Les Deux Rats, le Renard et l’œuf

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Fables choisies, mises en versDenys Thierry et Claude BarbinQuatrième partie : livres ix, x, xi (p. 91-96).

Cependant la plante reſpire :
Mais que répondra-t-on à ce que je vais dire ?

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Les deux Rats, le Renard, & l’Œuf.




DEux Rats cherchoient leur vie, ils trouverent un Œuf.
Le diſné ſuffiſoit à gens de cette eſpece ;

Il n’eſtoit pas beſoin qu’ils trouvaſſent un Bœuf.
Pleins d’appetit, & d’allegreſſe,
Ils alloient de leur œuf manger chacun ſa part ;
Quand un Quidam parut. C’eſtoit maiſtre Renard ;
Rencontre incommode & faſcheuſe.
Car comment ſauver l’œuf ? Le bien empaqueter,
Puis des pieds de devant enſemble le porter,
Ou le rouler, ou le traiſner,
C’eſtoit choſe impoſſible autant que hazardeuse.
Neceſſité l’ingenieuſe
Leur fournit une invention.
Comme ils pouvoient gagner leur habitation,
L’écornifleur eſtant à demy quart de lieuë ;

L’un ſe mit ſur le dos, prit l’œuf entre ſes bras,
Puis malgré quelques heurts, & quelques mauvais pas,
L’autre le traiſna par la queuë.
Qu’on m’aille ſoûtenir apres un tel recit,
Que les beſtes n’ont point d’eſprit.
Pour moy, ſi j’en eſtois le maiſtre,
Je leur en donnerois auſſi bien qu’aux enfans.
Ceux-cy penſent-ils pas dés leurs plus jeunes ans ?
Quelqu’un peut donc penſer ne ſe pouvant connoiſtre.
Par un exemple tout égal,
J’attribuërois à l’animal,
Non point une raiſon ſelon noſtre maniere :
Mais beaucoup plus auſſi qu’un aveugle reſſort :
Je ſubtiliſerois un morceau de matiere,

Que l’on ne pourroit plus concevoir ſans effort,
Quinteſſence d’atome, extrait de la lumiere,
Je ne ſçais quoy plus vif, & plus mobile encor
Que le feu : car enfin, ſi le bois fait la flâme,
La flâme en s’épurant peut-elle pas de l’ame
Nous donner quelque idée, & ſort-il pas de l’or
Des entrailles du plomb ? Je rendrois mon ouvrage
Capable de ſentir, juger, rien davantage,
Et juger imparfaitement,
Sans qu’un Singe jamais fiſt le moindre argument.
À l’égard de nous autres hommes,
Je ferois noſtre lot infiniment plus fort :

Nous aurions un double treſor ;
L’un cette ame pareille en tout-tant que nous ſommes,
Sages, fous, enfans, idiots,
Hoſtes de l’univers ſous le nom d’animaux ;
L’autre encore vne autre ame, entre nous & les Anges
Commune en un certain degré ;
Et ce treſor à part crée
Suivroit parmy les airs les celeſtes phalanges,
Entreroit dans un poinct ſans en être preſſé,
Ne finiroit jamais quoy qu’ayant commencé,
Choses réelles quoy qu’eſtranges.
Tant que l’enfance dureroit,
Cette fille du Ciel en nous ne paroiſtroit
Qu’une tendre & foible lumiere ;
L’organe eſtant plus fort, la raiſon perceroit

Les tenebres de la matiere,
Qui toûjours enveloperoit
L’autre ame imparfaite & groſſiere.