Les Deux croisières/Partie 2/02

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La Renaissance du livre (p. 95-122).


II


Le roulis était fort mais assez régulier ; il ne m’incommodait pas ; d’ailleurs, j’en ai vu bien d’autres ! Je ne redoute peut-être que ce mouvement de « tire-bouchon » comme l’appellent les marins, c’est-à-dire le bateau soulevé sur le dos d’une vague énorme, et puis, sous l’action combinée du roulis et du tangage, replongeant en spirale dans le creux des vagues. Cela, je crois que c’est irrésistible.

En attendant que cette invention du diable se manifestât dans le Golfe, je fumais un blond havane par dessus des magazines. Il n’y avait personne dans ce joli fumoir tendu de cuir repoussé, où régnait une douce température de thermosiphon ; mes poses pouvaient donc se permettre quelque nonchaloir : aussi, abandonnai-je bientôt mes revues anglaises pour me renverser dans mon fauteuil, à l’américaine.

— Pauvre Reynaud, m’écriai-je en moi-même, être absurde et romanesque ! Des nerfs qui frémissent au moindre effleurement… Une sensibilité maladive que le temps ne parvient pas à émousser !

Je connais Reynaud depuis tantôt vingt-cinq ans. Nous étions déjà voisins sur les bancs de Fontanes ; mais notre amitié ne se noua fortement qu’à notre sortie du lycée. À cette époque, c’était un garçon aimable, esprit généreux mais un peu exalté, dont j’étais en quelque sorte le jeune Mentor. Riche, prodigue, il ne suivait les cours de la Faculté de droit que par dilettantisme tandis que moi, élève de Polytechnique, j’étudiais avec acharnement pour conquérir mes grades et me sauver de l’existence précaire où des entreprises de grande envergure, subitement naufragées, avaient réduit ma famille.

En sortant de l’Université, Reynaud s’était fait inscrire au barreau en même temps que j’obtenais une place d’ingénieur dans une grande compagnie. Mais le jeune avocat, épris de littérature, délaissa bien vite le Palais pour écrire dans les journaux. Il avait d’emblée choisi son genre : l’ironie, le paradoxe, la blague. Hors de là, selon son propre aveu, il ne valait rien.

Un jour que je lui conseillais d’occuper parfois sa plume à des pages sérieuses, il me répondit gaîment comme le noir Iago : « Hélas, mon cher, tu oublies que je ne suis rien quand je ne raille pas ».

Il fantasiait sur tout, mais principalement sur l’amour. Il était impitoyable aux amants. L’Intermezzo lui semblait d’une fadeur insupportable. Tous les matins, il fourrageait avidement les Faits-Divers, à la recherche de quelque histoire sentimentale sur quoi il improvisait une folle chronique.

En somme, il ne niait pas la passion, mais il avait décidé qu’elle n’était qu’une folie brève, une fièvre que la possession apaisait aussitôt. Il répétait volontiers : « À la longue on se rassasie même du miel, même des fleurs enchanteresses d’Aphrodite ! » Il en voulait aux amants de ne pas deviner cela. Pour lui, Roméo et Juliette avaient bien fait de mourir, car ils se fussent chamaillés sitôt après les noces.

À vingt-cinq ans, alors qu’il n’avait pas encore subi l’épreuve du monde ni celle des choses, il se croyait déjà très bon docteur en sciences psychologiques, défiait n’importe quelle femme d’avoir le moindre empire sur lui et de l’entraîner dans une liaison. Ses rapides amourettes, où le cœur n’avait aucune part, l’entretenaient du reste dans la belle confiance de son invulnérabilité.

— J’aime, disait-il parfois, comme j’ai bon appétit à six heures…

Il se souvenait des héros de Stendhal.

Une mission que j’obtins en Russie, me sépara brusquement de mon ami. Nous restâmes cependant en correspondance suivie. Il m’écrivait des lettres brillantes où sa plume, comme toujours, paradoxait avec virtuosité. Cela durait depuis des mois, quand Reynaud me parut changer sa manière. Il bouffonnait moins, écourtait ses anecdotes salaces, s’entretenait volontiers de politique, allant même jusqu’à m’interroger sur la situation des classes dans l’Empire et réclamant force notes que je lui adressais avec une certaine crainte, vu l’extrême surveillance des autorités russes. Aussi, m’attendais-je à le retrouver à la tête de quelque parti violent.

