Les Désirs et les jours/1/06

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Texte établi par L’Arbre (1p. 49-59).
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VI

Auguste est maintenant l’aîné de quatre enfants. Sa mère qui l’emploie à des travaux domestiques, dit de lui : « C’est un enfant tranquille. Il ne sort jamais. Il n’aime pas les jeux. » Et elle ajoute à la grande confusion de l’enfant qui a honte de polir les parquets ou d’aider à la lessive : « Il est plus utile qu’une fille dans la maison. »

Il y a longtemps qu’ils n’ont plus de servante. Quand ses parents font des sorties, ils confient à Auguste la surveillance des plus jeunes. Cette responsabilité le mûrit. Les escapades qu’il eût été tenté de faire, il s’en abstient de crainte de compromettre son autorité.

Auguste se trouve au collège dans une atmosphère morbide, tenu en suspicion à cause de son imagination, puni d’être curieux et éveillé. Mais surtout, il ne peut s’habituer à n’être pas aimé. Cette phrase d’un professeur à un de ses camarades l’a profondément troublé : « On n’a pas besoin de vous ici ; on n’est pas allé vous chercher. » Il est entré au collège à treize ans, alors qu’il eut été prêt à dix ; trouvant l’enseignement qu’on y professait ingrat et trop facile pour lui, il s’ennuie, suit distraitement les cours, se prépare mal aux classes supérieures. Il ne comprendra que plus tard l’utilité des exercices. Il veut du même coup apprendre et faire quelque chose.

Les religieux, issus pour la plupart du peuple ou de la petite bourgeoisie, gardent, même arrivés à la prêtrise, une admiration inconsciente pour les fils des hommes en vue. Ces enfants sont traités avec déférence et une sourde affection que les élèves eux-mêmes ressentent pour tout ce qui touche à un homme qui a réussi. Auguste est brimé par eux. Il n’échappe que de justesse à la tentation d’hypocrisie par laquelle les plus brillants se rendent la vie agréable.

Il se sent cruellement seul. Les études classiques en l’élevant au-dessus de son entourage, sans l’élever au niveau de ceux de ses camarades dont les parents sont riches, le laissent haletant au milieu de la côte qu’il est toujours exposé à redescendre et que personne n’est capable de l’aider à monter. Il est seul. Il ne doit compter que sur lui-même. On ne se doute pas de ce qu’il faut de force de caractère au fils d’un ouvrier pour continuer quand les parents n’ont pas confiance que les études peuvent être utiles et qu’autour de lui on le soupçonne d’avoir choisi la meilleure part par haine de ce qu’on appelle le travail.

Auguste et son père mangent en face l’un de l’autre ; Mme Prieur et les enfants occupent les côtés de la table. François Prieur tient à être le centre de l’intérêt. Il marque son mécontentement quand Auguste, oubliant cette règle, se met parfois à parler de lui-même. Ils échangent des idées, mais le jeune homme se méfie de l’imagination de son père. Auguste lit beaucoup et il s’aperçoit que les interprétations que son père lui a données en réponse à ses questions lui ont longtemps masqué certaines actions, rendu certains événements confus. Et bien qu’il ait compris que M. Prieur donne souvent pour vraie une création de son imagination, celles-ci sont si nombreuses, si variées, si convaincantes, que des années après il en découvre encore. D’autre part, il commence à se révolter, surtout passivement, contre ce qu’il considère comme la tyrannie familiale.

M. Prieur jouit dans sa famille d’une sorte d’infaillibilité, rarement prise en défaut. Il est difficile de vivre avec lui sans se faire rap­peler sans cesse qu’on fait les choses machina­lement. Il tient à ce qu’Auguste, Claude et même la petite Louise pensent à tout ce qu’ils font et que, dans l’exécution, ils atteignent du premier coup à la perfection. « Si je suis ca­pable de le faire, dit-il, tout le monde peut le faire. Il suffit d’une intelligence ordinaire, mais appliquée à l’objet et appliquée à temps, c’est-à-dire avant de commencer. » Et, quand Auguste agit sans réfléchir et qu’il s’en aper­çoit au milieu de son travail, il éclate de rire en pensant avec quelle justesse son père l’eût repris.

