Les Croix de bois/Mots d’amour

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XIV
MOTS D’AMOUR


La pluie fouettait la boue et les hommes. On ne la voyait pas, mais on entendait grêler ses rafales sur la terre molle et les capotes trempées.

La nuit cachait tout, une nuit épaisse, sans ciel, sans horizon, et les dernières corvées de soupe qui sortaient du boyau n’avaient pour se guider que le bourdonnement étouffé des voix. Les hommes avançaient, les paupières plissées, les joues froides. Le vent leur sifflait dans les oreilles, un vent perdu qui ne trouvait rien à secouer, ni branches, ni choses.

Autour des cuisines roulantes, les escouades se tassaient. Les soldats étaient blottis sous les voitures, comme des mendiants sous un porche. Les premiers à servir se bousculaient, tendant leur plat ou leur bouteillon. La pluie entrait par paquets dans la chaudière ouverte, et l’homme de la dernière escoude, qui piétinait dans une mare, grommelait en pressant les autres.

— C’est plus du ragoût qu’on va toucher, ce sera de la soupe.

Debout sur sa voiture, comme un forain misérable obstiné à faire la parade, un cuistot brandissait une croix de bois blanc, toute neuve.

— La septième n’est pas là ? braillait-il. Qui c’est qu’a commandé une croix ?

Il s’agitait, semblant l’offrir comme une plaque de loterie. Les hommes s’interrogeaient.

— Ils ont un tué à la septième ?

— Oui, Audibert. Une torpille. Ils l’ont enterré au chemin creux.

Ruisselants, le pantalon collé aux cuisses, ils pataugeaient en bavardant. Plusieurs, penchés sur le tonneau qui glougloutait, regardaient distribuer le vin. Sulphart surveilla un long moment le partage, ses boules de pain toutes visqueuses en brochette sur son gourdin, puis il sortit du groupe.

— Prends les babilles, Demachy. J’vas toucher le cric.

Les lettres, Gilbert n’était venu que pour cela. Il avait demandé à aller à la soupe – quatre heures aller et retour dans la boue gluante des boyaux – pour être sûr d’avoir la lettre de Suzy, la chercher lui-même dans le tas du fourrier : cela faisait cinq jours qu’il n’avait rien reçu d’elle, cinq nuits qu’il rageait au créneau contre le vaguemestre, le fourrier, les cuistots, tous ceux qui devaient lui voler son courrier. Ce soir, n’y tenant plus, il s’était offert pour la corvée.

Plusieurs fois, il arrêta le vieil engagé qui courait du tonneau aux voitures, pour surveiller les cuisiniers.

— Est-ce que j’ai des lettres ?

Mais le fourrier n’avait pas le temps.

Enfin, le vin distribué, l’ancien vint s’abriter sous une roulante et sortit ses lettres d’un sac, ficelées par escouades. Aussitôt toutes les ombres éparses se détachèrent de la nuit et se groupèrent.

— Aux lettres ! Aux lettres !…

Le cercle bourdonnant se serra autour de la voiture, ceux des premiers rangs accroupis, d’autres faufilés entre les roues. On voulait être tout près, pour mieux entendre. C’était la meilleure ration qu’on allait partager : ce qu’on touche de bonheur pour vingt-quatre heures. Éclairé par une lampe électrique de poche, dont on assourdissait la lueur sous un bonnet de police, le fourrier lisait mal. On écoutait, les mains et le cœur tendus.

— Présent… Présent…

Chaque homme, dès qu’il tenait son paquet, cherchait vite sa lettre avec des doigts mouillés, et, malgré l’ombre épaisse, malgré la pluie qui aveuglait, on la reconnaissait aussitôt, rien qu’à la forme, rien qu’au toucher. Le sac fut bientôt vide. Un murmure de déception s’éleva :

— Eh bien et nous alors ? Y en a pas pour moi ? Tu es sûr, t’as bien regardé ?… Ah, on est fade comme vaguemestre… Il doit les foutre en l’air au burlingue.

Ceux qui n’avaient rien reçu s’écartaient découragés, et pour se soulager de leur rage impuissante, ils regardaient le fourrier d’un air mauvais, comme s’ils l’avaient vraiment soupçonné de jeter leur courrier aux feuillées.

— T’en fais pas, il reçoit les siennes, lui.

Gilbert était heureux. En prenant son paquet, il avait tout de suite reconnu la large enveloppe de Suzy qui dépassait. Une bouffée de bonheur lui était montée à la tête.

Maintenant qu’il avait sa lettre dans sa poche il n’était plus pressé de la lire, il ne voulait pas dépenser toute sa joie d’un seul coup. Il la goûterait à petits mots, lentement, couché dans son trou, et s’endormirait avec leur douceur dans l’esprit.

