnent toute la journée.

Des corvées passaient, chargées de pieux, de tôles, d’outils, d’araignées barbelées qui agrippaient nos sacs et ne les lâchaient plus.

Écrasés sous leur charge, bousculés, haletants, les hommes nous grognaient des injures, pour se soulager, comme ils auraient insulté leurs caisses de fusées, leurs sacs de grenades, ou les cerceaux de réseau brun, qui les faisaient pareils à des écuyers de cirque. Le cheminement parfois s’élargissait, s’étalant presque au ras des champs, puis il se renfonçait peureusement entre deux murs de sacs éventrés. Plus loin, il s’évasait de nouveau, formant comme un large carrefour, et l’on devinait, dans ces ténèbres, un étrange mouvement d’ombres silencieuses. Des soldats débouchaient des boyaux, d’autres arrivaient par les pistes, tous penchés en avant comme sont les haleurs, et l’on ne compre-nait pas, tout d’abord, quels étaient ces longs paquets-noirs qu’ils traînaient au bout de leurs cordes raidies. C’étaient des morts.

Des brancards ? – à peine en avait-on assez pour les blessés, et puis les postes de secours ne voulaient pas prêter les leurs. Alors, on traînait par les pieds, tous les morts glanés dans les champs, on les tirait avec une corde, comme les chevaux étripés des corridas, et on les empilait dans une longue sape, l’un sur l’autre, face aux étoiles, sentant ruisseler sur leurs visages douloureux la terre éternelle, qui s’écoulait des sacs crevés comme d’autant de sabliers.

La fosse était déjà pleine et deux hommes, à genoux, appuyaient sur les cadavres, les tassaient pour faire de la place aux autres.

Le capitaine Morache avait arrêté la colonne et l’ordre nous parvint, à peine murmuré :

— Baïonnette au canon.

Face à l’immense tombe, la compagnie se rangea. Une fusée lointaine fit briller d’un fugace éclair, la haie des baïonnettes.

— Aux soldats morts au champ d’honneur… Présentez, armes !

Toutes les crosses claquèrent, d’une unique détente, puis plus rien. Corps raidis, têtes hautes, nous regardions muets, les dents serrées : les soldats n’ont rien à offrir que leur silence.

— Reposez, armes…

La compagnie repartit et quitta le cheminement qui sortait de terre, semblant se prolonger par une piste. Un homme sautillait lourdement sur place, encapuchonné dans sa couverture.

— Faut pas passer par là, nous prévint-il d’une voix endormie, c’est défendu. Il faut prendre l’autre piste, celle-là est repérée.

Le nouveau sous-lieutenant, à qui il s’adressait, regarda la vaste forge d’ombre où des éclairs, çà et là, éclataient sous les coups de marteau.

— Mais ça n’a pas l’air de tomber là plus qu’ailleurs, observa-t-il.

L’homme battait toujours la terre de sa danse pesante, ses mains blotties sous les aisselles et la figure enfouie.

— J’dis pas non, répondit-il la voix perdue sous sa couverture. Moi, j’suis là seulement pour dire que c’est défendu… Maintenant, ceusses qui veulent y passer y passent ; moi, comme de bien entendu, j’m’en fous…



Cette tranchée toute neuve était ourlée de terre fraîche, comme une fosse commune. C’était peut-être pour gagner du temps qu’on nous y avait mis vivants.

Ceux que nous relevions l’avaient creusée en deux nuits, exhumant à coups de pioche des cadavres entassés, et, par endroits, des morceaux d’hommes émergeaient du mur. À un pied clouté qui dépassait, Sulphart avait accroché ses musettes et les mitrailleurs avaient posé leur pièce sur le ventre gonflé d’un Allemand dont un bras pendait et que cachait à peine une gangue friable. Il pesait dans ce trou une odeur âcre et douceâtre de mauvais marais. On avait mis à jour l’entrée de deux gourbis ennemis. L’escalier del’un était éboulé, ses étais broyés par une torpille. Sur une planche, à l’entrée, quelqu’un avait écrit comme épitaphe :

Ici des soldats Allemands.

Dans l’autre abri, une moitié de la section pouvait dormir, pendant que les camarades prenaient la veille.

Il s’était remis à pleuvoir, une pluie pressée qui cinglait par rafales, vous plaquant sur le dos la capote trempée. Son mouchoir noué autour du cou pour arrêter l’eau, Gilbert toussotait. Le général ayant interdit, sous peine de prison, le port des caoutchoucs, il avait dû se défaire du sien et avait pris froid. Pour se préserver de la pluie, les uns s’étaient taillé dans des sacs de couchage en toile huilée des chasubles jaune serin qu’ils attachaient avec des ficelles. D’autres se faisaient des capuchons de leur toile de tente, tout de suite transpercée. Lemoine, qui ne craignait que pour ses souliers troués, avait mis en guise de snow-boots deux sacs à terre tout neufs qui lui venaient à mi-jambe, et, dressé sur ces pieds évasés d’éléphant, il se tenait sur une planche, avec une échine résignée de vieux héron, les deux mains dans les poches. Quant au petit Broucke, insensible à tout, sa capote mal boutonnée laissant ruisseler l’eau sur sa poitrine maigre, il dormait tout debout, accoté à la paroi visqueuse, le coude maintenu par le soulier du Prussien qui dépassait.

Les explosions étaient plus sourdes, étouffées par la pluie, la lueur des fusées se diluait dans ce mouvant bassin et les éclatements d’obus se voyaient commeau travers d’un voile. Pas un coup de feu ; les deux lignes, face à face, se guettaient, haineuses et résignées.

Comme nous venions de prendre la veille, Ricordeau, qui depuis qu’on l’avait nommé adjudant n’osait plus dormir, par peur de Morache, vint choisir des hommes pour le poste d’écoute. C’était un trou en avant du nôtre, pas moins d’eau et un peu plus de grenades, des « tourterelles » à fusil dont on reconnaissait le départ un peu sourd et qui arrivaient en sifflant.

Au hasard des premiers aperçus, renonçant à s’y retrouver dans des « tours » compliqués où veilles et corvées se confondaient sans s’annuler, le premier à marcher pour la soupe étant le dernier à marcher pour une patrouille, si bien qu’on ne pouvait désigner personne sans faire crier tout le monde, Ricordeau recruta les guetteurs. On les vit s’enfoncer dans une ébauche de sape, puis s’éloigner en rampant, traînant leur fusil dans la boue.

— Hé ! vieux, dit Gilbert au dernier qui sortit, essayez de ramener le blessé qu’ils ont laissé devant… On l’entend encore crier, le pauvre bougre.

— On tâchera.

Ce blessé était couché on ne savait où, perdu dans ce grand champ funèbre. À intervalles réguliers, comme s’il avait dû chaque fois s’endurcir pour un nouvel effort, il appelait :

— Sergent Brunet, de la septième… À moi les copains… Ne me laissez pas…

Puis sa voix épuisée se taisait. L’oreille tendue on n’entendait plus rien, que l’ondoyante rumeur de la pluie et du vent.