François Prieur décroche son chapeau. Il embrasse sa femme sur le front, comme il n’a jamais manqué de le faire depuis leur mariage, et il demande à Auguste :

— Veux-tu que je te reconduise au collège ?

— Non, merci, papa, je descends avec un ami.

— Tu montes avec un ami.

— Comme tu voudras.

— Ce n’est pas comme je voudrai. Quand tu te rends au collège, tu t’élèves de la basse ville à la haute ville. Pourquoi dis-tu que tu descends ?

— Laisse-le donc, dit Mme Prieur, tu vois bien que tu l’embarrasses.

— Papa a toujours raison, dit Auguste après le départ de son père. C’est pour cela qu’il est si désagréable.

— Ne dis pas cela de ton père.

— Vous prenez toujours son parti contre nous.

— Je n’aime pas plus que toi les discussions. Mais quand il a raison, tu ne devrais pas répli­quer.

— Oh ! avec lui, ce n’est pas nécessaire. Il a toujours raison et que je réplique ou non, il ne s’arrête que quand il nous a bien humiliés.

— Il a ses défauts, je le reconnais, mais il vous aime bien.

Auguste ne répond pas. Il prend sa serviet­te et, en s’essuyant la bouche du revers de la main, il se dirige vers la porte.


En dépit de la sévérité de sa mère, Auguste connaît, à seize ans, son premier amour. Ger­maine Lavelle a quatorze ans. Il s’est lié à son frère pour se rapprocher d’elle. Maintenant que Louis est devenu son ami le plus cher, Germaine a pour lui ce charme des femmes qui ressemblent à un camarade que nous aimons. Ils ont tous les deux le front haut, les cheveux bruns et deux traits légèrement accusés de chaque côté du nez. Elle est la vivante réplique de son ami, plus vive, plus nerveuse, mais gratifiée des mêmes yeux aux eaux profondes, ombragés de cils épais et très longs qui en estompent doucement la clarté. Elle a la peau blanche, un peu huileuse, couverte le long des joues d’un léger duvet. Tout son corps, nerveux dans l’action, affecte au repos, déjà une nonchalance sensuelle. Ce n’est pas une jeune fille « distinguée ». Cette liberté d’allure est son plus grand charme aux yeux d’Auguste. Mme Prieur ne la tolérerait pas dans sa maison, si elle n’était la fille d’un compagnon de travail de son mari.

Germaine n’avait pas attendu ses déclarations pour lui faire porter par Louis son premier billet doux, deux ans plus tôt. C’était une adresse enluminée de sa main et ornée de fleurs séchées. Peu après, un après-midi, quittant ses compagnes, elle était venue le rejoindre dans sa chambre et s’était assise sur ses genoux. Dans ses mains longues, un peu moites, elle roulait un petit mouchoir de couleur.

Ils ne se sont pas revus depuis deux ans. Louis les présente de nouveau l’un à l’autre dans le salon des Prieur.

— Tu as connu Germaine quand elle était haute comme ça, dit Louis.

— C’était mon cavalier préféré, dit-elle en riant.

Auguste regarde sa mère qui n’a pas bronché. Germaine est très à l’aise. Elle jouit de l’embarras du jeune garçon.

— Viens me montrer tes livres, dit-elle.

Auguste est très fier de sa bibliothèque.

Il est trop ému pour parler. À leur retour, Germaine dit qu’il a beaucoup changé.

— Oui, répond Mme Prieur, sans prêter toute son attention à la jeune fille. Elle ne sait pas parler de son fils avec les gens. Elle éprouve une certaine gêne à les entendre discuter de ses études comme d’une chose hors de l’ordinaire. « Auguste est très sérieux, » ajoute-t-elle après un moment.

— Il est si sérieux que je parierais qu’il n’a jamais embrassé une jeune fille, lance Germaine en éclatant de rire.

Germaine ne peut résister au plaisir de tourmenter le jeune homme. D’autre part, elle éprouve une certaine supériorité à aborder ce sujet devant la mère de son ami qu’elle juge très sévère.

