Les Eaux de Saint-Ronan/15

La bibliothèque libre.
Les Eaux de Saint-Ronan
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 294-300).


CHAPITRE XV.

UN LOUANGEUR DU VIEUX TEMPS.


… Que votre voyageur d’aujourd’hui vienne, lui et son curedent, dîner chez ma seigneurie.
Shakspeare. Le roi John.


Le bruit qui avait troublé l’attention de M. Bindloose était causé par un individu, apparemment très pressé, qui frappait à la porte du bureau de banque, lequel bureau occupait un appartement à gauche du corridor, tandis que le salon où le clerc avait reçu mistress Dods était à droite.

En général, ce bureau était ouvert pour tous ceux qui y avaient affaire ; mais en cet instant, si pressée que pût être la personne qui frappait, les commis qui se trouvaient en dedans ne pouvaient pas la faire entrer, attendu qu’ils avaient été faits eux-mêmes prisonniers par la prudente circonspection de M. Bindloose, qui craignait qu’ils n’écoutassent sa consultation avec mistress Dods. Ils ne répondirent donc aux coups réitérés et impatients de l’étranger que par des éclats de rire à demi étouffés, trouvant sans doute la plaisanterie excellente que la précaution de leur maître les empêchât de remplir leurs devoirs.

Marmottant une malédiction ou deux contre ses commis, les perpétuels fléaux de sa vie, M. Bindloose se hâta de passer dans le corridor, et fit entrer l’étranger dans son bureau de banque. Les deux portes du salon et du bureau restant ouvertes, les oreilles de la mère Dods, habiles, comme sait le lecteur, à écouter plus qu’il n’était besoin, purent entendre une partie de la conversation. Elle semblait rouler sur une transaction d’argent de quelque importance, comme Meg le reconnut bien lorsque l’étranger éleva une voix qui était naturellement aigre et haute, en terminant ainsi un entretien qui avait duré environ cinq minutes : « Une prime !… pas un para, monsieur… pas un couri… pas un farthing !… une prime pour un billet de banque d’Angleterre ?… me prenez-vous pour un imbécile, monsieur ? ne sais-je pas que vous appelez traiter au pair, donner des bons à quarante jours sur Londres ? »

Là, mistress Dods entendit M. Bindloose murmurer assez indistinctement quelques mots sur les usages de son métier. À quoi l’étranger répliqua qu’il envoyait toutes les coutumes et tous les usages au diable, réplique qui parut tellement convaincre le banquier, que non seulement il escompta le billet sans exiger de prime, mais qu’il invita encore son client à venir prendre une tasse de thé, et le fit passer dans le salon vert.

L’étranger salua en entrant mistress Dods qui, voyant ce qu’elle appelait un homme décent et de bonne mine, et sachant qu’il avait la poche pleine d’argent d’Écosse et de billets d’Angleterre, lui rendit de son mieux sa révérence.

M. Touchwood était un homme court, mais vigoureux et actif, qui, quoique âgé de soixante ans et plus, conservait encore sur son visage et dans son attitude toute la vigueur de la jeunesse. Sa physionomie exprimait une haute confiance en lui-même, et une espèce de dédain pour ceux qui n’en avaient ni vu ni enduré autant que lui. Ses courts cheveux noirs étaient mêlés de gris. Ses yeux noirs comme le jais, enfoncés, petits et brillants, contribuaient, avec un nez court et retroussé, à marquer un penchant à la colère. Son teint brûlé avait pris une couleur de brique par suite des changements de climat auxquels il avait été soumis ; et sa figure qui, à distance d’un ou deux pas, semblait unie et lisse, présentait, vue de moins loin, un million de rides, se croisant dans tous les sens possibles, mais si fines qu’elles semblaient tracées avec la pointe d’une aiguille. Son costume consistait en un habit bleu et un gilet de buffle, des demi-bottes extrêmement bien cirées, et une cravate de soie nouée avec une précision militaire. La seule partie un peu surannée de ses vêtements était un chapeau à cornes de dimensions équilatérales, en haut duquel il portait une très petite cocarde. Mistress Dods, accoutumée à juger des gens à la première vue, a souvent répété depuis qu’aux trois pas qu’il fit de la porte à la table de thé elle reconnut, avec certitude de ne pas se tromper, la démarche d’un homme en état de bien figurer dans le monde ; « et c’est à quoi » ajoutait-elle avec un clignement d’œil, « nous autres aubergistes, nous nous trompons rarement. Si un gilet brodé d’or a les poches vides, le gilet de daim tout simple sera le plus beau des deux. »