Sous mes bras posés à plat sur le parapet, la terre frémissait, pilonnée sans répit. Mais devant nous, ils ne marmitaient plus. Sur notre gauche, on percevait un tintamarre étouffé de relève : une compagnie de chez nous venait d’arriver et les autres, qui avaient le sac au dos depuis longtemps, déboîtaient hâtivement. Les nouveaux grognaient.

— Juste un gourbi et c’est la troisième qui l’a pris… Toujours les mêmes qui se dém… Les copains peuvent toujours crever.

Sans abri, sans un trou pour se blottir, ceux qui n’étaient pas de veille s’accroupirent, le dos voûté sous la toile de tente, et, le menton sur les genoux, ils essayèrent de dormir.

Une petite flamme de briquet jaillit, la pluie l’éteignit aussitôt. Elle éclata encore, tout de suite soufflée.

— Lumière ! gronda une voix irritée.

Pas intimidé, l’homme s’entêta, voulant sans doute allumer sa pipe. Trois fois, quatre fois, le mince feu follet surgit. Je vis alors une silhouette se dresser et bousculer les autres, pour s’approcher du fumeur.

— Vous n’êtes pas fou ?… Vous ne savez pas que c’est défendu de faire de la lumière…

— T’as les grolles de te faire repérer ? répondit l’homme, d’une voix qui me surprit.

— Taisez-vous !… Je vous dis que…

— Ah ! passe la main, gars, passe la main, répondit l’autre posément, de la même voix gouapeuse que je croyais reconnaître.

— Savez-vous à qui vous parlez ?… Levez-vous d’abord pour me répondre.

— Poisse-z-en un autre, dis, tu me fais mal.

— Je suis adjudant.

— Y a pas de honte…

— L’adjudant Rouget…

— Et moi, Vieublé, soldat de deuxième par protection, médaillé militaire et croix de guerre. Si les Boches n’aiment pas la lumière, je les em…

— Ah ! Vieublé qui est revenu, s’écria joyeusement Lemoine.

Nous nous faufilâmes vite jusqu’à son coin, où toujours accroupi, il écoutait sans bouger l’adjudant bon garçon lui adresser en guise de punition quelques observations dépareillées sur la prudence à observer en première ligne et le respect dû aux supérieurs, sans lequel « tout le monde commanderait, chacun ferait comme il voudrait et on serait autant fichu de faire la guerre qu’un troupeau de cochons. »

— Hé ! Vieublé, on ne dit pas bonjour aux copains ?

Le Parisien leva le nez et nous reconnut tout de suite.

— Ah ! les vieilles rosses… Ah ! si je suis content de vous retrouver… Je vous croyais tous morts ou évacués, les gars de la compagnie n’avaient pas été foutus de rien me dire… On est arrivé en renfort ce matin, on nous fout aux tranchecailles ce soir, tu parles s’ils ne perdent pas de temps… Ah ! je suis heureux. Et Sulphart ?

Des voisins grommelèrent.

— Pas si fort, eh c…

Vieublé se glissa derrière nous, jusqu’à notre coin de sape. Dans l’obscurité, dévisageant toutes les têtes, il cherchait les anciens.

— Bonjour, ch’timi, hein, comme on se retrouve. Ah ! Bouffioux, grosse coquine, qu’est-ce que tu fous là… Et Belin ?

— Évacué… Il a eu les gaz… T’as su que Bréval avait été tué ; c’est Maroux notre cabot maintenant… Berthier a été porté disparu, en Argonne.

— Un bon fieu c’est dommage. Et c’est Morache qui est passé piston ? Non, ce qu’il faut voir… C’est égal, vous ne restez plus lerche d’anciens.

On s’entassa à l’entrée du gourbi, assis sur les marches boueuses. Sulphart, au fond, préparait un brûlot, n’ayant pris dans son sac ni cartouches, ni linge, ni biscuits, pour pouvoir emporter deux bouteilles de rhum, qu’il avait empaquetées dans des chaussettes tricotées.

— Eh bien, et à l’arrière, on se la coule douce ?

— Tu parles. Trois mois d’hôpital, dans un hôtel tout ce qu’il y a de palace. Rien à foutre, qu’à se laisser laver les pieds ; des confitures tant que tu en veux ; la bonne vie, quoi… Et nous, encore, c’est rien, c’est les Anglais qui sont riders. Si tu voyais ça, des officiers qui font canne, des soldats tout neufs qui se payent tout ce qui leur plaît, des gonzes en jupe qui vont à l’exercice en jouant du fifre. Les femmes les ont à la bonne, je ne te dis que ça ; tu peux être sûr que les gars ne demandent pas à changer de secteur. Et leurs blessés, si tu les voyais ! Un bath habit bleu, coquet, une chemise blanche avec une cravate rouge. Gandins, tu sais, et propres, on ne peut pas croire qu’ils ont pâti.

— Et les nôtres ! Il y en a beaucoup ?

— Une tinée. À l’hostau où que j’étais, ça ne désem-plissait pas… Seulement, nous autres, on est habillé avec des fringues en rab’, des vestes trop grandes, des frocs trop courts, des vieilles capotes, pour faire le poil aux tommies, j’te jure qu’il faut être beau môme… Seulement, on a pour nous qu’on sait causer… On se balade réunis comme on est blessé, c’est crevant. Ceux à qui il manque un bras ou bien qui ont la tête amochée, ils s’en vont en bandes, parce que leur blessure, ça ne les empêche pas de marcher, ils peuvent faire vinaigre. Nous autres, les pattes folles, on faisait équipe à part. Moi, j’avais juste deux cannes, mais les autres il leur manquait un pied, un bout de jambe et ça fait triste, ce bruit de béquilles sur le trottoir, tu ne peux pas savoir… Les civils n’y font plus attention ; ils disent comme ça que maintenant ils ont pris l’habitude. Les gars l’ont pas, eux, l’habitude, tu peux en être sûr… J’avais un social qui avait le bas de la tête enlevé, il n’osait pas se montrer, il avait honte… Tiens, c’était un gars du six neuf, ceux qu’ont donné avec nous à Carency.

Ayant bu une gorgée de rhum brûlant, il remercia :

— Ça réchauffe. Ce vieux Demachy se soigne toujours l’estomac, je vois ça.

Sulphart penché cherchait à lire l’avenir dans son fond de quart.

— Et la guerre, demanda-t-il, quand est-ce que ça va finir ?

Vieublé, avant de répondre, eut un ricanement.

