Aller au contenu

Les Croix de bois/Victoire

La bibliothèque libre.


XI
VICTOIRE


De l’arrière aux tranchées, par vingt cheminements gonflés, les régiments d’attaque montaient en ligne.

— Faites passer, en avant.

— En avant, bande de c…, répétaient des voix furieuses.

Et la colonne démembrée repartait d’un trot lourd, dans un tintement de gamelles et d’outil. Le petit jour nous avait découverts dans les boyaux où la compagnie, partie une des dernières, piétinait depuis deux heures du matin, sans cesse coupée par des brancardiers, retardée par des relèves, et aussitôt l’artillerie allemande s’était mise à tirer. Les shrapnells semblaient nous poursuivre, avançant avec nous, et le bataillon harcelé courait vers les lignes sous une voûte zigzagante de fumée verte.

Guidés par Morache affolé qui ne trouvait plus le chemin, nous allions comme voulait le boyau, traqués par les fusants. Entre deux fracas, nous entendions la voix de Cruchet, froide et méticuleuse comme à l’exercice.

— Eh bien, Morache… Vous vous y reconnaissez ?

Les obus nous pourchassaient, comme s’ils avaient eu des yeux. Nous allions, bifurquions, rebroussions chemin, mais la meute ne nous lâchait pas, hurlant à nous assourdir et nous saoulant d’âcre fumée.

À chaque flamme, on se jetait les uns dans les autres, têtes et jambes mêlées, aplatis contre la paroi, incrustés dans les trous. Les coups éclataient bas, fouettant parfois le boyau d’éclats, et des cris montaient de tous ces corps blottis.

— Holà ! je suis touché.

Hébétés, nous enjambions des corps ; on avançait de vingt pas en se poussant, puis on se rejetait à quatre pattes, la bouche et les yeux étirés par un tic, bombant le dos sous le fracas.

— Eh bien, Morache, reprenait le capitaine, c’est bien par là ? Ttt ! Ttt !… Vous êtes sûr ?

On repartait, la gorge sèche, sans savoir où. Pas d’affolement pourtant, une sorte de discipline dans le vertige ; l’esprit vacillait, un peu étourdi, comme au sortir d’une forge infernale, mais malgré tout lucide, et, entre deux salves, les commandements passaient quand même, méthodiquement, ainsi qu’un ordre de contremaître transmis dans un fracas d’usine.

Enfin, d’un seul coup, le barrage nous perdit. Ce fut soudain comme un grand calme, et l’on s’aperçut que le soleil était levé. Nous venions de déboucher sur un chemin creux dont les épais buissons verts habillaient les talus. Tout de suite, Sulphart s’élanca, fouillant les branches.

— Hé, les gars… Y a des mûres !…



— Ne me touchez pas, ne me touchez pas… répétait le blessé livide, tout en avançant dans le boyau.

Ses bras broyés pendaient comme deux nattes rouges. Arrivé près de nous, il dit de la même voix blanche où ne frémissait même plus la souffrance :

— Je veux m’asseoir, prenez-moi par ma capote.

En le soutenant par le col, on le posa sur la banquette de tir, le buste raide, ses deux bras de bouillie sanglante ne tenant plus que par les manches lacérées. Son nez était mince, pincé, comme si déjà la mort avait cherché à l’étouffer.

— Tu devrais te dépêcher d’aller au poste de secours, lui dit Lemoine, voyant couler les deux rigoles de sang.

— Oui, j’y vais… Allumez-moi une cigarette. Mettez-la moi dans la bouche.

On le releva, il fit merci de la tête, et il repartit d’un pas mécanique, un camarade le précédant pour faire écarter les soldats massés.

— Laissez passer, un blessé…

La compagnie entière était entassée là, grand bouclier vivant de casques rapprochés, devant quatre échelles grossières. La couverture roulée, pas de sac, l’outil au côté : « Tenue de gala », avait blagué Gilbert.

À notre droite, empilée dans la même parallèle, une compagnie d’un régiment de jeunes classes venait de mettre baïonnette au canon ; ils devaient sortiravec nous, en première vague. Toutes les sapes, toutes les tranchées étaient pleines, et de se sentir ainsi pressés, reins à reins, par centaines, par milliers, on éprouvait une confiance brutale. Hardi ou résigne, on n’était plus qu’un grain dans cette masse humaine. L’armée, ce matin-là, avait une âme de victoire.

Des camarades, l’œil luisant, les joues rouges, parlaient vite, gagnés par une sorte de fièvre. D’autres restaient muets, tout pâles, et le menton tremblant un peu.

Par-dessus les sacs à terre on regardait les lignes allemandes, ensevelies sous un panache de fumée où craquaient des éclairs ; plus loin encore, dans la plaine, trois villages semblaient brûler, et notre artillerie tirait toujours, dans un tonnerre rejaillissant où se confondaient les arrivées et les départs. Les champs tanguaient sous cette fureur, et je sentais, contre mon coude, la tranchée frémir et s’effriter.

À tout moment, Gilbert regardait sa montre. Cette attente angoissante lui crispait le cœur ; il eût voulu entendre le signal, partir tout de suite, en finir. Il pensa tout haut :

— Ils font durer le plaisir.

Sur le parapet, entre deux touffes d’herbe, deux bêtes se battaient : un gros scarabée mordoré à la cuirasse épaisse et un insecte bleu aux fines antennes. Gilbert les regardait, et, quand le scarabée allait écraser l’autre, il le renversait sur le dos, du bout du doigt. De son front une goutte de sueur tomba sur la petite bête bleue, qui secoua ses ailes bigarrées.

— Attention, il va être l’heure, prévint un officier sur notre droite.

Plus près, Cruchet commanda :

— Baïonnette au canon… Les grenadiers en tête.

Un frisson d’acier courut tout le long de la tranchée. Penché, Gilbert observait toujours ses insectes, n’écoutant pas battre son cœur. Le scarabée secouait sa lourde carapace, mais l’autre l’avait saisi entre ses longues antennes, et il le maintenait, ne le lâchait plus.

Posément, Cruchet serrait sa jugulaire. Debout sur la première marche d’un escalier de sacs à terre, il nous dominait tous. Il nous regarda.

— Mes amis… Ttt… Ttt… C’est pour la France, hein !… Une belle attaque… Nous allons enlever ça…

Était-ce l’émotion, il me sembla que sa voix était moins sèche, moins coupante qu’à l’ordinaire. Comme une brusque révélation, on comprenait ce mot : un chef. On serrait le ceinturon, on repoussait l’outil qui battait la cuisse. Au pied d’une échelle, Berthier était prêt à sortir. En tournant la tête, il vit Morache, le visage décomposé.

