Les Dilemmes de la métaphysique pure/Chapitre IV

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CHAPITRE IV

LE DÉTERMINISME. — LA LIBERTÉ

XLII

Définitions. — L’enchaînement universel invariable des phénomènes est l’hypothèse d’une loi de leur succession en vertu de laquelle, à un état antécédent donné des choses de toute nature dans le monde, un seul et même conséquent peut ou a jamais pu répondre, dans toute la suite des temps ; c’est celui qui se produit ou qui s’est produit en effet ; en sorte que chaque phénomène, pris en particulier, est à chaque instant l’unique dont la production ait été possible dans ses circonstances, et qu’il n’y a jamais de possible en toutes choses que le nécessaire. Cette loi du devenir est le pur et parfait déterminisme.

L’hypothèse opposée à ce déterminisme admet l’existence des contingents et des accidents, quelle qu’en soit la nature ou l’origine ; ce sont des phénomènes à proprement parler possibles, non nécessaires, dont le caractère est de n’exclure leurs contradictoires qu’après l’événement, tandis que, en qualité de futurs, ils étaient indéterminés à l’être, au même titre que leurs contraires. Il existe, suivant cette hypothèse, une part d’indéterminisme dans les rapports des phénomènes successifs, et des agents naturels ont le pouvoir de produire certains actes, ou des actes différents, et des actes contraires, dans les mêmes circonstances données.

Ajoutons une importante remarque à ces définitions. Les penseurs qui ont compris toute la portée de la doctrine déterministe, ou enchaînement invariable, envisagé dans la production d’un phénomène particulier, ont admis, et Laplace, par exemple, a énoncé en termes rigoureux et absolus la loi du prédéterminisme universel, qu’on peut appeler l’équation intégrale du monde, impliquant un seul état possible de toutes choses, à tout instant. Cet état renfermerait l’effet possible unique des causes données dans l’un des états antérieurs quelconques, et la cause entière, immuable, de chacun des états futurs, et de tout phénomène, à l’instant où il doit se produire. Mais le déterministe se contente quelquefois, de considérer, pour chaque phénomène actuellement déterminé, la série de tous les phénomènes antérieurs qu’il peut connaître ou imaginer intervenus directement ou indirectement pour le conditionner. Il n’examine point si les séries de ce genre ne sont pas toutes liées et solidaires, et si elles peuvent être regardées comme séparées les unes des autres, dans leur cours antérieur, suffisamment prolongé en arrière. Il considère la rencontre de deux d’entre elles, quand un phénomène appartenant à l’une se trouve être la cause d’un phénomène appartenant à l’autre, et il qualifie l’effet d’accidentel, quoique nécessaire (exemple : la coïncidence d’un naufrage, qui a ses causes, et de la présence à bord d’un certain passager qui a ses motifs). Mais l’hypothèse de l’indépendance mutuelle des deux séries n’est pas admissible, dès que l’on admet la prédétermination des termes de chacune d’elles en particulier, pour le moment où elles se rencontrent. De cette unique liaison constatée, l’invariable relation de tous les phénomènes respectifs s’ensuit à l’égard du temps où ils apparaissent.

En effet, la nécessité du fait de rencontre n’est pas la combinaison fortuite de deux nécessités diverses, mais une exigence de l’ordre général, et il est aisé de s’en rendre compte. Considérons en chacune des séries le moment qui a précédé celui de leur rencontre ; les phénomènes relatifs à l’une d’elles ont été par hypothèse les seuls qui pussent avoir pour conséquence les suivants. Il en est de même pour l’autre série. La correspondance entre le phénomènes respectifs des deux séries a donc été aussi nécessaire à ce moment qu’au moment où elle a abouti à la rencontre. En remontant, de moment en moment, le cours du temps, on peut démontrer par la même raison la nécessité d’une correspondance des termes successifs de ces séries, la seule possible. Le constant parallélisme des phénomènes des deux parts est aussi déterminé que leur production considérée séparément. Enfin le même raisonnement est applicable à des séries quelconques.

Il faut donc remonter à l’origine. S’il y a une origine ce ne peut-être qu’un préétablissement de tous les rapports, tel que le suppose le prédéterminisme théologique ; il n’amène les rencontres que parce qu’il règle toutes les séries possibles et leurs rapports de concomitance dans le temps. S’il n’y a point d’origine, si les causes remontent à l’infini, toute cause étant l’effet d’une cause antécédente, la correspondance est éternelle. Si les phénomènes se classent pour nous en des séries que notre ignorance sépare, et dont nous voyons à certains moments seulement les points de rencontre qui nous touchent, c’est que les moments et les points sont déterminés par la loi générale qui est une loi de prédétermination commune à tous les phénomènes. L’hypothèse du déterminisme rapportée à des phénomènes particuliers implique donc le prédéterminisme universel, celui qui a pour formule l’identité de la puissance du monde, de tout ce qu’il est, de tout ce qu’il a été, et de tout ce qu’il peut devenir, avec son acte, de tout temps présent, où tout est contenu.

La thèse de l’existence des possibles, ou futurs imprédéterminés, introduit les causes contingentes dans la masse, de quelque étendue que l’expérience et la psychologie la puissent révéler, des causes nécessaires et des phénomènes liés invariablement. L’uniformité des lois naturelles et le pouvoir de l’acte mental de volonté sur les autres modifications de la pensée et sur les mouvements du corps constatent la donnée universelle de cette détermination des conséquents par les antécédents, dans l’ordre du temps, qui régit le devenir. La causalité est cette relation des phénomènes, en tant que certains d’entre eux étant donnés, certains autres sont en conséquence déterminés à se produire. Cette loi comporte deux genres d’application fort différents, quant à la nature et à la clarté de la connaissance que nous en obtenons, puisque l’une, qui s’obtient dans la conscience, s’y définit immédiatement par l’efficacité de la volonté servie, à la fois et limitée par des conditions extérieures dont les organes font partie, tandis que l’autre a son siège dans des conditions physiques, en partie simples et fixes, en partie compliquées et lointaines, toutes également impropres à nous faire atteindre, dans l’étude des corps, jusqu’à des actions immédiates d’êtres naturels qui seraient assimilables à l’action mentale de la volonté. Celle-ci est la seule où nous prenons d’original la notion de la cause, et où nous la vérifions par la détermination de nos pensées successives. Dans cette ignorance, on donne habituellement le nom de cause à tout phénomène naturel dont la présence ou la production en des circonstances définies sont suffisantes pour qu’existent ou que se produisent d’autres phénomènes, qu’on appelle alors ses effets.

La différence entre les sciences et le langage commun, sous ce rapport, consiste en ce que les sciences définissent, avec précision et généralité à la fois, les différents ordres de conditions dont dépendent les phénomènes, et qu’elles spécifient les modes de dépendance de ceux qui se produisent, par rapport à ceux qui en sont les conditions nécessaires et suffisantes.

Nous pouvons étudier la loi d’enchaînement des phénomènes, en elle-même, sans avoir à séparer les espèces de faits auxquels elle s’applique, parce que la question générale du déterminisme et celle du déterminisme psychologique en particulier sont connexes. Mais le débat sur la seconde a dominé historiquement, sous la forme du conflit de la nécessité et de la liberté humaine. Elle s’est trouvée plus aisément abordable sous cet aspect, où les arguments, des deux côtés, ont été à peu près les mêmes à toutes les époques.

XLIII

L’idée du libre ou du nécessaire, avant la psychologie. — Rien n’est plus facile que de s’assurer par l’observation que les hommes qui ne philosophent pas sont portés, selon les moments et leurs impressions, tantôt à croire à l’importance des volontés, supposées libres, dans la marche des choses, tantôt à se dire qu’on n’est vraiment le maître de rien, ni de soi, de ses passions et de ses actes, mais que chacun ne fait jamais que ce que sa position, son caractère et les circonstances commandent. Cette double inclination s’explique, si l’on réfléchit que notre sentiment naturel de l’ambiguïté de beaucoup de futurs, que nous imaginons à tout moment, nous donne à croire que ce que quelqu’un n’a pas fait, il a souvent pu le faire, ou que ce qu’il a fait, il aurait pu ne pas le faire ; tandis que, d’une autre part, l’expérience des passions et des caractères, et celle des différentes sortes de solidarité qui enchaînent les volontés individuelles favorisent l’induction de l’entier déterminisme.

Avant la philosophie, l’inspiration des poètes varie. Chez Homère et chez les gnomiques, l’affirmation du libre arbitre est suggérée, aux endroits où le jugement moral et l’exhortation au bien en marquent la place, tandis que des jugements réfléchis sur la fatalité des passions, et sur l’inéluctabilité du mal ou de la punition font apparaître les figures de l’ἀνάγκη et de l’εἱμαρμένη, formes de la destinée. Il n’est cependant pas évident que le système de la nécessité ait régné, comme on le croit, dans l’esprit de l’antiquité beaucoup plus que dans les sociétés modernes. En tant que formellement négatif de la liberté humaine, les religions et la morale pratique en ont de tout temps affaibli l’influence, et c’est à la philosophie qu’il a dû son inflexible forme rationnelle et sa véritable force.

Il est mentionné pour la première fois, avec sa formule expresse, comme se rapportant à la doctrine qui, la première aussi, a réduit le monde à l’unité d’un principe invariable ; c’est celle de Parménide ; c’est ensuite celle de Démocrite qui le revendique, et qu’on a rapprochée avec raison de la précédente, sous ce rapport, quoique fondée sur un principe ontologique contraire.

Parménide n’a pu introduire aucun élément de variété, aucun accident, dans l’Être sans devenir que posait sa théorie, et s’il en avait admis un dans le monde des phénomènes, ce qu’on ne nous dit pas, ce ne pouvait être qu’en lui attribuant aussi un caractère d’illusion. Démocrite remplaçant le Sphairos unique de Parménide par l’infinité des atomes ne reconnut de cause au monde que celle qui agit dans leurs chocs et dans leurs tourbillons, phénomènes enchaînés sans aucune scission possible et faisant bloc dans le temps. Rien n’est accidentel, toutes choses sont par raison et nécessité. La raison réside dans les propriétés des atomes et dans le mouvement. Les faits de pensée en sont des résultats, et, par conséquent, nécessaires comme les mouvements eux-mêmes.

L’opposition aux systèmes de la causalité illusoire et de la causalité mécanique vint de la notion du Noûs d’Anaxagore. Anaxagore rejeta la nécessité, mais aussi l’accident : l’un, comme n’étant que le nom de la cause, et n’en définissant pas la nature, l’autre comme n’en marquant que l’ignorance. Ce philosophe transporta la causation de l’ordre mécanique à l’ordre intellectuel. Le Noûs, doué de la parfaite connaissance et de l’entière prévoyance des choses, meut, compose, et coordonne les éléments. Anaxagore introduisait ainsi la finalité, avec la cause, dans l’explication de la nature, mais sans la rattacher à une volonté consciente, sans toucher à la question du mal, et, de plus, en revenant lui-même aux explications mécaniques, qu’il aurait dû remplacer par d’autres, selon son principe. Il n’entrait ni théologie, ni psychologie dans sa doctrine. La cause universelle y était, comme l’Intelligence une abstraction (X).

