Les Deux Amiraux/Chapitre IX

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 20p. 117-133).



CHAPITRE IX.


Ah, Montaigu, si tu es là, cher frère, prends ma main et retiens mon âme un instant par tes lèvres ! Tu ne m’aimes pas, mon frère, car, si tu m’aimais, tes larmes pourraient dissoudre ce sang coagulé qui colle mes lèvres ensemble et qui m’empêche de parler. Viens promptement, Montaigu, ou je suis mort.
Le roi Henri IV.



Sir Wycherly avait réellement eu une attaque d’apoplexie. C’était la première maladie sérieuse qu’il eût faite pendant une longue vie passée dans la santé et la prospérité ; et la vue d’un maître bon et indulgent dans cette malheureuse situation rafraîchit d’une manière surprenante les cerveaux échauffés de tous ses domestiques. M. Rotherham, qui vidait au besoin ses trois bouteilles, avait appris à saigner, et la veine qu’il avait piquée pendant que son patient était étendu par terre à l’endroit même où il était tombé, fit heureusement jaillir un jet de sang, qui non-seulement rappela le baronnet à la vie, mais lui rendit la connaissance. Sir Wycherly n’était pas un buveur déterminé comme Dutton, mais il portait son vin aussi bien que M. Rotherham et la plupart des ministres de cette époque. Le manque d’exercice avait autant contribué que l’excès du vin qu’il avait bu à occasionner cette attaque, et l’un concevait déjà de fortes espérances qu’il y survivrait, aidé, comme il était, par une bonne constitution. L’apothicaire était arrivé cinq minutes après l’attaque, car il était en ce moment près du jardinier, qui avait la fièvre. Le médecin et le chirurgien étaient attendus dans le cours de la matinée.

Sir Gervais Oakes avait été informé par son valet de chambre de l’état de son hôte dès que cette nouvelle s’était répandue parmi les domestiques. Homme actif, il se rendit à l’instant même dans la chambre du malade, pour offrir son aide, s’il ne se trouvait personne plus en état d’en donner. Il rencontra à la porte de la chambre du baronnet Atwood qui s’y rendait dans la même intention, et ils y entrèrent ensemble. Le vice-amiral cherchait déjà une lancette dans sa poche, car il avait aussi appris à saigner, quand M. Rotherham l’informa qu’il avait déjà fait cette opération.

— Où est Bluewater ? demanda sir Gervais après avoir regardé un instant son hôte avec compassion et intérêt. J’espère qu’il n’est pas encore parti ?

— Il est encore ici, sir Gervais, répondit Atwood ; mais je crois qu’il est à l’instant de partir ; je l’ai entendu dire que, malgré toutes les instances que lui avait faites sir Wycherly pour qu’il passât la nuit ici, il avait dessein de retourner sur son bord.

— Je n’en doutais pas, quoique j’aie affecté de n’en rien croire. Allez le trouver, Atwood, et dites-lui que je le prie de héler le Plantagenet en passant, et de dire à Magrath de venir à terre le plus tôt possible. Il trouvera à l’endroit du débarquement une voiture pour le conduire ici. Bluewater peut envoyer aussi son chirurgien, s’il le juge à propos.

Ayant reçu ces instructions, le secrétaire se retira, et sir Gervais, se tournant vers Tom Wychecombe, lui tint quelques discours d’usage en pareilles circonstances.

— Je crois qu’il y a quelque espérance, Monsieur ; oui, je le crois, malgré l’âge avancé de votre respectable oncle. Cette saignée a été faite à propos, et si nous pouvons gagner un peu de temps pour le pauvre sir Wycherly, nos efforts ne seront pas perdus. Une mort subite a quelque chose d’effrayant, Monsieur ; car quel est l’homme qui n’a pas besoin de mettre ordre à ses affaires et à sa conscience ? Il est vrai que pour nous autres marins, la vie ne tient qu’à un fil, mais si nous mourons ; c’est pour notre roi et notre patrie, et l’on peut espérer la merci du ciel quand on meurt en s’acquittant de ses devoirs. Quant à moi, j’ai toujours eu un testament fait d’avance, ce qui règle toutes mes affaires en ce monde, tandis que j’espère humblement en notre tout-puissant Médiateur dans celui qui doit le suivre. J’espère que sir Wycherly a pris la même mesure de prudence ?

— Sans doute, mon cher oncle a pu désirer de laisser quelques bagatelles à des amis intimes par forme de souvenir, dit Tom d’un air embarrassé, et je crois qu’il a fait son testament. D’ailleurs, vous penserez sans doute comme moi qu’il ne serait pas en état à présent d’en faire un, s’il n’y avait pas encore songé.

— Peut-être pas exactement en ce moment ; mais il peut survenir dans sa maladie un intervalle lucide qui lui en fournirait l’occasion. Je crois que M. Dutton m’a dit, quand nous étions à table, que le domaine est substitué ?

— Oui, sir Gervais, et c’est moi, quoique indigne, qui suis appelé à recueillir cette substitution ; ce que je ne regarde pas comme un gain, suivant les idées communes du monde, puisque ce n’est qu’en perdant mon oncle que je puis en hériter.

— Votre père était, je crois, l’aîné des frères du baronnet, dit le vice-amiral, un nuage de méfiance passant sur son esprit, quoiqu’il n’eût pu dire d’où il venait ni vers quel point il se dirigeait. — M. le baron Wychecombe était votre père ?