— Après vous, mon lieutenant, fit-il militairement, en s’écartant d’un pas.

L’autre, défait, vit un prétexte.

— Quoi, bredouilla-t-il… Vous avez peur de sortir le premier ?…

Sans rien dire, le sous-lieutenant se retourna et remit le pied sur l’échelon. De dos, on vit simplement son haussement d’épaules.

— Morache qui se dégonfle ! cria Vieublé dans le bruit.

Le lieutenant avait peut-être entendu, mais il ne broncha pas. Montant de ce tas d’hommes hérissé de baïonnettes, la voix gouapeuse continuait :

— Ça ne suffit plus maintenant d’avoir de la gueule… Il faut y aller… C’est plus dur que de foutre les types en taule… On est tous égal, ce coup-ci.

On n’entendait plus que cette voix railleuse sous le canon, et les copains riaient, sans colère, comme si ces mots les avaient soulagés.

Les corps prêts à surgir se balançaient, battant déjà le parapet, comme un jusant.

En jets aigus, des 75 sifflèrent et, au même instant, le grondement de la lourde parut se taire ou s’éloigner,

— Nous y sommes ?… demanda Cruchet, d’une voix plus forte.

Les cœurs sautèrent un grand coup, ou un seul cœur pour cette foule armée.

— T’as bien l’adresse de chez moi ? dit encore Sulphart à Gilbert, d’une voix saccadée dont l’émotion entre-choquait les mots.

Tiens, le scarabée doré ne bougeait plus, l’insecte l’emportait… Oh ! cette poudre, quelle âcre puanteur !… Une rumeur monta vers la droite, des cris ou une chanson. « Les zouaves sont sortis ! » Une rafale de 105 éclata, cinq coups de cymbales…

— En avant la troisième ! cria le capitaine.

— En avant !…

Des cris, une bousculade, un homme qui retombe en jurant, des fusils qui s’accrochent… Les tempes bourdonnantes on s’agrippe au parapet, puis on se redresse, les jambes un peu molles. On regarde la plaine immense, la plaine nue… « En avant ! » On est sorti, on court…

Une mitrailleuse, une seule, s’était mise à tousser. Réveillée folle, l’artillerie allemande cognait partout.

Déjà, la chaîne d’hommes se formait, minces silhouettes, fusils obliques, et progressait, d’un trot égal, face aux tranchées muettes. Sur la gauche, clairons en tête, un bataillon chargeait en criant.

Resté seul, un sabre à la main, un commandant poussait les dernières escouades de bleus qui hésitaient devant le barrage.

— Allons… Dépêchons-nous, dehors, dehors !

Un paquet de gosses monta. Devant eux, comme un grisou, un fusant jaillit ; éruption rouge, volée d’éclats… Un corps haché éclaboussa la sape. Dans la fumée, des voix geignirent.

— Allons-y ! Il n’y a plus de danger… Dehors !

Une autre section, en flageolant, escalada les sacs qui s’éboulaient, mais une rafale hersa le champ. Ils refluèrent…

Ils s’acharnèrent encore, escouade sur escouade, ne sachant plus, hagards. Mais, à chaque effort, le feu les rejetait d’un coup, culbutés dans leur trou. Chaque fois, une salve plongeait sur eux.

— Dehors, nom de Dieu !

Leur pauvre vague battit plus mollement le talus qu’elle ne pouvait pas franchir… Mais non, ils n’osaient plus…

Le commandant grimpa d’un bond.

— En avant, tas de flanchards !

Un petit aspirant les bourrait dans le dos, les forçant à sortir, en criant d’une voix de fille. Trébuchant, leur vivant holocauste parut, chassé du poing, et eut devant la mort comme un sursaut suprême, un dernier recul.

— Ça y est !… En avant !… cria la voix de fille…

Ils se ruèrent par la chicane, s’éparpillèrent, foncèrent droit sur le mur de fumée… C’était fini, le barrage était passé…

Émiettés dans les champs, les bataillons couraient et quelqu’un, au delà des premières lignes, agitait un fanion : le village était pris.



Des murs écroulés, des façades béantes, des tas de tuiles et de moellons, des toits tombés tout d’une pièce, des jambes raides surgissant des décombres… La rue, on la devinait à des rails tordus, parfois visibles sous les gravats. On courait de ruine en ruine, s’accotant aux pans de mur, tiraillant devant soi, criblant de grenades des caves vides. On criait…

Le canon tonnait moins fort, mais, par les soupiraux, des mitrailleuses fauchaient le village. Des hommes s’effondraient, pliés en deux, comme emportés par le poids de leur tête. D’autres tournoyaient, les bras en croix, et tombaient face au ciel, les jambes repliées. On les remarquait à peine : on courait.

Quelqu’un blanc de plâtre, cria à Gilbert :

— Lambert est tué !

Autour d’un puits, des hommes se battaient à coups de crosse, à coups de poing, ou au couteau : une rixe dans la bataille. Vieublé, d’un coup de tête, culbuta un Allemand par-dessus la margelle, et l’on vit sauter le calot, un calot gris à bande rouge. Tout cela s’inscrivait dans la pensée en traits précis, brutalement, sans émouvoir : cris d’hommes qu’on tue, détonations,aboiements de grenades, camarades qui s’écroulent. Sans connaître de direction, l’un suivant l’autre, on chargeait, droit devant soi…

Aplatis derrière un mur, des traînards se cachaient : « Avec nous, salauds ! » leur cria Gilbert.

Quelques Boches passèrent en courant, déséquipés, les mains hautes, filant vers nos lignes. Assis à l’entrée d’une cave, un autre épongeait, avec un mouchoir sale, le sang qui lui coulait du front ; de la main gauche, il nous fit bonjour.

Malgré le crépitement, on entendait le long halètement des marmites qui s’abattaient au milieu du village, arrachant un nuage épais de poussière et de fumée, et, le dos bossu, on se jetait contre les murs.

Dans la poussière et les plâtras, nous avions pris la teinte neutre de ces choses anéanties. Rien de vivant, de façonné ; des débris pilonnés, un chantier de catastrophe où tout se confondait : les cadavres émergeant des décombres, les pierres broyées, les lambeaux d’étoffes, les débris de meubles, les sacs de soldats, tout cela semblable, anéanti, les morts pas plus tragiques que les cailloux.