— Ah ! ce retard… Tu crois pas qu’ils en parlent, non !… Mais à Paname, ils ne savent plus que c’est la guerre. Personne y pense, sauf les vieilles qui ont leurs mômes au front… Les ménesses ont jamais étési girondes. J’ai retrouvé des poteaux qui gagnent vingt francs par jour. Tiens, un gars qui avait une petite taule où il fait la réparation de bicyclettes, il est millionnaire, maintenant, il fume des cigares à bagues, que t’oserais pas y toucher. Et ce peuple au cinéma, dans les bars, partout… Tu peux aller te propager aux Champs-Élysées pour voir les riches, ils sont encore tous là t’en fais pas. Pour eux autres, c’est comme si la guerre était à Madagascar ou chez les Chinois ; j’te jure qu’ils ne se frappent pas pour la campagne d’hiver. C’est le fricot, je te dis, le grand fricot…

— Oui, j’ai vu ça en perme, approuva un des nouveaux.

Le narrateur, du coin de l’œil, regarda l’intrigant.

— T’as rien vu du tout, lui dit-il. On n’a pas le temps de se rendre compte, en une semaine. Moi, j’y ai resté vingt jours en convalo, plus deux permes de quarante-huit heures, et un dimanche que j’ai pris en douce… Parce qu’au dépôt, vous parlez si on se fait ch… Des sous-offs qui nagent pour ne pas repartir et qui t’en font baver ; des marches de jour, des marches de nuit, du service, de l’exercice. Une fois, ils ont voulu me mettre de semaine aux prisonniers de guerre. J’ai dit au doublard : « Si vous me foutez avec les Fritz, j’en crève un… Je ne veux plus voir leurs sales gueules… » Du coup, il ne m’en a plus reparlé. Moi, à cause de ma médaille, ils me collaient toujours de planton parce que ça fait riche… Un samedi, j’étais noir, je les ai engueulés tous, en rentrant ; j’ai dit que j’en avais marre des embusqués de l’arrière et j’ai demandé à repartir… On est restétrois semaines au dépôt divisionnaire, et me v’là…

— Dommage qu’on ne t’ait pas reversé avec nous, regretta Maroux.

— Avec mon copain Morache ?… Tu connais de bonnes blagues, toi. Je t’emmènerai à Saint-Cloud le dimanche, tu porteras le panier.

La pluie avait cessé. Assis sur la première marche, les yeux dans la nuit épaisse, aux nuages si bas que les fusées, en éclatant, éclairaient leur masse boueuse, Gilbert écoutait la plainte atroce du blessé. Le cœur serré, il ne pensait plus qu’à cela, devinant l’instant où le moribond allait appeler, comptant les secondes…

— Venez me chercher, les copains… Sergent Brunet, de la septième…

Puis la voix épuisée retombait dans le noir.

— S’ils ne vont pas le chercher, j’y vais, songeait Gilbert bouleversé. Tant pis si je me fais descendre.

Vidant le fond de la gamelle — Y a du rabiot, les gars ! – Vieublé parlait toujours.

— Dans le fond, ici, on a la bonne place… À l’arrière on les tracasse, on ne parle que de les relever, les toubibs les font foutre à poil tous les quinze jours, les femmes les charrient. Tandis qu’au front, on n’a pas ça à craindre… T’as jamais vu une commission venir faire une inspection en première ligne pour relever les sagouins qui ne seraient pas à leur place. Y a pas à dire, t’es paré, on te fout la paix… On a le bon filon, il n’y a qu’à ne pas jouer au c… pour le conserver.

Une grenade à fusil vint éclater devant le parapet. Après la détonation, dans le silence plus profond, on entendit un sanglot accablé.

— Les copains… Louis !… Petit Louis !… Venez Vite, les copains, criait la voix à bout de forces. Vite…

Une autre grenade éclata, dont la flamme rouge éclaira brutalement les guetteurs au dos courbé, puis une troisième… Dans la tranchée allemande une petite fusillade crépitait, cherchant à cacher les départs des grenades dans sa pétarade.

— Alerte ! Ils attaquent… cria une voix.

Une houle remua les hommes, du bout de la sape au fond noir du gourbi. Dans la tranchée, les échines voûtées se redressèrent. Une fusée siffla, impérieuse. On entendit le bruit sec de fusils qu’on armait, et sans attendre, au jugé, d’un geste violent de leurs corps débandés, les grenadiers lancèrent leurs citrons. Ce fracas d’explosions couvrit tout le vacarme.

— Alerte ! Debout… criait-on dans le gourbi.

Les mains, à tâtons, cherchaient fiévreusement le fusil, reconnaissant du doigt son maillot de flanelle ou de toile cirée. Les pieds s’écrasaient. C’était un sourd tumulte de jurons, de gamelles décrochées, d’armes s’abattant lourdement, avec leur chapelet d’équipements suspendu au quillon.

— Dehors ! nom de Dieu…

En sortant, la lueur brutale des fusées aveuglait. On commençait à tirailler, Chacun se jetait au parapet, n’importe où, et épaulait. Coude à coude, nous étions soudainement comme autant de machines au travail. poussée brutale du recul, quand le coup part, geste automatique de la culasse qu’on ouvre et bloque, main qui se brûle au canon trop chaud. Par goulées, on respirait la poudre. Une seule idée : tirer. L’éclatement des obus qui cherchaient la tranchée nous faisait tan-guer sans qu’on y pensât : on recharge, on épaule, on tire…

— Cessez le feu ! cria une voix derrière nous.

Ricordeau, monté sur des sacs à terre, regardait la plaine déchirée de lueurs. La fusillade arrêtée, les tonnantes explosions du barrage s’entendirent mieux. Les têtes se cachèrent.

— C’était pour nous attirer dehors, dit l’adjudant. Maintenant ils vont marmiter dur… Allons, tout le monde dans l’abri.

En cohue, on s’entassa dans l’escalier de la cagna. Les 210, qui venaient en soufflant, semblaient pousser les derniers, d’une poigne brutale. On s’empilait, aveugles…

— Allumez, bon Dieu !… Qui c’est qui a un briquet ?

Une bougie éclaira le gourbi, vaste, bas, paraissant s’arc-bouter pour soutenir ce faix sur ses étais trapus. Là-haut, cela tonnait plus fort, et, à chaque coup de bélier, on sentait trembler les rondins.

— Est-il resté un veilleur là-haut ? demanda Ricordeau dont la face poupine reluisait à la bougie.

Personne ne répondit.

— Il y a ceux du poste d’écoute.

— Ça ne suffit pas, il faut désigner un homme. C’est à ton escouade, Maroux.

Le caporal, par principe, rognonna « naturellement… » et il nous demanda : « À qui c’est de marcher ? »

Un nouveau dit tout de suite :

— C’est pas mon tour… Il y a Bouffioux qui n’a pas encore pris.

L’ancien cuisinier était enfoncé dans un coin, entre deux piles de sacs.

— Et pourquoi que ça serait à moi, protesta-t-il d’une voix larmoyante en tournant vers nous sa grosse tête pitoyable. On ne va pourtant pas me mettre en sentinelle tout seul ?… Je n’y vois presque pas, surtout la nuit, j’ai un œil comme perdu…

— Assez, Bouffioux, interrompit Ricordeau, le bureau des pleurs est fermé.

— Tout de même, bredouilla l’autre, je trouve que je serais plus utile tout à l’heure à piocher.