— Oui, sir Gervais, et j’ai toujours trouvé en lui un père tendre et indulgent. Il m’a laissé toutes ses épargnes, environ sept cents livres de revenu annuel. Il est donc clair que la mort de sir Wycherly est un événement qui ne m’est pas plus nécessaire que désirable.

— Comme de raison, vous hériterez du titre comme du domaine ? dit sir Gervais, porté par les expressions surérogatoires du jeune homme, plutôt que par la curiosité, à lui faire des questions, qu’il aurait jugées peu convenables en toute autre occasion.

— Comme de raison, Monsieur. Mon père était le seul frère qui restât à sir Wycherly, le seul qui se soit jamais marié, et je suis son fils aîné. Le triste événement qui vient d’arriver fait qu’il est heureux que j’aie pu me procurer tout récemment ce certificat de son mariage avec ma mère. — N’est-il pas vrai, Monsieur ?

À ces mots, Tom tira de sa poche et montra au vice-amiral un morceau de papier tout souillé, paraissant être un certificat de mariage entre Thomas Wychecombe, avocat, et Marthe Dood, etc. Cette pièce était dûment signée par le recteur d’une église paroissiale de Westminster, et portait une date assez ancienne pour établir la légitimité de celui qui en était en possession. Cette précaution extraordinaire produisit l’effet tout naturel d’augmenter la méfiance du vice-amiral, et commença à donner un corps à des soupçons qui n’étaient encore qu’une ombre.

— Vous marchez bien armé, Monsieur, dit-il d’un ton sec. Quand vous aurez recueilli la succession de votre oncle, avez-vous intention de porter dans votre poche les lettres patentes qui ont créé baronnet un de vos ancêtres, et les titres de propriété de ce domaine ?

— Je vois, sir Gervais, que vous trouvez singulier que j’aie sur moi cette pièce ; mais je vais vous en expliquer la raison. Il existait une grande différence de rang entre mon père et ma mère, et quelques personnes mal intentionnées ont osé donner à entendre qu’ils n’avaient jamais été mariés.

— Ce qui vous oblige de couper une demi-douzaine d’oreilles ?

— Ce n’est pas ainsi que la loi s’exécute, sir Gervais. Mon digne père avait coutume de m’inculquer le principe de tout faire conformément à la loi, et je tâche de suivre ses préceptes. Il avoua son mariage sur son lit de mort, et me dit entre les mains de qui je trouverais ce certificat. Je ne l’ai obtenu que ce matin, ce qui explique comment il se trouve dans ma poche en ce moment fatal d’une crise inattendue.

Dans ce que Tom venait de dire, il n’y avait que la dernière phrase qui fut vraie. Le fait était qu’après avoir fait toutes les recherches nécessaires, il s’était procuré deux ou trois pièces portant la signature du ministre d’une paroisse de Westminster, mort depuis plusieurs années, et qu’il avait ce jour-là même forgé ce certificat qu’il montrait, et contrefait la signature du ministre sur un vieux morceau de papier portant la marque constatant qu’il avait été fabriqué en 1720. Cependant ses discours contribuèrent à lui ôter la confiance de sir Gervais, qui était tellement habitué à la droiture et à la vérité, qu’il ne pouvait entendre sans dégoût rien qui ressemblât au jargon de l’hypocrisie. Néanmoins, il avait ses motifs pour continuer cette conversation, la présence d’aucun d’eux près du lit du malade n’étant nécessaire en ce moment.

— Et ce M. Wycherly Wychecombe, reprit-il, ce jeune homme qui s’est si distingué tout récemment, et qui porte les deux noms de votre oncle, est-il vrai qu’il ne soit pas votre parent ?

— Pas le moins du monde, sir Gervais, répondit Tom avec un de ses sourires sinistres. Vous savez que ce n’est qu’un Virginien, et par conséquent il ne peut appartenir à notre famille. J’ai entendu plus d’une fois mon oncle dire que ce jeune homme devait descendre d’un ancien domestique de son père, qui, ayant été arrêté tandis qu’il volait de l’argenterie dans la boutique d’un orfèvre, où il se faisait passer comme étant de notre famille, fut condamné à être déporté. On m’assure, sir Gervais, que la plupart des habitants des colonies descendent de pareils ancêtres.

— Je ne puis dire que je m’en sois jamais aperçu, quoique j’aie servi plusieurs années à la station de l’Amérique septentrionale, quand je commandais une frégate. La plus grande partie des Américains, comme la plus grande partie des Anglais, sont d’humbles laboureurs et ouvriers, établis dans une colonie éloignée, où la civilisation n’est pas très-avancée, ayant beaucoup de besoins et peu de ressources ; mais, quant à leur caractère, je ne suis nullement certain qu’ils ne soient pas au niveau des gens de leur classe qu’ils ont laissés dans la mère-patrie. Quant aux colons d’un ordre plus relevé, j’en ai vu un grand nombre qui appartiennent aux meilleures familles de l’Angleterre, des fils cadets ou leurs descendants, j’en conviens, mais ayant des ancêtres honorables et respectés.

— Eh bien, Monsieur, cela me surprend, et je suis persuadé que ce n’est pas l’opinion générale. Certainement, ce n’est pas le fait relativement à cet étranger. Je puis lui donner ce nom, car il est étranger à Wychecombe, et il n’a pas le moindre droit de prétendre faire partie de notre famille.

