Les Fées, Contes des Contes/Texte entier

La bibliothèque libre.
chez Pierre Mortier, Libraire.



LES


FÉES


CONTES


DES


CONTES


Par Mademoiſelle de ***.



À AMSTERDAM


──


Chez Pierre Mortier, Libraire,
chez qui l’on trouve toute ſorte de
Muſique.



LE LIBRAIRE
AU LECTEUR.

Ayant vû que les Contes des Fées avoient un ſi grand ſuccés, j’ay demandé ceux-cy, qui ſont compoſez il y a déja quelque temps. Je ne les ay pû obtenir qu’avec peine. Ils ont eu une ſi grande approbation des perſonnes de qualité qui les ont vûs, que je ne crains point de hazarder en les nommant, Les Contes des Contes.

TABLE
DES CONTES
CONTENUS
DANS CE VOLUME.


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Une jeune femme fasse à un aigle sur le haut d’une falaise. En contrebat, une autre allongée écrit du doigt sur le sable.
Une jeune femme fasse à un aigle sur le haut d’une falaise. En contrebat, une autre allongée écrit du doigt sur le sable.


PLUS BELLE QUE FÉE


CONTE.

IL y avoit une fois dans l’Europe un Roy, qui ayant eu déja quelques enfans d’une Princeſſe qu’il avoit épouſée, eut envie de voyager, & d’aller d’un bout à l’autre de ſon Royaume. Il s’arrêtoit agreablement de Province en Province ; & comme il fut dans un beau Château, qui étoit à l’extremité des ſes Etats, la Reine ſa femme y accoucha, & donna la vie à une fille, qui parut ſi prodigieuſement belle au moment de ſa naiſſance, que les Courtiſans, ſoit pour ſa beauté ou par envie de faire leur Cour la nommerent plus belle que Fée ; l’avenir fit bien voir qu’elle meritoit un nom ſi illuſtre. À peine la Reine fut elle relevée de couche, qu’il fallut qu’elle ſuivit le Roy ſon mary qui partit en diligence, pour aller défendre une Province éloignée que ſes ennemis attaquoient.

On laiſſa la petite Plus belle que Fée avec ſa Gouvernante, & les Dames qui lui étoient neceſſaires. On l’éleva avec beaucoup de ſoin ; & comme ſon pere eut à ſoûtenir une longue & cruelle guerre, elle eut le loiſir de croître & d’embellir. Sa beauté ſe rendit fameuſe par tous les Païs circonvoiſins, on ne parloit d’autre choſe ; & à douze ans on l’eût plûtôt priſe pour une Divinté, que pour une perſonne mortelle : un frere qu’elle avoit la vint voir pendant une Tréve, & ſe lia avec elle d’une parfaite amitié.

Cependant la renommée de ſa beauté, & le nom qu’elle portoit irriterent tellement les Fées contre elle, qu’il n’y eut rien qu’elles ne penſaſſent pour ſe venger de l’orgüeil de ſon nom, & pour détruire une beauté qui leur cauſoit tant de jolouſie.

La Reine des Fées n’étoit pas une de ſes bonnes Fées, qui ſont les protectrices de la vertu, & qui ne ſe plaiſent qu’à bien faire. Aprés le cours de pluſieurs ſiécles, elle étoit parvenuë à la Royauté par ſon grand ſçavoir, & par ſon artifice. Le nombre de ſes ans l’avoit renduë fort petite, & l’on ne l’appelloit plus que Nabote.

Nabote donc aſſembla fon Conſeil, & lui fit ſavoir qu’elle avoit reſolu de venger tant de belles perſonnes qu’elle avoit dans ſa Cour, & toutes celles qui étoient par toute la terre, qu’elle vouloit s’apſenter & aller elle même voir & ravir cette beauté qui faiſoit un bruit ſi deſavantaganx à leurs charmes : ainſi fut dit, ainſi fut fait. Elle partit, & prenant des vêtemens ſimples, elle ſe tranſporta au Château qui renfermoit cette merveiile, elle s’y rendit bientôt familiere, & engagea par ſon eſprit les Dames de la Princeſſe à la recevoir parmi elles. Mais Nabote fut frappée d’un grand étonnement, quand aprés avoir conſideré le Château, elle reconnut, par la force de ſon Art, qu’un grand Magicien l’avoit conſtruit, & qu’il y avoit attaché telle vertu, que dans toute ſon enceinte, & celle de ſes promenades, on n’en pouvoit ſortir que volontairement, & qu’il n’étoit pas poſſible de ſe ſervir d’aucunes ſortes de charmes contre les perſonnes qui l’habitoient. Ce n’étoit pas un ſecret ignoré de la Gouvernante de Plus belle que Fée, qui conoiſſant bien le treſor ſans prix qui étoit confié à ſes ſoins, vivoit ſans crainte, ſachant que perſonne au monde ne pouvoit luy ôter cette jeune Princeſſe, tant qu’elle ne ſortiroit pas du Château ni des Jardins. Elle luy avoit défendu expreſſément de le faire, & Plus belle que Fée, qui avoit déja beaucoup de prudence, n’avoit garde de manquer à cette précaution. Mil Amans qu’elle avoit tentoient des effors inutiles pour l’enlever, mais vivant aſſurée, elle ne redoutoit point leur violence.

Il ne falut pas beaucoup de temps à Nabote pour s’inſinuer dans ſes bonnes graces ; elle lui apprenoit à faire de beaux ouvrages, & pendant un travail qu’elle rendoit divertiſſant, elle lui faiſoit des hiſtoriettes agréables ; elle n’oublioit rien pour la divertir, & elle lui plaiſoit ſi naturellement, qu’on ne les voyoit plus l’une ſans l’autre.

Nabote dans tous ſes ſoins n’étoit pas moins occupé de ſa vengeance. Elle cherchoit le moyen de ſeduire Plus belle que Fée, & de l’obliger par fineſſe à mettre ſeulement le pied hors du ſeüil des portes du Château. Elle étoit toûjours preparée à faire ſon coup & à l’enlever.

Un jour qu’elle l’avoit menée dans le Jardin, où de jeunes ſilles aprés avoir cüeilli des fleurs, en ornoient la belle tête de Plus belle que Fée, Nabote ouvrit une petite porte qui donnoit ſur la campagne ; & l’ayant paſſée, elle faiſoit cent ſingeries, qui faiſoient rire la Princeſſe & la jeune troupe qui l’environnoit, quand tout d’un coup la méchante Nabote fit ſemblant de ſe trouver mal, & le moment d’aprés elle ſe laiſſa tomber comme évanoüie. Quelques jeunes filles coururent à ſon ſecours, blus belle que Fée y vola ; & à peine la malheureuſe fut-elle hors de cette fatale porte, que Nabote ſe releva, la ſaiſit d’un bras puiſſant ; & faiſant un cercle avec ſa baguette, il ſe forma un broüillard épais & noir ; qui s’étant auſſitôt diſſipé, la terre s’ouvrit : il en ſortit deux taupes, avec des aîles de feüilles de roſes, qui traînoient un char d’ébeine ; & ſe mettant dedans avec Plus belle que Fée, elle s’éleva en l’air, & le fendit avec une vîteſſe incroyable, ſe perdant incontinent aux yeux des jeunes filles, qui par leurs pleurs & leurs cris annoncerent bientôt dans tout le Chêteau la perte qu’on venoit de faire.

Plus belle que Fée ne revint de ſon étonnement que pour tomber dans un plus épouvantable. La rapidité avec laquelle ce char voloit en l’air, l’avoit tellement étourdie, qu’elle en avoit preſque perdu la connoiſſance. Enfin reprenant ſes eſprits elle baiſſa les yeux. Qu’elle fut effrayée de ne trouver au deſſous d’elle que l’étenduë prodigieuſe de la vaſte mer ! elle fit un cri perçant, ſe tourna ; & voyant prés d’elle ſa chere Nabote, elle l’embraſſa tendrement, & la tenoit ſerrée entre ſes bras, comme on a coûtume de faire pour ſe raſſurer. Mais la Fée la repouſſant rudement : Ritirez vous, petite effrontée, lui dit-elle, reconnoiſſez en moy vôtre plus mortelle ennemie. Je ſuis la Reine des Fées, vous m’allez payer l’inſolence du nom orgüeilleux que vous portez.