Épuisés, haletants, nous ne courions plus. Une route coupait les ruines et une mitrailleuse invisible la criblait, soulevant un petit nuage à ras de terre. « Tous dans le boyau ! » cria un adjudant.

Sans regarder, on y sauta. En touchant du pied ce fond mou, un dégoût surhumain me rejeta en arrière, épouvanté. C’était un entassement infâme, une exhumation monstrueuse de Bavarois cireux sur d’autres déjà noirs, dont les bouches tordues exhalaient une haleine pourrie ; tout un amas de chairs déchiquetées,avec des cadavres qu’on eût dit dévissés, les pieds et les genoux complètement retournés, et, pour les veiller tous, un seul mort resté debout, adossé à la paroi, étayé par un monstre sans tête. Le premier de notre file n’osait pas avancer sur ce charnier : on éprouvait comme une crainte religieuse à marcher sur ces cadavres, à écraser du pied ces figures d’hommes. Pourtant, chassés par la mitrailleuse, les derniers sautaient quand même, et la fosse commune parut déborder.

— Avancez, nom de Dieu !…

On hésitait encore à fouler ce dallage qui s’enfonçait, puis, poussés par les autres, on avança sans regarder, pataugeant dans la Mort… Par un caprice démoniaque, elle n’avait épargné que les choses : sur dix mètres de boyau, intacts dans leurs petites niches, des casques à pointe étaient rangés, habillés d’un manchon de toile. Des camarades s’en emparèrent. D’autres décrochaient des musettes, des bidons.

— Vise la belle paire de pompes ! beugla Sulphart, agitant deux bottes jaunes.

À la sortie du boyau, un sergent accroupi criait : « À gauche, en tirailleurs, à gauche ! » et la file repartait en courant sur une petite route que bordait un fossé. Plus loin, dans les champs, on ne voyait qu’un réseau de fils de fer, à demi caché par l’herbe folle… Et pas une tranchée, pas un Allemand, pas un coup de feu.

Bientôt, comme on ne tirait pas, le trot se ralentit, on se groupa ; mais une salve de shrapnells tonna, plantant tout le long du chemin sa rangée d’arbres vaporeux, et, quand on regarda, la route était vide. Tous s’étaient terrés dans le fossé, ou derrière despans de mur. En paquet, nous nous étions entassés dans une rigole étroite, creusée au pied d’une muraille en torchis. Nerveusement, on ramenait sur sa nuque le bourrelet de la couverture roulée, on attendait… Les obus s’acharnèrent un instant, des 88 qui passaient si bas, si près, qu’on s’étonnait de ne pas voir l’herbe fauchée devant soi et qu’on s’enfonçait la tête à deux mains. Puis le tir égaré s’allongea, continuant son cache-cache dans le village. Tout le long du chemin la file d’hommes se redressa, sans quitter ses abris.

— On reste là ? demanda un soldat qui paraissait enfoui dans un large terrier.

— Non, on avance toujours, nous cria Ricordeau qui passait en courant.

— C’est pas la peine, l’autre village là-bas est pris.

— Comment qu’il s’appelle, ce village ?

Personne ne le savait.

— Le coup est loupé, soufflait Fouillard écrasé contre moi. Il va falloir reculer.

Les uns criaient : « On voit la légion qui avance », et d’autres : « Gare ! v’là les Boches qui attaquent. »

— On va être pris de flanc.

— T’es saoul, c’est nos tranchées.

Le bombardement, un instant, les fit taire. Recroquevillés, on vidait les bidons, entre deux rafales.

— Mon capitaine ! On est là, mon capitaine…

Cruchet venait de se laisser glisser du haut du talus, entraînant des plâtras. Berthier courait derrière lui, et ils allaient de trou en trou, se jetant à plat ventre quand soufflait un obus. Le capitaine criait :

— Vous êtes de braves cochons… On va enleverleur troisième ligne… Attention au signal sur la droite…

Il avait un nouveau visage, rouge, suant, sa bouche fendue d’un grand rire muet. Tout courant, il répétait :

— Au signal sur la droite… La droite…

Un fracas et je n’entendis plus rien… Ce fut comme un coup de masse qui nous culbuta tous, un choc qui vous assomme, un souffle qui vous renverse… Et l’épais nuage, la nuit… Dix idées : nous sommes tués, je suis aveugle, nous sommes ensevelis. Puis des cris !

— À moi ! vite…

Dans la fumée, des blessés se sauvaient. Fouillard était couché devant moi, la tête dans une flaque rouge, et son dos s’agitait convulsivement comme s’il avait sangloté. C’était son sang qu’il pleurait.

Un souffle encore piqua sur nous… Je m’étais, ramassé, la tête dans les genoux, le corps en boule, les dents serrées. Le visage contracté, les yeux plissés à être mi-clos, j’attendais… Les obus se suivaient, précipités, mais on ne les entendait pas : c’était trop près, c’était trop fort. À chaque coup, le cœur décroché fait un bond ; la tête, les entrailles tout saute. On se voudrait petit, plus petit encore, chaque partie de soi-même effraie, les membres se rétractent, la tête bourdonnante et vide veut s’enfoncer, on a peur, enfin, atrocement peur… Sous cette mort tonnante, on n’est plus qu’un tas qui tremble, une oreille qui guette, un cœur qui craint…

Entre chaque salve, dix secondes s’écoulaient, dix secondes à vivre, dix secondes immenses où tient tout le bonheur, et je regardais Fouillard, qui maintenantne bougeait plus. Couché sur le côté, le visage violacé, il avait le cou béant égorgé comme on égorge les bêtes.

La puante fumée masquait le chemin, mais on ne voulait rien voir : on écoutait, effaré. Piochant autour de nous, les obus nous giflaient de pierraille et nous restions tassés dans notre ornière, deux vivants et un mort.

Brusquement, sans raison, le feu cessa. Des gros obus tombaient, encore sur les ruines, soulevant des geysers noirs, mais c’était plus loin, c’était pour d’autres. Dans nos têtes ébranlées, cet instant de paix fut auguste. Je me retournai et, au pied du talus, je vis Berthier penché sur un corps étendu. Qui ?

Tout le long du chemin, les camarades se redressaient : « Les grenadiers ! » appelait une voix.

Puis, venant de la droite, un ordre parvint, crié de trou en trou :

— Le colonel demande qui commande à gauche… Faites passer…

— Faites passer… Le colonel demande qui commande à gauche.