Le petit Broucke regarda le gros tas d’un air dégoûté.

— Tiens, j’y vo, déclara-t-il, j’y vo à t’place… J’sais mi ce que t’o din l’ventre, mais c’est point grand’chose.

Il grimpa l’escalier. Comme il sortait, un coup plus violent ébranla le gourbi, où il jeta une lueur d’éclair.

— Broucke ! appela Maroux inquiet.

De là-haut, une voix tranquille répondit :

— T’in fais point…

C’était un pilonnage régulier, inexorable, où les obus se suivaient sans répit, broyant mètre par mètre la terre ravagée. Debout au pied de l’escalier, Ricordeau écoutait les arrivées.

— Il n’est pas tombé loin… C’est du 150… Qu’est-ce qu’ils nous sonnent !

Le nez au plafond bas, fait de rondins serrés, les camarades discutaient.

— Je me demande si un 210 passerait.

— Penses-tu, il y a plus de quatre mètres de terre.

— Ça ne prouve rien. Leurs gros à percussion retardée…

— T’as du trèfle ? ma blague est vide.

— T’auras pas le temps d’en rouler une.

— Avec ça, ils bombardent pour une heure.

— Il faudrait que ça tombe juste en plein dessus.

— Et encore. J’ai vu une fois, moi, à Vauquois…

On n’entendait qu’un grondement sourd, et, parfois, un fracas plus proche, qui résonnait jusque dans l’abri. Maroux se précipitait, grimpait quelques marches et appelait :

— Broucke !

La voix assourdie répondait :

— Ça vo, ça vo…

Sous le bombardement infernal, on eut un instant d’hébétude. On restait affalé, les mains entre les genoux, la tête vide. Dans une boîte à singe, qu’on se passait de main en main, on se soulageait. Puis, nerveusement on se remit à parler, vite, plus vite. On lançait des blagues, la bouche sèche : « Son réveil est en avance… Qu’est-ce qu’il a reçu de chez Krupp, comme colis !… Ce que tu crois qu’on aura la guerre ?… Si j’avais su, je serais allé coucher à l’hôtel… »

Mais le bélier terrible parut se rapprocher encore, dans une rage de tonnerre, et les bavards se turent. Je croyais, contre mon épaule, sentir battre le cœur de Gilbert. Bouffioux s’était enroulé dans sa couverture, se cachant la tête pour ne plus rien voir. Le dos résigné, on attendait.

Un grand coup éclata, broiement de ferraille, et le vent s’engouffrant souffla notre bougie. Avec l’ombre, l’angoisse nous étreignit. Maroux, d’abord étourdi, grimpa vite.

— Broucke ! Broucke… appelait-il.

On entendit sa voix sortir, s’éloigner… Puis, comme on venait de rallumer la bougie, le caporal reparut. La lumière éclaira sa face blême, sous la barre d’ombre du casque.

— Il faut quelqu’un, dit-il simplement d’une voix étranglée… C’est à toi, Demachy.

Gilbert dit : « Bien. » Il remit son casque qu’il avait ôté, prit son fusil, me fit un petit au revoir de la tête, et monta.

À peine sorti, deux éclatements le courbèrent, et quelque chose fouetta sa capote, pierre ou éclat. La tranchée, devant lui, étant défoncée, il enjamba les sacs, piétina dans la terre gluante.

Broucke n’avait pas bougé. À demi assis sur un renflement de la paroi, le bras étendu sur le parapet, il semblait continuer son somme, la tête penchée, son col mal boutonné laissant couler la pluie sur sa poitrine maigre. On ne remarquait rien : deux petits filets rouges coulant de ses narines, et c’était tout…

Les obus, maintenant, piochaient à gauche, moins réguliers, d’une rage lassée. Les coups s’espacèrent… Alors au ras du sol, Gilbert entendit la voix, l’imperceptible voix du blessé inconnu qui suppliait encore.

— … Me chercher… J’ai une maman, les copains, j’ai une maman.

Et il prononçait : « moman », comme les gosses de Paris.



Il allait encore pleuvoir ; le jour était d’une blancheur livide qui aveuglait. À terre, des lambeaux depluie traînaient en flaques jaunâtres que le vent fripait, et quelques gouttes espacées y faisaient des ronds. La pluie n’espérait pourtant pas laver cette boue, laver ces haillons, laver ces cadavres ? Il pourrait bien pleuvoir toutes les larmes du ciel, pleuvoir tout un déluge, cela n’effacerait rien. Non, un siècle de pluie ne laverait pas ça.

Aucune défense devant nous, pas un pieu, pas un fil de fer. Des bosses, des trous, une terre lacérée où germaient des débris et, à douze cents mètres, le bois qu’il fallait enlever, morne pépinière de troncs déchiquetés.

On disait que l’attaque était pour huit heures, mais personne n’en savait rien. Toute la nuit, les agents de liaison avaient apporté des ordres, des contre-ordres ; une note envoyée au commandant lui avait signalé que le plan du secteur qu’on lui avait remis au départ n’était pas à jour, et Ricordeau faisait demander depuis l’aube si l’ouvrage de sacs à terre qu’on apercevait sur la gauche était aux Allemands ou bien à nous. Une seule fois notre artillerie avait donné, mais les obus tombant trop court avaient tué les guetteurs du petit poste et nous avions vite lancé une fusée demandant d’allonger le tir. Depuis l’artillerie n’avait plus tiré.

Recroquevillés sous leur couverture, des soldats sommeillaient encore, et les agents de liaison les enjambaient en se pressant, sans savoir si c’étaient des vivants ou des morts.

— Il est tué, celui-là ?

— Pas encore, attends à ce soir, bougonnait l’homme en ramenant ses pieds.

Blotti dans un coin, Bouffioux, ne voulait plus quitter son masque, effrayé à la moindre bouffée de poudre que le vent rabattait sur nous. Pendant une heure, on l’avait entendu bredouiller : « Ça sent la, pomme… Ça sent la moutarde… Ça sent l’ail… » et à chaque fois, il remettait peureusement sa cagoule ». Maintenant, il ne la retirait plus, et tapi dans son trou, on eût dit un monstre de carnaval, avec cette hure qui dodelinait.

— C’est les plus foireux qui crèvent, lui cria un copain, pour lui redonner courage.

On ne se parlait pas. Quelques-uns mangeaient, arrosant leur pain de la pluie qui ruisselait du casque ; les autres attendaient, le dos hottu, sans rien regarder, sans rien dire.

Entre deux explosions, un lourd silence pesait sur la tranchée, et quand on regardait les camarades bien en face, on croyait voir dans leurs yeux las une même pensée, comme un reflet du ciel livide. Soudain, un commandement se répéta :

— Faites passer, la montre du colonel…

On se la passait de main en main, et sans un mot, les chefs de section prenaient l’heure.

C’était un petit boîtier d’argent, bombé et ciselé comme un cadeau de communiante, avec ses guirlandes de roses. Et c’était elle, elle seule qui savait l’heure, l’instant terrible où il faudrait sortir des trous, foncer dans la fumée, droit aux balles.