— L’avez-vous jamais entendu revendiquer cet honneur, Monsieur ?

— Non directement, sir Gervais ; mais on m’assure qu’il a donné à entendre bien des fois qu’il y avait droit, depuis qu’il a débarque ici pour se faire guérir de ses blessures. Il aurait mieux fait d’exposer ses droits au propriétaire que d’en parler à ses tenanciers. Je crois que, comme homme d’honneur, vous en conviendrez avec moi, sir Gervais.

— Je ne puis approuver rien de clandestin dans des affaires qui exigent de la droiture et de la franchise, monsieur Thomas Wychecombe. Mais je dois vous faire mes excuses de vous parler de vos affaires de famille, qui ne me concernent que par suite de l’intérêt que je prends à ma nouvelle connaissance, votre digne oncle.

— Indépendamment de son domaine, sir Wycherly a dans les fonds publics un capital qui n’est pas substitué, et je sais qu’il fait un testament, continua Tom, qui, avec la vue courte d’un fripon croyait avoir fait une impression favorable sur le vice-amiral, et qui désirait se le rendre propice lors de l’événement qu’il attendait à chaque instant, la mort de son oncle. — Oui, il a un bon millier de livres sterling de revenu annuel dans les cinq pour cent, ce qui est le fruit de ses économies pendant une longue vie. Son testament contient probablement quelque legs en faveur de mes jeunes frères, et peut-être aussi de ce jeune homme qui porte son nom, car il n’existe pas un meilleur cœur dans le monde. Dans le fait, mon oncle a déposé ce testament entre mes mains, probablement parce que je suis son héritier légal ; mais je ne me suis pas permis de le lire.

C’était un nouveau mensonge, et Tom savait fort bien que son oncle lui avait laissé jusqu’au dernier schelling de sa fortune mobilière et immobilière ; mais sa finesse excessive ne fit qu’éveiller les soupçons qu’il voulait prévenir. Il parut fort invraisemblable à sir Gervais qu’un homme tel que le neveu eût eu si longtemps entre les mains le testament de son oncle, sans désirer d’en connaître le contenu. Le langage de Tom était un aveu indirect qu’il aurait pu le lire s’il l’avait voulu, et le vice-amiral se sentait très-disposé à soupçonner que ce qu’il aurait pu faire, il l’avait fait. La conversation en resta pourtant là, car en ce moment Dutton entra dans la chambre pour s’acquitter de la mission dont l’amiral Bluewater l’avait chargé. Dès qu’il parut, Tom alla le joindre et sir Gervais prenait trop d’intérêt à la situation de son hôte, et avait à songer à trop de choses relative à son commandement, pour penser longtemps à ce qui venait de se passer entre lui et Tom Wychecombe. S’ils s’étaient séparés en ce moment, le vice-amiral aurait eu bientôt oublié tout ce qui avait été dit, et les impressions défavorables qui en avaient été le résultat ; mais plusieurs circonstances concoururent à lui rappeler cet entretien, et l’on verra dans le cours de cette histoire quelles en furent les suites.

Dutton montra une sorte d’émotion en regardant les traits pâles de sir Wycherly ; et il ne fut pas fâché quand Tom le prit à part, et se mit à lui parler d’un ton de confidence de l’avenir et de la mort probablement prochaine de son oncle. Si quelqu’un doué du pouvoir de lire dans les pensées des hommes et de pénétrer leurs motifs eût entendu cet entretien, il aurait été saisi du plus profond dégoût en voyant l’astuce et la cupidité de ces deux esprits de ténèbres. À l’extérieur ils étaient amis, et ils déploraient ensemble la perte qu’ils allaient probablement faire ; mais intérieurement, Dutton faisait tous ses efforts pour gagner la confiance de son compagnon, de manière à se frayer un chemin pour arriver au grade élevé et inespéré de beau-père d’un riche baronnet ; tandis que, de son côté, Tom cherchait à gagner le master, afin de pouvoir au besoin se servir de lui, comme d’un témoin pour établir ses droits. Cependant nous devons laisser l’imagination du lecteur le soin de se figurer de quelle manière il s’y prit pour arriver à son but, car nous avons en ce moment à nous occuper d’objets plus importants.

Depuis l’instant où sir Wycherly avait été mis au lit, M. Rotherham était resté constamment assis à côté du malade, surveillant avec soin la marche de l’attaque, et toujours prêt à expliquer tous les désirs que celui-ci manifestait d’une voix faible et indistincte. Nous disons indistincte, parce que les organes de la parole du baronnet étaient affectés de cette légère sorte de paralysie qu’on appelle vulgairement avoir la langue épaisse. Quoiqu’en état de vider ses trois bouteilles, M. Rotherham n’était pas dépourvu de sentiments religieux, et quand l’occasion l’exigeait il pouvait remplir ses fonctions ecclésiastiques avec autant d’onction que les habitudes du pays et l’opinion du temps en attendaient d’un ministre. Dès qu’il s’était aperçu que le baronnet recouvrait sa connaissance, il lui avait offert de lui lire les prières pour les malades ; mais sir Wycherly avait répondu à cette offre obligeante par un signe de refus ; car l’approche de la mort fait souvent voir les convenances sous un jour plus vrai, et sa conscience lui disait que ceux qui étaient alors assemblés dans sa chambre n’étaient pas dans le meilleur état possible pour entendre ce saint office. La connaissance revint enfin au baronnet d’une manière plus sensible ; il jeta un coup d’œil autour de lui, regarda chacun fixement, et dit avec difficulté :

— Je vous — reconnais tous — à présent – je crois. – Fâché de – vous avoir donné tant d’embarras ; – j’ai – peu de temps – à épargner.