Sur ces entrefaites, il m’annonça la mort de son père et peu de temps après son départ pour le Nouveau Monde, qu’il parcourut pendant une année entière sous prétexte d’études sociales. En effet, ses lettres, datées des principales villes des États-Unis, ressemblaient à du de Tocqueville !

Enfin, je rentrai au pays et ma surprise fut extrême de revoir un Reynaud que je n’avais jamais connu. Ce n’était plus lui ni au moral ni au physique. Son visage, autrefois chaudement coloré, avait pâli et maigri. Ses yeux ardents avaient éteint leurs regards ; sa bouche, si facile au sarcasme, restait close, cachée sous une épaisse moustache. L’ironie de son caractère s’était émoussée et puis fondue dans une sorte de tranquille mélancolie. Il était devenu silencieux, très grave.

J’attribuai une telle métamorphose à la mort de son père qu’il chérissait. En somme, cette révolution morale ne me déplaisait point ; elle fortifia mon amitié. Toutefois, au bout de quelque temps, il me sembla que la tristesse de mon ami était bien plus profonde que je ne l’avais cru d’abord ; je m’étonnais surtout qu’elle résistât à toutes les marques de ma sollicitude.

Or, un soir que nous revenions d’un concert où le grand Richter avait dirigé la Cinquième symphonie, mon camarade sortit de sa taciturnité coutumière pour déplorer que le piano fût impuissant à traduire ces grands poèmes de Beethoven.

— C’est un jouet d’enfant, dit-il, en face de pareilles machines !

Puis, après une pause rêvante, il murmura comme se parlant à lui-même :

— Elle seule, peut-être, m’a parfois donné l’impression de l’orchestre sur son Steinway…

Il s’interrompit brusquement et me regarda avec un embarras mêlé de dépit contre lui-même. Il venait de laisser échapper son secret.

Je passai fraternellement mon bras sous le sien :

— Allons, dis-je avec bonté, les temps sont révolus : épanche-toi ! J’ai l’âme et la patience d’un confident de tragédie.

Il résista un moment, essaya de plaisanter comme jadis ; tout à coup, la crise se décida.

Ce fut une confession complète : il dévida son roman tout entier.

Il aimait Mme  de L…, la femme du banquier. Elle l’avait si cordialement accueilli après la mort de son père ! Le charme, les grâces de sa bonté avaient agi sur son âme dolente bien plus que les agréments de sa personne. Déjà une certaine familiarité s’était établie entre eux quand la jeune femme partit pour l’Italie. Mais cette absence, loin de les désunir, les rapprocha davantage ; il lui adressait là-bas des lettres hardies et mélancoliques où perçaient sa tendresse et le chagrin de la séparation. Elle lui répondait avec un aimable enjouement, ingénieuse à le plaisanter, mais en l’appelant « le plus cher de ses amis ».

Enfin, après deux longs mois, ils se revirent à l’improviste au Conservatoire. À ce souvenir, Reynaud s’exaltait encore. L’émotion détimbrait sa voix :

— Figure-toi que nous avions manqué tous deux l’ouverture du concert, ce qui nous obligeait à demeurer dans les couloirs en compagnie d’autres retardataires. Je m’impatientai :

— « Montons, voulez-vous, lui dis-je ; il y a peut-être moyen de pénétrer dans la salle par les galeries élevées. »

» Là-haut, les portes étaient closes également. Toutefois, le couloir de l’amphithéâtre offrait l’avantage d’être complètement désert. On y entendait d’ailleurs les chanteurs et l’orchestre avec une clarté parfaite. On exécutait le Rheingold. Mais il s’agissait bien de musique ! Nous étions seuls. Nous nous regardâmes d’abord avec un peu de gêne. Elle s’effara, voulut redescendre ; je la retins :

— » Vous voyez bien, dis-je tristement, que l’absence m’a fait tort. Voilà que je vous inspire de la peur…

— » Mais pas du tout ! Quel enfantillage !