Je vis Berthier reposer doucement sur l’herbe la tête du mort. Il se releva, livide, et il cria :

— Sous-lieutenant Berthier, de la troisième… Faites passer…



Le tirant par sa capote, Gilbert traîna le cadavre jusqu’au bord du large entonnoir où nous nous étions jetés. Depuis longtemps, les morts ne lui faisaient plus peur. Pourtant, il n’osa pas le prendre par la main,sa pauvre main crispée, jaune et boueuse, et il évita le regard éteint de ses yeux blancs.

— Il en faudrait encore trois, quatre comme ça, fit Lemoine. Ça nous ferait un bon parapet, avec un peu de terre dessus.

Il y a un instant, le pauvre gars courait avec nous, les yeux rivés, fixes d’angoisse, sur la tranchée allemande d’où jaillissaient les flammes courtes et droites des mausers. Puis, des rafales d’obus avaient troué la compagnie, les mitrailleuses avaient fauché des rangées d’hommes, et, de la masse frémissante qui chargeait, tragique, silencieuse, il ne restait que ces vingt hommes blottis, ces blessés qui se traînaient, geignant, et tous ces morts…

Gilbert, entre deux explosions, avait entendu le camarade s’écrier : « Ah ! c’est fini ! » Le blessé s’était encore traîné quelques mètres, comme une bête écrasée, et il était mort, là, dans un sanglot. Était-ce triste ? À peine… Dans ce champ pauvre aux airs de terrain vague, cela faisait un cadavre de plus, un autre dormeur bleu qu’on enterrerait après l’attaque, si l’on pouvait. À quelques pas, sous un tertre crayeux, des Allemands étaient enfouis : leur croix servirait pour les nôtres, un calot gris sur une branche, un calot bleu sur l’autre.

— Alors, qu’est-ce qu’on va foutre ? demanda Hamel, dont la manche déchirée laissait couler un peu de sang. Tu ne vois pas, qu’ils nous laissent en rade ?

— Mais non, dit Gilbert. Le deuxième bâton va certainement sortir, mais on doit attendre que l’artillerie prépare.

— Et s’ils tirent trop court, ça sera encore pour nos gueules.

Cachée dans les hautes herbes, la tranchée ennemie se devinait à peine, derrière la toile barbelée des araignées de fer. Les Allemands ne tiraient plus, et leurs canons même se taisaient. Seuls quelques 210 essoufflés passaient très haut, avec un glouglou de bouteille qui se vide, et allaient tomber sur le village, empanachant les ruines d’un lourd nuage d’usine.

Couchés au bord de l’entonnoir, quelques soldats guettaient, l’œil au ras de l’herbe ; les autres discutaient, entassés dans le trou.

— Tu crois qu’on va remettre ça pour enlever leur troisième ligne ?

— Peut-être bien. À moins qu’on creuse une tranchée ici.

— Sans charre, c’est pas avec ce qu’il reste de poilus qu’ils espèrent attaquer.

— Je la crève. Il ne te reste rien dans ton bidon ?

— Non… Vise, ce qu’il est descendu de copains depuis le village.

Des morts, il y en avait partout : accrochés dans les ronces de fer, abattus dans l’herbe, entassés dans les trous d’obus. Ici des capotes bleues, là des dos gris. On en voyait d’horribles, dont le visage gonflé était comme recouvert d’un masque épais de feutre moisi. D’autres étaient charbonneux, les yeux déjà vides : ceux des premières attaques. On les regardait sans émotion, sans dégoût, et quand on lisait un numéro inconnu, au col de la capote, on se disait simplement : « Tiens, je ne savais pas que leur régiment avait donné… »

À quelques pas de l’entonnoir, un officier était couché sur le côté, sa capote ouverte, et, dans ses doigts osseux, il tenait son paquet de pansement, qu’il n’avait pas pu dérouler.

— On devrait essayer de le traîner jusqu’ici, dit Lemoine qui ne lâchait pas son idée, ça ferait un de plus pour le parapet. Et avec le Boche qui est là, plus loin…

— T’es pas louf ? grogna Hamel. Tu veux nous faire repérer en les empilant tous devant.

— Ceux des autres trous s’en sont bien fait, des parapets.

En effet, de loin en loin, tout le long de la crête, des hommes se dissimulaient, qu’on pouvait prendre pour des grappes de morts. Allongés derrière la moindre butte, blottis dans les plus petits trous, ils travaillaient presque sans bouger, grattant la terre avec leur pelle-bêche, et, patiemment, ils élevaient devant eux de petits monticules, des taupinières qu’un souffle eût emportées.

— Notre trou est plus profond, on risque moins, observa Gilbert.

— Oui, mais quand ils auront repéré la crête, qu’est-ce qu’on va déguster !

À ce moment l’artillerie allemande s’éveilla. On entendit arriver quelques obus, des fusants, qui éclatèrent beaucoup trop haut, dans un flocon noir, mais le tir réglé, le bombardement commença. Les premiers tombèrent assez loin, sur la gauche, puis la rafale se rapprocha, suivant la crête, et tout à coup… Quatre coups pressés, quatre jets de vapeur, quatre explosions… La salve s’était abattue devant notre entonnoir,et un nuage épais, puant la poudre, remplit le trou. Le corps en boule, nous nous étions jetés les uns contre les autres, chacun cherchant à s’enfoncer sous les jambes emmêlées. Gilbert cachait instinctivement sa tête sous son bras replié, comme un gosse qui a peur. Une pluie de terre retomba… Déjà l’autre salve arrivait, piochant autour de nous, à grands coups furieux, à droite, à gauche. Puis, brusquement, ce fut quelque chose de brutal, on ne sait quoi de terrible, Qu’on croirait jailli de soi-même…

L’obus avait dû éclater sur le bord de l’entonnoir. Deux hommes ne bougeaient plus, glissés au fond du trou. Des blessés affolés se sauvaient, le visage sanglant, les mains rouges. Ceux qui restaient les regardaient à peine, incrustés dans la terre, la tête dans les épaules, attendant le coup suprême. Mais, soudain, le tir s’allongea : ils balayaient à droite. Toutes les têtes se relevèrent. Oh ! l’unique minute de bonheur, quand la mort est allée plus loin !

Gilbert jeta un regard dans la plaine. Les Boches ne sortaient pas ? Non… On ne voyait rien. Après, seulement, il regarda les deux camarades, dont la bouche entr’ouverte semblait parler au ciel.

— On ne peut pas les laisser là, à marcher dessus, proposa Lemoine, mettons-les plutôt devant.

Deux camarades saisirent le premier, s’engluant les mains de sang coagulé, et le hissèrent au bord de l’entonnoir. Gilbert lui tourna le visage vers l’ennemi, pour ne pas le voir. L’autre cadavre étant plus lourd, il dut les aider, maintenant la tête du mort qui ne tenait plus.