— J’espère le contraire, sir Wycherly, répondit M. Rotherham d’un ton consolateur. Vous avez eu une attaque un peu vive, mais vous avez une bonne constitution pour y résister.

— Mon temps — est court, — je le sens ici, répliqua le malade, passant une main sur son front.

— Souvenez-vous de cela, Dutton, dit Tom Wychecombe à demi-voix. Mon pauvre oncle lui-même déclare qu’il n’a pas l’usage de ses facultés. Ce serait une cruauté de souffrir qu’il s’occupât d’affaires.

— Cela ne pourrait se faire légalement, monsieur Thomas. Je crois que l’amiral Oakes interviendrait pour l’en empêcher.

— Rotherham, continua le malade, je veux arranger — mes affaires — avec le monde, — pour donner ensuite — mes pensées à Dieu. — Avons-nous quelques hôtes — dans la maison — hommes de bonne famille — hommes d’honneur ?

— Certainement, sir Wycherly. L’amiral Oakes est dans cette chambre, et je crois que l’amiral Bluewater est encore dans la maison. Vous les aviez invités tous deux à passer la nuit ici.

— Je m’en souviens, — quoiqu’il y ait encore un peu — de confusion dans ma tête. — Ici, Tom donna un coup de coude à Dutton. — Sir Gervais Oakes — un amiral — un ancien baronnet — homme plein d’honneur. — L’amiral Bluewater aussi — parent de lord Bluewater — universellement estimé. — Je voudrais que mon pauvre frère Jacques — Saint-Jacques — comme je l’appelais — fût encore vivant. — Mais vous, Rotherham, — vous êtes ici — mon bon voisin.

— Puis-je faire quelque chose pour vous prouver mon affection, mon cher sir Wycherly ? Rien ne pourrait me faire plus de plaisir que de satisfaire tous vos désirs dans un moment si important.

— Que tout le monde quitte cette chambre — excepté vous ; — ma tête va plus mal — je ne puis différer…

— Il est cruel de fatiguer mon oncle d’affaires, et de le faire parler ainsi dans la situation malheureuse où il se trouve, s’écria tout haut Tom Wychecombe, presque d’un ton d’autorité.

Tout le monde pensa tout bas que c’était la vérité, et chacun sentit même que Tom Wychecombe, en vertu de sa parenté, avait le droit d’intervenir comme il venait de le faire. Sir Gervais Oakes avait pourtant beaucoup de répugnance à céder à cette remontrance ; car, aux soupçons qu’il avait conçus contre Tom se joignait l’idée que son hôte avait quelque révélation intéressante à faire concernant son nouveau favori, le jeune lieutenant ; cependant il crut devoir déférer aux droits supérieurs et reconnus du neveu, et il ne voulut pas intervenir. Heureusement sir Wycherly était encore en état de faire exécuter ses ordres.

— Que tout le monde quitte cette chambre ! répéta-t-il d’un ton ferme et distinct auquel personne ne s’attendait. — Tout le monde, excepté sir Gervais Oakes, l’amiral Bluewater et M. Rotherham. — Messieurs, faites-moi le plaisir de rester. — Que tous les autres se retirent.

Habitués à obéir aux ordres de leur maître, surtout quand il les donnait d’un ton si décidé, les domestiques qui se trouvaient dans la chambre se retirèrent, et Dutton en fit autant. Mais Tom Wychecombe jugea à propos de rester, comme si sa présence eût été une chose toute naturelle et indispensable.

— Faites-moi le plaisir de vous retirer, monsieur Thomas Wychecombe, reprit le baronnet après avoir eu les yeux fixés quelques instants sur son neveu, comme s’il se fût attendu à le voir sortir de la chambre sans se le faire répéter une seconde fois.

— Mon cher oncle, c’est moi, moi, le fils de votre propre frère, — votre plus proche parent, — qui suis aux pieds de votre lit avec inquiétude. — Ne me confondez pas avec des étrangers. Un tel oubli me percerait le cœur.

— Pardon, mon neveu, — mais je désire — être seul avec ces messieurs ; — ma tête redevient faible.

— Vous le voyez, sir Gervais Oakes ; — vous l’entendez ; monsieur Rotherham. — Ah ! j’entends partir la voiture qui emmène l’amiral Bluewater. Mon oncle disait qu’il lui fallait trois témoins ; je puis être le troisième.

— Désirez-vous, sir Wycherly, qu’il ne reste ici que les personnes que vous venez de nommer ? demanda l’amiral Oakes d’un ton qui annonçait qu’il ferait exécuter ses ordres, s’il persistait à vouloir que son neveu se retirât.

Un signe du malade répondit affirmativement d’une manière trop décidée pour qu’il pût y avoir une méprise.

— Vous devez voir quels sont les désirs de votre oncle, monsieur Thomas Wychecombe, dit sir Gervais du ton dont un officier bien élevé enjoint l’obéissance à un inférieur ; j’espère que vous vous y conformerez dans un moment comme celui-ci.