Plus belle que Fée, plus tremblante à ces paroles, que ſi le foudre fût tombé à ſes pieds, en eut plus de frayeur encore que de l’horrible route qu’elle tenoit. Le char fondit enfin au milieu d’une Cour magniſique du plus ſuperbe Palais qui ſe ſoit jamais veu.

L’aſpect d’un ſi beau lieu raſſuroit un peu la timide Princeſſe, ſur tout quand à la ſortie de ce char elle vit cent jeunes Beautez qui vinrent toutes courtoiſement faire la reverence à la Fée. Un ſi riant ſéjour ne ſembloit pas lui annoncer d’infortune ; elle eut même une conſolation : qui ne manque gueres de flater dans un auſſi grand malheur que le ſien : elle remarqua que toutes ces belles perſonnes étoient frapées d’admiration en la regardant, & elle entendit un murmure confus de loüange & d’envie, qui la ſatisfit merveilleuſement

Mais que ce pitit moment de vanité dura peu. Nabote ordonna impcrieuſement qu’on ôtât les beaux habits de Plus belle que Fée, croyant lui dérober une partie de ſes charmes. On la dépoüilla donc : mais la fureur de Nabote n’eut par là que plus à croître. Que de beautez parurent au jour ! & que de confuſion pour toutes les Fées du monde ! On la vêtit de méchans haillions : on eût dit dans cet état que la beauté ſimple & naïve vouloit triompher de la ſorte ſur la parure des plus grands ornemens ; jamais elle ne fut plus charmante. Nabote commanda qu’on la conduiſît au lieu qu’elle avoit ordonné, & qu’on lui donnât ſa tâche.

Deux Fées la prirent, & la firent paſſer par les plus beaux & les plus ſomptueux appartemens que l’on ſauroit jamais voir. Plus belle que Fée les conſideroit malgré la vûë de ſa miſere ; elle diſoit en elle-même : Quelques tourmens qu’on me prepare, le cœur me dit que je ne ſeray pas toûjours malheureuſe dans ces beaux lieux.

On la fit deſcendre par un grand eſcalier, de marbre noir, qui avoit plus de mille marches ; elle crut aller aux abîmes de la terre, ou plûtôt qu’on la conduiſoit aux enfers. Enfin elle entra dans un petit cabinet tout lambriſſé d’ébeine, où l’on lui dit qu’elle coucheroit ſur un peu de paille, & il y avoit une once de pain & une tafſe d’eau pour ſon ſouper. De là on la fit paſſer dans une grande galerie, dont les murailles de haut en bas étoient de marbre noir, & qui ne recevoit de clarté que par celle qui venoit de cinq lampes de geais, qui jettoient une lueur ſombre capable plûtôt d’épouvanter que de raſſurer. Ces triſtes murailles étoient tapiſſées de toiles d’araignée depuis le haut juſqu’en bas, dont la fatalité étoit telle, que plus on en ôtoit, & plus elles ſe multiplioient. Les deux Fées dirent à la Princeſſe, qu’il faloit que cette galerie fût nettoyée au point du jour, ou bien qu’on lui feroit ſouffrir des ſupplices effroyables : & poſant une échelle à deux mains, & lui donnant un balay de jonc, elles lui dirent de travailler, & la laiſſerent. Plus belle que Fée ſoûpira, & ne ſachant point le ſort de ces toiles d’araignée, quoique la galerie fût fort grande, elle ſe reſolut avec courage d’obéïr. Elle prit ſon balay, & monta legerement ſur l’échelle. Mais, ô Dieu ! quelle fut ſa ſurpriſe, lorſque penſant nettoyur ce marbre & ôter ces toiles d’araignée, elle trouva qu’elles ne faiſoient qu’augmenter ; elle ſe laſſa quelque temps ; & voyant avec triſteſſe que c’étoit vainement, elle jetta ſon balay, deſcendit, & s’aſſeyant ſur le dernier échelon de l’échelle, elle ſe mit tendrement à pleurer, & à connoître tout ſon malheur. Ses ſanglots ſe precipitoient ſi fort les uns ſur les autres, qu’elle n’avoit plus la force de ſoûtenir ſon beau corps, quand levant un peu la tête, ſes yeux furent frapez d’une vive lumiere. Toute la galerie fut dans un inſtant éclairée, & elle vit à genoux devant elle un jeune garçon ſi beau & ſi agréable, qu’à l’habillement prés, elle le prit pour l’Amour : mais elle ſe ſouvint qu’on peignoit l’Amour tout nud ; & ce beau garçon avoit un habit tout couvert de pierreries. Elle douta aufſi ſi toute cette lumiere ne partoit pas du feu de ſes yeux, qu’elle voyoit ſi beaux & ſi brillans. Ce jeune garçon la conſideroit toûjours à genoux, elle s’y voulut mettre auſſi. Qui étes-vous, lui dit-elle toute étonnée ? Etes-vous un Dieu ? étes-vous l’Amour ? Je ne ſuis pas un Dieu, lui répondit il : mais j’ay plus d’amour moy ſeul qu’il n’y en a dans le Ciel ni ſur la terre. Je ſuis Phraates, le fils de la Reine des Fées, qui vous aime & qui veut vous ſecourir. Alors prenant le balay qu’elle avoit jetté, il toucha toutes ces toiles d’araignée ; qui devinrent auſſitôt un tiſſu d’or d’un ouvrage merveilleux, le feu des lampes demeura vif & lumineux, & Phraates donnant une clef d’or à la Princeſſe : Vous trouverez une ſerrure, lui dit-il, au grand quarré de vôtre cellule, ouvrez-la tout doucement : Adieu, je me retire, de peur de me rendre ſuſpect ; allez vous repoſer, vous trouverez tout ce que vous eſt neceſſaire. Et mettant un genoux à terre » il lui baiſa reſpectueuſement la main.