Dans le champ de ténèbres, entre les voitures embourbées que les cuisiniers poussaient à la roue en jurant, les hommes se hélaient. Pesantes silhouettes encapuchonnées sous des toiles de tente, peaux de mouton grossièrement ficelées, ombres étranges chargées de sacs, de plats, et de bidons. Pour préserver le rata, ils couvraient les bouteillons comme ils pouvaient, avec un pan de capote, un bout de capuchon, un journal mis en couvercle. Emportée par des coups de vent, la pluie tombait plus serrée, plus rageuse. Elle crépitait sur les casques et glissait dans le cou, malgré le mouchoir noué en foulard. On frissonnait.

— En route, la troisième.

Les corvées repartaient, compagnie par compagnie, en longues files titubantes. Dans un bourdonnement, la plaine noire se vidait de ses ombres.

La boue venait à mi-jambes, dans le boyau. L’eau coulait de partout, de la paroi gluante et de la nuit. Ils pataugeaient dans ce ruisseau de glu noire, et, pour ne pas s’embourber, il fallait poser le pied dans l’empreinte des autres, marcher de trou en trou. Onn’entendait que le clapotis des pieds arrachés à la vase et les grognements des hommes qui devaient marcher de biais, à cause de leur charge. La paroi molle collait aux coudes et des paquets de boue tombaient dans les seaux de vin ou de rata en faisant « floc ! » Plus on avançait, plus le ruisseau de fange était profond. Les pieds hésitants cherchaient un coin solide où se poser ; puis un faux pas, et l’homme glissait jusqu’aux genoux dans un puisard d’écoulement. Alors, ne pouvant pas se mouiller plus, il lançait un « m… ! » résolu, et repartait tout droit, s’enfonçant délibérément dans la vase. Des blagues à présent, se mêlaient aux jurons.

— Moi, je vais demander au colonel de faire venir ma femme.

— Eh, t’as lu, à Paris, ils ne trouvent pas de voitures en sortant du théâtre.

— T’en fais pas, le baromètre est au beau.

Chaque pas était un effort, la boue aspirant les lourds godillots, et, malgré la pluie, il fallait s’arrêter pour faire la pause. Le dos bossu, les mains au chaud dans les poches, les hommes soufflaient. Les prévoyants n’oubliaient jamais leur quart ; il passait de main en main et chacun puisait un coup de vin dans le seau de toile, ou bien, à la régalade, ils buvaient au bidon un peu de café chaud.

Les tranchées ne tiraillaient pas, engourdies sous la pluie. Pas un obus. On n’entendait rien, que le sourd effort de la corvée. De loin en loin, la troupe fatiguée se jetait dans une autre, venant en sens inverse, ou dans une relève. Les deux files luttaient front à front, têtues, ne voulant pas céder le pas. Un officier aucapuchon baissé lançait des ordres que personne n’écoutait. De bande à bande, des injures se croisaient :

— Allez-vous reculer !… Tu parles de c… Nous sommes chargés.

— On ne peut pas. Y a des brancardiers derrière.

Une fusée blafarde, dont la lumière se diluait dans la pluie, démasquait un instant une corvée chargée d’outils. Puis tout cela se mêlait. Incrustés dans la paroi, les jambes et le dos dans la boue, les hommes se croisaient, dans un brouhaha de jurons. On repartait, des grognements à l’arrière.

— Pas si vite, en tête !… Faites passer, ça ne suit pas…

Au prochain tournant, la colonne aveugle s’arrêtait brusquement devant un nouvel obstacle. Seuls les premiers savaient, les autres ne voyaient rien que la file des dos voûtés qui se perdait dans le noir. Les mains glacées posaient leur charge.

— Eh bien quoi ? On repart ?

De l’avant, l’ordre revenait :

— Laissez passer, un blessé.

Le fossé de fange étant à peine assez large pour un brancard, il fallait donner le passage aux porteurs. La queue de la corvée refluait dans un gras clapotis de boue agitée, jusqu’à la dernière parallèle. Des hommes, à quatre pattes, s’enfonçaient dans des niches et ceux qui n’avaient pas de trous où se tapir, ayant posé leur pain ou leurs bouteillons sur le bord du boyau, se hissaient dehors en s’agrippant au parapet gluant dont la terre cédait sous les paumes.

Des exclamations s’entendaient :

— Mon vin qu’est foutu par terre !

Agenouillés sur le bord du talus, les hommes regardaient passer le blessé, quelque chose de rigide sous la couverture brune, les lourds godillots dépassant. La face blême, les yeux immenses, les lèvres serrées, il ne parlait pas ; rien qu’un gémissement rauque, quand les porteurs heurtaient son brancard. Il ne semblait voir personne, comme s’il regardait en lui-même la vie s’enfuir. Sa main pendant, comme une chose morte.