— J’ai acheté la pareille à ma petite fille, me dit un camarade.

Gilbert, toujours un peu fiévreux les jours de coup, dur, était étrangement calme, ce matin-là. Il y avaitdans sa voix, dans sa pose résignée, quelque chose de fatal qui inquiétait, et lui-même se sentait au cœur une crainte qu’il n’avait jamais connue. Taciturne, il regardait le bois, la tragique forêt de pieux rognés où les obus déchiraient leur fumée. Comme c’était loin… Combien pouvaient-ils avoir de mitrailleuses ?

Il avait si froid, qu’il ne sentait pas, dans sa main droite, le canon mouillé de son fusil. C’était étrange, il avait toujours froid, ces jours-là. Mais ces jambes molles, cette tête vide, cette crainte au cœur, c’était la première fois…

— Viens t’asseoir, Gilbert, lui dit Sulphart, on est mieux au sec.

Nous étions serrés sous une sorte d’auvent, fait d’une porte de grange que maintenaient en équilibre les sacs du parapet, et sans appétit, pour passer le temps, nous entamions une boîte de singe. Gilbert ne se retourna pas à notre appel. Il tendit brusquement le cou, comme pour mieux voir, et cria :

— Ah !

Au même instant on entendit cingler la fusillade, éclater des grenades, tout un tumulte de bataille brusquement déchaînée.

Ricordeau, qui était assis à l’entrée du gourbi, sortit en courant, et sans prendre garde aux balles qui miaulaient, il sauta sur un tas de sacs et regarda par-dessus le parapet : c’était l’attaque. Des petits flocons de grenades éclataient dans les champs et, déjà, des obus allemands arrivaient, crevant en nuages épais. Se terrant sous les salves, puis repartant, les nôtres chargeaient. Dispersés, émiettés, ils étaient si petits qu’ils paraissaient perdus dans cette plaine immense.

Machinalement, Ricordeau avait serré sa jugulaire, et il criait d’une voix cassée :

— Ce n’est pas possible ; ils se trompent. C’est dans une heure seulement. Baïonnette au canon !… Non, non ; ne bougez pas, il n’est pas l’heure… C’est une erreur… Vite, faites passer au capitaine : « Qu’est-ce qu’il faut faire ? »

Il courait affolé dans la tranchée, nous bousculant tous ; puis se montrant en entier debout sur les sacs éboulés, il cherchait à voir ce que faisaient les autres compagnies. Des sections sortaient, comme hésitantes, une ici, puis une autre plus loin. À deux cents mètres, un officier nous faisait des signes que nous ne comprenions pas et, derrière lui, on apercevait dans la tranchée une troupe compacte, hérissée de baïonnettes.

— Tant pis, on y va, s’écria Ricordeau la voix soudainement allégée de toute son angoisse.

Sans rien commander, il sauta sur le parapet, courut quelques mètres, puis se retournant, comme s’il se souvenait de nous, il cria sans s’arrêter :

— En avant !

Un remous agita la tranchée. Tout du long, le parapet s’abattit, les sacs arrachés. L’un poussant l’autre, on grimpait. Une seconde d’hésitation devant la terre bouleversée, la plaine nue : on attendait de voir sortir quelques copains pour se sentir les coudes, puis un dernier regard derrière soi… Et sans un cri, tragique, silencieuse, la compagnie disloquée s’élança…

Nous précédant de plus de vingt mètres, Ricordeau courait sans se baisser. Plus loin encore, sous la fumée, on voyait des sections s’enfoncer dans le bois. Cachées entre les débris d’arbres, les maxims crépitaient ; uncanon de tranchée tirait aussi, à coups pressés, furieusement. Des hommes s’abattaient… Nous courions droit devant nous, farouches sans un mot : on aurait craint, rien qu’en ouvrant la bouche, de laisser s’échapper tout ce courage qu’on retenait, les dents serrées.

Les corps et les esprits étaient tendus vers ce seul but : le bois, arriver au bois. Il paraissait affreusement loin, avec toutes ces gerbes d’obus qui nous en séparaient. Un tonnerre sans fin nous retentissait dans la tête et le sol ébranlé tremblait sous nos pas. On courait en haletant. On se jetait à plat ventre quand éclatait un obus, puis, abasourdi, on repartait, noyé dans la fumée. Les paquets d’hommes semblaient fondre sous les éclairs.

Devant moi, un homme blessé laissa tomber son fusil. Je le vis vaciller un instant sur place puis, lourdement, il repartit les bras ballants, et courut avec nous, sans comprendre qu’il était déjà mort. Il fit quelques mètres en titubant et roula…



Comme ils sortaient les derniers de la tranchée, un shrapnell les avait brutalement repoussés de son souffle chaud – une détonation si terrible qu’ils n’avaient rien entendu, assommés. Sulphart se laissa glisser dans le boyau. Des voix criaient :

— Houla ! je suis blessé…

La fumée se dissipant laissa voir des hommes qui se relevaient. Étendu, le nez en terre, Bouffioux frémit un instant, puis ne bougea plus, les reins ouverts. Les blessés redressés jetaient leur fusil, l’équipement, la musette, et partaient en courant.

D’autres, moins atteints, attendaient que le bombardement se ralentît et, posément, ils ouvraient d’un coup de dents leur paquet de pansement. Sulphart se tenait plié en deux, pouvant à peine respirer.

— J’y suis, soufflait-il en regardant un camarade, l’air éperdu.

— C’est rien, lui dit l’autre, c’est juste ta main.

— Non. Dans le dos…

Sous l’épaule, sa capote était trouée et le sang se voyait à peine, faisant juste une tache d’un rouge foncé.

— Ça saigne beaucoup ? demanda-t-il.

— Non. File vite au poste de secours. Je vais simplement panser ta main.

Alors seulement, Sulphart regarda sa main. Ses doigts étaient comme broyés, tout empâtés de sang, et d’avoir vu sa blessure, il sentit aussitôt la douleur.

— Vas-y doucement, ça me fait mal. J’ai de la teinture d’iode dans ma cartouchière jaune, prends-la…

Le camarade lui versa sur sa main fracassée la moitié du flacon et cette atroce brûlure le fit crier. Grossièrement, sans oser serrer, l’autre lui fit son pansement, qui rougissait à mesure qu’on enroulait la toile.

— Et toi ? Où que tu es blessé ? demanda Sulphart.

— Nulle part… je vais rejoindre les copains.

Ils étaient trois, que l’obus avait épargnés.

Ils regardèrent la section qui, un instant arrêtée par une rafale de mitrailleuse, repartait en tirailleurs, puis ils regardèrent les blessés.

— Vous en tirez votre peau, vous autres, dit l’un d’un air d’envie… Y en a pas un qui a du tabac ?

— Si. Il m’en reste un paquet, attends.

— Moi, j’ai du chocolat, fit Sulphart d’une voix courte. Lequel qui en veut ?