XLIV

La question de la liberté envisagée psychologiquement. Socrate et Aristote. — La psychologie fondée par Socrate, si elle conduisit immédiatement à poser le problème de la liberté humaine sur le théâtre de l’esprit, au lieu qu’il était enveloppé jusqu’alors dans les doctrines naturalistes, ne commença point par une reconnaissance du libre arbitre ; il était naturel que ce fût le contraire qui arrivât, parce que toute science, en débutant, s’applique à la partie de son sujet qui peut comporter une analyse méthodique. C’est ainsi que, dans l’étude du jugement et de la volonté, ce ne fût pas l’initiative de la pensée, avec les motifs contraires qu’elle est apte à susciter, qui s’offrit d’abord comme un principe, mais bien l’enchaînement des motifs avec sa conséquence, la résolution. C’est là le point de vue scientifique de la question : d’où cette sentence de Socrate : « Il serait absurde que, la science étant là, quelque autre chose entraînât le sage et fît de lui un esclave. Celui qui sait le meilleur ne peut, le sachant, que le faire. S’il ne le fait pas, c’est qu’il l’ignore. » Cette science du meilleur est la théorie des vertus étudiées et systématisées, dont Socrate, ébloui par la découverte de l’analyse psychologique, confondait les propositions et les conclusions avec les mobiles variables et avec les résolutions incertaines d’un agent moral. Cette thèse socratique et platonicienne de l’assimilation de la science à la vertu, posait, en contrepartie, l’âme de l’ignorant comme entraînée fatalement à ses actes par le désir, et esclave de la nature. Tel est le déterminisme psychologique qui devait se développer dans les doctrines, parallèlement au déterminisme naturaliste dont l’universalité, sans cela, se dément.

La théorie de la vertu-science, impliquant ce mode mental de la doctrine de la nécessité, s’accordait mal avec l’explication générale du monde par le meilleur, que Platon reprochait à Anaxagore d’avoir manqué. C’est le premier exemple que nous trouvons de la contradiction entre l’optimisme théologique et la condition réelle du monde. Platon fait sortir des mains de l’excellent Démiurge une œuvre où le bien, quoique possédant l’empire, admet le mal en partage : des âmes pétries de vertus et de vices, occupant des rangs assignés par la justice distributive à leurs qualités, soumises à l’épreuve de la sensation et du désir, et mises en demeure de dompter la passion pour obéir à la justice. Quand il s’agit d’assigner la raison du choix que fait une âme, et d’où dépend le rang qu’elle doit occuper dans le règne animal, ce philosophe ne trouve pas à placer le motif ailleurs que dans les passions mauvaises, comme si elles constituaient la nature propre de cette âme coupable, qu’il ne dit pas cependant en avoir reçu une plus infirme que les autres, originairement. Il déclare que le mal, quoique étranger aux dieux, est nécessaire en ce bas monde de la mortalité, où il faut qu’existe une opposition au bien, même dans la direction générale des phénomènes. En un mot, Platon ne voit nullement pour l’âme une réelle possibilité des déterminations contraires, toutes choses égales d’ailleurs, à l’origine, et le libre arbitre n’est pas pour lui matière d’analyse.

Aristote étudia le premier le passage de la puissance à l’acte chez l’agent rationnel sollicité par des mobiles divers. Il éclaircit d’abord la condition logique de la possibilité du libre arbitre, en établissant l’accord de la notion du possible, ou futur contingent, avec le principe de contradiction. C’est un point de logique où il n’entre rien d’hypothétique. Dans la proposition : Telle chose est ou n’est pas, l’alternative cesse d’être forcée quand le temps passe au futur : Telle chose sera ou ne sera pas, parce que le jugement étant actuel, et portant sur l’avenir, il se peut (en ne sortant pas du point de vue logique) qu’il ne soit pas vrai actuellement que la chose sera, et qu’il ne soit pas vrai non plus qu’elle ne sera pas, mais que l’événement seul en doive décider ; il n’y a donc pas présentement une alternative nécessaire entre les cas mutuellement contradictoires : la proposition disjonctive est fausse.

Le libre arbitre n’est pas seulement possible, suivant Aristote, mais l’agent rationnel possède réellement la puissance des contraires : non qu’il ne se détermine toujours en conformité de ce qu’il juge dans le moment être le bien, — car en ces termes-là, la sentence de Socrate est vraie, — mais il faut distinguer entre la science générale que l’agent a de ce qui est le bien, et le jugement particulier qui préside à son acte, et qui se porte sur un bien particulier. De là, suivant Aristote, un syllogisme de l’action, dont la majeure est une proposition universelle, et la mineure une particulière, qui, si elle est juste, conduit à une conclusion conforme à la science. Mais la science qui fournit la majeure, n’est pas toujours à l’état d’éveil dans l’âme, et la mineure peut être viciée par le désir de quelque autre sorte de bien. De là, l’incontinence (ἀκράτεια), vice de l’agent qui ne contient pas la passion par la raison, dont il a cependant en lui le principe.

Aristote joignit à cette étude les arguments constamment reproduits par les moralistes, et qui se tirent de l’accord du sentiment du libre arbitre avec les jugements moraux de la louange et du blâme, du mérite et de la faute. Sur un autre point, où il fut moins suivi, il admit, ainsi que la liberté dans l’homme, l’accident dans la nature. Il put se tromper sur la vraie mesure des écarts admissibles des phénomènes par rapport à leurs lois générales, mais non pas peut-être en cela qu’il aurait laissé à la spontanéité pure une place dans la profondeur des forces naturelles, à l’indéterminisme sa part, comme une certaine dérogation légère au rapport mathématique exact des variables à leurs fonctions, un écart possible de la solution absolue des équations mathématiques par les valeurs empiriques des actes naturels. La plupart des défenseurs du libre arbitre ont préféré, sans raison aucune, se représenter les forces de la nature comme absolument déterminées, et, par suite, absolument solidaires entre elles, alors que les agents libres, s’il en est, ne peuvent manquer d’introduire les effets de leurs actes dans l’enchaînement universel et d’apporter ainsi le trouble dans la série des causes et des effets.

La doctrine qui, abaissant le rôle de la cause efficiente, donnait à la fois à la cause finale la conduite du monde, et aux produits de la nature une part de liberté, ne survécut guère à son auteur. Une sentence de Théophraste, disciple d’Aristote, sur « la fortune maîtresse du monde », est déjà contraire à l’optimisme finaliste. Straton, second successeur, dont les principes propres nous sont plus connus, n’admit plus qu’une nature aveugle et des causes mécaniques sans origine (XXIII). C’était le retour à la matière des atomistes, moins les atomes. Peut-être était-ce aussi la liberté, mais sur un fondement de hasard, non plus avec la nécessité comme chez Démocrite. En ce cas, le mode de constitution de la physique épicurienne avec Straton pour intermédiaire, ressortirait dans ses traits principaux : substitution du système atomistique à la physique aristotélicienne de la matière et de la forme, de la puissance et de l’acte ; remplacement de la loi de finalité, d’une part, et du déterminisme des tourbillons, de l’autre, par le hasard des rencontres d’atomes, soustraits par de petits écarts arbitraires à la rigoureuse causalité des lois mécaniques.

XLV

La liberté chez les épicuriens et chez les stoïciens. — Le clinamen atomique est un trait caractéristique de l’épicurisme. L’unique objet d’Épicure était de soustraire l’homme à toute solidarité pour lui assurer le bonheur à la condition de se diriger suivant certains préceptes dans la conduite de sa vie. L’hypothèse de l’ordre invariable de tous les phénomènes, réduisant à une illusion le pouvoir que l’homme s’attribue sur lui-même, fait une chimère de l’exercice que l’éthique lui demande de sa liberté. L’ordre divin de la Providence, autre chaîne, si l’on y croit, trouble l’âme par la crainte des dieux et par l’imagination du Tartare. Il fallait, pour se délivrer de toutes deux, reconnaître une cause unique à la production du monde, à celle des dieux et des hommes, sans supposer aucun rapport de ceux-ci à ceux-là, enfin relâcher l’action même de la cause, de façon à ce qu’elle n’amenât jamais que des faits de hasard, avec lesquels le philosophe s’arrangerait de son mieux. La théorie d’Épicure demandait cet effet de déliement au clinamen des atomes, emportés tous, il est vrai, dans la direction de la pesanteur, mais toujours, susceptibles de s’en écarter un peu sans raison, de côté ou d’autre.

Cette ingénieuse application de la thèse aristotélique de l’accident payait le grand avantage de rompre à tous moments la chaîne des choses, par l’inconvénient de dépouiller l’atomisme de la partie scientifique qui faisait le mérite de la mécanique de Démocrite ; et, au reste, la cosmologie épicurienne tout entière se mettait en opposition avec l’esprit de la science déjà constituée et avec les observations astronomiques. Enfin il n’y avait aucun rapport qu’on pût apercevoir entre le clinamen fortuit, sans ordre et sans but, des particules, et le don qu’aurait l’âme, qui en est composée, de s’imprimer à elle-même un mouvement ou un autre mouvement.

La doctrine de la liberté perdait ainsi l’établissement philosophique sérieux qu’elle avait dû un moment à Aristote. Inversement, la doctrine de l’enchaînement invariable des phénomènes arrivait au même moment, dans le stoïcisme, à une définition exacte, et prenait une grande importance par son alliance avec l’idée de l’évolution cosmique et de sa direction providentielle. La loi générale de finalité, qu’Aristote avait conçue en la rapportant à un mouvement de la nature dont le point de départ serait dans la matière, ou puissance, et le but inaccessible dans la pensée pure, cette loi, très indéterminée dans ses effets, les stoïciens la combinèrent avec celle de la causalité : ils l’appliquèrent à un développement du monde pourvu d’un commencement et d’une fin, sous le gouvernement des dieux. La liberté humaine eut à se reconnaître soumise à un décret divin dont l’exécution était garantie par l’inflexible connexion des effets et des causes depuis l’origine. La ressource de l’homme, en cette condition de servitude, était le consentement de la volonté à l’ordre providentiel : envers les dieux, la piété ; vis-à-vis de la nature, la sagesse, qui est de se conformer à ses lois. L’idéal apparaissait et devait de plus en plus se dessiner, en cette direction philosophique, comme un sentiment d’identification du vouloir humain avec le décret divin, qui permît à l’homme de se dire libre en tant que maître de soi et, par suite, des choses. Elles ne sont que ce qu’il veut quand il ne veut que ce qu’elles sont.

XLVI

La question débattue entre le stoïcisme et la nouvelle académie.Maître de soi, maître de quelque chose au monde, dans le flux des phénomènes, telles furent les formules courantes de la définition du libre arbitre dans les débats des stoïciens et des philosophes de la Moyenne et de la Nouvelle Académie. C’est entre eux que fut la discussion sérieuse, l’hypothèse épicurienne leur paraissant à tous ne mériter que la dérision. Du côté des stoïciens, la question fut toujours obscurcie par une équivoque, destinée à renaître longtemps après sur le théâtre philosophique moderne, à laquelle donnait lieu l’idée fondamentale : être maître de soi, maître de son acte. Les académiciens semblent n’être jamais parvenus tout à fait à y échapper. Ce que purent quelques-uns d’entre eux, avec peu de fruit pour la méthode et pour le progrès de leur propre école (qui devait dans la suite revenir au dogmatisme), ce fut de combattre à l’aide d’arguments sceptiques la doctrine de la certitude apodictique, en même temps que d’admettre des motifs de croire et des probabilités.

Le scepticisme académique, — pour l’appréciation duquel la critique a fait fausse route, car ce n’était nullement le pyrrhonisme, — n’empêchait pas qu’en cette école on n’accordât ordinairement aux stoïciens la certitude actuelle des futurs. On ignorait, ou on avait oublié la démonstration d’Aristote conciliant leur ambiguïté actuelle avec le principe de contradiction (XLIV). En tout cas, le philosophe Carnéade prenait dans la discussion une position indéfendable en soutenant à la fois que tout phénomène envisagé dans l’avenir est vrai ou faux dès à présent, et que néanmoins une action peut être l’effet d’une cause actuelle qui n’est pas elle-même l’effet nécessaire des causes antécédentes. Les académiciens n’étaient pas plus logiques en faisant valoir contre leurs adversaires l’argument paresseux, si souvent invoqué depuis et de tout temps dans la question, et qui est sans force.