» Je saisis sa main :

— » Vous rappelez-vous, murmurai-je, la lettre que vous m’avez adressée de Florence ? C’est vrai, que je suis « le plus cher de vos amis » ?

— » J’ai écrit cela ! fit-elle avec un petit rire nerveux.

» Mais à ma figure consternée, ses yeux s’emplirent d’une soudaine tendresse :

— » Eh bien, oui, c’est vrai ! avoua-t-elle d’une voix grave. Vous êtes le plus cher de mes amis…

» Je m’enhardis jusqu’à lui entourer la taille de mon bras :

— » Je vous aime, balbutiai-je à son oreille.

» Elle défaillit presque et voilà que sa bouche rencontra la mienne.

» Ah la minute divine ! »

Il me conta d’autres anecdotes aussi puériles, mais ce premier baiser, ce baiser mouillé, inoubliable, il y revenait sans cesse. Il semblait que la vie n’eût commencé pour lui qu’à partir de ce baiser.

Enfin, Valentine fut à lui et la possession, au rebours de ce qu’il proclamait jadis, agrandit son amour.

Bientôt il devint jaloux : il reprochait à sa maîtresse d’être aimable avec trop de gens. Elle recevait ses reproches avec douceur : « Hélas, disait-elle, puis-je changer ma vie ? Contente-toi, Cher exigeant, de ce que je te donne et sache bien que tu es, que tu resteras toujours « le plus cher de mes amis » !

Il devint méfiant, à bon droit. Un jour, il connut la vérité. Mme  de L… avait le cœur libertin et pratiquait une sorte de galanterie mondaine. Elle avait la bonté, les gentillesses d’une Manon, mais avec ses complaisances impardonnables, ses moments de curiosité, de corruption.

C’est alors que Reynaud goûta ces joies armées de griffes qui lacèrent le cœur ; c’est alors qu’il ressentit le plus vivement les cruelles délices de la passion, car le plus grand charme d’une maîtresse aux yeux d’un amant c’est peut-être ce désir qu’elle inspire aux autres…

Il vécut ainsi trois mois dans la fièvre d’une atroce jalousie que savait apaiser pour quelques heures une sirène rompue à tous les manèges de la coquetterie. Mais il se faisait honte de sa lâcheté.

Un après-midi de décembre qu’il flânait entre chien et loup dans une petite ville de province, il la surprit tout à coup comme elle sortait d’une garçonnière en compagnie d’un officier de la garnison.

Le coup fut atroce.

Le lendemain, sans rien révéler à Valentine de ce qu’il avait vu, il lui annonçait son départ pour un long voyage.

— Je sais bien, dit-il, qu’une part de votre cœur est à moi. Mais, je vous ennuie et je vous gêne par les violences d’un amour jaloux. Laissez-moi donc vous délivrer de moi, tandis que, loin de vous, j’essaierai de me faire accroire que l’on peut vous oublier…

Elle le plaisanta d’abord, persuadée qu’il la voulait éprouver. Mais quand elle eut compris que rien ne le pourrait détourner de son projet, elle en fut au fond très sincèrement attristée. Car elle l’aimait en somme ; et puis sa jalousie lui donnait des remords voluptueux dans les bras des autres, avivant la saveur de l’amour comme un piment.

Donc, il s’embarqua pour l’Amérique du Sud. À Trinidad, première escale, il lui adressa des fleurs dans une longue lettre où, très naïvement, il la remerciait « de tout ce qu’elle avait risqué pour lui ». Deux mois après, à Rio de Janeiro, il recevait une grosse lettre pleine de tendresse et de naturel.

Ces pages amoureuses le jetèrent dans un grand trouble ; elles le suppliaient de revenir. Mais la certitude d’endurer auprès de l’enchanteresse des maux plus cruels encore que ceux de l’absence, lui donna la force de persévérer dans son exil. Il lui écrivit trois ou quatre longues lettres où l’amant interrompait à chaque page le récit du voyageur. Mais elle ne répondit plus : elle l’avait oublié.

Un an après, Reynaud rentrait en Europe. Il avait pris son parti de l’indifférence de Mme  de L… Peut-être aussi que sa vie allante et courante, semée de courtes idylles, avait beaucoup distrait son cœur malheureux et causé quelque avarie à son ancien amour. Toutefois, et bien qu’il se crût guéri, il souhaita de ne revoir jamais son ancienne amie.

