Les Deux croisières/Partie 2/03

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La Renaissance du livre (p. 123-135).


III


Le lendemain se leva sous un ciel blafard, un ciel comme en brossent les peintres au dessus du Golgotha.

Ce fut une journée épouvantable ; la tempête soufflait avec rage, déchaînant les averses et les coups de grêle, soulevant des Alpes liquides. Je vous laisse à penser ce que faisait notre bateau au milieu de ces vagues en folie !

Tous les passagers malades, démoralisés, restaient tapis dans leur cabine. Il avait bien fallu fermer les portes qui donnaient sur le pont à cause des formidables paquets de mer qui submergeaient à chaque instant jusqu’à la superstructure. Les manches à air fonctionnaient mal ; aussi régnait-il dans l’intérieur du navire une atmosphère grasse, écœurante, tout à fait favorable à la nausée.

Il n’était plus question de repas d’aucune sorte ; d’ailleurs, pendant la nuit, une lame avait balayé une partie de la cuisine !

Dans cet océan démonté, le Dungeness faisait à peine quelques nœuds. À Ouessant, que nous doublâmes seulement vers midi avec un demi-jour de retard, l’état de la mer était si terrible que la goélette de vigie n’osa s’aventurer au large pour reprendre le pilote qui nous avait conduits à travers la Manche, de sorte que ce brave homme fut contraint de nous accompagner jusqu’à Madère, notre première escale.

Reynaud ne s’était pas levé, non qu’il redoutât le mal de mer, mais parce qu’il éprouvait, disait-il, un bien-être inconnu à demeurer engourdi dans cette bacchanale des éléments. Il refusa de sucer une orange que je lui offrais avec sollicitude :

— Merci, soupira-t-il d’une voix caverneuse, je dors éveillé sans penser à rien. Il me semble que ma chair se dissout. Mon âme se dégage de ses liens terrestres. Je me sens bien comme dans un cercueil !

Je haussai les épaules :

— À ton aise, mon cher ! Moi, ce balancement me creuse : je pars à la conquête d’une tasse de thé.

Je sortis. Sans mentir, je mis près d’une heure à gagner l’office tant nous roulions, tanguions et « tire-bouchonnions » tout à la fois, sans miséricorde. J’étais renvoyé d’une cloison à l’autre ; je faisais un pas pour rétrograder de deux, si bien que je finis par me retourner pour voir si je n’avancerais pas mieux à reculons.

Il va de soi que je perdais souvent l’équilibre. Dans l’antichambre, je dus m’accrocher successivement à toutes les colonnes de fer autour desquelles je voltais irrésistiblement dans l’air pour glisser jusqu’à leur pied comme un clown.

Cependant l’entrepont retentissait de sonneries, appels enragés des gentlemen et des ladies prisonniers dans leurs boîtes. Des stewarts passaient, festonnant comme des ivrognes ou des patineurs, tantôt projetés en avant, tantôt en arrière ou bien stoppant net pour former avec le plancher des angles tour à tour obtus ou droits ou aigus, ce qui était une fameuse leçon de géométrie dans l’espace !

Certains d’entre eux, précipités les uns sur les autres, « carambolaient » littéralement ; dans ces chocs imprévus, citrons, oranges s’éparpillaient, rebondissaient d’une paroi à l’autre comme des balles de tennis avant de rouler sur le sol où c’était un tour d’adresse digne des Folies-Bergères que de parvenir à les ramasser.

Un peu plus loin, je dus gravir un escalier, exercice qui ne manquait pas d’une certaine témérité. Je me halais aux balustres, à la rampe. J’escaladais une marche toutes les cinq minutes.

Une vieille stewardesse, qui, par je ne sais quel prodige d’équilibre, circulait presque sans broncher sur ce sol mouvant, et pour comble ! tenait une cuvette dans les mains, s’arrêta un moment pour me considérer avec stupéfaction : j’étais apparemment le seul passager assez fou pour s’être aventuré hors de son repaire.

— Fine breeze ! me dit-elle en souriant d’une bouche édentée.

Et, pleine d’intérêt, elle voulut me dissuader de me rendre au bar : c’était imprudent, j’allais sûrement me casser quelque chose…

Elle parlait encore qu’une secousse formidable l’avait enlevée de devant mes yeux pour l’emporter je ne sais où.

Je repris mon ascension. À force de jarrets et d’ongles, j’atteignis à un palier où je soufflai quelques minutes, assis sur mon séant. Enfin, toujours rampant, je gagnai le tea-room où je me redressai pour tomber aussitôt dans un fauteuil, qui, étant à pivot par malheur, m’obligea à tourner et à « détourner » comme un derviche.

Il n’y a peut-être pas de position plus incommode pour prendre une tasse de thé. Le barman m’en fit la remarque et m’invita poliment à me rapprocher de son comptoir. Mais cela lui était plus facile à demander qu’à obtenir. Il me fallut déployer toute une tactique, échanger d’abord mon fauteuil rotatif contre un siège fixe. Je profitai d’une secousse qui m’envoya rouler sur une banquette ; là, solidement arc-bouté, impavide au milieu de l’épouvantable fracas des vagues qui s’écroulaient au-dessus de ma tête, j’étudiai les diverses cadences du bateau afin de choisir un moment propice à la manœuvre que je méditais.

Je calculai ainsi qu’il y avait environ par minute une ou deux secondes où le Dungeness demeurait presque immobile et plane.