À quoi sert de délibérer pour agir, et de se mêler des événements, s’ils sont arrêtés d’avance et ne peuvent être que ce qu’ils sont ? voilà l’argument. Le dialecticien de l’école stoïcienne, Chrysippe le réfuta en observant que, dans l’hypothèse de la nécessité, les choses ne sont pas simplement fatales mais confatales, universellement connexes et solidaires. L’agent ne peut ou délibérer ou ne pas délibérer, de même qu’agir ou ne pas agir, qu’en faisant quelque chose d’aussi prédéterminé que le sont les effets à provenir de l’ensemble des causes.

Le point capital, tel qu’on le comprenait de part et d’autre, était de décider si l’on a le droit de dire que certaines choses en réalité dépendent de nous (τὰ ἐφ’ ἡμῖν, aliquid in nostra potestate). C’est ici l’équivoque. Le stoïcien alléguait que nous sommes libres et maîtres de nous, par la raison que notre assentiment et notre acte sont bien nôtres et que nous agissons toujours selon ce que nous sommes, encore bien que ce soit de telle manière qu’une cause actuelle en nous soit toujours l’effet de causes antécédentes, relatives à notre nature et aux circonstances. Or la liberté, en un sens de ce mot que le stoïcisme peut ne pas accepter, mais qui se comprend parfaitement, signifie le déliement possible de l’acte par rapport à l’enchaînement nécessaire, universel, admis dans la première définition. Ce sens est celui que défendaient les adversaires des stoïciens et auquel ceux-ci objectaient que, si c’était le vrai sens, il faudrait admettre qu’il est des effets sans cause.

Cet argument en faveur de l’enchaînement invariable renferme à peu près tout ce qui a été jamais opposé d’arguments logiques au libre arbitre. Il y a cependant un paralogisme dans la formule usitée. La cause et l’effet étant des termes corrélatifs, le jugement : il n’y a pas d’effet sans cause, est analytique c’est-à-dire irréfutable, mais ne mène à rien et ne démontre quoi que ce soit. Mieux formulé, le principe du déterminisme serait : il n’y a pas de cause qui ne soit l’effet d’une cause antérieure. Il consiste donc à nier la possibilité qu’une cause se produise pour donner le commencement à une suite de phénomènes, sans être elle-même la suite de certains autres en une connexion qui la prédétermine. En vertu d’un raisonnement des plus simples, il faudrait que la série intégrale se prolongeât rétrocessivement de cause en cause à l’infini (XXXV-XXXVI).

Rien n’oblige le défenseur du libre arbitre de s’engager dans la question du premier commencement ; car un acte libre suppose des antécédents et des conditions préalables : la cause, en ce qui le touche, est particulière ; elle est un commencement, mais sous de certains rapports seulement. Les stoïciens étaient conséquents, quand ils réclamaient l’unité totale et solidaire des phénomènes, allant de l’origine à la fin d’une évolution limitée par la règle de Zeus et l’inflexible Destin. Ils concevaient clairement une cause au-dessus de celles qui n’étaient à leurs yeux que des modes d’une liaison ordonnée. Les modernes évolutionnistes qui n’établissent aucune origine des choses investie formellement de la qualité de cause se rendent l’idée de causation entièrement vide. Les sciences physiques affectées correctement à l’étude des lois ne leur fournissent que des conditions, sous le nom de causes. D’une autre part, la métaphysique du déterminisme réduit pour eux la causalité à l’enchaînement, l’anéantit par la solidarité, universelle, et, n’offre rien à l’esprit, qui réponde à la notion commune de force active employée à produire. Comment ces penseurs peuvent-ils mettre sans cesse en avant cette objection à la thèse du libre arbitre : « Il y aurait donc des phénomènes sans cause ! » alors que nulle critique ne peut leur découvrir une idée capable de remplacer la notion commune de l’action ? L’action, c’est la volonté, principe vivant de l’acte conscient résolu et exécuté, apportant non pas un simple changement qui serait la suite nécessaire d’un changement antérieur, mais le commencement d’une autre suite qui sans elle ne serait pas venue à l’existence. Des séries de changements liés composent la nature : si elles n’admettaient nulle part de commencements réels qui les distinguent les uns des autres en telle manière qu’à de certains mêmes antécédents différents conséquents peuvent correspondre, la série unique dont elles formeraient le cours représenterait la loi de succession des phénomènes, mais ne renfermerait rien qu’on y plût considérer avec un sens particulier sous le nom de loi de causation.

XLVII

La critique sceptique de la causalité. Ænésidème. — La critique des notions premières, tout particulièrement de la notion de cause, avait été commencée dans l’antiquité par l’école sceptique. Elle fut abandonnée quand le néoplatonisme et le christianisme eurent transformé les concepts logiques en des mystères de la théologie. Les célèbres arguments sceptiques d’Ænésidème sont longtemps après revenus au jour. L’inintelligibilité de la cause y était soutenue par des raisons qui, avec des changements de forme d’argumentation, et de terminologie, sont les mêmes qui firent de la « communication des substances » un problème insoluble pour le cartésianisme. Ænésidème montrait à sa manière que nous ne comprenons pas comment un corps agit sur un corps, ou sur ce qui n’est pas un corps ; ou ce qui n’est pas un corps sur ce qui n’est pas un corps, ou sur ce qui en est un ; ni comment le repos et le mouvement sortent l’un de l’autre ; ni comment la cause et l’effet peuvent se composer l’un avec l’autre, soit qu’ils se suivent, soit qu’ils s’accompagnent, et qu’est-ce qui distingue l’actif du passif dans leur corrélation.

La conclusion simple qui ressort des subtilités d’Ænésidème, comme des analyses psychologiques de Hume venues 1 800 ans plus tard, c’est que nous n’avons aucune idée du rapport de causalité en dehors de l’action volontaire, qui elle-même n’a pas son efficacité expliquée ; que nous n’avons nulle connaissance, soit de perception, soit de raison, du fondement des actions empiriques, mais seulement des rapports sous lesquels elles se déploient ; enfin, que nous transportons vaguement l’idée que nous avons de notre action volontaire aux forces externes, au sujet desquelles nous ne connaissons que des lois d’interdépendance et de coordination de phénomènes.

L’intelligence ne saurait s’appliquer qu’à des relations, en matière de causalité comme de qualité ou de quantifié. La philosophie était parvenue sur plus d’un point, chez les anciens, à la décomposition des notions qui fait apercevoir ce résultat. Si ce résultat est la vérité même, il faut avouer que la méthode des sceptiques a rendu à la critique de la connaissance un service inappréciable. Mais les philosophes auxquels il est dû n’ont tiré de leurs travaux qu’une conclusion négative ; ils n’ont vu qu’un juste motif de scepticisme spéculatif dans ce qui pouvait être la découverte du principe directeur de la connaissance rationnelle, et du garde-fou des croyances. Le dogmatisme a trompé les sceptiques comme les dogmatiques. Le fantôme de l’absolu a eu le double effet, selon les esprits, de les faire prétendre à la possession du savoir inaccessible, ou de leur faire nier, la connaissance possible.

XLVIII

Le conflit dans l’ère théologique. L’alexandrinisme. — Il y a autant de raisons de marquer la place morale de l’alexandrinisme au commencement de l’ère théologique de la philosophie, qu’à la fin et comme à l’aboutissement de l’ère des religions nationales, et des écoles philosophiques séparées de la religion. Les trois grandes écoles dogmatiques, la pensée hellénique tout entière, moins l’épicurisme, se sont réunies et conciliées dans la synthèse néoplatonicienne, en même temps que s’y conservaient, en s’interprétant, les croyances religieuses traditionnelles. Mais, d’un autre côté, le néoplatonisme est une doctrine d’émanation qui donnait au polythéisme une théologie et une morale, et qui, développée parallèlement à celle de la création, avec des parties de spéculation analogues (les hypostases), était destinée après sa proscription à accompagner secrètement le christianisme, et à inspirer de nombreux philosophes chrétiens jusqu’à nos jours. Cette doctrine porte certainement l’un des principaux caractères des idées religieuses qui datent dans leur ensemble des premiers siècles de notre ère.

Le conflit du libre arbitre et de l’enchaînement invariable des phénomènes subit, à l’égard de ce qu’il s’était montré au temps des débats du stoïcisme et de la Nouvelle Académie, un grand changement de termes. On peut déjà s’en apercevoir chez les stoïciens de l’époque impériale, qui délaissent la dialectique et se distinguent de leurs anciens par plus d’indifférence à l’égard de la chose publique, et par un sentiment de résignation, non d’adhésion, au mal, qui ne peut être que ce que Zeus a voulu. La distinction caractéristique d’Épictète entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous, dans les événements, en sorte qu’il faut ne penser qu’à sa perfection propre, et se détacher de ce qui ne la touche point, est presque l’opposé de la théorie du Sage qui, en présence de l’inflexible destin, voudrait pour être libre se considérer lui-même comme étant une part active, un complice de la fonction universelle, l’égal de Zeus ! La véritable idée de la liberté, celle du libre arbitre, va bientôt se faire jour. Elle se trouvera en contradiction plus sensible avec la thèse du déterminisme, parce qu’elle posera l’option entre les actes bons, conformes à la volonté divine, et les actes mauvais, c’est-à-dire contraires à cette même volonté, et toutefois possibles, puisque entre eux le choix est donné. On ne laissera pas de garder la théorie stoïcienne : que rien ne se fait au monde qui ne soit l’œuvre par anticipation de la puissance suprême qui a tout prémédité, et qui même serait mieux nommée acte que puissance.

La contradiction a été en quelque sorte imposée aux théologiens, plus qu’aux philosophes. Ceux-ci, le plus souvent, étaient, au fond, de résolus déterministes ; mais ceux-là, qui auraient exagéré plutôt que diminué la thèse de l’absolutisme divin que leur transmettait la philosophie, d’accord avec le judaïsme, étaient obligés, d’un autre côté, de revendiquer le libre arbitre pour les besoins de la morale, pour donner un sens à l’enseignement des commandements divins.

Plotin s’exprime nettement, sans équivoque, à ce qu’il semble, sur la liberté humaine de choisir entre le bien et le mal, sur la responsabilité de l’âme, sur la justice de la peine infligée (assignation d’une place inférieure dans l’échelle des êtres) ; mais il dit aussi que l’âme n’agit pas librement lorsque, entraînée par l’appât des biens sensibles, elle fait le mal. Il faudrait donc que l’acte, appelé libre parce qu’il est une faculté d’opter entre deux déterminations opposées, ne fût un acte libre que quand il est l’option pour l’une des deux, qu’on lui désigne, à l’exclusion de l’autre ! Cette grossière faute de logique est devenue depuis Plotin un lieu commun à l’usage de beaucoup de moralistes.

Cherchons la pensée la plus profonde de ce philosophe. Dieu est la cause immanente du monde : cause efficiente par ses effets, qui s’étendent à toutes choses, encore bien que sous la forme de l’émanation, et cause finale aussi. Mais le rapport de l’émané au principe émanant a un envers, qui est la matière, le non-être, où tout ce qui déchoit tend, et de plus en plus s’enfonce. L’âme, en sa descente, est sujette à l’erreur, aux vices, aux dégradations qui lui viennent du corps, au mal, enfin, corrélatif du bien. Observons maintenant que le monde est éternel comme son principe. Les âmes n’ont pas eu de réelle origine première ; l’épreuve n’a donc pu avoir lieu pour aucune indépendamment de ses états antérieurs, mais chacune a toujours possédé une nature bonne ou mauvaise, variable, et il n’y a jamais eu d’autre nature d’âme qu’une nature acquise. Nous comprendrons que la thèse réelle n’est pas celle d’un libre arbitre initial, mais bien celle qui probablement faisait dire à Platon que l’âme sortant du Léthé se détermine selon sa nature. L’émanation n’a jamais été rapportée à une positive origine des choses. La thèse du libre arbitre n’est imposée à la doctrine de l’émanation, en regard de son déterminisme fondamental, que pour l’explication de la loi divine, la justification de la peine, et le maintien d’un jugement optimiste sur le règne de la justice dans l’univers : le tout au prix d’une contradiction.