— Comme ça, fit Lemoine satisfait, on a déjà unbon parapet… Les pauvres gars, s’ils avaient pensé ça, tout à l’heure… Juste un copain que j’avais l’adresse de chez lui… Gare !

Cela recommençait : des 88 à présent, sous lesquels nous nous applatissions, la figure écrasée contre la terre sèche. Ils arrivaient par cinq, si rapides que le départ et l’explosion claquaient ensemble.

Dans le champ, les blessés couraient, et les éclats en fauchaient qui n’allaient pas plus loin. Mais, de l’autre côté du réseau de fil de fer, on ne voyait rien, toujours rien. C’était la bataille sans ennemis, la mort sans combat. Depuis le matin, que nous nous battions, nous n’avions pas vu vingt Allemands. Des morts, rien que des morts.

Le visage contracté, les poings crispés, les mâchoires serrées, nous comptions les coups. Peu à peu la tête se vide, tout en semblant plus lourde. Mais pourquoi reste-t-on si calme, malgré tout ? On guette, on se gare, mais le cœur ne bat pas plus vite, et l’on regarde autour de soi, sans fièvre, sans surprise. On n’entend plus rien que ces explosions infernales qui vous déchirent la poitrine. Ils tirent, ils tirent… On se sent les jambes molles, les mains froides, le front brûlant. Est-ce cela, la peur ?

Un autre corps gisait au fond du trou. Celui-là n’était pas mort sur le coup. Il s’était tordu un long moment, râlant livide. Maintenant il ne bougeait plus.

— Est-ce qu’on le met aussi en haut ? demanda Lemoine, la tête cachée sous son bras replié.

— En attendant que ça soit notre tour, répondit Hamel.

Nous nous regardions avec une angoisse confuse.Lequel hisserait-on là-haut, dans un moment, pour élargir la muraille des morts ?

Péniblement, nous sortîmes le dernier de la fosse commune, et son corps mutilé marqua d’un sillon brun, le flanc de l’entonnoir.

Comme un orage s’apaise, la canonnade s’était ralentie, et des têtes inquiètes surgissaient de tous les trous. Les Allemands allaient-ils attaquer ? Un officier se dressa derrière un tertre.

— Tenez bon, les gars, prévint-il.

Au même instant, à quelques pas, une voix lança :

— Attention, les v’là !

Ils venaient de sortir, une centaine à peine, d’un petit boqueteau, à deux cents mètres de la crête. Aussitôt un autre groupe se montra, venu d’on ne sait où, puis un autre encore, qui s’élança en braillant, et les lignes de tirailleurs se déployèrent.

— Les Boches ! Tirez, tirez… Visez bas…

Tout le monde criait, des commandements montaient de chaque terrier, et le crépitement de la fusillade gagna toute la ligne. Brusquement, on ne vit plus rien. S’étaient-ils couchés ? Les avait-on couchés ?

Une minute après, le bombardement reprenait, plus brutal, plus précis. Entre deux rafales, on voyait s’échapper les blessés. Courant ou se traînant, ils cherchaient à gagner un petit talus feuillu qui bornait la plaine.

— Ils se planquent dans le Boyau boche, cria un petit de la classe 15. On ne peut plus passer, tant il y en a. Et les obus qui tombent en plein dedans : tu parles d’un gâchis !

Notre artillerie répondait – soixante-quinze miaulant, cent vingt brutal et le canon-revolver, qui jure comme un chat. Les salves ripostaient aux salves. Et, dans notre trou, blottis contre les morts que les plus apeurés ramenaient sur eux, comme de sanglants boucliers, les survivants attendaient. On ne voyait plus qu’un soldat de loin en loin, chose bleue tassée dans un silo. On eût dit que la chaîne d’hommes tendue devant le village conquis, se brisait, maille à maille. Tous les dix pas, des soldats étaient étendus, le front au ciel, les cuisses écartées et les genoux hauts, ou bien à plat ventre, la tête sur le bras. L’un d’eux était si bien couché qu’on eût dit qu’il dormait et, l’ayant regardé, Gilbert l’envia.

Brusquement, une nouvelle salve tonna. Quand nous relevâmes la tête, nous aperçûmes dans la fumée qui se dissipait, le petit bleu renversé sur le côté. Sur sa capote neuve s’arrondissait une tache rouge. Gilbert se traîna vers lui, le souleva, puis, l’ayant laissé retomber lourdement, revint d’un bond.

— Pas la peine, il est bien mouché… Il râle déjà…

Les explosions s’entre-choquaient, la fumée n’avait plus le temps de se dénouer, et les éclats passaient, par volées furieuses. Soudain, une flamme jaune et rouge nous aveugla. D’un seul mouvement, nous nous étions jetés l’un contre l’autre, abasourdis, le cœur décroché. Et Gilbert dut tomber, sans avoir rien entendu, rien senti, qu’un grand coup de poing sur la tête, un souffle d’enfer en plein visage…

Quand il revint à lui, la tête pesante, il remua craintivement les jambes. Elles obéirent, elles bougèrent… Non, il n’avait rien là. Il se passa ensuite la mainsur la figure… Tiens, elle était rouge ! C’était au front, près de la tempe. Penché sur lui, je lui dis :

— Ce n’est rien… Juste une coupure.

Il ne me répondit pas, encore étourdi, et un bon moment demeura immobile. Tout contre lui, Hamel était resté à genoux, la face en terre. Il ne remuait pas, ne soufflait pas, mais Gilbert n’osa pas lui parler, pas même le toucher, pour conserver, une minute encore, l’illusion qu’il n’était pas mort. Puis il demanda à Lemoine, évitant le mot :

— Il y est, hein ?

Simplement, l’autre lui montra un mince filet de sang qui ruisselait du casque et glissait dans le cou. Un de plus… Au fond de l’entonnoir, dix corps au moins étaient entassés. Entre deux capotes sanglantes, sous les cadavres une tête blême apparaissait, les yeux hagards. Mort ou vivant ?

Gilbert ouvrit son paquet de pansement et se banda le front. Avec son mouchoir, il essuya le sang qui coulait le long de sa joue en caresse chaude, puis, pour calmer sa tête brûlante, il la posa sur le canon bien froid de son fusil. Durant une courte accalmie, il entendit sur la droite claquer la fusillade et les grenades. Il pensa confusément : « Ils vont encore attaquer. » Mais il n’eut pas le courage de regarder dans la plaine.