— Je suis le plus proche parent de sir Wycherly, répondit Tom d’un ton à demi arrogant. Personne ne peut avoir plus de droit que son neveu, et je puis dire son héritier, à rester près de son lit.

— Cela dépend du bon plaisir de sir Wycherly, Monsieur. C’est lui qui est le seul maître ici ; et comme il m’a invité à rester seul près de lui avec d’autres personnes qu’il a nommées, et dont vous ne faites point partie, je regarderai comme un devoir pour moi de faire exécuter sa volonté.

Ces mots furent prononcés de ce ton ferme et calme que donne l’habitude du commandement ; et Tom commença à voir qu’il pouvait être dangereux pour lui de résister plus longtemps. Il jugeait important qu’un homme du rang et du caractère de l’amiral n’eût rien à dire contre lui, dans le cas où il s’élèverait à l’avenir quelque contestation sur ses droits, et après avoir protesté de son respect pour son oncle et de son désir de faire tout ce qui lui serait agréable, il sortit de la chambre.

Un éclair de satisfaction brilla sur la physionomie du malade quand il vit son neveu disparaître, et ses yeux se tournèrent lentement tour à tour sur ceux qui restaient dans la chambre.

— Et Bluewater ? dit-il, sa difficulté de parler paraissant augmenter ; le contre-amiral ? – il me faut trois témoins – trois témoins respectables.

— Je crois qu’il nous a quittés, dit sir Gervais ; il ne veut pas déroger à son habitude de toujours coucher sur son bord. Mais Atwood va revenir, vous paraît-il un témoin convenable ?

Le malade fit un signe affirmatif, et quelques instants après le secrétaire rentra dans la chambre. Dès qu’il fut de retour, ils se réunirent tous trois près du lit de sir Wycherly, non sans éprouver quelque chose de cette faiblesse dont les hommes, aussi bien que les femmes, ont hérité de leur mère commune, Ève, et attendant que le baronnet leur fît connaître les motifs de sa conduite singulière.

— Sir Gervais, — Rotherham, – monsieur Atwood, dit le malade, ses yeux passant de l’un à l’autre en prononçant leurs noms ; — c’est cela, — Thomas m’a dit qu’il en faut trois, trois bons témoins.

— Que pouvons-nous faire pour vous servir, sir Wycherly ? demanda l’amiral avec un intérêt véritable. Vous n’avez qu’à nous faire connaître vos désirs, et ils seront fidèlement exécutés.

— Écoutez donc bien : — sir Michel Wychecombe, — deux femmes, — Margery et Jeanne — Deux femmes — deux fils — parents seulement dans une ligne. — Thomas, Jacques, Charles et Grégoire, parents dans les deux lignes. — Sir Reginald Wychecombe parent dans une seule. — Vous comprenez, Messieurs ?

— Cela n’est certainement pas très-clair, dit le vice-amiral à demi-voix aux deux autres ; mais en arrivant à l’autre bout du cordage, nous pourrons peut-être le recourir de nouveau, comme nous le disons nous autres marins, et juger de son état. Laissons donc le malade continuer. – Cela est très-clair, mon cher Monsieur. Qu’avez-vous à nous dire de plus ? vous nous parliez de sir Reginald.

— Il n’est parent que dans une ligne. — Tom et le reste le sont dans les deux. — Mais sir Reginald n’est pas un nullius. – Tom est un nullius.

— Un nullius ! — Vous savez le latin, monsieur Rotherham. Que peut signifier un nullius ? il n’y a pas de cordage qui se nomme ainsi dans un vaisseau. — Eh ! Atwood ?

Nullius ou nullius, comme on doit quelquefois prononcer ce mot, est le génitif singulier pour les trois genres du pronom nullus, nulla, nullum, qui signifie : nul homme, nulle femme, nulle chose. Ainsi le génitif nullius veut dire de nul homme, de nulle femme, de nulle chose.

Le ministre donna cette explication à peu près du même ton qu’un pédagogue l’aurait donnée à ses écoliers dans sa classe.

— Oui, oui, tout écolier aurait pu dire cela ; c’est ce qu’on apprend en huitième. Mais que diable le nominatif nullus et le génitif nullius peuvent-ils avoir de commun avec M. Thomas Wychecombe, neveu et héritier du baronnet ?

— C’est plus que je ne puis vous dire, sir Gervais ; mais, quant au latin, je puis déclarer qu’il est bon.

Sir Gervais était trop bien élevé pour rire ; mais il trouva difficile de réprimer un sourire.

— Eh bien ! sir Wycherly, tout cela est fort clair, reprit-il : sir Reginald est parent dans une ligne, Tom et le reste le sont dans les deux ; — Margery, Jeanne, etc. Qu’avez-vous à nous dire à présent ?

— Je veux dire que Tom est nullus, quoique tenant aux deux lignes — et que sir Reginald, — quoique d’une seule ligne — n’est pas nullus.

— C’est comme si l’on avait passé une semaine en mer sans voir la soleil. Je suis complétement en dérive, Messieurs.

— Sir Wycherly ne fait pas attention aux cas, dit M. Atwood avec un grand sérieux, il est tantôt au nominatif, tantôt au génitif, et il ne dit rien du datif.

— Allons, allons, Atwood, point de plaisanteries dans une circonstance si grave. — Mon cher Wycherly, avez-vous quelque chose de plus à nous dire ? Je crois que nous vous avons bien entendu ? Vous avez dit que Tom, tenant aux deux lignes, était nullus, et que sir Reginald, n’étant que d’une seule, n’est pas nullus.