XLIX

Le conflit dans l’ère théologique. L’Église. — Les Pères de l’Église platonisants ont eu sur le libre arbitre des opinions analogues à celles de Plotin. Saint Augustin sortant, pour aller au platonisme, de la secte manichéenne, devait, avant sa conversion au christianisme, s’expliquer, par l’influence des principes rivaux du bien et du mal, la nature bonne ou mauvaise des âmes dès l’origine. Mais quand l’idée de la création unique, par le bon principe s’imposa décidément à lui, la puissance et la prescience divine se trouvèrent, dans sa pensée, en opposition formelle avec le libre arbitre. Le prédéterminisme psychologique aussi bien que physique lui apparut comme la loi nécessaire de la création, exigée par la perfection d’être de Dieu. Il introduisit, de haute lutte, dogmatisant contre le moine Pélage, défenseur du libre arbitre, le dogme de l’absolutisme divin dans la théologie, et par là une contradiction irrémédiable ; car on dut maintenir dans les mots la liberté.

Reconnaître une liberté du bien, en ce sens que l’homme, esclave du péché, devient libre en faisant la volonté de Dieu, ce n’était que suivre à peu près la doctrine de Plotin, mais saint Augustin, placé au point de vue de la création, non de l’émanation, entendit que cette volonté de Dieu dans l’homme, ce fut encore Dieu qui la fît. Et ce n’est pas tout. Le mot célèbre de saint Paul, sur l’action de la grâce : « Dieu fait en nous le vouloir et le faire », il l’étendit jusqu’aux actions humaines contraires à cette volonté : « Dieu fait ce qu’il veut de ceux mêmes qui font ce qu’il ne veut pas. » Ce paradoxe ingénieusement contradictoire sauvegardait la bonne intention de Dieu en satisfaisant à ce que la prédestination exige ; car Dieu a fait les futurs : quae futura sunt fecit.

La conciliation du prédéterminisme et de la liberté doit cependant s’opérer ; comment est-elle possible ? Dieu, dit saint Augustin, n’a pas entendu refuser la liberté à ces êtres humains dont il a fait les actions futures, mais il les a créés tels, qu’ils dussent faire librement ce qu’il savait qu’ils feraient librement. Ceux des docteurs scolastiques ont parfaitement compris cette pensée, qui, réfléchissant que Dieu est toute action, et non pas seulement Providence, l’ont complétée en ces termes : « Dieu nous fait tout faire ; librement, ce que nous faisons librement, nécessairement, ce que nous faisons nécessairement. »

À dater de la victoire de l’augustinisme, exception faite en faveur des tendances origénistes, qui ne furent définitivement réprimées qu’assez longtemps après, la doctrine chrétienne fut vouée théoriquement à l’absolutisme. On professait de reconnaître un libre arbitre, dans la mesure obligée pour ne pas enseigner directement au pécheur que sa condition, soit d’élu, soit de réprouvé, était dès maintenant et de toute éternité décidée et inadmissible ; mais s’il arrivait à quelque docteur d’employer, pour définir la mesure de la liberté humaine réelle, des termes qui parussent diminuer l’action divine dans la même raison que peut s’exercer la libre action de l’homme, celui-là était hérétique. Cette illogicité, dont l’orthodoxie faisait une loi sévère, réduisit la question à une subtile controverse interminable ou, de chaque côté, l’on respectait les mots convenus en s’attaquant aux choses signifiées. Les hommes de piété se portèrent presque toujours du côté absolutiste, qui était le moins asservi à l’Église. Dans le parti opposé, se trouvaient plutôt les politiques, mais leurs efforts pour définir un libre arbitre de théorie trouvaient un obstacle invincible dans le dogme de la prescience divine absolue, réputé inattaquable.

La doctrine de la toute action divine, et non de la prescience seulement, obtint sa plus haute formule dans la Somme théologique de Thomas d’Aquin qui transféra décidément au point de vue positif de l’action créatrice et continue les émanations et les influences que le néoplatonisme faisait descendre du monde intelligible dans le monde matériel.

« La substance de Dieu est présente en toutes choses comme cause d’être… Dieu existe dans toutes les choses comme l’agent est présent à ce dans quoi il agit… Il faut que l’être créé soit son effet comme l’ignition est l’effet propre du feu. Et Dieu produit cet effet dans les choses non seulement au moment où elles commencent d’être, mais tant qu’elles sont conservées dans l’être… Aussi longtemps que la chose a l’être, il faut que Dieu lui soit présent selon le mode où elle a l’être. Or l’être est-ce qu’il y a de plus intime en chaque chose, et de plus profond en toutes, puisqu’il est la forme commune de tout ce qui est dans chacune. Il faut donc que Dieu soit dans toutes les choses, et d’une manière intime. » (S. T., 1re  partie, Q. VII, art. 1.)

Prenons les thèses de l’ubiquité, de la création continue, de l’identification de l’être de la chose avec l’action propre de Dieu présent dans la chose ; rapprochons-les de la doctrine de l’éternité simultanée, suivant laquelle le temps n’existe pas pour Dieu ; toutes les questions relatives au libre arbitre, à la prescience à la prédestination, à la grâce, à la nécessité deviennent sans objet ; on ne comprend plus qu’elles se posent, elles disparaissent, annihilées par la thèse philosophique unique, énoncée en ces termes par Malebranche, quatre cents ans après saint Thomas, selon l’exacte pensée de saint Thomas :

« Il n’y a de véritable cause que Dieu… Dieu est la seule et véritable cause de tous les effets… Lui seul est la cause de notre être, de la durée de notre être et de notre temps, de nos connaissances, des mouvements naturels de nos volontés, de nos sentiments : le plaisir, la douleur, la faim, la soif, de tous les mouvements naturels de notre corps… Dieu seul fait tout. » (L).

L

Le conflit dans la philosophie moderne. Branche aprioriste. — La méthode synthétique en philosophie, créée par Descartes, fut une grande nouveauté, surtout comme essai d’application de la méthode géométrique aux questions métaphysiques. Mais Descartes n’entendait nullement révolutionner les croyances, il voulait que l’évidence et les déductions rationnelles servissent à la confirmation des thèses capitales de la théologie, sur les points communs à la théologie et à la philosophie, sans devenir un obstacle à la foi orthodoxe sur les autres points. En fait, il n’était peut-être pas aussi éloigné de la doctrine thomiste que pouvaient le faire penser certaines vues scotistes sur la liberté de Dieu et sur les idées éternelles, qu’il hasardait, mais qu’il défendait faiblement ensuite contre les théologiens.

Une idée forte et originale, contraire aux opinions communes sur la nécessité du jugement, annonçait au premier abord, chez Descartes, la franche acceptation de la réalité du libre arbitre : il observait que le champ de la volonté est beaucoup plus étendu que celui de l’entendement, et, tirant de là la raison de l’erreur, à cause de la précipitation du jugement, il semblait ouvrir une large carrière aussi à la liberté de l’esprit ; mais son analyse du fait ainsi défini en changeait totalement la face, car il pensait que, dans l’acte de détermination de l’entendement, le plus haut degré de la liberté se rencontre avec l’évidence, critère de la vérité, le plus bas avec l’indifférence intellectuelle, qui explique le doute. Cette explication rappelle trop, pour le côté de l’évidence, la liberté du bien de Plotin et de saint Augustin, qui est un vrai déterminisme ; tandis que, pour le côté de l’indifférence, elle déguise ou méconnaît le siège pratique du doute, de la délibération et de la liberté morale. Elle place l’agent, non comme le mot indifférence le fait entendre, dans un état d’indétermination, mais dans le milieu des passions et des intérêts, sous l’influence des motifs qui déterminent le plus communément les hommes.

Spinoza interpréta, en ce sens, qui ne laisse aucune place au libre arbitre, la théorie cartésienne de l’erreur, et il opposa à la liberté humaine, connaissance adéquate de soi-même et de Dieu, la servitude humaine, esclavage des passions, état de ceux qui n’ont de toutes choses que des idées inadéquates, et qui, même s’ils étaient affranchis des passions qu’ils doivent à de fausses croyances, s’abandonneraient à des passions d’une pire espèce. Cette servitude est l’état de l’immense majorité des hommes. La liberté, qui est aussi la béatitude, est donnée par l’éternelle nécessité divine à quelques-uns. Elle n’est pas impossible, mais très difficile et très rare (Éthique, partie V, prop. 42 et sch. prop. 41).

L’idée que Malebranche prit de la liberté d’après les principes de Descartes et sous l’influence de la théologie, paraît profondément différente de celle de Spinoza. Toutefois elle offrirait avec elle une singulière analogie métaphysique, si l’on pouvait y faire abstraction de la foi chrétienne. Car Malebranche suppose l’existence d’une inclination générale et constante de l’âme vers le vrai bien : c’est un don de Dieu, qui serait, mutatis mutandis, assimilable à la nécessité éternelle de Spinoza. L’enseignement chrétien, en dehors de la philosophie, parlait du petit nombre des élus. Ce sont ici les appelés à la liberté humaine. Les autres sont les esclaves du péché : ils se rangent à ce côté du doute et de l’erreur qui comprend la vaste étendue du champ de la volonté, comparé à celui de l’entendement, dans la théorie de Descartes. Mais l’homme peut suspendre son jugement et ne se décider, quand il subit l’attrait de biens divers, qu’autant que la pleine vérité lui apparaît. Il n’obéit alors qu’à l’impulsion divine. On n’use jamais trop selon Malebranche, de cette suspension du jugement, qui est le véritable exercice du libre arbitre.

Cette belle théorie est visiblement contradictoire à la déclaration formelle de son auteur : « Dieu est la cause de tous les effets » (XLIX) ; car si Dieu fait tous les mouvements de l’âme, et c’est bien ainsi qu’elle est expliquée, il faut qu’il opère dans l’âme les contraires : le bien par son impulsion générale, toute divine ; le mal, en tant qu’agent dans l’homme pécheur, par un mouvement opposé à cette impulsion. Ainsi, Dieu serait l’auteur du mal. Malebranche a cru lever l’objection par une réponse nette et absolue, très extraordinaire. Ce que l’homme fait, dit-il, n’est en réalité rien, quand il n’obéit pas à l’impulsion divine qui porte universellement au bien. Dieu n’est donc pas l’auteur du mal dans l’âme du pécheur qui ne fait pas sa volonté. Cette explication retranche de l’existence réelle tout ce qu’il n’est pas possible de regarder comme de source divine. Le déterminisme divin y triomphe, avec l’optimisme, en rejetant dans le néant tout ce qui les contrarie.

De saint Augustin à Leibniz, l’optimisme et le déterminisme unis en une même doctrine n’ont pu trouver que cette manière de justifier le mal : identifier le mal avec la simple privation d’être dont nul être fini ne peut être exempt. Mais le sens commun, juge compétent en si peu de questions de métaphysique, l’est cependant assez pour celle-là ; il prononce que l’existence du mal dans le monde est un fait positif.

Leibniz a fourni la suprême expression du déterminisme sous ses deux formes : la toute action de Dieu et la solidarité universelle. L’harmonie préétablie des monades est un prédéterminisme de leurs états, actes et relations, qui fixe éternellement la modification de chacune d’elles, à chaque instant, en rapport précis, invariable, avec les modifications de chacune des autres et de toutes, à l’infini ; et Dieu, en son éternel présent, est l’auteur de la coordination des changements enchaînés dans le cours du temps. Le principe de l’enchaînement est, dans l’entendement divin, la raison suffisante : « Rien n’arrive sans qu’il soit possible à celui qui connaîtrait assez les choses de rendre une raison qui suffise pour déterminer pourquoi il en est ainsi et non pas autrement. » Leibniz poussait si loin l’application de ce principe que, là où il fixait le commencement des choses contingentes, savoir en « une substance qui en soit la cause ou qui soit un être nécessaire portant la raison de son existence avec soi », là encore il essayait d’envisager quelque chose en avant qui servît de raison d’être à Dieu. C’était sa possibilité, à l’appui de laquelle il n’avait cependant pas d’autre démonstration que d’observer qu’elle n’implique pas ! Les partisans du procès à l’infini des phénomènes pouvaient regretter qu’il eût manqué de hardiesse, dans l’ordre même de ses idées ; car en étendant du temps à l’éternité l’acte de la création, il aurait simplifié son système sans en altérer l’esprit ; et plusieurs ont cru que tel était bien le fond de sa pensée.