Plus belle que Fée plus étonnée de cette rencontre, que de tout ce qui lui étoit arrivé dans la journée, rentra dans la petite chambre, & cherchant à trouver cette ſerrure dont on lui avoit parlé, en s’approchant du lambris elle entendit une voix la plus aimable du monde, qui ſembloit ſe plaindre avec douleur : elle crut que c’étoit quelque miſerable comme elle qu’on vouloit tourmenter. Elle prêta curieuſemenr l’oreille. Mais que feray-je, diſoit cette voix ; On veut que je change les glands qui ſont dans ce boiſſeau en des perles Orientales. Plus belle que Fée, moins ſurpriſe qu’elle ne l’auroit été deux heures auparavant, frapa deux ou trois petits coups contre les ais, & dit aſſez haut : Si l’on donne des peines icy, il s’y fait en même temps des miracles ; eſperez. Mais contez-moi, je vous prie, qui vous étes, je vous diray auſſi qui je ſuis. Il m’eſt plus doux de vous ſatisfaire, réprit l’autre perſonne, que de continuer mon employ. Je ſuis fille de Roy ; on dit que je nâquis charmante : les Fées n’aſſiſterent point à ma naiſſance ; vous ſavez qu’elles ſont cruelles à ceux dont elles n’ont pas pris la protection en naiſſant. Ah je ſe ſay trop, réprit Plus belle que Fée : Je ſuis belle comme vous, fille de Roy & malheureuſe, par ce que je ſuis aimable ſans le ſecours de leurs dons. Nous voilà donc compagnes, réprit l’autre ? Mais étes vous amoureuſe ? Il ne s’en faut gueres, dit aſſez bas Plus belle que Fée ; continuez, réprit elle tout haut, & ne me queſtionnez plus. Je fus eſtimée, pourſuivoit l’autre, la plus charmante choſe qu’il y ait jamais eu, & tout le monde m’aima & me voulut poſſeder ; on m’appelle Deſirs : toutes les volontez m’étoient ſoûmiſes, & j’avois place dans tous les cœurs. Un jeune Prince plus rempli de moi qu’aucun autre, s’attacha uniquement à moy ; je le comblay d’eſperance & de ſatisfaction. Nous allions nous unir pour toûjours l’un à l’autre, quand les Fées jalouſes de me voir la paſſion univerſelle, & ne pouvant ſouffrir les agrémens qu’elles n’ont pas donnez, m’enleverent un jour au milieu de ma gloire, & m’ont miſe icy dans un vilain lieu. Elles m’ont dit qu’elles m’étoufferoient demain matin, ſi je n’ay pas executé un ordre ridicule qu’elles m’ont impoſé ; dites-moy preſentement qui vous étes. Je vous ay tout dit, réprit Plus belle que Fée, à mon nom prés. On m’appelle Plus belle que Fée. Vous devez donc être bien belle, réprit la Princeſſe Deſirs ; j’ay grande envie de vous voir. J’en ay bien autant de mon côté, répartit Plus belle que Fée. Y a t-il une porte qui donne icy, car j’ay une petite clef qui peut être ne vous ſeroit pas inutile. Lors cherchant, elle en trouva une qu’elle pouvoit effectivement ouvrir. Elle la pouſſa, & paroiſſant tout d’un coup, elles ſe ſurprirent beaucoup l’une & l’autre par la beauté merveilleuſe qu’elles avoient toutes deux. Aprés s’être fort embraſſées & s’être dit bien des choſes obligeantes, Plus belle que Fée ſe mit à rire de voir que la Princeſſe Deſirs frotoit continuellement ſe glands avec une petite pierre blanche, comme on lui avoit ordonné. Elle lui conta la tâche qu’on lui avoit donnée à faire, & comme je ne ſay quoi de ſi aimable l’avoit aſſiſtée miraculeuſement. Mais que peut-ce être, lui dit la Princeſſe Deſirs ? Ie crois que c’eſt, un homme, réprit Plus belle que Fée. Un homme, s’écria Deſirs ; vous rougiſſez, vous l’aimez. Non pas encore, réprit-elle : mais il m’a dit qu’il m’aime, & s’il m’aime comme il le dit, il vous aſſiſtera. À peine eut elle proferé ces paroles, que le boiſſeau fremit, & agitant ces glands comme le chêne ſur lequel ils avoient éte cüeillis auroit pû faire, ils ſe changerent tout d’un coup dans les plus belles perles en poires & de la premiere eau : ce fut une de celles-là dont la Reine Cleopatre fit un ſi riche banquet à Marc-Antoine. Les deux Princeſſes furent tres-contentes de ce changement ; & Plus belle que Fée qui commençoit à s’accoûtumer aux prodiges, prenant Deſirs par la main, repaſſa dans ſa chambre, & trouvant le quarré où étoit la ſerrure dont on lui avoit parlé, elle l’ouvrit avec la clef d’or, & entra dans une chambre, dont la magnificence la ſurprit & la toucha, parce qu’elle y vit par tout des ſoins de ſon amant. Elle étoit jonchée des plus belles fleurs, elle exhaloit un parfum divin. Il y avoit à un des bouts de cette charmante chambre une table couverte de tout ce qui pouvoit contenter la délicateſſe du goût, & deux fontaines de liqueurs qui couloient dans des baſſins de porphyre. Les jeunes Princeſſes s’aſſirent dans deux chaiſes d’yvoire enrichies d’émeraudes, elles mangerent avec appetit ; & quand elles eurent ſoupé la table diſparut, & il s’éleva à la place où elle étoit un bain delicieux, où elles ſe mirent toutes deux. À ſix pas de là on voyoit une ſuperbe toilette & de grandes mannes d’or trait, toutes pleines de linge d’une propreté à donner envie de s’en ſervir. Un lit d’une forme ſinguliere & d’une richeſſe extraordinaire terminoit cette merveilleuſe chambre, qui étoit bordée d’orangers dans de caiſſes d’or garnies de rubis, & des colonnes de cornaline ſoûtenoient tout autour la voute ſomptueuſe de cette chambre : elles n’étoient ſeparées que par de grandes glaces de criſtal, qui prenoient depuis le bas juſques en haut. Quelques conſoles, de matieres rares portoient des vaſes de pierreries pleins de toutes ſortes de fleurs.

La Princeſſe Deſirs admiroit la fortune de ſa compagne ; & ſe tournant vers elle : Vôtre Amant eſt galant, lui dit-elle, il peut beaucoup, & il veut tout pouvoir pour vous ; vôtre bonheur n’eſt pas commun. Une pendule ſonnant minuit leur fit entendre à chaque heure le nom de Phraates. Plus belle que Fée rougit, & ſe jetta dans ſon lit : elle crut prendre un repos, qui fut troublé par l’image de Phraates.

Le lendemain il y eut un grand étonnement dans la Cour des Fées, de voir & la galerie ſi richement parée, & les belles Perles à plein boiſſeau. Elles avoient crû punir les jeunes Princeſſes ; leur cruauté fut déconcertée, elles les trouverent chacune retirées dans leur petite chambre. Agitant de nouveau leur conſeil pour leur donner des emplois où elles les viſſent ſuccomber, elles dirent à Deſirs d’aller ſur le bord de la mer écrire ſur le ſable, avec ordre exprés que ce qu’elle y mettroit ne s’effaçât jamais : & commanderent à Plus belle que Fée de ſe rendre au pied du Mont avantureux, de voler au haut, & de leur apporter un vaſe plein d’eau de vie immortelle. Pour cet effet elles lui donnerent des Plumes & de la cire, afin que ſe faiſant des aîles elle ſe perdît comme une autre Jeare. Deſirs & Plus belle que Fée ſe regarderent à cet affreux commandement, & s’embraſſant tendrement elles ſe quitterent, comme en ſe diſant le dernier adieu. On en conduiſit une prés du rivage, & l’autre au pied du Mond avantureux.

Quand Plus belle que Fée ſe vit ainſi ſeule, elle prit les plumes & la cire, & les acommodoit fort mal ; aprés avoir travaillé tres inutilement, elle tourna ſa penſée vers Phraates : Si vous m’aimiez, dit-elle, vous viendriez encore à mon ſecours. À peine eut elle achevé le dernier mot, quelle le vit devant ſes yeux, plus beau mille fois que la nuit derniere. Le grand jour lui étoit fort avantageux Doutez vous de mon amour, lui dit-il, eſt il rien de difficile pour qui vous aime ? Lors il la pria d’ôter une partie de ſes habits, & ayant pris ſa récompenſe ordinaîre, qui étoit un baiſer ſur ſa main, il ſe transforma tout d’un coup en Aigle. Elle eut quelque chagrin de voir changer ainſi cette aimable figure, qui ſe mettant à ſes pieds en étendant les aîles, lui fit aiſément comprendre ſon deſſein. Elle ſe baiſſa ſur lui, & ſerrant ſon col ſuperbe avec ſes beaux bras, il s’éleva doucement en haut. On ne ſauroit dire quel étoit le plus content, ou d’elle d’éviter la mort, en executant les ordres qu’on lui avoit donnez, ou lui d’être chargé d’un fardeau ſi precieux.

Il la porta doucement au haut du Mont, où elle entendit une agreable harmonie de mille oiſeaux qui vinrent rendre hommage au divin oiſeau qui l’avoit portée. Le haut de ce Mont étoit une plaine fleurie, entourée de beaux Cedres, au milieu deſquels étoit un petit ruiſſeau, qui couloit ſes eaux argentées ſur un ſable d’or ſemé de diamans brillans. Plus belle que Fée ſe courba ſur le genoüil, & avant toutes choſes elle mit dans ſa main de cette eau precieuſe & en but. Aprés elle remplit ſon vaſe, & ſe tournant vers ſon Aigle : Ha ! dit-elle, que je voudrois que Deſirs eût de cette eau, à peine eut-elle lâché la parole, que l’Aigle vôla en bas, prit une des pantoufles de Plus belle que Fée & revenant il puiſa de l’eau dedans, & en alla porter à la Princeſſe Deſirs au bord de la mer, où elle étoit inutilement occupée à écrire ſur l’aréne.

L’Aigle revint trouver Plus belle que Fée, & reprit ſa belle charge, helas dit-elle, que fait Deſirs ? mettez nous enſemble. Il luy obéït ; ils la trouverent écrivoit toûjours, & à meſure qu’elle écrivant, une onde venoit qui effaçoit ce qu’elle avoit écrit. Quelle cruauté, dit cette Princeſſe à Plus belle que Fée, d’ordonner ce qu’on ne peut faire ! Je juge à l’étrange monture que je vous vois, que vous avez réuſſi : Plus belle que Fée deſcendit ; & touchée du malheur de ſa compagne, elle prit ainſi la parole ſe tournant vers ſon amant. Faites moi voir vôtre toute puiſſance ; ou plûtôt mon amour, répartit ce Prince, en reprenant ſa forme ordinaire. Deſirs voyant la beauté & les graces de ſa perſonne fit briller de la ſurpriſe & de la joye dans ſes yeux. Plus belle que Fée en rougit par un mouvement dont elle ne fut pas la maîtreſſe. & ſe mettant devant lui pour le cacher à ſa compagne ; faites ce qu’on vous dit, continua-t-elle, avec une inquiétude charmante ; Phraates connut fon bonheur, & voulant terminer promptement ſa peine, liſez, lui dit-il, en diſparoiſſant plus vîte qu’un éclair.