Mais, quelque soin qu’il mît à la fuir, il la rencontrait parfois soudainement au détour d’une rue et son cœur battait alors à grands coups.

« L’absence diminue les passions médiocres et augmente les grandes, comme le vent qui éteint les bougies et qui allume le feu. » Son cœur reflamba de nouveau.

Pour Valentine, elle n’éprouvait aucune émotion à l’aspect de son ancien amant ; elle passait près de lui, très indifférente et très calme comme une dame de grand lieu et de haute dignité. Et lui, il savait ses nouvelles aventures ; il savait qu’en ce moment même elle volait à quelque rendez-vous.

Accablé de tristesse, il tâchait au moins de se persuader qu’elle était indigne d’un amour comme le sien. Vaine consolation qu’emportait aussitôt l’évocation de ses ardents baisers.

— Cette femme, disait-il, me reprend sans cesse comme la fièvre ressaisit le colon rapatrié ! Je revois son corps onduleux, si souple : je respire encore son parfum secret et défaille au torturant souvenir des voluptés qu’elle seule m’a fait connaître… Oh, la mémoire, quel châtiment de Dieu !

Voilà dans quel état d’esprit je le trouvai à mon retour de Russie. L’amour s’était vengé de son impitoyable détracteur.

Une fois qu’il eut déchargé son âme devant moi, Reynaud parut soulagé pour quelque temps. Ce fut une sorte de halte dans sa douleur. Mais il se lassa bientôt de ses confidences qui avaient d’abord servi d’émonctoire à son chagrin ; il redevint la proie de ses pensées ravageuses et retomba dans son noir.

J’essayais en vain de verser sur ses peines les baumes consolateurs, y compris celui d’une affectueuse ironie.

Je le raillais ; je lui donnais rendez-vous à l’an prochain ; je le retrouverais souriant, le front balayé de ses orages. J’assurais qu’il se fatiguerait de son rôle de désespéré, qu’il se déshabituerait de son mal. Je lui disais :

— L’amour ne se surmonte que par le dédain…

— Des mots, des mots ! répondait-il avec lassitude.

Un soir que j’étais parvenu à l’entraîner à l’Opéra, il me montra Mme  de L… qui paradait dans sa loge avec une amie. Je la trouvai belle, mais pas autant qu’il s’y attendait. Elle était grande, blonde. Elle appartenait à cette bourgeoisie prétentieuse qui se donne des airs de noblesse. Ses gestes manquaient de naturel. Elle souriait sans grâce et comme en se retenant, car elle savait que sa bouche, un peu grande, s’élargissait encore dans le sourire. Pendant un entr’acte, elle se renversa dans son fauteuil pour parler à un officier qui se pencha sur elle, en sorte que leurs souffles devaient se confondre. C’était choquant. Je la jugeai d’âme vulgaire. Je connaissais du reste ce traîneur de sabre, bellâtre de basses mœurs qui courait les tripots et les filles.

Je regardais Reynaud : il était affreusement blême :

— Tu as raison, lui dis-je, saisi moi-même d’une sourde impatience, c’est une… Ah, si elle choisissait encore ses amants ! Mais non, ses sens exigeants l’acoquinent au premier venu. C’est vrai que l’on est dégoûté des femmes par ceux qu’elles aiment !

— Oui, répondit-il, il me semble bien qu’en ce moment, elle ne soit plus pour moi que mépris et dégoût : on assure que les hommes ne reviennent pas de ces deux sentiments…

Mais il en doutait :

— Ah, soupira-t-il, si cela pouvait être vrai !

Un an s’écoula de nouveau sans qu’il eût congédié ses chimères. Il dépérissait ; des sillons de chagrin creusaient son visage. Son cas s’aggravait d’hallucinations : il voyait cette femme partout.

— Et pourtant, disait-il, il me semble bien qu’il y a maintenant, entre elle et moi, une distance infinie, plus grande qu’un océan. Je suis plus loin d’elle, ici, que lorsque j’errais à travers le monde. Que fait-elle ? À quoi pense-t-elle ? Quel mystère ! Un mystère qui me tue ! Je ne lui fais pas un vide alors qu’elle reste tout pour moi et la souveraine de ma vie. Elle m’a oublié, et moi je l’attends, je la désire, je l’appelle !