Kant s’est flatté de s’éloigner beaucoup de Leibniz, en sa philosophie. Pourtant, si, en dehors de la partie négative de sa critique, nous regardons à sa métaphysique, en laquelle il s’est montré plus dogmatique qu’à lui n’appartenait, voici ce que nous pouvons constater : 1o  sur la substance, il a admis l’existence de sujets cachés sous les phénomènes, et non pas seulement le noumène universel inconditionné (XXXIII) ; 2o  sur Dieu, il a accepté et recommandé à titre d’idéal de la raison pure une définition de Dieu et des attributs infinis conforme aux idées générales des théologiens et de Leibniz ; 3o  sur l’infini, il a regardé les raisons avancées à l’appui de l’éternité et de l’infinité du monde comme bonnes pour balancer les raisons contraires, quoique celles-ci soient les seules à arguer du principe de contradiction ; 4o  sur le déterminisme, enfin, on ne saurait assigner aucune différence entre la loi de la causalité selon Kant et la raison suffisante de Leibniz, en ce qui concerne dans l’une et l’autre le cours et l’enchaînement universel des choses.

Ces deux principes signifient également qu’il n’existe partout que des séquences nécessaires, une liaison possible unique. La méthode criticiste refusait à son inventeur un droit, que le pur apriorisme prenait sans difficulté, chez Leibniz, de poser comme absolue une loi invérifiable. Kant l’a usurpé, sous prétexte d’un jugement synthétique a priori, auquel il fait dire non seulement que tout phénomène a une cause, mais en outre qu’une cause ne peut commencer avec son phénomène, ce qui mène à l’infini la rétrocession des causes. Il a ainsi nié la possibilité du libre arbitre, dans l’ordre phénoménal : jugement sommaire, dont on ne voit pas qu’il ait tenté la justification logique.

LI

Le conflit dans la philosophie moderne. Locke, Berkeley, Hume. — La source théologique du déterminisme est visible dans la philosophie aprioriste issue du cartésianisme, sans excepter l’Éthique de Spinoza. La branche empiriste de la philosophie moderne pendant l’époque correspondante n’a pas été moins acquise à la doctrine de la nécessité, par ce motif : que, prenant dans la sensation le matériel et le formel de la connaissance, et regardant l’esprit comme un simple produit de l’expérience, le penseur ne voyait place pour aucune ambiguïté dans la formation des idées et dans leurs suites. La philosophie de Hobbes présente au plus haut degré ce caractère. Quand la méthode de l’analyse psychologique prit pied dans l’école anglaise, après la publication de l’Essai de Locke, la question du libre arbitre se présenta sur un nouveau terrain ; la nature des idées, leurs liaisons, la nécessité ou la liberté du jugement dont l’acte dépend devinrent le sujet principal de l’investigation.

Locke n’introduisit pas un changement profond dans la définition de l’esprit et dans la façon de comprendre l’ « origine des idées » quand il reconnut la réflexion comme quelque autre chose que la sensation ; car il mit en doute la distinction du fondement des phénomènes de la pensée d’avec le fondement de ceux de l’étendue et du mouvement, et ce ne fût pas l’effet chez lui d’une tendance à faire de ceux-ci une classe de ceux-là, mais tout le contraire. La question du libre arbitre offrait un sujet plus particulièrement psychologique ; Locke la discuta à plusieurs reprises, avoua ne pas bien se satisfaire lui-même, et maintint finalement une opinion opposée au libre arbitre. Il avait commencé par la prétention de réduire la liberté au pouvoir de faire ce qu’on n’est pas empêché de faire. Il accorda ensuite, concession qui eût pu paraître décisive en faveur du libre arbitre, la possibilité de suspendre le jugement et d’appeler de nouveaux motifs à l’examen, mais il n’abandonna pas la thèse de la nécessité du jugement qui précède et motive immédiatement la décision. Que fallait-il penser des jugements précédents, au cours de la délibération ?

Ou la nécessité ou la liberté du jugement final : la question se posa en ces termes et donna lieu à plusieurs controverses. Clarke, défenseur du libre arbitre, perdit sa cause en soutenant que l’acte libre est celui que suscite la pure volonté imprimant au dernier jugement d’une délibération la vertu de décision qui le rend indépendant des jugements antérieurs, tous nécessaires en eux-mêmes, par lesquels l’esprit a pu passer. Ce déliement final de la chaîne des motifs viendrait de ce que la volonté est de soi une force indifférente. Cette théorie de la « liberté d’indifférence » était insoutenable comme contraire à une vérité d’observation établie dès l’origine de la psychologie chez les anciens (XLIV). Anthony Collins et d’autres bons logiciens démontrèrent que, dans l’enchaînement empirique des moments d’une délibération, on ne pouvait ni regarder le jugement final comme d’une autre nature que les autres jugements, qu’on tient pour nécessaires, ni affranchir l’acte du dictamen de ce jugement. Ils firent voir aussi que la thèse de l’indifférence mettait l’acte libre hors de la raison et des motifs moraux, alors qu’on prétendait défendre le libre arbitre dans l’intérêt des notions morales.

Il ne se rencontra pas, que nous sachions, un philosophe pour apporter dans le débat une troisième opinion : à savoir, que le juger et le vouloir sont inséparables à chaque moment de la délibération, comme au dernier ; que la question du libre arbitre se poserait mieux pour chacun de ces moments, sans les distinguer, que séparément pour le dernier ; qu’elle est insoluble en tout ce qui relèverait de l’expérience, parce que les chaînons de la pensée qui se poursuit, ou qui s’arrête, et que suit l’acte, sont inobservables ; et qu’ainsi ce qu’il importe d’examiner, c’est 1o  dans l’objet de la thèse du libre arbitre, la question de la possibilité ou contingence réelle, eu égard au principe de contradiction ; 2o  dans le sujet où se posent la représentation d’une alternative et l’ambiguïté d’une décision à prendre, les motifs métaphysiques et moraux de croire à la liberté de l’option. Il s’agit d’affirmer, en théorie, ou la réalité ou le caractère illusoire de cette représentation que les hommes ont pratiquement et également tous : celle de l’existence réelle de certains phénomènes à l’état de simples possibles, et à la fois de leurs contradictoires, futurs imaginés, indéterminés à l’être ou au non-être avant l’événement.

Berkeley est le seul penseur éminent de cette période, dans l’une comme dans l’autre école, qui ait affirmé le libre arbitre sans le nier implicitement en une autre partie de sa doctrine. Il définissait l’esprit par l’union de l’entendement et de la volonté, qu’il opposait ensemble aux idées sensibles. La prééminence appartenait à celle des deux fonctions, la volonté, « qui produit les idées, ou opère sur elles », alors que l’autre, l’entendement, les perçoit seulement. Les explications que Berkeley donnait sur la nature de l’ « être actif, simple, sans division », appelé esprit ou âme, n’étaient pas tant sur le penchant des communes vues substantialistes, qu’elles ne rappelaient de premières hardiesses de pensée qu’il avait eues, contraires à l’idée générale de substance (XXXII).

David Hume, dont la critique de la substance porta sur le sujet des phénomènes mentaux comme sur le sujet matériel, étendit à l’idée de cause la méthode de négation des idées générales qui avait séduit Berkeley, et, négligeant le témoignage interne de la volonté, il soutint que cette idée est dénuée de tout fondement externe ; qu’ « il nous est impossible de nous former la plus légère idée de la qualité d’être cause », — pouvoir, agir, nécessiter, — « quand elle n’est pas prise pour la détermination de l’esprit à passer de l’idée d’un objet à l’idée de celui qui en est le compagnon ordinaire ». Attribuant cette détermination de l’esprit à l’association des idées et à l’habitude, qui nous font attendre un phénomène en accompagnement ou à la suite d’un autre que nous avons toujours observé dans cette liaison, Hume refusait toute valeur logique à ce jugement, que Kant devait appeler synthétique a priori (L), par lequel nous joignons à l’idée d’un commencement l’idée d’une cause. Comment le philosophe qui plaçait ainsi dans l’observation l’origine, non de l’idée formelle de cause, mais d’une certaine attente pour en tenir lieu, a-t-il pu être, lui, empiriste pur, et sceptique, il prétendait l’être, un partisan qu’on peut bien dire dogmatique de la doctrine de la nécessité, c’est ce qu’il faut expliquer.

Si Hume n’avait voulu que s’attaquer à l’idée générale de cause, il le pouvait, et ouvrir par là de grandes questions sur la nature de la cause dans les phénomènes physiques ; mais il y a quelque chose de plus fort et que l’idée générale, et que les associations d’idées formées par l’expérience : c’est la conscience immédiate de l’activité, inséparable du sentiment de la vie, d’où l’idée d’un pouvoir, empiriquement vérifié dès la production des plus simples mouvements volontaires. Cette conscience ne dépend pas de la notion de cause, envisagée dans la puissance des phénomènes naturels ; celle-ci dépend d’elle, au contraire, et naît de son extension aux rapports de ces phénomènes successifs. Or c’est la cause mentale que Hume niait réellement, en contestant que les termes pouvoir et action répondissent à des idées claires, tandis que c’est d’elle que Berkeley partait, et de la conscience immédiate que nous en avons, pour passer, à l’aide de la moins suspecte des inductions, à l’affirmation de l’existence des esprits dont elle est le premier caractère.

La négation de la cause comme principe donnant un fondement externe à la liaison des phénomènes, son explication par l’habitude, fait mental, aurait encore permis à Hume de laisser une place au libre arbitre dans la vie humaine, car, qui oserait dire que l’expérience et l’habitude concluent visiblement en faveur de l’enchaînement invariable des phénomènes dans les faits du domaine de la volonté ? Mais Hume, niant le sentiment du pouvoir ambigu de la volonté, coupait la racine du libre arbitre. Il n’avait plus alors qu’à considérer le fait commun des « conjonctions constantes », ajouter les « inférences qui s’y fondent » et conclure aux « connexions nécessaires » : démonstration toutefois bien étonnante, admise par le philosophe dont l’œuvre capitale avait eu pour objet la dissociation des idées, et pour thèse finale l’impossibilité logique de rien construire.

Après deux mille ans de débats sur la liberté et la nécessité, Hume, en son Essai spécial sur ce sujet, déclara que la question n’existait pas, qu’elle ne pouvait donner lieu à aucun doute sérieux, que la connexion nécessaire en toutes choses était au fond l’opinion de tout le monde. Il termina sa propre profession de foi sur le libre arbitre par la même définition dérisoire qui avait marqué le commencement de l’enquête de Locke : « Le pouvoir d’agir ou de n’agir pas, conformément aux déterminations de la volonté », c’est-à-dire de faire ce qu’on veut quand on n’en est pas empêché matériellement ; car c’est ainsi qu’il faut l’entendre.