— Les jeunes filles ne l’intéressent pas, dit Mme Prieur. D’ailleurs, l’étude et l’amour sont comme l’eau et le feu : il faut choisir.

— Voulez-vous dire que les étudiants ne fréquentent pas de jeunes filles ?

— Les autres, je ne sais pas, mais Auguste sortira avec les jeunes filles le jour où il aura le moyen de faire vivre une femme.

— Il va attendre longtemps… Quel mal voyez-vous à ce qu’il se déniaise en sortant un peu.

— Il se déniaisera bien assez tôt. Il est heureux ainsi.

— Maman sait que je rencontre des garçons, reprend Germaine.

— Ce n’est pas la même chose, dit Mme Prieur, sur un ton de finalité.

Auguste avait horreur du portrait que les siens faisaient de lui. Sa mère n’avait que trop de tendance à parler du bon petit garçon qu’il était. Il redoutait que pour le faire admirer, elle ne se mît à expliquer à Germaine qu’il l’aidait dans le ménage, au besoin lessivait les parquets et se couchait chaque soir à 9 h. 30. Mais ce jour-là, Mme Prieur ne se laissa pas aller à faire son éloge.

Germaine est heureuse. Elle vient de prendre la résolution de faire la conquête d’Auguste. Pour cela, il lui faut cesser d’effaroucher Mme Prieur par ses propos. Elle est primesautière et ne calcule jamais ses effets, comptant sur son charme pour obtenir à la dernière minute le résultat qu’elle s’est pendant toute la conversation amusée à compromettre.

— Louise pratique-t-elle toujours son piano, demande-t-elle ?

— De temps à autre, mais pas du tout régulièrement.

— C’est dommage, car elle a un véritable don.

— Je lui répète qu’elle doit pratiquer, mais je n’ai presque pas le temps de m’occuper des enfants.

— Voulez-vous que je vienne une ou deux fois par semaine. Ce sera pour moi une excellente occasion de me refaire la main. Je suis libre le jeudi.

— Louise ne va jamais loin.

— Mais j’y songe, reprit la jeune fille, ce sont les jours de congé d’Auguste. Ne craignez-vous pas que nous le dérangions ?

— Les portes fermées, on n’entend rien de sa chambre.

Germaine laisse s’écouler un moment puis elle ajoute :

— J’allais vous demander si Auguste ne viendrait pas me reconduire surtout l’hiver, quand les jours sont plus courts. Mais vous m’avez dit qu’il ne sortait pas avec les jeunes filles…

— Avec toi, ce n’est pas la même chose. Vous êtes des camarades d’enfance. Et puis, reconduire une jeune fille ce n’est pas la fréquenter…

Auguste fut heureux pendant quelques semaines, mais il n’avait pas d’argent. Germaine rencontrait d’autres jeunes gens qui avaient une auto et une plus grande liberté. L’argent joue un grand rôle dans les premières amours.

Quand il commença à regarder les jeunes filles, il éprouvait le besoin de parler d’elles à Massénac. Une jeune fille qu’il avait entendu rire, une phrase saisie au vol, un regard qui avait croisé le sien étaient le départ d’imaginations triomphantes. Il prêtait à ces anges une vie irréelle, supra-humaine, sans rapport avec la vie des garçons. S’il avait regardé autour de lui, il eut vite perdu ses illusions. Il avait tous les jours sous les yeux, la vie terne de sa sœur Louise, qui peinait sur les bancs de l’école et enviait la liberté dont jouissait ses frères. Pierre, de son côté, s’informait discrètement de Louise. Il lui avait même adressé quelques compliments devant son frère. Mais pour Auguste, Pierre était un confident. Il n’imaginait pas qu’il pût avoir une vie propre. Non ! ce qui arrivait à Auguste, ne pouvait souffrir la comparaison.

Redoutant de ne pas rencontrer une femme qui l’aime, Auguste s’efforce par tous les moyens de donner l’illusion qu’il est aimé de Germaine. Il désire obscurément que Massénac, à qui il a souvent parlé de la jeune fille, partage son admiration pour celle-ci.