Sa tristesse devenait parfois bourrue au point de ne plus supporter ma présence. Il se claustrait chez lui, solitaire, écoutant les plaintes sourdes de son cœur. Tout lui pesait. Il ne s’accommodait plus à la vie.

Je cherchais un remède pour le sortir de cette existence quasi somnambulique qui le rendait à demi imbécile, quand je fus mis inopinément en rapport avec M. de L…, C’était un financier jeune encore, remuant, intéressé dans une foule d’affaires, les plus diverses. Je sus lui plaire, car à quelque temps de là, il me proposait d’aller prospecter des terrains dans l’une des Canaries. C’était le temps où l’on trouvait de l’or partout.

J’acceptai cette mission avec d’autant plus d’empressement que je songeai tout de suite à emmener Reynaud avec moi, dans l’espoir que le séjour des Îles calmerait enfin sa démence sentimentale.

Il accepta de m’accompagner, après mille hésitations cela va sans dire. Je constatai avec plaisir que nos préparatifs de départ agissaient déjà favorablement sur lui et j’augurai beaucoup de ce voyage.

Or, il arriva que, quelques jours avant de nous embarquer pour Londres, je fus prié à dîner chez M. de L… en compagnie du groupe de banquiers qui patronnaient l’entreprise minière. Mme  de L… se montra à mon égard d’une amabilité parfaite. Bien qu’elle ne pût ignorer mon intimité avec Reynaud, elle ne me témoigna aucune froideur, pas plus qu’elle ne sembla éprouver la moindre gêne de recevoir à sa table un confident qu’elle savait peut-être bien informé de ses moindres intrigues.

Il ne m’en coûta guère de réformer le jugement que j’avais porté sur elle en la voyant au théâtre. Elle m’apparut ici, débarrassée de ses mines empruntées, vraiment belle et gracieuse.

Elle avait une figure aux traits allongés et fins, un peu impassible au repos, mais qui prenait une vivacité soudaine, un charme indéfinissable de bonté et de douceur dans le sourire.

Après le dîner, elle m’invita à m’asseoir auprès d’elle sur le divan d’une petite pièce contiguë à la salle de jeu. Elle m’apprit qu’elle avait des parents qui passaient chaque hiver aux Canaries et qu’elle brûlait de les aller rejoindre.

— Ah, dit-elle, l’affreux pays que le nôtre ! Je suis lasse de la brume et de la boue. J’ai des fringales de soleil… Comme je vous envie de partir pour ce paradis lointain !

Je plaisantai. Je composai un couplet en l’honneur de la brume qui donne la fraîcheur au teint et prolonge peut-être la jeunesse de nos femmes. Là-bas, le visage se bronzait, s’émaciait, devenait dur… Il prenait plus de caractère au dire des artistes, mais il charmait moins. Là-bas « les femmes éclosent et se fanent, rapides comme les fleurs ».

Elle sourit à cette réminiscence poétique et demanda quand je m’embarquais.

— Samedi prochain à Southampton.

— La traversée est longue ?

— Cinq ou six jours au plus, selon l’humeur de la mer.

— Et vous partez sans regrets ?

— Oh, j’ai déjà passé deux ans dans les steppes de la Russie ; je suis un vagabond. J’ai le cœur libre. Je ne rêve jamais.

J’ajoutai à l’étourdie :

— Et puis, j’emmène un malade avec moi pour me… distraire !

— Ah, fit-elle intéressée.

J’en avais trop dit et je me troublai légèrement ; mais elle, feignant de ne pas voir mon embarras :

— Un malade ! Oh contez-moi ! Un pauvre poitrinaire sans doute. Oui, ce climat des îles opère des résurrections…

Je la dévisageai. Elle était toute sincérité, toute candeur.

— En effet, répondis-je, c’est un phtisique, mais un phtisique spécial, un phtisique de l’âme…

— Oh alors, fit-elle en riant, le cas n’est pas du tout incurable !