LII

La thèse de la nécessité dans l’associationisme et dans l’évolutionisme. — L’école associationniste tout entière a suivi Hume, qu’on doit regarder comme son fondateur, parce que l’explication qu’il donne des principaux concepts est basée sur les associations que l’expérience fait naître, que l’habitude fortifie et peut rendre indissolubles. La psychologie de l’association a été cela même depuis Hume, et la thèse de la nécessité a dû s’attacher à une méthode qui vise à enchaîner les phénomènes mentaux, en partant des sensations et en n’admettant que des rapports d’idées empiriques ; comme si l’entendement était un appareil enregistreur où les observations s’inscriraient autrement que par l’application d’une loi qui est celle de l’instrument lui-même en vertu de sa construction. L’associationnisme est cette méthode qui demande aux phénomènes de s’ordonner par le fait de leur simple succession, et la « théorie des circonstances » est née de l’associationnisme. Les circonstances sont les résultantes des antécédents ; leur théorie est celle de l’enchaînement nécessaire. C’est elle qui inspira à Robert Owen un système social, tout entier fondé sur l’art de créer, par l’éducation, des circonstances déterminantes pour chaque individu, et c’est elle qui, après avoir fait le tourment de Stuart Mill, dans sa jeunesse, ne cessa jamais, quoi qu’il en ait cru lui-même, de gouverner sa pensée.

Stuart Mill, pour échapper à l’obsession de la théorie des circonstances, qui lui semblait oppressive pour le caractère individuel, imagina de distinguer, comme autrefois les stoïciens, entre deux espèces de la nécessité. Il répudia l’une qu’il appela fatalité, destin brutal (fatum mahumetanum, avait dit Leibniz, dans une intention analogue) ; il accepta l’autre, qui est bien la même en tant que prédéterminisme (XLII), point essentiel qu’il se dissimula. Celle-ci consiste en ce que nos actions et nos caractères sont, à la vérité, les effets invariables des antécédents et des circonstances en ce qui nous touche, mais ne laissent pas d’être les nôtres et notre œuvre propre, en tant que nous les voulons, — si nos antécédents et nos circonstances veulent que nous les voulions ! — Ainsi que Hume, Mill se persuada que tous les hommes avaient au fond cette opinion de leur liberté, et rien de plus.

En regard de l’associationnisme, la thèse traditionnelle de la liberté avait ses défenseurs, mais qui s’en tenaient à des formules usées, souvent affaiblies, incorrectes, mêlées de contradictions. Le déterminisme régnait, d’autre part, dans l’école de Kant ; Hegel était le plus illustre représentant de la doctrine qui identifie la vraie liberté avec la réelle nécessité. La doctrine du progrès nécessaire de l’humanité, l’histoire considérée comme l’analyse des causes qui font du présent la seule issue possible du passé, la morale tenue pour un produit du milieu, ont établi dans le public lettré la foi au déterminisme. En philosophie, le positivisme et l’esprit scientifique dévoyé ont banni les aprioris de la métaphysique, mais ç’a été pour introduire dans la science, incorrectement agrandie, des hypothèses qui sont des aprioris déguisés. Le déterminisme a utilement poussé sa méthode en plusieurs directions, parce qu’il est le postulat légitime de la science dans ses limites. Mais l’opinion du savant qui fait de la philosophie ne peut jamais être qu’une opinion de philosophe, et, le plus ordinairement, ce savant n’a guère fait d’études philosophiques. S’il en a fait, l’investigation de ce domaine des idées générales n’a pu que l’informer des divergences profondes des penseurs. Sa qualité de savant en un domaine scientifique spécial ne lui vaut aucune autorité dans les questions de principe.

Le système exposé dans le Cours de philosophie positive, d’Auguste Comte, admettait plusieurs hypothèses en faveur desquelles l’auteur ne pouvait nullement réclamer le caractère proprement scientifique, ni passer pour avoir donné des raisons philosophiques suffisamment approfondies. Les principales étaient l’origine empirique de la connaissance, l’impossibilité de l’observation psychologique et le déterminisme. À cela s’ajoutaient des négations implicites, sous la forme d’un refus d’examen des objets transcendants de la philosophie : somme toute, la philosophie positive n’était pas une philosophie. Mais, d’un autre côté, Comte renonçait formellement à toute pensée de constituer la science universelle, et c’est avec ce caractère de limitation, même fort étroite, du savoir, que sa méthode a été divulguée et propagée. Quand, au contraire, une doctrine qui se dit entièrement fondée sur la science prend ses fondements réels sur de grandes hypothèses extra-scientifiques, et se présente aux philosophes comme le « savoir complètement unifié », il faut la prendre sur le pied d’une philosophie soumise aux exigences que ce titre comporte, examiner si ce qu’elle emprunte à la science est correctement mis en œuvre, et se rendre compte des hypothèses au point de vue métaphysique, qui est alors le véritable. Cette doctrine est l’évolutionnisme de H. Spencer, application la plus étendue possible du déterminisme à la nature, en vertu de son objet : l’histoire universelle des transformations et des productions progressives de la Force, depuis l’état de diffusion et d’homogénéité de la Matière, son sujet inséparable, jusqu’au point maximum d’ascension de la matière organisée, à partir duquel la dissolution, ou involution doit commencer et se continuer jusqu’à la résorption finale qui doit ramener toutes choses à leur état initial.

Au-dessus de la Force est le principe inconnaissable, l’Absolu, dont l’ensemble du connaissable n’est que le symbole (XIX). La Force est une fiction réaliste, et non pas la cause du mouvement, dans le sens purement mécanique de ce mot, qu’en mécanique rationnelle on regarde depuis longtemps comme ne répondant qu’à une abstraction scientifique. C’est une entité, dans laquelle H. Spencer fait entrer, comme étant ses transformations, les puissances qui président aux phénomènes témoignés à nos sens comme mouvement, chaleur, lumière, etc., et, de plus, celles de l’ordre vital et de l’ordre mental. Or la physique moderne ne voit plus dans ces puissances externes, en rapport avec la sensibilité, que des modes de mouvements moléculaires qui, sauf à déterminer la nature du mobile, ne sont pas d’une autre sorte que les vibrations de l’air en correspondance avec le phénomène sonore, ou que d’autres vibrations avec les perceptions visuelles. Si des mouvements semblables correspondent aux phénomènes de la vie, à ceux de la pensée, ils peuvent être supposés, ils pourront être découverts. Ce sont des hypothèses d’ordre qui n’ont rien de commun avec le transformisme, méthode antique (XXIII) rajeunie par H. Spencer grâce à l’interprétation vicieuse de la loi générale de la physique mécanique, et employée, comme jadis par Héraclite d’Éphèse, à réduire à l’unité de substance et de développement toutes les formes de l’être.

Le déterminisme absolu est la conception apriorique dont procède essentiellement ce vaste système, parce que l’auteur en a conçu le plan comme une histoire de l’expérience universelle des êtres, formés et constitués par les modifications du sujet externe, la Force-Matière, instruits par la nature et la succession de ses phénomènes, et rattachés généalogiquement les uns aux autres pour s’en transmettre les résultats accumulés. Il a pour cela supposé, pour chaque moment de transition d’une forme à une autre, d’une espèce à une autre, dans la nature, et d’un mode d’organisation et d’intelligence à un autre, dans le cerveau et dans l’esprit, une parfaite continuité, indispensable à l’explication générale de l’évolution. Tout saut d’un état à un autre et toute production d’individualité réelle sont incompatibles avec le transformisme. Le transformisme demande que l’on regarde tous les changements et toutes les différences des êtres comme des résultantes obtenues par des gradations insensibles, et il multiplie les hypothèses autant qu’il est nécessaire pour expliquer les écarts observés et les lacunes, et substituer partout à l’apparence des espèces et des révolutions, la réalité supposée du mouvement continu de l’être universel.

LIII

L’argument de la conservation des forces vives. — Deux des plus grands systèmes dont le xixe siècle a vu le développement et le succès ; celui de Hegel, celui de H. Spencer, opposés l’un à l’autre comme l’évolution réaliste de l’Idée à l’évolution réaliste de la Matière, ont donné une conclusion commune aux travaux des deux écoles, aprioriste, empiriste, depuis la mort de Leibniz et de Locke : à savoir, le parfait déterminisme ; et cette conclusion est celle-là même que Leibniz aurait pu regarder, s’il avait bien jugé son œuvre, comme le dernier mot de la théologie de l’École, enfin organisée par le génie mathématique. Seulement la croyance à la liberté s’affirmait encore dans le langage, au temps de Leibniz, et lui-même la maintenait énergiquement, dans le sens qu’il pouvait lui attacher. Elle est aujourd’hui plus étrangère aux esprits qui ont suivi le mouvement philosophique du siècle. Beaucoup sont arrivés, en dehors même de l’évolutionnisme et du transformisme, à assimiler le monde à un système mécanique dans lequel le principe de la Conservation des forces vives exclut la possibilité de toute action libre (c’est-à-dire qui ne procéderait pas d’une cause mécanique antérieure, nécessaire et suffisante), capable d’introduire dans la somme donnée des forces un changement quelconque en quantité ou en direction.

Descartes avait admis la constance de la quantité du mouvement comme une loi du monde physique, et Leibniz avait attaché une grande importance à étendre cette constance à celle de la quantité mathématique de direction, parce que le monde infini, dans son système, étant donné et déterminé dans tous ses phénomènes futurs, dès le moment de la création, devait être tel qu’aucune force nouvelle n’y pût être introduite du dehors ou suscitée du dedans. Or une force qui modifierait une direction que le mécanisme comporte à un certain moment serait dans ce cas. Elle n’est pas possible, parce qu’elle troublerait la balance des directions de sens contraire des forces dans les trois dimensions, si l’on admet que cette balance est une loi du système. On voit l’intérêt spéculatif que Leibniz portait à ces belles lois de la mécanique rationnelle. En effet, son système du monde était un système fermé, en qualité de tout, quoique infini, et les parties de ce tout, la nature et les valeurs des quantités temporellement variables étaient éternellement aussi fixes et aussi rigoureusement dépendantes de leurs lois à chaque instant que le sont les variables d’une équation pour la dynamique pure. On pouvait donc compter sur l’assimilation parfaite de l’ordre concret à l’ordre abstrait ; ce qui se démontrait mathématiquement pour celui-ci était applicable à celui-là. Mais il n’en est pas du monde empirique comme du monde des mathématiciens et de Leibniz. Demander que nulle variable n’y puisse recevoir de modifications indépendamment d’une loi qui les prédétermine sans écart possible, c’est le postulat même du déterminisme, en sorte que l’argument emprunté à des théorèmes de mécanique rationnelle pour démontrer le déterminisme, revient clairement à une pétition de principe.

LIV

La thèse de la liberté comme croyance. Jules Lequier. — En dehors de l’éclectisme, à l’époque où l’enseignement universitaire en France était régi par des thèses de convention, la croyance déterministe était à peu près universellement répandue. La thèse du libre arbitre se recommandait par sa valeur pratique, par sa simplicité apparente, et enfin par la définition officielle de l’Église, à une école dont le but était de former un choix d’opinions propre à garantir l’ordre moral. Mais cette école étant ennemie de tout approfondissement d’idées, on y jugeait le dogmatisme nécessitaire et les analyses psychologiques de l’ « enchaînement invariable » assez réfutés, et l’existence réelle de la liberté assez démontrée, par le simple fait du témoignage intime que chacun se rend de son pouvoir de faire ou ne pas faire tel acte qu’il se propose dans le moment. On tenait ce sentiment pour la preuve expérimentale de la réalité de son objet. Hors de là, l’opinion déterministe était favorisée par toutes les influences régnantes de l’ordre de la pensée : l’école historique d’abord, devenue toute fataliste sous l’inspiration de la doctrine du progrès ; les sectes socialistes, très théoriciennes à cette époque, et spéculant sur la marche de l’histoire ; le positivisme, qui était une de ces sectes, et de toutes la plus formellement nécessitaire ; la thèse de l’origine empirique des idées, fidèlement conservée dans le monde scientifique, surtout chez les physiologistes ; enfin la philosophie allemande, regardée alors comme la maîtresse des idées profondes, par ceux qui ne craignaient pas d’aborder ses doctrines abstruses, et, par les autres, sur sa réputation. Il n’y avait pas jusqu’aux théories historiques et sociales inspirées par des croyances chrétiennes, et par des dogmes de l’Église interprétés, c’est-à-dire presque toujours hérétiques, qui ne fussent conçues dans un esprit déterministe. Le dogme de la prescience divine absolue est un empêchement logique insurmontable à toute philosophie religieuse de l’histoire qui prétendrait s’accorder avec la liberté humaine réelle.