Avant d’entamer la conversation sur un sujet quelconque, les trois personnes réunies dans le salon vert durent naturellement chercher à savoir en quelle compagnie elles se trouvaient. « Vous êtes sans doute de ce pays, dit le banquier, » désirant forcer ainsi l’étranger à s’exprimer catégoriquement ; « pourtant je ne croyais pas que Touchwood fût un nom écossais. — Un nom écossais ?… non, répliqua le voyageur, mais on peut avoir voyagé dans ce pays sans y être né… — Quoi qu’il en soit, si vous avez connu jadis notre pays, vous ne pouvez qu’être merveilleusement satisfait des changements que nous y avons faits depuis la guerre d’Amérique… des montagnes couvertes de luzerne au lieu de bruyères… les revenus doublés, triplés, quadruplés… les vieux donjons abattus, et les gens demeurant dans d’aussi bonnes maisons que partout en Angleterre. — Oui-da ! vous avez cru qu’il fallait changer tout, absolument tout… inconstants comme l’eau ; vous avez été comme l’eau, vous ne sortirez pas de vos limites… En vérité, il y a eu plus de changements dans votre misérable coin depuis quarante ans que dans les grands empires de l’Orient, mais depuis quatre siècles… J’ai laissé vos paysans pauvres, il est vrai, mais honnêtes et industrieux, endurant leur sort en ce monde avec courage, et tournant leurs regards vers l’autre avec espérance… Maintenant, je ne vois que vils serviteurs, regardant. Dieu me pardonne ! toutes les dix minutes, à leur montre, de crainte de travailler pour leur maître un instant de trop… Et puis, au lieu d’étudier la Bible les jours de travail, et d’assister les dimanches aux discussions du ministre sur des points douteux de controverse, ils glanent toute leur théologie dans Tom Payne et Voltaire. »

Mistress Dods approuva fort cette déclamation de l’étranger, et se plaignit que des colporteurs vinssent jusque dans sa maison vendre les vanités du monde à ses servantes, et leur soutirer un argent qu’elles emploieraient mieux à soulager leur père sans ouvrage ou malade.

« Leur père ! continua M. Touchwood : elles ne pensent pas plus à leur père que Regan et Goneril[1]. Puis ces brutes sont devenues mercenaires. Je me rappelle qu’autrefois un Écossais n’aurait pas touché à un schelling sans l’avoir gagné, et pourtant il était aussi empressé à obliger un étranger que l’est un Arabe du désert. Dernièrement il m’est arrivé de laisser tomber ma canne pendant que j’étais à cheval… un manant qui travaillait à une haie fit trois pas pour la ramasser… je le remerciai ; mais mon drôle, remettant son bonnet sur sa tête, envoya au diable mes remercîments, si c’était là tout ce que j’avais à lui donner. — Bien, bien, » répliqua le clerc, qui ne partageait nullement les opinions de ses deux hôtes ; « mais le pays est riche, sans contredit, et la richesse… — La richesse ! interrompit M. Touchwood ; mais êtes-vous vraiment riches ? Vous faites un grand étalage de vos constructions et de votre culture : dans tout cela point de fond, pas plus que la graisse d’un homme corpulent n’indique force et santé. Croyez-moi, ce sont là des signes non de richesse, mais de folie, de folie qui est pauvre, et qui se rend d’autant plus pauvre qu’elle désire paraître riche. Et d’où provient cette ostentation ? Monsieur le banquier, vous pourriez nous le dire : on escompte, on escompte sans cesse. Vous n’aviez qu’une banque à mon départ, maintenant le pays n’est plus qu’une grande banque. Dans votre pays on ne fait que courir, trotter, galoper… mousse, écume, fumée ! Point de consistance, point de caractère. »

L’étranger réussit encore bien mieux à se concilier les bonnes grâces de mistress Dods lorsqu’il se mit à déclamer contre le nouvel établissement d’eaux minérales formé à Saint-Ronan. Enchantée d’entendre M. Touchwood appeler les Eaux de Saint-Ronan une véritable source de folie et de fatuité, une Babel pour le bruit, et une foire de sottises, elle s’empara de la théière et remplit elle-même la tasse de l’étranger, en lui disant qu’à coup sûr il n’en avait pas bu de meilleur aux Eaux.

« Du thé aux Eaux de Saint-Ronan, madame ! s’écria le voyageur ; jamais ! Des feuilles d’épine et de frêne étaient apportées dans des boîtes peintes, préparées par des singes portant livrée, et couverts de poudre, et consommées par ceux qui aimaient une pareille boisson, au milieu du bavardage des perroquets et du miaulement des chats. Combien je regrettais le temps du Spectateur, où j’aurais mis mon sou sur la table, et je me serais retiré sans cérémonie ! »

Meg jugea l’occasion bonne pour dire à l’étranger que, s’il fût descendu chez elle, il aurait bu certainement le meilleur thé qu’on pouvait se procurer dans le pays. De l’établissement des Eaux on passa au propriétaire. M. Touchwood ne concevait pas comment le jeune laird de Saint-Ronan avait pu fonder une pareille pétaudière sur les domaines de son père. Mistress Dods, que son respect héréditaire pour la famille Mowbray empêchait toujours de tenir aucun propos qui pût nuire à la réputation du laird actuel, voulut prendre sa défense en cette occasion ; mais M. Bindloose fit chorus avec l’étranger, attendu que lui, Bindloose, avait escompté au jeune Mowbray deux traites que celui-ci ne s’empressait nullement d’acquitter : le clerc se plaignait surtout de ce que la veille encore Mowbray avait presque mis à vide tous les magasins de la ville pour régaler le beau monde de Saint-Ronan, et n’avait payé toutes ces fournitures qu’en billets.