Les blessés vidèrent leurs sacs, leurs musettes, et les trois autres choisirent ce qui leur plut. Le butin partagé :

— Alors, on y va ? dit l’un des trois, un caporal dont on découvrait la pâleur sous des traînées de sueur et de boue… Au revoir les copains, bonne chance !

Ils sortirent de la tranchée et d’un trot lourd, ployés sous le bruit, ils coururent vers le bois, tout seuls – trois pygmées qui chargeaient sur des géants de fumée.


Assis sur les sacs à terre, accoté à la paroi molle, Sulphart se sentait presque bien, la chair endolorie, la tête brûlante. Mais il était sans forces, sans volonté ; un camarade moins blessé dut l’aider à se relever.

— Allons, dépêche-toi, lui répétaient ceux qui le précédaient.

Il ne pouvait pas marcher vite, avec ce point pénétrant qui l’empêchait de respirer.

— Hé ! voulut-il appeler… Attendez-moi.

Mais sa voix étouffée ne portait pas loin et les autres se pressaient. Il vit la capote du dernier disparaître au tournant de la tranchée. Arrêté un instant, il reprit haleine, puis, ayant ramassé un bâton, il repartit, courbé comme un vieux.

Des blessés cheminaient tout le long des boyaux. Il y en avait de terribles, au teint gris, qui s’arrêtaient pour râler, accroupis dans des renfoncements et vous regardaient passer avec des yeux hagards qui ne voyaient plus. Sulphart les remarquait à peine, allant toujours du même pas tenace.

Le boyau, à cet endroit, serpentait entre les ruines d’un hameau. Comme il passait derrière un mur, il entendit siffler un obus et se blottit. Le coup jaillit si près qu’il crut voir l’éclair rouge, à travers ses paupières fermées. La peur au ventre, il repartit plus vite. D’autres obus suivaient, toute une meute lancée sur ces débris de maisons. Sulphart se mit alors à courir, cherchant un abri. Il aperçut un escalier de cave, en haut duquel se tenait un brancardier.

— Il n’y a plus de place, lui dit l’homme en le repoussant. Va plus loin.

Dans le noir de l’escalier, on devinait des soldats entassés et les taches blanches de leurs pansements. Sulphart, en se serrant, crut pourtant s’abriter un peu, comme se fracassait un autre fusant. Les éclats fouettèrent le mur. Il courut quelques mètres plus loin, mais l’autre cave aussi était pleine. Les lèvres et les yeux étirés par un tic, il allait en bombant le dos sous les explosions, cherchant un trou où s’enfoncer. À chaque flamme, il s’aplatissait contre la paroi, se cachant la tête derrière son bras replié.

Des territoriaux chargés d’outils s’écrasaient dans les moindres recoins ; il se jeta sur l’un d’eux, dont les jambes seules dépassaient et s’insinua dans son trou, d’un furieux effort. Écrasés, face à face, souffles mêlés, les deux hommes se regardaient, chacun ne pouvant voir de l’autre que ses yeux fixes, et la moustache dure du vieux piquait les lèvres de Sulphart. Ils ne se parlaient pas, abasourdis, et leurs jambes mêlés se renfonçaient peureusement, voulant se cacher encore mieux.

Les coups se suivaient, par salves infernales, et tom-baient si près qu’à chaque obus ils sentaient la terre lutter sous eux. Une détonation plus terrible gronda et la fumée, subitement, remplit le trou… Sulphart se crut enseveli. Il fit un mouvement violent pour se dégager, mais son bras était pris sous le buste de l’autre, leurs deux corps se coinçaient et il ne put bouger. Effrayé, il se débattit croyant sentir qu’il étouffait sous l’éboulement ; déjà il suffoquait, quand la fumée, en s’envolant, lui montra le jour. Alors, devant sa face, contre ses yeux, Sulphart vit la Mort dans le regard du vieux. Il fut un instant terrible, ce regard d’homme, il eut une seconde d’atroce résistance, puis une lueur sembla s’y éteindre, il devint terne, troublé, vitreux… Et Sulphart reçut sur ses lèvres le dernier souffle du moribond, un geignement horrible, comme s’il avait vraiment rendu sa vie dans ce dernier hoquet. Sulphart resta un instant encore serré contre le mort, dont les yeux à présent se révulsaient, puis il se dégagea brutalement et sortit du trou, en levant sa main gauche qui le torturait au moindre heurt. Quand il fut debout, il sentit dans sa bouche un goût étrange. Il cracha, c’était tout rose… Apeuré, il but d’un trait le fond de rhum qu’il avait dans son bidon, et il repartit plus vite, craignant de tomber en route.

Il ne connaissait pas ces boyaux sinueux taillés dans la boue. Mais, de loin en loin, des agents de liaison ou des brancardiers lui disaient : « Suis tout droit » et il allait tout droit, sans vouloir se reposer.

Il aperçut enfin une planchette : « Poste de secours » et descendit dans le gourbi. Pour arriver en bas, il fallait enjamber les blessés accroupis sur les marches. La cagna aussi en était pleine : de grands blessés,couchés sur des brancards, et qui râlaient, les yeux termes sur leur souffrance. Le major dit à Sulphart :

— Je ne peux rien te faire ici… Repose-toi là et à la nuit, quand cela tirera moins, vous partirez tous ensemble pour l’ambulance.

Il cherchait une place pour s’asseoir lorsqu’un petit sergent, le bras tenu en écharpe par un grand mouchoir à carreaux, se leva et dit :

— Je ne veux plus attendre ici… Ce soir, il ne me restera plus de sang.

Tout chancelant, il sortit en bousculant les autres, et Sulphart s’assit sur sa marche.


Le ciel pluvieux hâta la nuit, et, au jour tombant, plusieurs blessés partirent. Sulphart les suivit. Devant lui marchait un chasseur qui tenait à deux mains sa mâchoire broyée. En chemin, ils en rejoignirent d’autres et leur bande grossie arriva près des batteries. Les artilleurs sortirent pour les voir.

— Vous êtes sur la bonne route, les gars… Le village n’est pas loin…

Ils repartirent. De loin en loin, un soldat était couché, blessé à bout de sang que la Mort avait rejoint. Elle devait connaître leur route et les guetter au passage, pour les achever. Ils reconnurent ainsi le sergent, à son grand mouchoir à carreaux. Pourquoi aussi avait-il voulu partir seul ? À deux, on lui fait face, on se défend…

Ce qui restait de jour s’écoulait, comme d’une vasque fêlée. Dans la buée du crépuscule, ils entrevoyaient des compagnies de renfort, pliées sous le sacet les outils. Le soir s’animait un instant d’un bruit tintant d’armes et de gamelles. Puis la route redevint déserte.

Un blessé, puis un autre s’arrêtèrent, n’en pouvant plus. L’un se laissa tomber sur le bord du fossé et se mit à pleurer.

— On va t’envoyer les brancardiers, lui promirent les camarades en s’éloignant de leur pas fourbu.