Un penseur original et profond à qui la mauvaise fortune n’a pas laissé le temps d’achever son œuvre se séparait, à cette époque, à la fois de l’esprit de son temps et de la longue et imposante suite des philosophes de tous les âges qui furent acquis à la doctrine de la nécessité, souvent même attachés par les sentiments personnels les plus profonds. J. Lequier sentait vivement lui-même la force de leurs motifs, les exposait au besoin avec éloquence, et éprouvait la plus forte répugnance à s’y rendre. D’un autre côté, en même temps qu’il était frappé de la force de conviction remarquable des grands nécessitaires, il s’était convaincu de leur manque d’arguments directs et apodictiques, pour démontrer l’impossibilité de la contingence ; et autant il était personnellement pénétré du sentiment de la possession de soi, et croyait en conséquence à la réalité des possibles contraires, dans nos actes délibérés, autant aussi il était frappé de la faiblesse logique de la position que prenaient les partisans de la liberté, toujours sur la défensive, toujours donnant pour évidente, au nom de l’expérience, la conclusion tirée du sens intime, qui cependant ne saurait mettre sa propre vérité en expérience. Ce sont là, de part et d’autre, les signes d’une opiniâtre à présenter ses motifs pour des démonstrations qui ne se pourraient nier de bonne foi.

En fait, le libre arbitre est un objet de croyance dont la réalité peut devenir assez douteuse, à la réflexion, pour que le fatalisme ait occupé et occupe la place qu’on sait dans l’histoire des opinions humaines. Assimiler la liberté à un fait d’intuition, ou qui se doit conclure du plus simple raisonnement, c’est moins prendre dans la question une sérieuse attitude logique, qu’obéir à cette sorte d’impulsion dogmatique, à laquelle on cède en soutenant sa propre affirmation comme si elle pouvait être indépendante de ce qu’il entre de personnel dans une opinion, encore qu’on sache fort bien qu’une affirmation contraire est celle de personnes placées sur le même pied que vous pour être informées de la chose, supposé qu’elle pût être absolument vérifiée. Mais le partisan de la nécessité se trouve dans un cas pareil. Son dogmatisme, appuyé sur l’idée qu’il se fait de la loi de causalité, d’après un postulat de sa doctrine, doit, à l’en croire, s’imposer à l’esprit, indépendamment des coefficients personnels qui la lui ont fait adopter. Il n’en est point ainsi, et même il pourrait se dire, en y réfléchissant, qu’il est nécessaire que d’autres pensent autrement que lui, de même qu’il est nécessaire qu’il pense lui-même comme il pense. N’est-ce pas une conséquence de son opinion ?

J. Lequier a, le premier, fait ressortir par de très nouvelles analyses la nature de croyance de chacune des deux thèses : nécessité ou liberté. Il a fait voir que la connaissance, dans le sens philosophique du mot, est toute subordonnée au parti que l’on prend entre les deux, et il en a soumis l’option à des dilemmes tout à la fois de morale et de métaphysique, d’une force d’alternative saisissante, que nous regardons comme une des plus belles inventions de cet ordre qui ait jamais été capable d’ouvrir à la philosophie des voies jusqu’alors inconnues. Nous allons les exposer avec nos commentaires.

LV

Le dilemme du déterminisme quant au connaître. — Lorsque le problème de la nécessité universelle est débattu dans le mode usuel des philosophes, comme une matière d’arguments tout métaphysiques, on voit généralement la raison impuissante à changer les convictions. Il entre donc un coefficient personnel de détermination dans la croyance du penseur, en quelque hypothèse qu’on se place sur la liberté ou la nécessité dont ce coefficient procède. La décision n’est pas exclusivement du ressort d’une analyse d’idées abstraites. Elle porte sur une alternative dont les termes intéressent l’homme lui-même et tout ce qu’il est ou peut croire qu’il est dans le monde. Il s’agit de savoir si l’homme, sa nature, son caractère, ses actes présents ou futurs, avec leurs conséquences, sont arrêtés de tout temps comme des parties infaillibles, invariables de l’enchaînement universel des phénomènes, même alors qu’il délibère sur un point ou sur un autre, — et, en ce cas, non moins nécessairement, — ou s’il a été possible qu’il fît telle chose qu’il n’a point faite, et s’il est possible qu’il fasse tout à l’heure celle à laquelle il pense maintenant, ou le contraire. Entre ces deux hypothèses contradictoires, le choix paraît, en théorie, même à ceux qui n’en méconnaissent pas le caractère essentiellement pratique, un parti à prendre, du même ordre en lui-même que tout autre de ceux qui sont réclamés par les grands problèmes de la métaphysique. Mais c’est là une erreur. Le problème est inséparable d’un jugement pratique supérieur à toute notion de théorie, et portant sur la valeur de la connaissance.

On ne réfléchit pas, — nous arrivons au dilemme de la connaissance formulé par J. Lequier, — que l’option demandée par l’alternative : nécessité ou liberté, si on la considère dans la détermination de conscience du philosophe, est dans la dépendance de la même alternative considérée in re, ou quant à la vérité externe de la chose. En effet, si c’est l’opinion nécessitaire qui se trouve être la vraie, la décision doctrinale du philosophe, qu’il soit de cette opinion ou de l’opinion contraire, est toujours un produit de la nécessité universelle, considérée dans ce jugement, comme en serait un, tout autre fait particulier, relatif à cette personne ; et, si c’est le libre arbitre qui se trouve être le vrai, le philosophe fait un acte libre, dans tous les cas (si toutefois il délibère), en se prononçant pour sa réalité ou en la niant. Cet état de la question, quand on s’en rend compte, met une singulière différence entre les deux opinions rapportées respectivement à chacune des deux hypothèses.

Le philosophe qui croit à la nécessité doit s’avouer que la même loi qui détermine chez lui cette croyance, détermine chez d’autres la croyance contraire ; que cette loi se contredit, par le fait, en s’appliquant : 1o  en créant chez tous les hommes l’inévitable illusion de l’existence de possibilités en divers sens, qui ne sont que l’effet d’oscillations avant l’événement et ne répondent à aucune ambiguïté réelle ; 2o  en suscitant dans l’esprit des philosophes, et parfois d’un seul et même philosophe selon le moment, tantôt la conviction et tantôt la dénégation de cette nécessité qui est elle-même la cause unique. La discordance des produits du destin, en ce qui touche les jugements que sa loi fait porter, sur sa propre existence, à l’esprit qui est un de ces produits, est indéniable.

Le penseur nécessitaire impartial, si l’impartialité pouvait avoir un sens quand, par hypothèse, l’opinion est forcée, devrait douter du fondement de son opinion, car pourquoi serait-il un privilégié pour la déclaration de la vérité, alors que ce qu’il dit être l’erreur d’autrui n’est pas un fait moins nécessaire. Ils opinent tous au même titre. Si son opinion est vraie, il est par là même dans l’impossibilité d’en reconnaître la vérité. Si elle est fausse, son erreur est complète et sa condition logique est la pire.

Le penseur qui croit à la liberté, dans le cas où ce serait la nécessité qui est réelle, se trompe, mais il trouve dans son opinion l’avantage d’un accord avec la croyance spontanée des hommes, qui leur dicte leurs jugements moraux ; et, en se trompant, il a l’excuse, que son contradicteur ne peut lui refuser, de se décider, ainsi que fait son contradicteur lui-même en faveur du parti que la nécessité lui dicte.

Définitivement, deux hypothèses : la liberté ou la nécessité. À choisir entre l’une et l’autre, avec l’une ou avec l’autre. Je ne puis affirmer ou nier l’une ou l’autre que par le moyen de l’une ou de l’autre.

Si j’affirme nécessairement la nécessité, je ne laisserai pas d’être hors d’état d’en garantir la réalité, puisque, d’autre part, l’affirmation contradictoire est également nécessaire.

Si j’affirme nécessairement la liberté, j’obéis à la même loi que celui qui la nie, et je suis d’accord, en mon erreur, avec l’erreur commune en laquelle cette loi maintient les hommes dans l’exercice pratique du jugement.

Si j’affirme librement la nécessité, je suis dans l’erreur au fond, et mon affirmation ne me sauve pas du doute transcendant, puisque la nécessité, à laquelle je crois, n’exclut pas ce doute.

Enfin, si j’affirme librement la liberté, je suis à la fois dans le vrai par hypothèse, et d’accord avec la raison pratique. C’est la position la plus favorable de l’agent moral, et comme c’est d’un dilemme qu’il s’agit, que la croyance est inévitable en un sens ou en l’autre pour résoudre la question, le meilleur parti à prendre est celui de la liberté s’affirmant elle-même.

Le croyant à la liberté, dans cette hypothèse, distingue entre la partie déterminante de sa nature propre, de son caractère, et des antécédents et circonstances de sa vie, d’une part, et d’une autre part, le pouvoir qu’il s’attribue selon qu’en témoigne sa conscience, de se déterminer après délibération à des actes dont il ne regarde pas les motifs comme enchaînés par une anticipation invariable de ses modes successifs de pensée les uns sur les autres. Il sait que toute la certitude qu’il puisse atteindre en philosophie est une fonction de cette conscience qu’il a de sa liberté, et des motifs de sentiment ou de raison, des causes multipliées, prochaines ou lointaines, qui ont formé son intelligence et modifié son caractère. Il ne cherche pas des preuves capables de s’imposer à lui en dehors de tout apport personnel de passion et de volonté. N’en sachant pas de telles, et reconnaissant que tout principe contredit et disputé demeure douteux dans l’hypothèse de la nécessité, qu’ainsi toute affirmation d’une vérité philosophique première dépend du parti pris ou à prendre dans le dilemme du déterminisme universel et du libre arbitre, il comprend et peut accepter dans toute sa rigueur la conclusion de la recherche d’une première vérité de J. Lequier : La liberté est la condition de la connaissance[1].

LVI

Le dilemme du déterminisme quant à l’être. — Les dilemmes de l’Inconditionné, de la Substance et de l’Infini n’appelaient pas directement ou en eux-mêmes l’examen des motifs moraux qui influent, soit qu’il s’en rende compte ou non, sur la décision du philosophe. Il n’en est pas de même du dilemme du déterminisme, qui se dédouble et prend deux aspects séparés suivant qu’on examine le conflit des doctrines par rapport à l’ordre mental ou à l’ordre de l’univers. Pour le premier cas, nous avons eu à étudier la question critique de l’accord ou du désaccord possible entre notre décision, quelle qu’elle dût être et la vérité extérieure des choses, étant donné que cette décision est elle-même dans la dépendance du fait sur lequel elle a à se prononcer. Pour le second cas, nous rentrons dans l’étude plus exclusivement logique de notre sujet.

La thèse déterministe a pour matière la notion de cause, suggérée à l’esprit dans la relation du conséquent à l’antécédent, partout où une succession de phénomènes est donnée. Le postulat : Tout ce qui commence d’exister a une cause, devrait, si l’attention se portait sur le rapport de succession, qu’il implique, en impliquant aussi l’idée de commencement, s’énoncer, au point de vue déterministe, en ces termes plus explicatifs : Tout phénomène a des antécédents qui renferment sa cause. C’est le sens du procès à l’infini dans toute sa simplicité, tel que Démocrite le formula, et qu’Aristote l’admit en admettant l’éternité du mouvement. On peut y faire entrer les doctrines d’évolution, quoique supposant un commencement pour chaque monde donné, quand elles envisagent une infinité d’évolutions successives.

La loi de causalité, prise en ce sens déterministe, donne lieu tout d’abord au même dilemme que la question de l’infini (XLI) : il se pose entre l’obligation d’appliquer à l’existence successive les notions de quantité et de totalité qui régissent nos idées concernant des faits déterminés, distincts, et l’opinion qui soustrait au principe de contradiction la conception du monde, quoiqu’on n’en puisse obtenir en ce cas aucune conception définie.