— C’est cela, répondit le malade en souriant ; d’une seule ligne — mais non nullus. – J’ai changé d’avis. — J’ai trop vu l’autre depuis quelque temps — l’autre, je veux dire Tom, mon neveu, – je veux le faire mon héritier.

— Sans contredit, Messieurs, voilà qui devient plus clair. Le baronnet veut faire son neveu Tom son héritier. Mais la loi ne le fait-elle pas déjà, monsieur Rotherham ? M. le baron de Wychecombe n’était-il pas l’aîné des frères de sir Wycherly ?

— Je l’ai toujours compris ainsi, et M. Thomas Wychecombe, son fils aîné, est héritier légal du baronnet.

— Non ! non ! non ! s’écria sir Wycherly avec tant de feu, que sa langue devint plus épaisse que jamais. — Nullusnullus. — Sir Reginald — sir Reginald.

— Quel est ce sir Reginald, monsieur Rotherham ? Quelque ancien baronnet de la famille, je suppose ?

— Point du tout, Monsieur. Sir Reginald Wychecombe, de Wychecombe-Régis, comté de Hertz, est un baronnet dont un des ancêtres a reçu ce titre de la reine Anne, et l’on m’a dit qu’il descend d’une branche cadette de cette famille.

— Je commence à comprendre ; c’est ce qui s’appelle arriver sur les sondes. Je m’étais mis dans la tête que ce sir Reginald était quelque vieux baronnet vivant du temps des Plantagenets. – Eh bien ! sir Wycherly, désirez-vous qu’on envoie un exprès dans le comté de Hertz pour mander ici sir Reginald ? Peut-être voulez-vous le nommer votre exécuteur testamentaire. — Ne vous donnez pas la peine de parler, un signe suffira.

Sir Wycherly parut frappé de cette suggestion, qui pourtant n’était pas son intention véritable. Il sourit, et fit un signe de tête en signe d’assentiment.

Avec toute la promptitude d’un homme d’affaires, sir Gervais s’avança vers la table sur laquelle le ministre avait écrit aux officiers de santé de la famille, et dicta une courte lettre à son secrétaire ; il la signa sur-le-champ, et Atwood quitta la chambre, pour la faire partir par un exprès. L’amiral se frotta ensuite les mains, avec l’air d’un homme qui sent qu’il s’est tiré avec adresse d’une difficulté embarrassante.

— Je ne vois pourtant pas, après tout, monsieur Rotherham, dit le vice-amiral au ministre, qu’il avait tiré dans un coin de la chambre, ce que le bon baronnet voulait dire avec son latin d’écolier, nullus, nullius. Pourriez-vous me l’expliquer ?

— Non, sir Gervais ; à moins qu’il n’ait voulu dire que sir Reginald, étant descendu d’un fils cadet, n’était personne, qu’il n’avait pas de femme, car je crois qu’il n’est pas encore marié, et qu’il n’avait rien, c’est-à-dire qu’il n’était pas riche.

— Et sir Wycherly est-il un érudit assez déterminé pour s’exprimer de cette manière hiéroglyphique, à l’instant où il est étendu sur ce que je crains devoir être son lit de mort ?

— Sir Wycherly a reçu l’éducation qu’on donne à tous les jeunes gens de sa condition, mais il a tout à fait oublié ses classiques dans le cours d’une longue vie passée dans l’opulence. N’est-il pourtant pas possible que ses anciens souvenirs se soient réveillés tout à coup, par suite de l’ébranlement qu’a reçu son cerveau ? Je crois avoir lu des exemples curieux prouvant que la mémoire peut revenir sur le lit de mort ou après une attaque de maladie.

— Oui, cela peut être arrivé, dit sir Gervais avec un sourire mélancolique, et en ce cas la mémoire des études classiques du pauvre sir Wycherly lui est revenue au point où il les avait finies. Mais voici Atwood de retour.

Après avoir dit un mot à son secrétaire, le vice-amiral se rapprocha du lit du malade avec les deux autres témoins.

— L’exprès sera parti dans dix minutes, sir Wycherly, dit-il, et vous pouvez espérer de voir votre parent d’ici à deux ou trois jours.

— Trop tard, murmura le malade, qui avait un sentiment intime de sa situation ; trop tard. — Tournez le testament à rebours[1]. — Sir Reginald, Tom ; — Tom, sir Reginald. — Tournez le testament à rebours.

— Tournez le testament à rebours ! cela est fort clair pour ceux qui peuvent le comprendre, Messieurs. — Sir Reginald, Tom ; Tom, sir Reginald. — Dans tous les cas, il est évident que son esprit est occupe de la disposition de ses biens, puisqu’il parle de testament. — Monsieur Atwood, tenez note de ces mots, afin qu’il n’y ait pas de méprise. — Je suis surpris qu’il n’ait rien dit de notre jeune et brave lieutenant, qui porte les mêmes noms que lui. — Il ne peut y avoir aucun mal, monsieur Rotherham, à lui rappeler le nom de cet estimable jeune homme, dans un moment comme celui-ci ?

— Je n’en vois aucun, Monsieur, il est de notre devoir de rappeler le leur aux malades.