Ils aperçurent enfin dans les ténèbres une ferme au toit bas, dont les fenêtres aveuglées laissaient fuir une mince lumière. Ils entrèrent. Au fond d’un couloir obscur, une large vitre versait sa clarté heureuse : cela les attira, comme des papillons de nuit. Ils suivirent le couloir en tâtonnant et collant aux carreaux leurs visages blêmes, ils regardèrent. La table était modestement servie – plus de quarts que de verres – mais ces assiettes blanches, cette lampe, ce plat qui fumait, cela leur parut d’un luxe inouï ; goulûment ils contemplaient…

Ayant levé les yeux, un des officiers attablés aperçut dans l’ombre leurs rangées d’yeux en fièvre, tous ces morts casqués, et, collée à la vitre, la terrible figure du chasseur, dont le menton broyé n’était qu’un caillot noir. Il eut un haut-le-corps et se leva, très pâle. Les autres, surpris, se retournèrent et, à leur tour, ils virent les fantômes. D’un coup leurs voix se turent, comme étranglées…

— Vous allez boire un coup, hein, dit enfin un commandant d’artillerie en leur ouvrant la porte. Vous l’avez bien gagné, mes pauvres petits.

Ils hésitaient à entrer, la lumière trop vive leur faisant cligner les yeux. Ils se tassèrent quand mêmeprès de la porte, avec un bruit de godillots traînés, et, se passant les quarts, ils burent avidement. À chaque gorgée du chasseur, le vin traversant son menton troué retombait sur sa capote, en un mince filet.

— Tiens, trinquons tous les deux, lui dit le commandant.


En sortant de la salle éclairée, la nuit épaisse les étourdit. Des bandes d’hommes se distinguaient tachant la route de leur masse confuse et de leur brouhaha ; ils les suivirent vers le village. Les rues obscures et les cours sombres grouillaient de soldats invisibles et de voix cachées. Parfois, le feu brutal d’une roulante éclairait des silhouettes groupées.

Des bataillons de renfort attendaient, encombrant la rue, et les soldats se levaient pour questionner les blessés.

— On n’en sait pas plus que vous… C’est le mauvais coin… Où qu’est l’ambulance ?

Ils se pressaient, ayant aperçu la lanterne rouge, tout au fond de la nuit. Sur le pilier de la porte une pancarte était clouée :

Ici, blessés légers pouvant marcher.

L’enseigne ne leur donna pas confiance, avec son air badin.

— Pas ici, dit l’un ; ils ne doivent pas évacuer.

L’ambulance divisionnaire se trouvait de l’autre côté de la place. C’était une grande maison déserte et noire sans un meuble, sans un grabat.

En corps de chemise, son front brillant de sueur,le major examinait rapidement les blessés, dont un infirmier éclairait les plaies avec une lanterne. Sur le parquet tramaient des pansements souillés, des tampons d’ouate. Une grande cuvette débordait d’eau rougie.

— Un autre, disait le major, en s’épongeant le front de son bras nu.

Et le suivant s’asseyait, tendant son bras bandé ou écartant sa veste. Plié sur une table de bois blanc, un soldat affairé remplissait les fiches, que les évacués attachaient eux-mêmes à leur capote, comme une carte de pesage.

Dans une pièce voisine, on entendait crier un grand blessé.

— N’est-ce pas qu’on me couchera dans un lit, monsieur le major ?… Oh ! que je voudrais y être… Un lit avec des draps, hein, monsieur le major… Est-ce que la voiture viendra bientôt ?… Vite, faites-la venir.

Le major déchira la chemise de Sulphart pour regarder sa blessure.

— Cela ne coule plus… On te lavera là-bas… Donne la main, à présent.

Sulphart ne put s’empêcher de crier, quand on défit son pansement collé.

— Ce n’est rien, belle blessure, lui dit le major… Seulement, il va falloir te couper deux doigts.

— Tant pis, lui répondit le rouquin, je ne suis pas pianiste.



— J’ai mal… oh ! que j’ai mal…

Gilbert répétait ces mots à mi-voix, comme s’il avaitcru attendrir sa souffrance en se plaignant. Il était resté couché sur le côté, comme il était tombé, et quand, avec effort, il soulevait sa tête lourde, un sanglot sans larmes lui montait du cœur.

La douleur l’avait engourdi et il ne sentait plus ses membres ni sa tête, il ne sentait que sa blessure, la plaie profonde qui lui fouillait le ventre.

Pas un instant il n’avait perdu connaissance, et, cependant, les heures avaient passé plus vite que s’il avait vraiment veillé. Maintenant que sa pensée se dégageait de cette anesthésie, il commençait à se sentir souffrir. La première idée qui lui vint le frappa rudement, en pleine poitrine : « Est-ce que les brancardiers vont venir ? »

L’angoisse le saisit, et il se redressa à demi, pour regarder. Mais la douleur, brutalement, le recoucha.

Est-ce que les brancardiers allaient venir ?… Oui, certainement, quand la nuit serait tout à fait tombée. Mais s’ils ne venaient pas ? Une noire horreur obscurcit son cerveau, et il resta un moment immobile, comme terrassé, et presque sans souffrance. Puis il rouvrit les yeux.

Le crépuscule attristait encore ce bois tragique dont tous les arbres étaient nus comme des montants de croix. À quelques pas un soldat était tombé, le corps en boule, et l’on apercevait le blanc de sa chemise, sous sa capote ouverte, comme s’il avait cherché sa blessure avant de mourir. Un autre plus loin, semblait faire la sieste, adossé à un tronc rogné, la tête courbée sur l’épaule. Et ce pan d’étoffe bleue, en était-ce encore un ? Oui, encore…

La peur le reprit. Pourquoi serait-il seul vivant danscette forêt hantée ? Pour rester couché là, ne fallait-il pas être muet comme eux, froid comme eux ? C’était forcé, il fallait mourir…

Mais ce seul mot – mourir – le révolta au lieu de l’accabler. Eh bien, non… Il ne voulait pas mourir, il ne voulait pas ! L’esprit tendu, les poings crispés, il chercha à comprendre où il était. Nul indice, rien… Des obus entre-croisaient leurs rails par-dessus le bois ou se fracassaient tout près, faisant sauter la terre sous le sommeil des morts. Des obus allemands, ou des obus de chez nous ?… Il entendait bien de brèves fusillades, à la lisière, mais sans pouvoir s’orienter. Avions-nous avancé ? L’ennemi avait-il repris la forêt ?… Rien ne pouvait le renseigner. Son angoisse vivait seule dans ce bois mutilé, parmi ces dormeurs insensibles que l’épouvante ne tourmentait plus.

Avec le soir, pourtant, la canonnade s’apaisait ; il rôdait un vent froid qui sentait la pluie, et la terre visqueuse glaçait les jambes. La peur se rapprochait, couleur de nuit.