« Je crois qu’il en sera pour ses préparatifs, ajouta M. Touchwood, car j’ai ouï dire que la fête serait remise à cause d’une indisposition de miss Mowbray. À présent, surtout, que le jeune lord est arrivé, on attendra sans doute qu’elle soit rétablie. »

Un accès de mauvaise humeur difficile à décrire, s’empara de mistress Dods lorsqu’elle entendit l’étranger dire qu’un lord logeait à l’hôtel rival du sien. Elle s’évertua pour trouver quelque défectuosité au titre qui donnait à ce lord le droit de siéger au parlement. M. Touchwood ne manqua point non plus, pour prouver combien l’Écosse avait changé, et changé en mal, d’assurer que le lord s’était rendu aux Eaux par suite d’une blessure qu’il avait reçue dans l’épaule : un brigand qui voulait le voler lui avait tiré un coup de pistolet.

Revenant, par une transition assez naturelle, au motif de sa visite, mistress Dods demanda enfin à l’étranger s’il n’avait point entendu parler, aux Eaux, d’un certain M. Tyrrel. M. Touchwood répondit qu’on ne parlait plus que de lui seul ; qu’il avait eu, disait-on, une sotte querelle pour laquelle il n’avait pas jugé à propos de se battre. « Pour moi, ajouta-t-il, je vois là encore une folie qui a gagné du terrain chez vous. Autrefois deux lairds bien orgueilleux, ou deux cadets de famille, pouvaient se battre à la manière gothique, mais je ne conçois vraiment pas qu’on ose proposer un duel lorsqu’on n’a point d’ancêtres. »

M. Bindloose ne manqua point de profiter de cet incident pour démontrer à mistress Dods, comme il le lui avait déjà déclaré, qu’évidemment le jeune Tyrrel n’avait pas été assassiné, et que tout simplement il avait pris la fuite : aussi l’aubergiste piquée, se leva-t-elle une seconde fois pour demander son carrosse. Mais toute hôtesse qu’elle était dans ses propres domaines, elle comptait sans son hôte dans la présente occasion ; car le postillon bossu, aussi absolu dans son département que mistress Dods elle-même, déclara que les chevaux ne seraient pas capables de se remettre en route avant deux heures. La bonne dame fut donc obligée d’en passer par le bon plaisir de son domestique ; ne cessant de se lamenter amèrement sur les pertes que devait de toute nécessité éprouver une maison publique en l’absence du maître ou de la maîtresse, s’imaginant à l’avance une longue liste de plats cassés, d’écots mal calculés, de chambres laissées en désordre, et d’autres désastres auxquels il lui fallait s’attendre à son retour. M. Bindloose, jaloux de reconquérir les bonnes grâces de son excellente amie et cliente, n’osa cependant pas lui alléguer, pour motif de consolation, motif désagréable quoique bien naturel, qu’une auberge peu fréquentée n’était guère exposée à de tels accidents ; au contraire, il la plaignit de la manière la plus cordiale, et alla jusqu’à donner à entendre que si M. Touchwood était venu à Marchthorn avec des chevaux de poste, comme l’annonçaient son costume si propre et ses bottes bien luisantes, elle pourrait en profiter pour retourner plus vite à Saint-Ronan !

Quelle fut la joie de Meg Dods quand l’étranger non seulement lui proposa une place dans sa voiture, mais encore manifesta l’intention de passer plusieurs jours à son auberge ! Ce fut alors de longues protestations du soin qu’elle mettrait à contenter son nouvel hôte ; puis elle médita en silence et avec délices le triomphe qu’elle se flattait de remporter en attirant dans sa maison un respectable voyageur qui logeait au magnifique hôtel des Eaux.

La chaise de poste fut enfin demandée, et bientôt elle s’arrêta devant la porte de M. Eindloose. Ce ne fut pas sans un secret sentiment de répugnance que l’honnête Meg monta dans une voiture sur la portière de laquelle elle lut ces mots : Auberge et hôtel de Fox, Eaux de Saint-Ronan. Mais il était trop tard pour s’arrêter à de pareils scrupules.



  1. Regan et Goneril, filles du roi Lear.