Une nouvelle salve s’abattit, fouillant la terre morte, puis un cent cinq shrapnell éclata juste au-dessus de nous. Gilbert resta un instant ébloui, le cœur arrêté. Puis, d’un coup de reins, il fut debout, sauta sur le bord de l’entonnoir et se sauva. Il allait se cacher dans un autre trou, n’importe où, mais il ne voulaitplus rester dans cette fosse, dans ce tombeau béant. Une autre salve souffla : il s’aplatit. Puis il se releva, affolé, courut à droite, à gauche, trébuchant sur les corps. Tous les entonnoirs étaient pris : partout des morts broyés, des blessés exsangues, des soldats aux aguets.

— Y a pas une place avec toi ?

— Non… J’ai un copain blessé.

Il tourna encore un moment, puis se jeta à plat ventre derrière une petite butte. Son cœur battait à grands coups, ainsi qu’une bête qu’il aurait écrasée sous lui. Haletant, il écoutait le canon, sans une idée dans sa tête fiévreuse. Brusquement il pensa :

— Mais je me suis sauvé !…

Il se le répéta plusieurs fois, ne comprenant pas bien, tout d’abord. Puis, ayant relevé la tête, il vit Lemoine qui lui faisait signe. Alors, en courant, d’une seule haleine, il rejoignit l’entonnoir. Son poste…

Il était tout pareil à un pressoir, ce trou tragique aux parois violacées, et, pour ne pas fouler les corps des camarades qui remplissaient la cuve, il fallait se maintenir sur le flanc de la fosse, les doigts enfoncés dans la terre cassante. Gilbert crut défaillir. Pas de souffrance, pas d’émotion : de lassitude plutôt. L’officier, toujours agenouillé derrière son tertre, l’aperçut et le héla.

— Hé ! là-bas, ça va ?

Gilbert le regarda, il regarda les morts. D’un revers de main, il essuya sa joue que le sang chatouillait, puis il répondit :

— Ça va…

Le jour s’éloigne, traînant sa brume sur la plaine.À gauche, la fusillade brasille encore, mais comme un feu qui va s’éteindre.

Que s’est-il passé depuis midi ? Nous avons tiré, brûlés par le soleil, la tête lourde, la gorge sèche. Enfin, il a plu, et cette pluie d’orage a lavé la fièvre dont nous brûlions tous. Par rafales, l’artillerie balayait la crête, rageant d’y trouver des hommes encore vivants. Puis on croyait voir des Boches s’élancer. Et l’on tirait, on tirait…

Tout près, tombés dans leurs propres fils de fer, des Allemands sont étendus, le corps en boule, et l’on dirait les grains d’un funèbre rosaire. J’en remarque un, sa musette de grenades sur le ventre, qui parfois lève le bras, d’un effort expirant, et bat l’air un instant.

Dans l’ombre qui s’alourdit, le petit bleu râle toujours. C’est effrayant, ce gamin qui ne veut pas mourir.

Est-ce la relève ? Des hommes arrivent, en courant, et vont de trou en trou, le dos courbé.

— Hé ! les gars, ça y est ? On s’en va ? Quel régiment ?

Erreur : ce sont nos agents de liaison.

— Eh bien ? On s’en va ?

— Non… Il faut passer encore la nuit. Les compagnies de renfort vont arriver avec des outils. Il faut s’organiser sur la crête.

Surgis de tous côtés, des hommes se rapprochent, à quatre pattes.

— Quoi ? rester ici ? Sans blague… On n’est plus trente de la compagnie.

— Toujours les mêmes, alors… Je m’en fous, je suis blessé, je les mets…

— Ce sont les ordres, répètent les agents… Il faut tenir. On nous relèvera demain.

Tiens, on n’entend plus le petit blessé… Gilbert se sent faible, la tête vide. Il voudrait ne plus bouger et dormir, dormir. Son linge est collé sur son dos. La pluie ? La sueur ?

L’artillerie s’est tue, à bout de force, la voix cassée. On entend mieux les plaintes à présent… Attendez, mes petits, attendez, ne criez plus, les brancardiers vont venir.

La nuit avance.

Et, doucement, le soir silencieux tisse sa brume, seul grand linceul de toile grise, pour tant de morts qui n’en ont pas.



C’est un grand troupeau hâve, un régiment de boue séchée qui sort des boyaux et s’en va par les champs, à la débandade. Nous avons des visages blafards et sales que la pluie seule a lavés. On marche d’un pas traînant, le dos voûté, le cou tendu.

Arrivé sur la hauteur, je m’arrête et me retourne pour voir une dernière fois, emporter dans mon âme l’image de cette grande plaine couturée de tranchées, hersée par les obus, avec les trois villages que nous avons pris : trois monceaux de ruines grises.

Comme c’est triste, un panorama de victoire ! La brume en cache encore des coins sous son suaire et je ne reconnais plus rien, sur cette vaste carte de terre retournée. Les Trois-Chemins, la Ferme, le Boyau blanc, tout cela se confond ; c’est la même plaine,usée jusqu’à sa trame de marne blanche, une lande anéantie, sans un arbre, sans un toit, sans rien qui vive, et partout mouchetée de taches minuscules : des morts, des morts…

— Il y a vingt mille cadavres boches ici, s’est écrié le colonel, fier de nous.

Combien de Français ?

Il a fallu tenir dix jours sur ce morne chantier, se faire hacher par bataillons pour ajouter un bout de champ à notre victoire, un boyau éboulé, une ruine de bicoque. Mais je puis chercher, je ne reconnais plus rien. Les lieux où l’on a tant souffert sont tout pareils aux autres, perdus dans la grisaille comme s’il ne pouvait y avoir qu’un même aspect pour un même martyre. C’est là, quelque part… L’odeur fade des cadavres s’efface, on ne sent plus que le chlore, répandu autour des tonnes à eau. Mais, moi, c’est dans ma tête, dans ma peau que j’emporte l’horrible haleine des morts. Elle est en moi, pour toujours : je connais maintenant l’odeur de la pitié.


À mesure qu’on s’éloignait des lignes, les débris de section se renouaient, les compagnies reprenaient une forme. On se regardait l’un l’autre, et nous nous faisions peur.

Des soldats étendus sur l’herbe dartreuse se levèrent et vinrent vers nous. Le soir même, ils devaient monter en ligne.

— C’est dur, les copains ?

— Le secteur de la mort.

Et montrant notre bande harassée d’un mouvement du menton, Bréval dit simplement :

— Une compagnie.