Au même inſtant une vague vint ſe briſer aux pieds de Plus belle que Fée, & en s’en retournant on vit une table d’airain auſſi enchaſſée dans l’arene, que ſi elle eût été de toute éternité, & comme y devant demeurer juſq’a la fin du monde, & à meſure qu’elle la regardoit elle appercevoit des lettres qui ſe formoient profondement gravées, qui compoſoient ces vers :

La foi des vulgaires Amans,
Leur ardeur & tous leurs ſermens,
Ne s’écrivent que ſur l’Aréne,
Mais ce qu’on ſent pour vos beaux yeux,
En caractere d’Aſtre eſt écrit dans les
      Cieux,

Qui voudroit l’effacer la peine en ſeroit vaine


Je le comprens, s’écria Deſirs, qui vous aime vous doit toûjours aimer, que vôtre aimable Amant ſait bien exprimer ſa tendreſſe ; & lors elle embraſſa Plus belle que Fée, que diſſipant entre ſes bras ſa confuſion ſur la petite jalouſie qu’elle venoit d’avoir, elle l’avoüa a ſon amie ſur la guerre qu’elle lui en fit, & toutes deux ſatisſaites de leur amitié, s’abandonnerent à la douceur d’un entretien agreable & plein de ſincerité.

La Reine Nabote envoya au pied du Mont, pour ſavoir ce que Plus belle que Fée ſeroit devenuë. On trouva les plumes éparſes & une partie de ſes habits, on jugea qu’elle étoit écraſée comme on le defiroit.

Dans cette penſée les Fées coururent au bord de la mer ; elles s’écrierent à la vûë de la table d’airain, & furent épouvantées d’appercevoir les deux Princeſſes qui ſe joüoient tranquillement ſur la pointe d’un rocher ; elle les appellerent. Plus belle que Fée donna ſon eau de vie immortelle, & rioit tout doucement avec Deſirs de la fureur de ces Fées.

La Reine n’entendoit pas raillerie, elle connut qu’un Art auſſi grand que le ſien les aſſiſtoit, & ſa rage en crût à tel point, que ſans heſiter, elle conclut leur ruïne totale par la derniere & la plus cruelle des épreuves.

Deſirs fut condamné à aller le lendemain à la Foire des temps, chercher le fard de jeuneſſe, & Plus belle que Fée de ſe rendre dans la Forêt des Merveilles pour prendre la Biche aux pieds d’argent.

La Princeſſe Deſirs fut conduite dans une grande Plaine, au bout de laquelle étoit un bâtiment prodigieux tout partagé en ſales & en galeries pleines de Boutiques ſi fuperbes, qu’il n’y a, pour y trouver une comparaifon, qu’à ſe ſouvenir des magnifique Banques de Marly. À chacune de ces Boutiques il y avoit de jeunes & d’agreables Fées, & auprés d’elles, pour les aider, les perſonnes qu’elles aimoient le mieux. Auſſi tôt que Deſirs parut, ſes agrémens charmerent tous le monde, elle prit poſſeſſion de tous les cœurs. Aux premieres Boutiques où elle s’adreſſa, elle fit grande pitié en demandant le fard de jeuneſſe, aucun ne lui voulut dire où il ſe trouvoit, parce que quand ce n’étoit pas une Fée qui le venoit chercher, il deſignoit un ſupplice pour la perſonne qui étoit chargée de cette dangereuſe commiſſion.

Les bonnes Fées diſoient à Deſirs qu’elle s’en retournât, & qu’elle ne demandât plus ce qu’elle cherchoit. Elle étoit ſi belle, qu’on couroit au devant d’elle aux lieux où elle paſſoit. Son malheur la mena à la fatale boutique d’une mauvaiſe Fée. À peine eut-elle demandé le fard de jeuneſſe de la part de la Reine des Fées, que lui lançant un regard terrible, elle lui dit qu’elle l’avoit, & qu’elle le lui donneroit le lendemain, & lui commanda de Paſſer dans une chambre pour attendre qu’il fût preparé. Mais on la mena dans un lieu tenebreux & puant, où elle ne voyoit goute. Elle fut atteinte de quelque terreur : Ah ! dit-elle ! aimable amant de Plus belle que Fée, hâtez vous de me ſecourir, ou je ſuis perduë.

Il fut ſourd à ſa voix ou dans l’impoſſibilté d’agir en ce lieu là, comme il avoit dans les autres. Deſirs ſe tourmenta une partie de la nuit, elle dormit l’autre, & ſe ſentit reveillée par une agreable fille que lui vint dire en lui portant un peu de nourriture, que c’étoit de la part du favori de la Fée ſa maîtreſſe, qui étoit reſolu de la ſecourir ; qu’elle ſeroit heureuſe ſi cela étoit, parce que la Fée avoit envoyé chercher un méchant eſprit, afin qu’il vint lui ſouffler au nez de la laideur, & qu’en cet état difforme & plein d’ignominie, elle la renvoiroit à la Reine des Fées, afin qu’elle ſervît au triomphe de leurs reſſentimens. La Princeſſe Deſirs penſa mourir de frayeur à cette menace de perdre tout d’un coup tous ſes charmes, & elle ſouhaita de mourir.

Son tourment étoit horrible ; elle ſe promenoit à tâtons dans ſa noire demeure, quand on la prit par le bras, elle ſentit en ſon cœur une émotion fort douce. On la mema vers un peu de lumiere, & quand ſa vûë fut raſſûrée, elle l’eut frappée de l’objet de tous le plus charmant, elle reconnut ce cher Prince qui l’aimoit tant, & de qui on l’avoit ſeparée la veille de ſes nôces. Ses tranſports & ſa joye furent extrêmes ; eſt ce vous, lui dit-elle cent fois ; Enfin quand elle en fut bien perſuadée, oubliant tous ſes malheurs preſens. Mais eſt-ce vous qui étes le favori de cette malheureuſe Feé, continua t-elle ; eſt ce avec ce beau titre que je vous vois ? N’en doutez point, lui répondit-il, & nous luy devrons la fin de nos peines & nôtre bonne fortune.

Alors il luy conta qu’au deſeſpoir de ſon enlevement il étoit allé trouver un Sage, qui lui avoit appris où elle étoit, & qu’il ne la recouvreroit jamais qu’au Royaume des Fées, qu’il luy avoit donné le moyen de le trouver, mais qu’il avoit été arrêté d’abord par cette cruelle Fée, qui étoit devenuë amoureuſe de luy ; que ſuivant le conſeil de ſon Sage il l’avoit amuſée, & que par ſa douceur il s’étoit ſi bien rendu le maître de ſon eſprit, qu’il gardoit tous ſes treſors, & qu’il étoit miniſtre de toutes ſes volontez, qu’elle venoit de partir pour un voyage de ſix mille lieuës, qu’elle ne reviendroit de douze jours, qu’ainſi il ſe falloit ſauver, qu’il alloit dans ſon cabinet prendre une partie de la pierre de l’Anneau de Gigés, qu’elle le mettroit ſur elle, qu’ainſi étant inviſible elle paſſeroit par tout, que pour luy il pouvoit ſe montrer librement ; n’oubliez pas, luy dit-elle, le fard de jeuneſſe. J’en veux mettre & en donner à une compagne que j’ay.

Le Prince rit. Oü irons nous, continua-t-elle ? chez la Reine des Fées, réprit-il. Non pas cela, s’écria t-elle, nous y peririons. Le Sage qui me conſeille, pourſuivit il, m’a dit de vous remener au dernier lieu, d’où vous ſeriez partie, ſi je voulois être aſſuré de mon bonheur. Il ne m’a jamais menti en quoi que ce ſoit, à la Bonne heure, dit Deſirs, allons donc.