C’est pendant un de ces précieux moments que je m’élançai sur le comptoir auquel je m’agrippai de toutes mes forces.

J’étais parvenu à boire une tasse de thé et je croquais maintenant une rôtie quand une brusque main s’abattit sur mon épaule :

— By Jove, s’écria une voix bien timbrée et joyeuse, voilà un estomac ! Vous sortez, vous buvez, que dis-je ! vous mangez dans cette terrible aventure ! Parbleu, cela n’est pas ordinaire. Permettez que je secoue votre main !

En même temps, l’homme se découvrait avec cérémonie et se présenta :

— Mr James…

C’était le médecin, un gentleman d’une cinquantaine d’années ; haute taille, cheveux blonds hirsutes, épaisse barbe rousse et des yeux bleus, plus bleus de briller dans une face hâlée et derrière un pince-nez d’or.

— Enchanté, doctor, répondis-je en échangeant un shake-hand et déclinant mes noms et profession.

Nous causâmes. Je dis que je connaissais le Golfe pour l’avoir traversé bien des fois sur de simples cargoboats qui se rendaient de Cardiff à Bilbao. Mais j’avouai que je ne l’avais jamais vu dans une telle fureur.

— Hé, fit mon homme avec philosophie, cela vaut peut-être mieux que le brouillard. Le diable, c’est que, malgré ses deux hélices, le Dungeness avance à peine dans cette écume. Ah vrai, c’est une tempête ! Regardez-moi ça !

Mais il était difficile de rien voir au travers des glaces sans cesse délavées par les vagues qui s’y abattaient en même temps qu’elles les faisaient résonner comme des tambours.

— Nous en avons encore pour douze heures au moins, observa Mr James, le front contre le hublot. Mais je suis probablement très optimiste…

— Vous devez être bien fatigué, dis-je avec commisération. Tous ces passagers malades…

— Oh les gentlemen ne font pas matière. Parlez-moi plutôt des passagères ! Voilà l’ouvrage ! Quelles lamentations, quel effroi ! Elles se meurent ! J’ai été sur pied toute la nuit. Je suis exténué…

Et il vida coup sur coup plusieurs tasses de thé avec une adresse admirable.

Je songeai alors à Mme de L… Quoique je fusse bien convaincu qu’elle ne se trouvait pas à bord, je voulais en avoir le cœur net, comme on dit. Mr James allait me renseigner mieux que personne. Toutefois, j’hésitais à le questionner à brûle-pourpoint et je lui demandai d’abord si les passagères étaient nombreuses.

— Une douzaine environ, mais qui me donnent du fil à retordre plus que tout un bataillon d’émigrantes. Il est vrai que ce sont des grandes dames fort douillettes et qui naviguent apparemment pour la première fois. Hé, il faut bien souffrir un peu pour conquérir les Hespérides !

Malgré le brouhaha des lames et les trépidations qui secouaient le bateau chaque fois que les hélices sautaient hors des vagues, nous percevions très bien les sonneries électriques qui retentissaient sans relâche dans les profondeurs du paquebot.

— Écoutez, dit-il en riant, c’est encore moi, c’est toujours moi qu’on appelle ! Allons, il faut que je retourne à mon hôpital…

Il s’apprêtait à redescendre, mais je le retins par cette question plus directe :

— Vous avez sans doute parmi vos clientes une Madame de L…

— Ma foi, répondit-il, je vous avoue que j’ignore encore le nom et même la nationalité de ces dames. Elles gémissent dans une langue inintelligible. Interrogez plutôt le commissaire du bord…

Je fis alors une description sommaire de Madame de L…

— Attendez donc ! En effet, il y a peut-être une lady qui ressemble assez au portrait que vous faites… Grande, blonde, les traits réguliers… Mais non, elle est brune ; c’est une sang mêlé, demi-anglaise, demi-espagnole ; elle est accompagnée de sa fille… Est-ce cela ?

Je compris que je n’obtiendrais aucune indication précise et n’insistai pas davantage, me réservant d’interviewer le purser si j’avais la bonne fortune de le rencontrer.

— Jusqu’au revoir ! conclut le doctor.

Mais avant de se détacher du comptoir, il plongea une main dans sa poche et me remit une poignée de petites choses blanches :

— Tenez, dit-il en riant, c’est une pastille stomachique anti-nauséeuse et antibilieuse dont je suis le modeste inventeur. Le ciel vous préserve d’en avoir besoin !

Et il dégringola dans l’entrepont. Pour moi, j’eus la témérité de monter encore plus haut, c’est-à-dire jusqu’au fumoir ou je comptais rêver en parfaite solitude comme j’avais fait la veille.

Malheureusement, j’avais oublié que dans cette partie de la superstructure le roulis et le tangage se manifestaient avec plus de violence que partout ailleurs. Impossible de lire dans cette armoire aérienne et d’y faire autre chose que… d’être malade. Comble d’imprudence et nargue de la tempête, je prétendis fumer une cigarette.

C’était trop de bravade. Le froid m’envahit. Je sentis mes tempes se resserrer et s’amincir mon nez, tandis que sourdait dans ma poitrine une des plus terribles séditions stomacales que j’aie eu à réprimer de ma vie. Par bonheur, je me souvins du remède de Mr James : j’avalai précipitamment une dizaine de ses comprimés et m’étendis sans autre précaution sur les coussins d’une banquette. Aussitôt, mes idées se brouillèrent, tournoyèrent dans ma cervelle et je tombai dans un sommeil bourrelé de rêves et de cauchemars effarants !