En ce qui touche particulièrement la cause, et non plus la succession, il faut qu’on avoue, suivant la thèse déterministe, que cette notion de cause dont on a cru reconnaître l’empire en remontant de cause en cause sans poser de commencement au cours des phénomènes, change de caractère en cet enchaînement sans fin, et n’a plus guère d’autre sens que celui du développement des propriétés d’un sujet donné, en une suite de liaisons toutes nécessaires, comme l’entendait Spinoza. Elle s’évanouit définitivement quand elle porte, non pas sur la totalité du monde, puisque le monde n’a point de totalité dans cette hypothèse, mais sur un infini inaccessible à l’entendement.

Le dilemme, à ce point de vue, prend une physionomie nouvelle : ou le monde, pris en son intégrité, a une cause ; en ce cas, à l’égard de cette cause, il a eu un commencement ; ou le monde est sans cause, parce que, n’ayant pas eu de commencement, toute cause qu’on lui assignerait devrait avoir elle-même une cause, et celle-ci une autre, etc.

Il semble qu’on puisse échapper à ce dilemme en embrassant l’opinion panthéistique de la cause immanente : la cause du monde et le monde seraient coéternels. Il reste à savoir si l’on ne perd pas l’idée de cause, ou ce qu’elle devient, quand on la sépare ainsi de l’idée du commencement de ses effets.

Nous avons à descendre au fond de la pensée déterministe. Les causes sont multiples, s’entremêlent, et leurs effets se combinent. On doit envisager, à chaque moment la cause complexe, au moment suivant, l’effet complexe. Donnons à ces moments, chacun étant pris dans son intégrité, les noms de cause et d’effet. L’effet est, dans toutes ses parties, le seul produit phénoménal qui fût possible, la cause étant donnée. Nul élément d’être n’a pu s’y produire que prédéterminé. Les phénomènes de tous les temps se trouvant, d’après cette loi, éternellement solidaires, le prédéterminisme est la conséquence logique du simple déterminisme (XLII). Il suit de là que la cause de tout ce qui est, est, en un sens profond, unique et toujours présente, par transmission de ce qu’elle a été antérieurement, et en préparation de ce qu’elle sera en ses effets dans la suite des temps. Ôtée notre ignorance, le mot possible n’a plus de sens ; il n’y a que du réel, quoique distribué pour notre imagination en des rapports de temps. Le temps supprimé, la puissance et l’actualité cessent d’être distinctes.

Les philosophes déterministes modernes ont souvent témoigné de la répugnance à accepter les mots nécessité, fatalité, — surtout ce dernier, — comme des termes exactement applicables à l’enchaînement invariable. Les anciens étaient plus profonds, ou plus sincères. Si le déterminisme est le prédéterminisme, il faut bien que le déterminé soit l’éternellement certain et le nécessaire, et que le nécessaire soit le fatal. Il a toujours été entendu que le mot fatal signifie ce dont le musulman dit, dans la surprise d’un événement : C’était écrit ! Or le prédéterminisme est la formule abstraite de l’application de cette exclamation à tout événement. Le présent est la valeur que prend le passé dans le devenir, en vertu de l’équation du monde. Cette équation, pour le prédéterminisme divin, tel que le définit la doctrine de Leibniz, est la pensée éternelle du Créateur au sujet du monde. Elle est, pour le prédéterminisme athée, le destin que nul ne connaît, n’a connu, n’a jamais pu connaître, et qui existe pourtant. C’est alors un mystère plus impénétrable que ceux de toutes les religions mises ensemble.

Le penseur déterministe n’a que rarement cette forte idée, qu’a eue Spinoza, du monde qu’il a appelé Dieu ; mais il a presque toujours le sentiment de l’unité et du tout, et ce sentiment le force de chercher à se faire une idée de quelque chose qui serait la raison d’être, ou l’enveloppe ou le support de ce monde, puisque, de cause externe, il ne peut être question pour le tout être. Aristote obéit à cette loi mentale, lorsque, ne répugnant pas à l’éternité antérieure de la succession des phénomènes (XXXV), il tint au moins à arrêter son esprit sur une essence vers laquelle convergeât la nature et qui fût invariable. De là, par-dessus l’hypothèse d’un démiurge, quand elle intervient, comme chez Platon, celle d’un principe idéal inexpliqué dont toutes les idées et formes du monde sont des signes. De là la doctrine de l’émanation, où l’on remédie à l’absence de cause initiale par la supposition d’un principe qui est cause sans être qualifié de cause, ni pourvu d’aucune qualité, pas même de la qualité d’être, mais duquel descendent toutes les essences et toutes les causes de l’univers. De là encore ces abstractions dont on peut imaginer que sortent, en un développement infini, les phénomènes rapportés, à tels ou tels points de vue, à ces êtres fictifs ; et enfin dans l’impossibilité, que certains avouent, de définir, sans contradiction, le principe qui doit être l’origine de toutes les relations sans en impliquer en lui-même aucune, le recours à l’Inconditionné, mais inconnaissable et inconcevable, pour désigner la condition suprême de toute intelligence et de toute existence. Tous ces expédients de spéculation appelés à résoudre un problème que les termes dans lesquels il est posé rendent insoluble, devraient aboutir au discrédit définitif de la métaphysique, ou nous apprendre enfin à renfermer le sujet de la spéculation transcendante dans la région des idées accessibles.

Les idées accessibles sont celles qui énoncent des relations coordonnées conformément aux lois générales de l’entendement. Le dilemme, en ce qui concerne les questions du commencement, du devenir et de la cause est entre ces deux partis :

Ou la série des phénomènes n’a point eu de commencement, mais tout phénomène, et toujours, a eu des antécédents, qui ont renfermé sa cause suffisante, et nul phénomène n’a pu et ne peut entrer dans la série que comme l’effet d’une telle cause suffisante ;

Ou la série des phénomènes a commencé, la cause première des phénomènes est une cause qui n’a pas été l’effet d’une ou de plusieurs causes qui l’aient précédée dans l’ordre du temps, et des phénomènes sont possibles dont la cause suffisante ne soit pas donnée en des phénomènes antérieurs.

La première thèse exprime ce qu’on entend par nécessité universelle, ou déterminisme universel et absolu, enchaînement invariable des phénomènes, tous et toujours prédéterminés par leurs antécédents ; la seconde thèse se rapporte à ce qu’on entend, selon les points de vue, par les termes de contingence, accident, libre arbitre.

Il est facile de voir que le dilemme du déterminisme, à n’y prendre que ce qui touche la question du commencement, dépend du dilemme de l’infini suivant qu’on accepte le procès à l’infini, ou qu’on le nie comme contradictoire. Mais sous l’aspect propre du déterminisme ou de la contingence, il met en opposition ces deux concepts : d’une part, l’éternité et la solidarité du tout des phénomènes, identique à l’être universel lui-même, et formant un prédéterminisme absolu dont la raison d’être, située à l’infini, est inaccessible (XLII et XXXV) ; d’une autre part, la réalité d’une cause première, dont la définition doit être cherchée à l’aide et en conformité des lois de l’entendement, et la donnée d’un monde phénoménal, situé entre des limites de temps, dans lequel les causes et les effets, d’origine et de dépendance variables, sont soumis à des modes d’enchaînement modifiables.

Le premier de nos dilemmes, celui du Conditionné et de l’Inconditionné, dont les dilemmes suivants, ceux de la Substance et de l’Infini nous ont offert des applications, encore abstraites et des développements, se retrouve, on le voit, et s’approfondit dans le dilemme du déterminisme, qui porte sur la cause du monde phénoménal et sur les rapports mutuels des causes des phénomènes.


  1. La rectitude logique de l’argumentation de Lequier (et de ses disciples en ce point) a été récemment contestée (voy. l’Année philosophique, 10e  année p. 100-120. Paris, Alcan, éd., article de M. Fr. Pillon) par suite d’une méprise sur les conditions dans lesquelles se pose et se justifie la thèse : que l’hypothèse de la nécessité rend impossible le discernement du vrai et du faux dans les jugements humains. Il semblerait, à la mal entendre, que le scepticisme dût être une conséquence de la foi au déterminisme, ce qui est absurde. Rappelons d’abord que la loi de la nécessité doit être ici définie comme un prédéterminisme universel et absolu, quel qu’en soit le fondement d’existence, ainsi que le sens en est expliqué ci-dessus (XLIII) et que, par conséquent, il n’y a pas lieu de distinguer différentes classes de déterminations d’idées et de jugement, non plus que d’autres déterminations. Il suffit que rien de ce qui est, a été ou sera ne permette la distinction du possible d’avec le futur certain et le nécessaire. Observons ensuite, c’est ici le point capital, que, pour un déterministe dogmatique, c’est le dogme de la nécessité qui est le point de départ établi ; la thèse de l’impossibilité de discerner le vrai et le faux ne dérange pas sa théorie. Il reconnaît que la nature engendre selon les individus la vérité ou l’erreur, et ne laisse pas de soutenir que la vérité est évidente. Au contraire, pour le philosophe qui se place su point de vue de Lequier, c’est un scepticisme méthodique qui est le point de départ ; il n’admet de démonstration ni pour la liberté, ni pour la nécessité, et c’est en raisonnant d’après cette incertitude de théorie qu’il cherche à arrêter son sentiment de raison pratique sur la question.

    Le déterministe dogmatique se croit privilégié pour le discernement, de la » vérité adéquate ». C’était le cas de Spinoza. S’il avait vécu pour répondre à Bayle, qui lui demandait de quel droit il rejetait certaines doctrines pour en proposer d’autres, il aurait maintenu la certitude de la sienne, tout en regardant les autres comme des modes de la divinité, et également nécessaires à la perfection de l’univers ?

    Il aurait fallu que Bayle commençât par réfuter la suite des propositions de l’Éthique, ce qu’il n’a point songé à faire — et naturellement Spinoza n’aurait point été convaincu par les raisons de Bayle ; — mais objecter des conséquences, ce n’est point réfuter des principes. Spinoza admettant comme ingrédients du monde la vérité et l’erreur, les pensées adéquates et les inadéquates, le bien et le mal, n’était pas dans une autre condition de doctrine à cet égard que les théologiens, optimistes aussi à leur manière, qui enseignaient que Dieu avait éternellement conçu et ce monde parfait composé d’une masse de biens et de maux, de salut et de perdition, le tout également prédestiné. Le dogmatique reste enfermé dans son dogmatisme et ce serait une chimère ridicule de prétendre lui montrer que son dogmatisme est précisément ce qui le voue au scepticisme ! Mais le logicien qui ne connaît aucune démonstration valable pour établir la thèse de la nécessité, non plus que la thèse du libre arbitre, sa contradictoire, et qui n’admet pas que les motifs moraux soient des démonstrations, trouve dans le désintéressement scientifique le droit de constater que les deux opinions pour et contre la thèse du déterminisme universel sont dans une pareille dépendance du déterminisme, générateur commune de tous les jugements, dans l’hypothèse de la nécessité ; que les jugements rivaux des philosophes sont inconciliables ; qu’ils tirent cependant une égale autorité, s’ils en ont une, de l’enchaînement invariable des phénomènes duquel ils procèdent également, que, par conséquent, tout choix motivé entre l’affirmation et la négation est interdit, au point de vue déterministe, au philosophe qui ne se tient pas dogmatiquement pour instruit avec certitude de la vérité que d’autres ne posséderaient point. Mais il existe un moyen de rendre le choix possible, c’est de le motiver par la croyance après un examen moral comparatif de la situation faite au penseur par chacune des hypothèses ; nécessité ou liberté. C’est celui-là que Lequier a pris et dont nous venons d’expliquer l’essentielle prémisse. Il aurait fallu la comprendre pour la discuter utilement.