Le Prince luy donna une précieuſe boëte, dans laquelle étoit le fard de jeuneſſe, & dans l’envïe de paroître plus belle aux yeux de ſon Amant, elle s’en frotta précipitamment tout le viſage, oubliant qu’elle étoit inviſible par la pierre qu’il lui avoit donnée. Elle le prit ſous le bras. Ils traverſerent de la ſorte toute la Foire, & furent ainfi juſques auprés du Palais de la Reine.

Là, le Prince réprit la pierre de Gigés. L’aimable Deſirs ſe montra, & il ſe rendit inviſible au grand regret de la Princeſſe qu’il prit ſous le bras à ſon tour, & ſe rendirent devant Nabote & ſa Cour.

Toutes les Fées ſe regarderent avec un merveilleux étonnement en voyant Deſirs de retour avec le fard de jeuneſſe, & la Reine fronçant le ſourcil, qu’on la garde ſeurement, dit elle, nos adreſſes ſont vaines, il faut la faire mourir ſans y plus chercher tant de façons.

Voilà l’arrêt prononcé. Deſirs en trembla de crainte, ſon amant la raſſura autant qu’il le pût.

Mais revenons à plus belle que Fée. On l’avoit conduite juſques dans la Forêt des Merveilles, & voici le ſujet pourquoi on l’expoſoit à courre la Biche aux pieds d’argent.

Il y avoit eu autrefois un Reine des Fées qui avoit ſuccedé naturellement à ce grand titre, elle étoit belle, bonne & ſage, elle avoit eu pluſieurs amans dont l’amour & les ſoins ſe pordoient auprés d’elle uniquement occupée à proteger la vertu, elle ne s’amuſoit point à conter les ſoupirs de ſes amans. Elle en avoit un que ſes rigueurs rendirent le plus malheureux, parce qu’il l’aimoit mieux qu’aucun autre.

Un jour voyant qu’il ne la pouvoit fléchir, il luy proteſta dans ſon deſeſpoir qu’il ſe tuëroit ; elle ne fut point émuë de cette menace, & la conſidera comme une de ces folies, dont l’eſprit de l’homme eſt ſouvent atteint, mais qui ne paſſeroit pas plus avant. Cependant elle ſçût quelque temps aprés qu’il s’étoit précipité dans la mer.

Un Sage qui avoit élevé ce jeune homme, ſe plaignit aux Intelligences ſuprêmes, & la chaſte Fée fut comdamnée à être Biche cent ans durant, pour faire penitence de ſa rigueur, avec tel ſi, qu’une beauté accomplie qui voudroit s’expoſer à la courre durant dix jours dans la Forêt des Merveilles, pourrroit la prendre & lui redonner ſa premiere forme. Il y avoit déja prés de quarante ans qu’elle paiſſoit ainſi transformée.

Au commencement pluſieurs beautez s’étoient riſquées, pour tenter une ſi belle aventure, & qui promettoit tant de gloire, chacune croyoit être la plus heureuſe : mais comme elles ſe perdoient, & qu’au bout des dix jours on n’en entendoit plus parler, cette ardeur s’étoit refroidie, & l’on ne voyoit plus depuis trés long temps aucune Belle qui s’offrît, de maniere que celles qu’on y conduiſoit depuis, n’y alloient que par l’ordre des Fées pour les abondonner à une perte aſſurée.

C’étoit auſſi pour ſe défaire de Plus belle que Fée qu’on la mena dans la Forêt des Merveilles. On luy donna une legere proviſion de vivres, pour la forme ſeulement, un cordon de ſoye à la main avec un nœud coulant pour arrêter la Biche. Voilà tout ſon équipage de chaſſe.

Elle mit ce qu’on luy donna au pied d’un arbre, & quand elle ſe vit ſeule elle porta ſa vûë dans cette vaſte forêt, où elle n’aperçût dans ce profond ſilence, & dans cette ſolitude qu’un objet de deſeſpoir.

Elle voulut demeurer au bord de la forêt, & ne s’engager pas plus avant, & pour ſe reconnoître, elle marqua l’endroit d’où elle partoit. Mais qu’elle étoit abuſée. On étoit toûjours égaré dans cette forêt ſans en pouvoir ſortir, elle apperçut dans une route la Biche aux pieds d’argent qui marchoit gravement. Elle alla aprés elle avec ſon cordon à la main, croyant la prendre : mais la Biche ſe ſentant pourſuivie couroit, & de temps en temps s’arrêtant, elle tournoit la tête vers Plus belle que Fée. Elle furent enſemble tout le jour ſans s’approcher, & la nuit les ſepara.

La pauvre chaſſeuſe ſe trouva trés-laſſe & avec beauceup de faim, mais elle ne ſavoit plus où étoit la petite proviſion qu’on luy avoit donnée, & de repos elle n’en pouvoit prendre que ſur la terre dure. Elle ſe coucha donc ſous un arbre bien triſtement, elle ne put de long temps dormir ; elle avoit peur, la moindre choſe l’épouvantoit, une feüille qui s’agitoit la faiſoit fremir ; elle tourna, dans cet état miſerable, ſa penſée vers ſon amant, elle l’appella pluſieurs fois, & voyant qu’il luy manquoit dans un fi grand beſoin, ah ! dit elle, en répandant quelques larmes, Phraates, Phraates, vous m’abandonnez. Elle commençoit à s’endormir, quand elle ſentit quelque agitation ſous elle, & il luy ſembla qu’elle étoit dans le meilleur lit du monde. Son ſommeil fut long ſans être interrompu ; elle fut reveillée le matin par le chant de mille Roſſignols, & tournant ſes beaux yeux, elle ſe vit à deux pieds de terre, l’herbe avoit pouſſé ſous ſon beau corps, & avoit pris la vertu de faire une couche delicieuſe. Un grand Oranger jettoit ſes branches ſur elle, pour luy ſervir de pavillon, elle étoit couyerte de ſes fleurs. À côté d’elle, deux Tourterelles luy annonçoient par leur amour ce qu’elle devoit eſperer de celuy de Phraates. La terre étoit tout autour couverte de fraiſes, & de toute ſorte des plus excellens fruits, elle en mangea, & ſe trouva auſſi raſſaſiée & auſſi forte que ſi c’eût été des meilleures viandes. Un ruiſſeau qui couloit tout auprés ſervit à la deſalterer. Ô ſoins de mon amant ! s’écria-t-elle, quand elle ſe trouva ſatisfaite, que vous m’étiez neceſſaires ! je ne murmure plus, mais ne me donnez pas tant, & montrez vous.

Elle eût pourſuivi ſi elle n’eût apperceu la Biche aux pieds d’argent qui étoit ſur ſon cul, & qui la regardoit tranquîllement. Elle crut à cette fois la tenir, elle lui preſenta d’une main une poignée d’herbe ; & de l’autre elle tenoit ſon cordon ; mais la Biche s’éloigna à petits bonds, & quand elle avoit un peu couru, elle s’arrêtoit & la regardoit. Elles firent cet exercice toute la journée. La nuit vint & elle ſe paſſa comme l’autre. Le réveil fut pareil au premier, & quatre jours & quatre nuits ſe paſſerent de même façon. Enfin la cinquiéme matinée Plus belle que Fée en ouvrant les yeux crut voir une clarté plus brillante que celle du jour ; quand elle appercût dans les yeux de ſon amant tout l’amour qu’elle luy avoit donné. Il étoit aſſis un pas d’elle, & baiſoit le bout de ſon pied. Sa preſence & ſon action reſpectueuſe luy plurent fort.

C’eſt donc vous, luy dit-elle, ſi je ne vous ay point vû tous ces jours cy, j’ay au moins reçu des marques de vôtre bonté. Dites de mon amour, Plus belle que Fée, réprit-il ; ma mere ſe doute que c’eſt moy qui vous aſſiſte, elle m’a gardé, je m’échappe un moment par le moyen d’une Fée de mes amies : adieu, je viens ſeulement vous raſſurer, vous me verrez ce ſoir, & ſi fortune le veut, demain nous ſerons heureux.

Il s’en alla & elle courut encore toute la journée. Quand la nuit fut venuë, elle apperçut prés d’elle une petite lumiere qui ſuffiſoit pour lui faire reconnoître ſon amant.

Voilà ma baguette allumé, lui dit-il, mettez-la devant vous, & allez ſans vous effrayer par tout où elle vous conduira. Lors qu’elle s’arrêtera vous rencontrerez un grand amas de feûilles ſeches, mettez y le feu, entrez dans le lieu que vous, verrez, & ſi vous y trouvez la depoüille de quelque bête, brûlez là ; les Aſtres nos amis feront le reſte. Adieu.