On traversa, le front bas, un minable pays, aux fenêtres sans carreaux et aux toits percés, puis on nous arrêta dans un champ, en bordure de la grand’route où attendaient les camions. Là, on mangea : du riz chaud qui vous remplissait le ventre et qu’on ne se lassait pas de bâfrer, goulûment, avec de pleins quarts de café brûlant, moins par faim réelle que pour rattraper ces jours de misère, pour se gaver, se sentir plein.

Le vieux fourrier à barbe blanche distribuait de l’eau-de-vie comme on verse du vin, à pleins quarts.

— Il faut la finir, nous criait-il cordialement.

Pour le vin, on n’avait qu’à puiser. Tout en buvant, les copains vautrés suivaient l’ancien d’un œil hostile.

— C’est de sa faute si le grand Lambert est tué.

— Pauvre gars !… Il n’avait pas pris les tranchées depuis Berry.

Taciturne, je pensais à sa croix, sa fatidique croix d’ombre.

— Il paraît qu’il s’est relevé trois fois, racontait Gilbert à haute voix pour que le fourrier l’entendît, les trois fois touché par la mitrailleuse. Après, il s’est encore traîné en criant… Je lui avais promis d’écrire à sa mère.

Les plus fourbus s’étaient endormis. Par petits groupes, mêlés aux conducteurs, les autres discutaient : ils parlaient tous ensemble, fiévreusement, jetant pêle-mêle leurs impressions encore pantelantes, semblant vouloir se décharger de ces souvenirs trop lourds. Plus émus que nous-mêmes, les automobilistesécoutaient, et comme eux seuls avaient lu les journaux, ils nous expliquèrent la bataille, dont nous ne savions rien.

Les camarades arboraient tous des dépouilles ennemies, des casques à leur ceinture, comme des scalps.

— Je te l’achète, proposa un des chauffeurs à un copain.

Tenté par le prix, un autre offrit son butin, et, sur le bord de la route, le marché s’organisa. On vendait toutes sortes de souvenirs, tout ce qu’une attaque peut rejeter d’épaves : des pattes d’épaule, des calots gris, des fusées d’obus — ça fait de baths encriers, gars… » – des chargeurs de Mauser qu’on estimait vingt sous, des sacs au ventre de poil roux, des petits quarts en aluminium, pas encombrants, mais qui vous brûlent les doigts, des bidons recouverts de drap kaki, des cartes postales remplies de tendresses inconnues. Sur certains casques aux aigles éployées, on se penchait curieusement pour regarder le trou meurtrier par où la vie s’était envolée. Sulphart agitait sa paire de bottes jaunes comme une pièce rare.

— Des souliers de Boche, les mecs ! criait-il… Des baths godasses d’officier, qui c’est qui en veut ? Un joli cadeau à faire à une poule… Qui c’est qui veut se propager dans Paname avec des grolles de Boche ?

Il se tut brusquement et ramassa son étalage, comme un camelot surpris.

— Acré, v’là Morache…

Nous ne l’avions pas vu depuis dix jours, depuis le matin de l’attaque. Il n’avait pas quitté une seule minute la cave fétide – la première venue – qu’il avait prise comme poste de commandement, et il enétait sorti avec un teint moisi, des lèvres décolorées, des yeux tout clignotants. Criaillant, il rassemblait la compagnie – sa compagnie, maintenant que Cruchet était tué – et réveillait brutalement les dormeurs en les piquant du bout de sa canne.

— Allons, j’ai commandé sac au dos, paresseux, criait-il sous le nez du petit Broucke, qui se relevait, tout vacillant, les yeux encore vagues de sommeil.

En maugréant, on s’équipait.

— C’est tout de même pas lui qu’on va nous coller comme piston, après ce qu’il a foutu… C’est Berthier qui a tout fait…

— Oui, mais il n’a qu’une ficelle.

— Heureusement pour Vieublé qu’il s’est fait évacuer ; ce qu’il en aurait roté !

— C’est celui-là qui a eu le vrai filon, tiens… Si tu l’avais vu se barrer avec sa patte amochée, je te jure qu’il était marrant.

On embarqua. En un instant, tout le monde fut casé, les sacs empilés au fond des camions, et l’on pouvait encore s’asseoir, s’étendre, prendre ses aises.

— Ils auraient dû prévoir, dit en haussant les épaules le conducteur qui nous observait, à genoux sur son siège. Ils ont commandé juste autant de voitures que pour vous amener, et vous n’êtes plus aussi nombreux, pas vrai…

Alors, seulement, on remarqua les places vides. Ce qu’il en manquait !… Je croyais encore voir le grand Lambert, qui se forçait pour rire, le père Hamel, fumant sa pipe dans le coin, et Fouillard, qui s’était assis à l’arrière, les jambes pendantes. À chaque cahot, il disait :

— Si seulement je pouvais tomber et me casser la gueule !

Le convoi s’ébranla, s’enfonçant dans un nuage épais de poussière qui frangeait les yeux des chauffeurs et leur faisait des barbes de vieux. Étourdis et bercés, écœurés de chaleur, de fatigue et de mauvais vin, on sommeillait à moitié, trop secoués cependant pour dormir. Seul Broucke se remit tout de suite à ronfler, couché sur le dos, sa tête de paille jaune tressautant sur le sac.

Maroux penché rigolait aux filles, agitant triomphalement un casque à pointe, comme s’il l’avait gagné en combat singulier. Des villages aux camions s’échangeaient des signaux, des cris, des baisers même, que nous rendaient des filles en sueur, la chemise échancrée sur la poitrine.

On s’éloignait de la guerre ; les fenêtres avaient des vitres, les toits des tuiles. Soudain, les camions dansèrent sur les pavés et, aussitôt, on entendit hurler dans les premières voitures. Toutes les têtes se glissèrent sous les bâches, tous les corps se penchèrent à l’arrière ; et alors, tout le long du convoi, ce fut une acclamation folle : apparition fabuleuse double miracle, on voyait un chemin de fer, un vrai chemin de fer civil, avec de vrais wagons, et, sur la place de la gare, une femme en chapeau.

Le passage à niveau franchi, c’était toute une petite ville, avec des boutiques, des trottoirs, des femmes, des cafés, que nous regardions avec une hébétude éblouie de sauvage, sans nous lasser de crier notre joie. Ceux qui étaient pansés au front retiraient leur casque pour se faire mieux voir, et Belin, fièrement,envoyait des baisers avec sa main blessée, comme un paquet de linge neuf.