Soudain, il lui sembla entendre un craquement de branches. Faisant un brusque effort il se redressa sur le coude et appela :

— Par ici… Je suis blessé…

Rien ne répondit, rien ne bougea. Brisé par son effort, il retomba sur le côté, geignant. Sa blessure exaspérée lui tenaillait la poitrine, les entrailles, les reins, tout le corps. Dans le vertige de son mal, il balbutiait :

— Je ne bougerai plus… Je jure de ne plus bouger, mais faites-moi moins de mal.

Et pour apitoyer le Maître obscur qui le forçait àsouffrir, il restait inerte, les yeux scellés, enfonçant ses doigts crochus dans la terre glacée.

La souffrance, lentement, se fit moins cruelle et une pensée s’éveilla dans sa tête bourdonnante.

— Il ne faut plus rester sans bouger… Si je m’évanouis, on ne me verra pas, on me laissera mourir. Il faut que je me redresse, il faut que j’appelle.

Alors avec une volonté tenace, il décida « Je vais m’adosser à un arbre et me panser… Puis, quand des soldats passeront, je crierai… Il le faut… C’est ma peau… »

Il n’avait pas encore osé toucher sa blessure, cela lui faisait peur, et sa main s’écartait même de son ventre, pour ne pas sentir, ne pas savoir.

— L’hémorragie doit être arrêtée, pensait-il, ça ne coule plus. Je vais faire mon pansement.

Les dents serrées sur les cris qui lui montaient de la gorge, il se redressa péniblement, se traîna, puis se laissa tomber, le dos contre un arbre. Sa blessure réveillée lui battait aux reins, d’un pouls de fièvre. Il s’accorda un instant de répit, les yeux fermés : il lui semblait qu’il venait de se sauver un peu.

Il prit son paquet de pansement dans sa cartouchière et déchira l’enveloppe. Maintenant, il fallait atteindre sa blessure, la toucher. Ses mains plusieurs fois glissèrent vers son ventre, mais elles hésitaient, n’osaient pas. Enfin, il se dompta, et, la bande prête, résolument il toucha la plaie. C’était au-dessus de l’aine gauche. Sa capote était déchirée et, sous ses doigts craintifs, il ne sentait rien qu’une chose gluante. Lentement, pour ne pas souffrir, il déboucha son ceinturon, ouvrit sa capote et son pantalon, puis il essaya de souleversa chemise. Ce fut horrible, il lui sembla qu’il allait s’arracher les entrailles, emporter sa chair… Torturé, il s’arrêta, sa main posée sur sa peau nue. Il sentit quelque chose de tiède qui, doucement, lui coulait le long des doigts. Alors effrayé, pour arrêter son sang, il prit son pansement et sans le dérouler, en tampon » il l’appliqua sur sa blessure. Il mit par-dessus l’enveloppe de grosse toile, puis son mouchoir, et, pour tenir cela bien serré sur la plaie sanglante, il referma son pantalon, torture atroce qui lui broya les reins.

Enfin, à bout de forces, il laissa retomber ses bras et, la tête renversée, il s’abîma dans sa souffrance. Il respirait à souffles saccadés, d’une haleine rauque. Les ténèbres descendaient dans ses yeux, comme pour les remplir. Sur son corps glacé, sa tête bourdonnante de fièvre semblait brûler, et le vent froid qui battait l’ombre ne rafraîchissait pas son front. Quelques gouttes de pluie, larges et lourdes, lui firent un bien infini, en s’écrasant sur son visage. Il aurait voulu rester ainsi toujours, jusqu’à l’arrivée des brancardiers.

Les idées, sous ses tempes, battaient comme une fièvre. Non, ils ne viendraient pas le chercher… C’était pour le punir. Pourquoi n’était-il pas allé chercher le blessé, la veille ?… Il avait appelé toute la nuit, pourtant. C’était pour le punir : lui aussi on le laisserait mourir…

Il pensait toujours à cet homme qui avait crié toute la nuit, dans le désert noir. Cela l’obsédait… Il se disait dans son délire :

— Si j’arrive à ne plus penser à lui, je suis sauvé… C’est lui qui m’empêche d’être guéri… Il ne faut plus…

Et il se répétait : « Je veux… je veux… », maisd’une voix sans force, comme un enfant en larmes que son chagrin va endormir.

Dans l’ombre, des voix tragiques s’éveillaient. Il entendit un Allemand qui suppliait, avec un accent :

— Ici… Blessé vrançais… Venez, vrançais.

Puis, soudain, ce fut un rire horrible, un rire dément qui fit trembler la nuit.

— Hé, les copains !… criait un autre… j’serai plus soldat… Venez voir, les gars, je peux plus être soldat, je n’ai plus de jambes…

Les moribonds s’éveillaient l’un l’autre, se répondaient… Puis le silence retomba, tragique.

Gilbert sentait sa tête s’alourdir, tout son corps s’écraser… Une fois encore il se raidit. À présent qu’il faisait noir, les brancardiers allaient certainement arriver, ou des renforts, quelqu’un…

Il ne fallait pas dormir, il ne fallait pas mourir.

Dans sa tête obscurcie les deux mamans se confondaient : la sienne et celle que le mourant avait appelée toute une nuit… Laquelle était la sienne ?… Non, il ne fallait plus penser à cela. Les mains à plat sur la terre froide et molle, le visage offert à la pluie bienfaisante, il regarda la nuit lourde, où rien ne bougeait.

Il fallait rester ainsi longtemps, tant qu’il faudrait, jusqu’à ce qu’on vienne. Il ne fallait plus penser à rien, s’obliger à ne plus penser. Alors, d’une voix étranglée qui s’effrayait elle-même, il se mit à chanter :

En revenant de Montmartre.
De Montmartre à Paris,
J’rencontre un grand prunier qu’était couvert de prunes.
Voilà l’beau temps.

Sulphart était encore devant lui, lançant sa chanson à tue-tête. Le petit Broucke dansait derrière, car il n’était plus mort…

Voilà l’beau temps
Ture-lure-lure,
Voilà l’beau temps,
Pourvu que ça dure,
Voilà l’beau temps pour les amants.

La pluie, maintenant, tombait plus serrée, en rafales froides, faisant un bruit plus sourd sur les capotes des morts… Le long de ses joues, elle glissait en frissons glacés qui éteignaient sa fièvre… Sans comprendre, en délirant, il chantait toujours, la voix entrecoupée :

J’rencontre un grand prunier
Qu’était couvert de prunes.
Je jette mon bâton d’dans, j’en fais tomber quelqu’-z-unes.
Voilà l’beau temps…

La nuit semblait se mettre en marche, sur ses mille pattes d’eau qui piétinaient. Contre l’arbre humide qui le soutenait, un cadavre accroupi glissa et tomba lourdement, sans sortir de son rêve. Gilbert ne chantait plus. Son souffle épuisé mourait dans un murmure que recouvrait la pluie. Mais ses lèvres semblaient bouger encore :

Voilà l’beau temps,
Ture-lure-lure,
… l’beau temps, pourvu que ça dure…

La pluie ruisselait en pleurs le long de ses joues amaigries. Puis deux lourdes larmes coulèrent de ses yeux creux : les deux dernières…