Plus belle que Fée auroit bien voulu recevoir une plus ample  : mais voyant qu’il n’y avoit plus de remede, elle poſa devant elle la baguette qui luy montra le chemin. Elle marcha prés de deux heures aſſez ennuyeé de ne faire que cela. Elle s’arrêta enfin, & effectivement elle apperçût un grand amas de feûilles ſeches, auquelles elle ne manqua pas de mettre le feu. La clarté fut bien-tôt ſi grande, qu’elle put remarquer une aſſez haute Montagne, où elle apperçût une ouverture à demy cachée par des broſſailes, elle les écarte avec ſa baguette, & entra dans un lieu obſcur, mais un peu aprés elle ſe trouva dans un grand Salon, orné d’une admirable Architecture, éclairé de pluſieurs lumieres ; mais ce qui la frappa de quelque étonnement, ce fut de voir les peaux de pluſieurs bêtes ſauvages & terribles, penduës à des crochets d’or, qu’elle prit d’abord pour les bêtes mêmes. Elle détourna ſes yeux avec quelque horreur, & les arrêta ſur le milieu du Salon ; où il y avoit un beau palmier, & ſur une de ſes branches la peau de la Biche aux pieds d’argent.

Plus belle que Fée fut ravie de la voir, & la prenant avec ſa baguette elle la porta promptement dans le feu qu’elle avoit allumé à l’entrée de l’antre. Elle fut conſumée au même inſtant, & rentrant toute joyeuſe dans le Salon, elle pénétra dans pluſieurs magnifiquës chambres. Elle s’arrêta dans une, où elle vit ſur des tapis de Perſe pluſieurs petits lits dreſſez, & un plus beau que tous les autres ſous un pavillon de drap d’or. Mais elle n’eut pas le loiſir de conſiderer long-temps une choſe qui lui paroiſſoit ſi ſinguliere, elle entendit de grands éclats de rire, & parler fort haut diverſe perſonnes.

Plus belle que Fée tourna ſes pas de ce côté là. Elle entra dans un lieu merveilleux, où il y avoit quinze jeunes perſonnes d’une beauté divine.

Elle ne les ſurprit pas moins qu’elle fut ſurpriſe, l’excellence de ſa perſonne les charma toutes, & il ſe fit en elles une ſuſpenſion de tous leurs ſens. Un ſilence attentif avoit ſuccedé à des cris d’admiration. Mais une de ces belles perſonnes & plus belle que toutes les autres s’avança d’un air riant & gay vers nôtre charmante Princeſſe. Vous étes ma liberatrice, lui dit elle, je n’en ſaurois douter : nulle perſonne n’entre icy qui ne ſoit revêtuë de la peau d’un de ces animaux que vous avez veus à l’entrée de cette caverne ; C’a été le ſort de toutes ces belles perſonnes que vous voyez auprés de moy. Aprés dix jours de courſe inutile pour me prendre, elles étoient changées en autant d’animaux durant le jour, & la nuit nous reprenons nos figures humaines ; & vous, charmante Princeſſe, ſi vous ne m’euſſiez pas delivrée, vous auriez été changée en lapin blanc. En lapin blanc, s’écria Plus belle que Fée, ah Madame ! il vaut mieux que j’aye conſervé ma forme ordinaire, & qu’une ſi merveilleuſe perſonne que vous ne ſoit plus Biche. Vous nous rendez à toutes nôtre liberté, réprit la Fée, paſſons joyeuſement le reſte de la nuit, & demain nous irons au Palais remplir toute la Cour d’étonnement.

On ne ſauroit exprimer l’allegreſſe dont retentiſſoit cette charmante demeure, & le raviſſement où toutes ces belles perſonnes étoient d’aller joüir de la douceur de revivre, pour ainſi dire, elles étoient toutes dans le même âge auquel elles avoient commencé leur courſe dans la Forêt des Merveilles, & la plus âgée n’avoit pas vingt ans.

La Fée voulut ſe mettre au lit pour trois ou quatre heures, elle fit coucher Plus belle que Fée avec elle, & deſira ſavoir ſon avanture. Elle la luy conta d’un ton de voix ſi touchant, ſon diſcours étoit ſi ſimple & ſi plein de verité, qu’elle l’engagea ſans reſerve à ſervir ſes amours, & à la rendre heureuſe. Elle n’oublia pas de luy parler de Deſirs, & d’abord la Fée luy fut favorable.

Elles s’endormirent après un entretien aſſez long, & qu’elles interrompoient agreablement par les charmantes careſſes qu’elles ſe faiſoient.

Le lendemain elles prirent toutes le chemin du Palais, voulant ſurprendre agreablement les Fées. Elles quitterent ſans regret la Foreſt des Merveilles, & arriverent ſans bruit au Palais. Quand elles furent prés de la derniere Cour, elles oüirent mille ſons harmonieux qui compoſoient une excellente Muſique. Voici quelque Fête, dit la Fée, nous arrivons à propos, & avançant elles trouverent cette Cour toute remplie d’une foule incroyable.

La Fée la fit ouvrir, & paſſa avec ſa troupe. Les premiers qui la connurent pouſſerent des cris juſqu’au Ciel, & bientôt on ſçut le ſujet d’une ſi grande joye ; mais en avançant toûjours elle fut frappée par un étrange ſpectacle. Elle vit une jeune fille plus charmante que les Graces, & faite comme Venus, qui étoit attachée à un poteau prés d’un bucher, où apparemment on l’alloit brûler.

Plus belle que Fée fit un grand cri reconnoiſſant Deſirs : mais elle fut bien ſurpriſe quand au même moment elle ne la vit plus, & qu’il parut en ſa place un jeune homme ſi beau & ſi bien fait, qu’on ne ſe pouvoit laſſer de le regarder. À cette vûë Plus belle que Fée fit encore un cri plus grand, & courant ſans garder nulle meſure, elle ſe jetta à ſon col, en diſanr mille fois, c’eſt, mon frere.

C’étoit ſon frere auſſi qui étoit cet heureux amant de la Princeſſe Deſirs, craignant qu’on ne la fiſt mourir, venoit de luy donner la Pierre de Gigés pour la ſouſtraire à la cruauté de la Reine Nabote, il s’étoit ainſi par ce moyen découvert.

Le frere & la ſœur ſe donnoient cent témoignages de tendreſſe, l’inviſible Deſirs y mêloit les ſiens, & ſa voix ſe faiſoit entendre quand ſon corps ne paroiſſoit pas, tandis que toutes les Fées dans un étonnement ſans pareil, donnoient en mille manieres differentes d’éclatantes marques de lueur joye, de revoir leur vertueuſe Reine. Les bonnes Fées venoient ſe jetter à ſes pieds, luy baiſer la main & ſes habits. Elles pleuroient, elles perdoient la parole, chacune s’exprimoit ſelon ſou caractere. Les mauvaiſes Fées ou les partiſanes de Nabote faiſoient auſſi les empreſſées, & la politique donnoit un air de ſincerité à leur fauſſe démonſtration.

Nabote elle-même au deſeſpoir de ce retour, ſe contraignoit avec un art dont elle ſeule étoit capable. Elle voulut d’abord ceder ſon pouvoir à la veritable Reine, qui d’un air grave & majeſtueux demanda pourquoi la jeune fille qu’elle avoit vûë meritoit un pareil ſupplice, & depuis quel temps on ſolemniſoit une mort cruelle par des fêtes & des jeux. Nabore s’excuſoit fort mal, & la Reine l’écoutoit impatiemment, quand l’amant de Deſirs prenant la parole : On punit cette Princeſſe, dit il, parce qu’elle eſt trop aimable. On tourmente de même la Princeſſe ma ſœur. Elles ſont nées toutes deux telles que vous les voyez. Il pria lors ſa maîtreſſe d’envelopper la pierre de Gigés, & elle parut. Deſirs reparoiſſant charma tout ce qui la vit. Elles ſont belles, pourſuivit-il, elles ont mille vertus qu’elles ne tiennent point des Fées, voilà ce qui les ſouléve & les oblige à les perſecuter. Quelle injuſtice de vouloir étendre un pouvoir tyrannique ſur tout ce qui ne dépend point de vous ?