À une fenêtre fleurie, une jolie tête blonde se montra – les têtes sont toujours jolies, qu’on n’entrevoit qu’un instant – saluée au passage par une longue clameur, et le tourbillon était déjà passé qu’elle écoutait encore, penchée sur ce sillage de poussière et de cris.

Le convoi roulait toujours et nul ne se plaignait de la route trop longue. On eût voulu mettre encore des villages, encore des champs, encore des lieues, entre la guerre et nous. Tant mieux, on n’entendrait plus le canon. Dans les éteules, les batteuses, en ronflant, mangeaient des gerbes blondes ; les boqueteaux d’un vert frais baignaient nos yeux brûlés ; on enviait le bonheur des villages entrevus sous les arbres, de ces fermes aux toits rouges qui n’étaient plus pour nous que des cantonnements.

Il faisait trop chaud, sous les bâches où le soleil tapait droit. Engourdis, nous ne criions plus, on eût voulu dormir… Enfin, les camions ralentirent, puis s’arrêtèrent.

Les jambes faisaient mal, les têtes étaient lourdes, les corps endoloris. En grognant, on bouclait le sac, qui n’avait jamais paru si lourd.

— Pourquoi qu’ils ne nous ont pas débarqués juste dans le village ?… On voit bien qu’ils ne sont pas fatigués, à l’état-major…

À peine descendus, certains s’étaient affalés sur l’herbe. D’autres avançaient en boitillant, les pieds gonflés dans les chaussures racornies que nous n’avions pas quittées depuis deux semaines. Ils s’étayaient surleurs fusils, s’accotaient aux arbres, bande boueuse d’éclopés qu’aucune volonté ne raidissait plus. Bourland arriva sur sa bicyclette basse et m’appela :

— Jacques !… On va défiler dans le village, musique en tête. Le général est sur la place.

Sur le talus, des têtes de gars couchés se redressèrent indignées ; les éclopés se rapprochèrent.

— Quoi ? La parade maintenant ? Ils ne se foutent pas de nous ? On n’est pas assez crevés comme ça ?

— Non, le général veut compter ceux qu’il n’a pas fait tuer…

— Eh ben, moi, je marche pas ; Morache peut toujours gueuler…

Sulphart criait plus fort que les autres, agitant ses bottes invendues.

— Ils ne sont bons qu’à faire des cavalcades… Il n’y a qu’aux tranchecailles qu’on ne les voit pas. Ils ne faisaient pas de mi-carême, aux Trois-Chemins.

— Faire une revue après ce qu’on vient de se tasser, il faut avoir du crime, approuvait posément Lemoine. On ne devrait pas marcher.

Comme ils discutaient, une automobile s’arrêta et Berthier en descendit. Sa capote fangeuse tombait raide, comme un cylindre de boue durcie ; les yeux creux derrière ses verres, il avançait d’un pas traînant. Visiblement, il ne tenait plus.

— On en a marre, mon lieutenant, lui déclara Sulphart, avec une ferme dignité d’homme libre. On ne s’en ressent pas pour défiler devant les péquenots.

— Peut-être bien, mais il y a le général, répliqua doucement Berthier. Allons, mes vieux, sac au dos… Il y a un bataillon de jeunes recrues qui est cantonnélà, il faut leur montrer que nous ne sommes pas un régiment de petites filles.

Ils s’équipèrent tout de même, en bougonnant. On s’aligna.

— À droite par quatre !

Sur la route, on voyait se grouper la musique, et le drapeau, sorti de sa gaine, prendre son rang.

— En avant !… marche !

Le régiment s’ébranla. En tête, la musique jouait la marche du régiment, et, à la reprise victorieuse des clairons, il me sembla que les dos las se redressaient. Le départ avait été pesant, mais, déjà, la cadence se faisait plus nette, et les pieds talonnaient la route d’un rythme régulier. C’étaient des mannequins de boue qui défilaient, godillots de boue, cuissards de boue, capotes de boue, et les bidons pareils à de gros blocs d’argile.

Pas un des blessés légers n’avait quitté les rangs mais ils n’étaient pas plus blêmes, pas plus épuisés que les autres. Tous avaient sous le casque les mêmes traits d’épouvante : un défilé de revenants.

Les paysans du front ont le cœur endurci et ne s’émeuvent plus guère, après tant d’horreurs ; pourtant, quand ils virent déboucher la première compagnie de ce régiment d’outre-tombe, leur visage changea.

— Oh ! les pauvres gars…

Une femme pleura, puis d’autres, puis toutes… C’était un hommage de larmes, tout le long des maisons, et c’est seulement en les voyant pleurer que nous comprîmes combien nous avions souffert. Un triste orgueil vint aux plus frustes. Toutes les têtes se redres-sèrent, une étrange fierté aux yeux. La musique nous entraînait, à pleins cuivres, tambour roulant ; les plus fourbus semblaient revivre et on les sentait tout prêts à crier : « C’est nous qui avons fait l’attaque !… C’est nous qui revenons de là-haut… »

Sur la place, le bataillon de jeunes était rangé, capotes neuves, baïonnette au canon. Quelques pas en avant, le général à cheval, avec sa suite chamarrée. Pas une voix dans nos rangs, pas un murmure en face. On n’entendait, sous la musique fiévreuse, que la cadence mécanique du régiment en marche. Le regard volontaire de ceux qui défilaient semblait vouloir dominer tous ces gosses muets qui présentaient les armes.

Le général s’était levé sur ses étriers et, d’un grand geste de théâtre, d’un beau geste de son épée nue, il salua notre drapeau troué, il Nous salua… Le régiment, soudain, ne fut plus qu’un être unique. Une seule fierté : être ceux qu’on salue ! Fiers de notre boue, fiers de notre peine, fiers de nos morts !…

Les clairons éclatants reprirent et nous entrâmes dans la grand’rue, glorieux, raidis, entre une haie mouvante de gosses qui marchaient au pas. La jeune fille des Postes, les yeux rouges, la tête renversée, nous fit bonjour de son mouchoir mouillé, en criant quelque chose qu’un sanglot étrangla.

Alors, Sulphart tout pâle ne put se retenir :

— C’est nous autres qui avons pris le village ! lui cria-t-il d’une voix forte. C’est nous !

Et de toutes les têtes tournées, de tous les yeux brillants, de toutes les lèvres, le même cri d’orgueil semblait jaillir : « C’est nous ! C’est nous ! »

La musique sonore nous saoulait, semblant nous emporter dans un dimanche en fête ; on avançait, l’ardeur aux reins, opposant à ces larmes notre orgueil de mâles vainqueurs.


Allons, il y aura toujours des guerres, toujours, toujours…