— Ne désireriez-vous pas, sir Wycherly, de voir le jeune homme qui porte vos deux noms, le lieutenant Wycherly Wychecombe ? demanda l’amiral au malade, en appuyant sur le premier de ces deux noms. Il doit être dans cette maison, et j’ose dire qu’il se trouverait heureux de paraître devant vous, si vous le désiriez.

— J’espère qu’il se porte bien ; — beau jeune homme, faisant honneur à son nom.

— Et vous pouvez ajouter, à sa nation, sir Wycherly.

— J’ignorais que la Virginie fût une nation. — Tant mieux ! — Beau jeune Virginien.

— Et il est sans doute de votre famille ; puisqu’il porte vos deux noms, sir Wycherly ? ajouta sir Gervais, qui, malgré tout ce qu’il avait entendu dire, soupçonnait secrètement que le jeune marin était fils du baronnet. C’est un jeune homme très-estimable, et qui ferait honneur à toute maison d’Angleterre.

— Je suppose qu’ils ont des maisons en Virginie ; — mauvais climat ; — maisons nécessaires. — N’est pas mon parent, Monsieur, — probablement un nullus. — Beaucoup de Wychecombe sont des nullus. — Tom un nullus, — les Wychecombe du comté de Surrey, tous des nullus. Sir Reginald n’est pas un nullus, mais il n’est que d’une ligne. — Thomas, Jacques, Charles, Grégoire, étaient des deux. — Mon frère, le baron Wychecombe, me l’a dit avant de mourir.

— Des deux quoi, Sir Wycherly ? demanda l’amiral, trouvant ce langage un peu obscur.

— Des deux lignes, sir Gervais, — c’est la loi. — Je le tiens du baron, — de première main.

Une des particularités de l’Angleterre, c’est que peu de personnes y connaissent les lois, à l’exception de ceux qui en font leur profession. Les connaissances de ceux-ci sont même divisées et subdivisées de manière à assurer à chacun leur part du profit. Ainsi le notaire n’est pas avocat, l’avocat n’est pas procureur et celui qui plaide devant la cour de la chancellerie donnerait des avis peu sûrs dans une cause portée devant une des cours de la loi commune. Cette disposition de la loi commune qui n’admettait pas le droit de succession entre les parents qui ne l’étaient que dans une des deux lignes, paternelle ou maternelle, a été modifiée ou réformée par un statut, il y a une dizaine d’années ; mais quand même elle existerait encore, il est probable que peu d’Anglais non jurisconsultes la connaîtraient, car elle était si contraire à toutes les idées de justice naturelle, qu’elle était reléguée parmi les mystères de la profession du barreau. Si l’on avait dit à mille Anglais intelligents, mais peu versés dans le dédale des lois, qu’il en existait une en vertu de laquelle des frères, nés de différentes mères, quoique descendant d’ancêtres communs à tous deux ne pouvaient hériter l’un de l’autre si ce n’est comme légataires, ou comme appelés à recueillir une substitution, il est très-probable que neuf sur dix auraient refusé de croire à l’existence d’une loi si absurde. C’est pourtant ce qui avait lieu jusqu’aux réformes qui ont été récemment introduites dans la législation anglaise, et nous sommes surpris qu’un auteur, plein d’esprit, qui a, il n’y a pas longtemps, charmé ses lecteurs par une fiction qui a pour principal pivot les vicissitudes de la pratique des lois, n’ait pas songé à profiter de ce trait particulier, qui aurait fourni assez de mystères pour une douzaine de romans ordinaires, et assez d’invraisemblances pour une centaine. Il est donc tout simple que sir Gervais et ses compagnons ne connussent pas cette loi, et que les allusions que le digne baronnet y avait faites à plusieurs reprises, fussent pour eux de véritables énigmes qu’il leur était impossible d’expliquer.

— Que peut vouloir dire notre pauvre ami ? demanda l’amiral, qui prenait réellement le plus vif intérêt à la situation de sir Wycherly. On voudrait le servir autant qu’on le peut ; mais tout ce jargon de nullus, d’une ligne et de deux lignes, est de l’hébreu pour moi. Y comprenez-vous quelque chose, Atwood ?

— Sur ma foi, sir Gervais, un juge déciderait mieux cette question que des marins comme nous.

— Tout cela ne peut avoir aucun rapport à l’insurrection des jacobites. C’est pourtant une affaire qui est de nature à pouvoir troubler les derniers moments d’un sujet loyal, monsieur Rotherham.

— L’âge et les habitudes de sir Wycherly, amiral, repoussent l’idée qu’il puisse être mieux instruit de ce qui se passe à cet égard que nous ne le sommes nous-mêmes. Je suis plutôt porté à croire que vous avez donné à un mot qu’il vient de prononcer un sens qui n’est pas celui qu’il y attachait. Le mot will signifie testament, mais il veut dire aussi volonté. Or, il a été publié depuis quelque temps divers ouvrages sur la volonté de l’homme ou le libre arbitre, et je regrette d’avoir à dire que mon honorable patron n’a pas toujours été sur ce point aussi orthodoxe que je l’aurais désiré ; je suis donc porté à croire qu’en disant tournez la volonté à rebours, il a voulu exprimer son repentir.

Sir Gervais jeta les yeux autour de lui comme c’était sa coutume quand une idée plaisante ou burlesque se présentait à son imagination ; mais il résista à une forte envie de rire, et répondit d’un ton grave :

— Je vous comprends, Monsieur. Vous pensez que tous ces termes inexplicables se rattachent aux sentiments religieux de sir Wycherly. Vous pouvez avoir raison, car mes connaissances ne vont pas jusqu’à pouvoir les attribuer à quelque cause que ce soit. — Je regrette qu’il n’ait pas reconnu pour parent notre jeune lieutenant. Est-on bien certain qu’il soit né en Virginie ?