Le Prince ſe tût. La Reine ſe tourna vers l’aſſemblée d’un air agréable. Je demande, leur dit-elle, qu’on me donne ces trois perſonnes. Elles auront le ſort le plus heureux que des mortels puiſſent avoir. Je dois aſſez à Plus belle que Fée, & je recompenſeray ce qu’elle a fait pour moy par les bonheurs les plus conſtans.

Vous regnerez, Madame, pourſuivit-elle, en ſe tournant vers Nabote, cet Empire eſt aſſez grand pour vous & pour moy. Allez dans les belles Iſles qui vous appartiennent. Laiſſez-moy vôtre fils, je l’aſſocie à mon pouvoir, & je veux qu’il épouſe Plus belle que Fée. Cette union nous réconciliera tous.

Nabote enrageoit de tout ce qu’ordonnoit la Reine. Mais quoi, elle n’étoit pas la plus forte ; elle n’avoit qu’à obéïr. Elle l’alloit faire de mauvaiſe grace, quand on vit arriver le beau Phraates, ſuivi d’une galante jeuneſſe qui compoſoit ſa Cour ; il venoit rendre ſes hommages à la Reine, & ſe rejoüir de ſon rerour. Mais en paſſant, il atacha la vûë ſur Plus belle que Fée, & luy fit voir par des regards paſſionnez que c’étoit ſon premier devoir.

La Reine l’embraſſa & luy preſenta Plus belle que Fée, le priant de la recevoir de ſa main. Il ne faut pas demander, s’il obeït avec joye, s’écriant avec tranſport.

Dieu des amans, vous payez la conſtance
      De mille travaux amoureux,
Vous allez devenir pour combler tous mes vœux,
    Mon plaiſir & ma recompenſe.


Les deux Mariages ſe celebrerent dés le même jour : ils furent ſi heureux qu’on dit que ce ſont les ſeuls époux qui ont gagné la vigne d’or, & que ceux dont on a à parlé depuis n’ont été que des idées.

Ainſi la vertu triomphe des malheurs qu’on lui ſuſcite. L’envie & la jaloufie ne ſervent qu’à la faire briller, & ſouvent la juſtice du Ciel permet qu’elle ſoit heureuſe.

Il eſt une deſtinée qui veille à la conduite des hommes, & qui leur fait ſurmonter tout ce que l’on veut oppoſer à leur bonheur.

Naiſſez ſous un aſtre proſpere,
    Sans être façonné par l’art.
Tout vous réüſſira, la plus cruelle affaire
Se rendra bonne un jour par un coup de hazard.
    La fortune un temps nous accable,
Mais c’eſt aprés pour nous mieux aſſiſter ;
    Le bonheur ſe fait bien goûter
À qui ſe reſſouvient d’un état miſerable.
    Mauvaiſe Fée étale ſon pouvoir,
À la vertu toûjours elle fait des obſtacles,
    Fée en ce temps ſe fait encore voir,
    Mais on ne voit plus de miracles.



PERSINETTE.


CONTE.


Deux jeunes Amans s’étoient mariez enſemble aprés une longue pourſuite de leurs amours : rien n’étoit égal à leur ardeur : ils vivoient contens & heureux, quand pour combler leur felicité la jeune épouſe ſe trouva groſſe ; & ſe fut une grande joye dans ce petit ménage, ils ſouhaitoient fort un enfant, leur deſir ſe trouvoit accompli.

Il y avoit dans leur voiſinage une Fée, qui ſur tout étoit curieuſe d’avoir un beau jardin, on y voyoit avec abondance de toutes ſortes de fruits, de plantes & de fleurs.

En ce temps là le perſil étoit fort rare dans ces contrées ; la Fée en avoit fait apporter des Indes, & on n’en eût ſçû trouver dans tout le païs que dans ſon Jardin.

La nouvelle épouſe eut une grande envie d’en manger, & comme elle ſavoit bien qu’il étoit mal aiſé de la ſatisfaire, parce que perſonne n’entroit dans ce jardin, elle tomba dans un chagrin qui la rendit même méconnoiſſable aux yeux de ſon époux. Il la tourmenta pour ſavoir la cauſe de ce changement prodigieux qui paroiſſoit dans ſon eſprit auſſi bien que ſur ſon corps : & aprés luy avoir trop reſiſté, ſa femme luy avoüa enfin qu’elle voudroit bien manger du perſil. Le mary ſoûpira, & ſe troubla pour une envie ſi mal-aiſée à ſatisfaire : neanmoins comme rien ne paroît difficile en amour, il alloit jour & nuit autour des murs de ce jardin pour tâcher d’y monter ; mais ils étoient d’une hauteur qui rendoit la choſe impoſſible.

Enfin un ſoir il apperçût une des portes du jardin ouverte. Ils s’y gliſſa doucement, & il fut ſi heureux, qu’il prit à la hâte une poignée de perſil : il reſortit comme il étoit entré, & porta ſon vol à ſa femme, qui le mangea avec avidité, & qui deux jours aprés ſe trouva plus preſſée que jamais de l’envie d’en remanger encore.

Il faloit que dans ce temps-là le perſil fût d’un goût excellent.

Le pauvre mary retourna enſuite pluſieurs fois inutilement : mais enfin ſa perſeverance fut recompenſée ; il trouva encore la porte du jardin ouverte : il y entra, & fut bien ſurpris d’appercevoir la Fée elle-même, qui le gronda fort de la hardieſſe qu’il avoit de venir ainſi dans un lieu dont l’entrée n’étoit permiſe à qui ce fût. Le bon homme confus ſe mit à genoux, luy demanda pardon, & luy dit que ſa femme ſe mouroit ſi elle ne mangeoit pas un peu de perſil ; qu’elle étoit groſſe, & que cette envie étoit bien pardonnable. Eh bien, luy dit la Fée, je vous donnerai du perſil tout autant que vous en voudrez, ſi vous me voulez donner l’enfant dont vôtre femme accouchera.

Le mary aprés une courte déliberation le promit, il prit du perſil autant qu’il en voulut.

Quand le temps de l’accouchement fut arrivé, la Fée ſe rendit prés de la mere, qui mit au monde une fille, à qui la Fée donna le nom de Perſinette : elle la reçût dans des langes de toile d’or, & luy arroſa le viſage d’une eau précieuſe qu’elle avoit dans un vaſe de criſtal, qui la rendit au moment même la plus belle creature du monde.

Aprés ces ceremonies de beauté la Fée prit la petite Perſinette, l’emporta chez elle, & la fit élever avec tous les ſoins imaginables. Ce fut une merveille, avant qu’elle eût atteint ſa douziéme année, & comme la Feé connoiſſoit ſa fatallité, elle réſolut de la dérober à ſes deſtinées.

Pour cet effet elle éleva par le moyen de ſes charmes une Tour d’argent au milieu d’une forêt : cette mysterieuſe Tour n’avoit point de porte pour y entrer ; il y avoit de grands & beaux appartemens auſſi éclairez que ſi la lumiere du ſoleil y fût entrée, & qui recevoient le jour par le feu des aſcarpoucles dont toutes ces chambres brilloient. Tout ce qui étoit neceſſaire à la vie s’y trouvoit ſplendidement ; toutes les raretez étoient ramaſſées dans ce lieu. Perſinette n’avoit qu’à ouvrir les tiroirs de ſes cabinets, elle les trouvoit pleins des plus beaux bijoux, ſes garderobes étoient magnifiques autant que celles des Reines d’Afie, & il n’y avoit pas une mode qu’elle ne fût la premiere à avoir. Elle étoit ſeule dans ce beau ſéjour, où elle n’avoit rien à deſirer que de la compagnie ; à cela prés tous ſes déſirs étoient prévenus & ſatisfaits.

Il eſt inutile de dire qu’à tous ſes repas les mets les plus délicats faiſoient ſa nourriture : mais j’aſſureray que comme elle ne connoiſſoit que la Fée, elle ne s’ennuyoit point dans ſa ſolitude, elle liſoit, elle peignoit, elle joüoit des inſtrumens & s’amuſoit à toutes ces choſes qu’une fille qui a été parfaitement élévée n’ignore point.

La Fée luy ordonna de coucher au haut de la Tour, où il y avoit une ſeule fenêtre ; & aprés l’avoir établie dans cette charmante ſolitude, elle deſcendit par cette fenêtre, & s’en retourna chez elle.