Écrasés sous la charge, les brancardiers ahanaient patinant dans la boue, et comme se rapprochait le sourd bourdonnement d’une autre corvée, celui de tête prévenait d’une voix épuisée :

— Laissez passer… Un blessé.

Il fallait attendre que la file fût reformée pour repartir. Les escouades se cherchaient : voix perdues dans le noir et la pluie. L’eau avait crevé tous les couvercles de papier et ce qui ruisselait des parois s’égouttait dans les plats. De la queue, les voix appelaient toujours :

— Pas si vite… Ça ne suit pas.

Mais la pluie les chassait devant elle, cinglant les joues gelées, et ils pataugeaient, sans rien entendre, sans rien voir, chaînons fourbus de la longue file transie.

À la parallèle de Nancy, où notre section était en réserve, la corvée bifurqua. Sulphart ayant posé sa brochette de boules et son plat de rata, alla de trou en trou.

— À la soupe, les gars, criait-il.

En même temps que sa voix, ils entendaient lapluie rageuse. Des grognements endormis répondaient.

— Tu peux te la carrer dans le train, ta soupe… Bon Dieu que ça tombe, faudrait avoir faim.

Pourtant quelques-uns sortirent. Dans une étroite cagna, à ras de terre, une bougie s’alluma. Accroupis, ils remplissaient leur gamelle et on les entendit manger.

— Je prends min quart ed’vin, dit Broucke.

Mais de son trou, Maroux réveillé cria :

— Passez-moi le seau de vin et l’eau-de-vie. Je veux pas qu’on y touche. Je distribuerai au jour.

Gilbert les lui porta avec le paquet de lettres et courut jusqu’à son trou. Il se courba pour passer sous les sacs à terre et sauta. Cela éclaboussa, comme s’il avait mis le pied dans un ruisseau. La pluie, malgré la planche qu’il avait posée pour former barrage, avait pénétré dans sa cagna et, comme celle-ci était creusée en pente, cela formait vers l’entrée une petite mare. Encore s’agenouiller dans la boue pour creuser un puisard à coups de pelle-bêche, encore écoper avec sa boîte à singe lutter contre cette eau qui s’infiltre malgré tout… Il n’en eut pas le courage. Tant pis, il resterait acagnardé au lieu de s’étendre.

Il retira son caoutchouc et fut tout heureux de trouver sa capote sèche. Dans la nuit crépitait la pluie et il sourit en l’écoutant. Il était à l’abri, il était chez lui ; rien à faire qu’à lire sa lettre, la relire, puis dormir avec elle.

Ayant déroulé ses molletières de boue et raclé ses godillots, il glissa ses pieds mouillés dans deux petits sacs à terre, qui lui tiendraient chaud. Puis il s’enroula dans sa couverture, jeta son caoutchouc luisant surses genoux et moucha sa bougie humide. Plus rien à désirer à présent…

Il lisait :


« Je me plais beaucoup ici, l’hôtel est très gai. De loin, on ne voit que son toit rouge : les mimosas cachent le reste.

« À propos, j’ai retrouvé à l’hôtel un ami dont je t’ai déjà parlé Marcel Bizot. C’est un charmant garçon que je serai heureuse de te faire connaître, après la guerre.

« Nous sortons souvent ensemble. Cela ne t’ennuie pas, mon grand ? J’aime mieux te le dire, parce qu’il y a des imbéciles qui nous ont rencontrés et je les crois capables de t’écrire des méchancetés. J’ai fait le Mal Infernet, avec lui. Le Mal Infernet, tu te souviens. »


Dehors, une relève passait, lente rumeur de bruits sourds. L’eau ruisselait toujours à l’entrée du gourbi, et, goutte à goutte, pleurait dans la mare.

Un frais parfum montait de la lettre : de la verveine. Autrefois, elle le poursuivait avec son vaporisateur sous le nez, pour lui faire peur. Si loin, le temps des parfums. Et toujours si près de son cœur, pourtant… Le regard et la pensée vagues, il écoutait la pluie chanter.

Sulphart souleva la toile et, pissant d’eau, sauta dans le trou.

— Ouf ! Ça y est… T’avais une lettre ?

— Oui, répondit Gilbert, la voix distraite.

Pensait-il ? Immobile, son sourire d’enfant déçu au coin des lèvres, il regardait très loin, l’air absent.

— Les nouvelles sont bonnes ?

La pluie… On eût dit une goutte de pluie, aussi, sur son regard.

— Oui, bonnes…