— Il le dit lui-même, sir Gervais. Il était inconnu ici quand il y a été mis à terre par suite d’une blessure dangereuse qu’il avait reçue. Je crois qu’aucune des allusions de sir Wycherly n’a le moindre rapport à lui.

Sir Gervais Oakes mit ses mains derrière son dos, et fit quelques tours dans la chambre, comme s’il eût été sur son gaillard d’arrière. À chaque tour, ses yeux se dirigeaient vers le lit, et il voyait toujours ceux du malade suivre tous ses mouvements. Cette circonstance acheva de le convaincre que la religion n’avait rien de commun avec le désir que son hôte avait évidemment de se faire comprendre ; et cette idée le tourmenta lui-même. Il lui semblait voir un mourant implorer son aide, sans qu’il fût en son pouvoir de venir à son secours. Il était impossible à un homme aussi généreux que sir Gervais de concevoir une telle pensée, sans faire un nouvel effort, et il se rapprocha du lit du malade, déterminé à tâcher d’obtenir de lui quelque chose de plus intelligible.

— Croyez-vous, sir Wycherly, lui demanda-t-il, comme par dernière ressource, que vous pourriez écrire quelques mots, si nous placions devant vous encre, plume et papier ?

— Impossible, — je vois à peine, — je n’ai plus de force. — Attendez pourtant, — j’essaierai.

Sir Gervais fut enchanté de la résolution du baronnet, et il appela sur-le-champ ses compagnons à son aide. Atwood et le ministre soulevèrent le vieillard, et empilèrent des coussins derrière lui pour le soutenir, tandis que le vice-amiral plaçait devant lui, en guise de pupitre, une grande Bible, sur laquelle il mit papier, plume et encre. Sir Wycherly prit la plume d’une main tremblante, et, après plusieurs tentatives infructueuses, traça sur le papier, en ligne diagonale, quelques mots illisibles. Mais il n’en put faire davantage ; les forces lui manquèrent tout à fait, la plume lui tomba des mains, et il tomba, presque sans connaissance, entre les bras de ceux qui le soutenaient.

En ce moment critique, le chirurgien entra, et il mit fin à l’entrevue en demandant qu’on le laissât seul avec le malade et un ou deux domestiques.

Les trois témoins de ce qui venait de se passer se retirèrent alors dans une salle au rez-de-chaussée. Atwood, qui, presque machinalement, avait emporté par habitude le papier sur lequel le baronnet avait griffonné quelques mots, le mit alors entre les mains du vice-amiral, comme il lui aurait présenté une lettre à signer, ou une copie d’une dépêche adressée au secrétaire de l’amirauté.

— Ceci ne vaut pas mieux que le nullus, s’écria sir Gervais après avoir inutilement essayé de déchiffrer ce griffonnage. Quel est le premier mot, monsieur Rotherham ? je crois qu’il a voulu écrire irish. — Eh ! Atwood ?

— Je pense que c’est seulement in, dit le ministre, étendu sur beaucoup plus de papier qu’il n’en fallait.

— Je crois que vous avez raison. Le second mot est évidemment the, quoiqu’il ressemble assez à des chevaux de frise. Mais quel est le troisième ? je crois lire man of war, Atwood ?

— Je vous demande pardon, sir Gervais. La première lettre est ce que j’appellerais une n allongée ; la seconde est certainement un a ; la troisième… elle ressemble aux vagues de la mer. Ah ! c’est un m ; et la dernière est e. — Ainsi n-a-m-e, le mot est name, Messieurs.

— Oui, ajouta le ministre, et les deux mots suivants sont of God.

— Après tout, c’est donc la religion qui occupe son imagination, s’écria sir Gervais, un peu désappointé. C’est une sorte de prière ; car le dernier mot est certainement amen.

— La phrase est : In the name of God, amen[2] ! et c’est la formule par laquelle il est d’usage de commencer un testament, dit le secrétaire, qui en avait écrit plus d’un à bord des bâtiments sur lesquels il avait servi.

— Sur ma foi, vous avez raison, Atwood ; et le pauvre homme voulait nous faire comprendre comment il voulait disposer de ses biens. Mais que voulait-il dire avec son nullus ? Il est impossible qu’il n’ait rien à laisser à personne.

— Je vous le garantis, sir Gervais ; cette explication n’est pas la véritable. Les affaires de sir Wycherly sont dans le meilleur ordre ; et outre son domaine, je sais qu’il a une somme considérable dans les fonds publics.

— Eh bien, Messieurs, nous ne pouvons rien faire de plus cette nuit. Il y a déjà ici un officier de santé, et Bluewater va en envoyer un ou deux de l’escadre. Si demain matin sir Wycherly est en état de parler, nous verrons ce qu’il est possible de faire.

Ils se séparèrent. On avait fait préparer un lit pour le ministre, et l’amiral et son secrétaire se retirèrent chacun dans leur chambre.


  1. Turn the will round. Je cite le passage anglais parce que le mot will, qui signifie testament et volonté, va donner lieu à une double entente.
  2. Au nom de Dieu, ainsi soit-il.