— Chez la femme, assurément non, repartis-je avec vivacité.

Elle ne put supporter mon regard et baissa les yeux un moment ; mais elle se remit aussitôt et d’un ton piqué :

— Et pourquoi donc, s’il vous plaît ?

— Parce que, dans sa bonté infinie. Dieu a épargné à la femme le supplice affreux de la mémoire. La femme sait effacer le passé, surtout le sien, d’un seul trait.

— Vous en êtes bien sûr ?

— Le roman de mon ami m’a confirmé dans cette opinion qui, je m’empresse de le dire, n’ôte rien aux grâces de votre sexe, au contraire !

— Nous sommes donc à vos yeux de terribles inconstantes ?

— Souvent oui ; mais encore une fois, vous êtes irresponsables…

— Vous nous acquittez ! Vous êtes charmant !

— Entendons-nous. Je proclame que les femmes sont divines. Mais avec le grand Will, je crois qu’il faut les soumettre — pour les excuser — à l’instinct comme à l’influence d’une lune fantastique. Et leur instinct est de changer tout le temps et d’oublier.

— Mon Dieu que vous êtes drôle, pour ne pas dire impertinent ! Savez-vous qu’il m’intéresse votre poitrinaire de cœur ! Oh, je plains ce pauvre jeune homme…

— Et moi, je le plains plus que tout à l’heure, car il me semble que je sais mieux maintenant quelle doit être la profondeur de son mal…

Elle sourit imperceptiblement à cet hommage hasardé ; puis, très sérieuse :

— Il souffre donc beaucoup ?

— Oh oui, mais il se tait. Je devine surtout sa souffrance aux efforts qu’il fait pour me la cacher…

— Et vous comptez le guérir au moins ?

Je voulus frapper un grand coup, et tragiquement :

— Je ferai de mon mieux, mais je crois qu’il se meurt !

Elle pâlit un peu et porta la main à son corsage dont l’échancrure me découvrait une peau d’une blancheur de camélia. Et je sentis alors au milieu d’une haleine de violettes, un parfum de chair dont l’effluve capiteux étourdissait la pensée.

Elle se leva brusquement :

— Adieu, Monsieur, dit-elle en me tendant une main un peu grande mais joliment modelée. J’admire votre amitié…

Elle hésita une seconde pour ajouter avec émotion :

— Et je la comprends… Puissiez-vous réussir dans votre double mission !

J’avoue que j’enviai Reynaud d’avoir possédé une telle femme. J’excusais maintenant sa jalousie, surtout sa jalousie sensuelle, celle qui « broie des cantharides dans son poison » ! On ne pouvait oublier Mme  de L… quand elle s’était pâmée entre vos bras.

Elle me hanta moi-même pendant quelques jours. Puis, dans la fièvre des préparatifs, je n’y pensai plus.

Mais en ce moment de flânerie, bercé plus que je ne voulais sur ce bateau guetté par la tempête, j’évoquais de nouveau la sirène dans la fumée de mon cigare. Je me rappelais ses paroles. Je les interprétais. J’y enfermais du mystère. J’étais ému, et il n’y avait pas jusqu’à l’assurance de Reynaud qui ne commençât de m’impressionner étrangement :

— Elle est ici !

Si ce pauvre halluciné disait vrai !

Au fait, il me plut un instant d’admettre cette hypothèse de vaudeville, d’en déduire une foule de conséquences plus romanesques les unes que les autres. Parbleu, voilà qui eût singulièrement « corsé » l’intérêt de notre traversée !

Mais le roulis et le tangage qui s’accentuaient de plus en plus ralentirent bientôt l’essor de mon imagination et m’obligèrent à retomber dans le réel. Mon havane s’était éteint dans l’âcre humidité qui envahissait peu à peu le fumoir. Je bus un whisky and soda, non par goût, mais comme un cordial préventif, et regagnai notre cabine où j’eus la satisfaction de constater que mon camarade reposait profondément.

J’escaladai mon tiroir posé au-dessus du sien et m’endormis à mon tour en dépit des craquements ininterrompus et des chocs violents qui faisaient trembler le bateau dans tous ses membres, à croire qu’il allait tantôt se disloquer et s’émietter au milieu du noir océan.