Perſinette ſe divertit à cent choſes differentes dés qu’elle fut ſeule. Quand elle n’auroit fait que foüiller dans ſes caſſettes, c’étoit une aſſez grande occupation ; combien de gens en voudroient avoir une ſemblable :

La vûë de la fenêtre de la Tour était la plus belle vûë du monde, car on voyoit la mer d’un côté, & de l’autre cette vaſte forêt ; ces deux objets étoient ſinguliers & charmans. Perſinette avoit la voix divine, elle ſe plaiſoit fort à chanter, & c’étoit ſouvent ſon divertiſſement, ſur tout aux heures qu’elle attendoit la Fée. Elle la venoit voir fort ſouvent ; & quand elle étoit au bas de la Tour ; elle avoit accoûtumé de dire : Perſinette, deſcendez vos cheveux, que je monte.

C’étoit une des grandes beautez de Perſinette que ſes cheveux, qui avoient trente aunes de longueur ſans l’incommoder : ils étoient blonds comme fin or, cordonnez avec des rubans de toutes couleurs ; & quand elle entendoit la voix de la Fée, elle les détachoit, les mettoit en bas, & la Fée montoit.

Un jour que Perfinette étoit ſeule à ſa fenêtre, elle ſe mit à chanter le plus joliment du monde.

Un jeune Prince chaſſoit dans ce temps-là, il s’étoit écarté à la ſuite d’un Cerf ; en entendant ce chant ſi agréable, il s’en approcha & vit la jeune Perfinette, ſa beauté le toucha, ſa voix le charma. Il fit vingt fois le tour de cette fatale Tour, & n’y voyant point d’entrée, en penſa mourir de douleur ; il avoit de l’amour, il avoit de l’audace, il eût voulu pouvoir eſcalader la Tour.

Perſinette de ſon côte perdit la parole quand elle vit un homme ſi charmant : elle le conſidera long-temps toute étonnée : mais tout à coup elle ſe retira de ſa fenêtre, croyant que ce fut quelque monſtre, ſe ſouvenant d’avoir oüi dire qu’il y en avoit qui tuoient par les yeux, elle avoit trouvé les regards de celui-cy trés-dangereux.

Le Prince fut au deſeſpoir de la voir ainſi diſparoître ; il s’informa aux habitations les plus voiſines de ce que c’étoit, on luy apprit qu’une Fée avoit fait bâtir cette Tour, & y avoit enfermé une jeune fille. Il y rodoit ſous les tours ; enfin il y fut tant, qu’il vit arriver la Fée, & entendit qu’elle diſoit : Perſinette, deſcendez vos cheveux, que je monte. Au même inſtant il remarqua que cette belle perſonne défaiſoit les longues treſſes de ſes cheveux, & que la Fée montoit par eux, il fut tres-ſurpris d’une maniere de rendre viſite ſi peu ordinaire.

Le lendemain quand il crut que l’heure étoit paſſée que la Fée avoit accoûtumé d’entrer dans la Tour, il attendit la nuit avec beaucoup d’impatience, & s’approchant ſous la fenêtre il contrefit admirablement la voix de la Fée, & dit : Perſinette, deſcendez vos cheveux, que je monte.

La pauvre Perſinette abuſée par le ſon de cette voix, accourut & détacha ſes beaux cheveux, le Prince y monta, & quand il fut au haut, & qu’il ſe vit ſur la fenêtre, il penſa tomber en bas, quand il remarqua de fi prés cette prodigieuſe beauté : neanmoins rappellant toute ſon audace naturelle, il ſauta dans la chambre, & ſe mettant aux pieds de Perſinette, il luy embraſſa les genoux avec une ardeur qui pouvoit la perſuader : elle s’effraya d’abord, elle cria, un moment aprés elle trembla, & rien ne fut capable de la rafſurer, que quand elle ſentit dans ſon cœur autant d’amour qu’elle en avoit mis dans celuy du Prince. Il luy diſoit les plus belles choſes du monde, à quoi elle ne répondit que par un trouble qui donna de l’eſperance au Prince : enfin devenu plus hardy, il luy propoſa de l’épouſer ſur l’heure ; elle y conſenti ſans ſavoir preſque ce qu’elle faiſoit, elle acheva de même toute la cerernonie.

Voilà le Prince heureux, Perſinette s’accoûtume auſſi à l’aimer ; ils fe voyoient tous les jours, & peu de temps aprés elle ſe trouva groſſe. Cet état inconnu l’inquieta fort, le Prince s’en douta, & ne luy voulut pas expliquer de peur de l’affliger. Mais la Fée l’étant allée voir, ne l’eut pas fi tôt conſiderée qu’elle connut ſa maladie. Ah malheureuſe ! luy dit elle, vous étes tombée dans une grande faute, vous en ſerez punie, les deſtinées ne ſe peuvent éviter, & ma prévoyance a été bien vaine. En diſant cela elle luy demanda d’un ton imperieux de luy avoüer toute fon avanture ; ce que la pauvre Perſinette fit les yeux tous trempez de larmes.

Aprés ce recit la Fée ne parut point touché de toute l’amour dont Perſinette luy racontoit des traits ſi touchans, & la prenant par ſes cheveux elle en coupa les precieux cordons ; aprés quoi elle la fit deſcendre, & deſcendit auſſi par la fenêtre. Quand elles furent au bas elle s’envelopa avec elle d’un nuage, qui les porta toutes deux au bord de la mer dans un endroit tres-ſolitaire, mais aſſez agreable : il y avoit des prez, des bois, un ruiſſeau d’eau douce, une petite hutte faite de feüillages toûjours verds ; & il y avoit dedans un lit de jonc marin, & à côté une corbeille, dans laquelle il y avoit de certains biſcuits qui étoient aſſez bons, & qui ne finiſſoient point. Ce fut en cet endroit que la Fée conduiſit Perfinette, & la laiſſa, aprés luy avoir fait des reproches qui luy parurent cent fois plus cruels que ſes propres malheurs.

Ce fut en cet endroit qu’elle donna naiffance à un petit Prince & à une petite Princeſſe, & ce fut en cet endroit qu’elle les nourrit, & qu’elle eut tout le temps de pleurer ſon infortune.

Mais la Fée ne ſe trouva pas une vengeance aſſez pleine, il faloit qu’elle eût en ſon pouvoir le Prince, & qu’elle le punît auſſi. Dés qu’elle eut quitté la malheureuſe Perſinette, elle remonta à la Tour, & ſe mettant à chanter du ton dont chantoit Perſinette, le Prince trompé par cette voix & qui revenoit pour la voir, luy redemanda ſes cheveux pour monter comme il avoit accoûtumé ; la perfide Fée les avoit exprés coupez à la belle Perſinette, & les luy tendant le pauvre Prince parut à la fenêtre, où il eut bien moins d’étonnement que de douleur de ne trouver pas ſa maîtreſſe. Il la chercha des yeux ; mais la Fée le regardant avec colere : Temeraire, luy dit-elle, vôtre crime eſt infini, la punition en ſera terrible. Mais luy ſans écouter des menaces qui ne regardoient que luy ſeul : Où eſt Perſinette, luy répondit-il ? Elle n’eſt plus pour vous, répliqua-t-elle. Lors le Prince plus agité des fureurs de ſa douleur, que contraint par la puiſſance de l’art de la Fée, ſe précipita du haut de la Tour en bas. Il devoit mille fois ſe briſer tout le corps ; il tomba ſans ſe faire autre mal que celuy de perdre la vûë.

Il fut trés étonné de ſentir qu’il ne voyoit plus, il demeura quelque temps au pied de la Tour à gémir & à prononcer cent fois le nom de Perſinette.

Il marcha comme il put en tâtonnant d’apord, enſuite ſes pas furent plus aſſurez ; il fut ainſi je ne ſay combien de temps ſans rencontrer qui que ce fût qui pût l’aſſiſter & le conduire : il ſe nourriſſoit des herbes & des racines qu’il rencontroit quand la faim le preſſoit.

Au bout de quelques années il ſe trouva un jour plus preſſé du ſouvenir de ſes amours & de ſes malheurs qu’à l’ordinaire, il ſe coucha ſous un arbre & donna toutes ſes penſées aux triſtes reflexions qu’il faiſoit. Cette occupation eſt cruelle à qui penſe meriter un meilleur ſort ; mais tout à coup il ſortit de ſa réverie par le ſon d’une voix charmante qu’il entendit. Ces premiers ſons allerent juſqu’à ſon cœur, ils le penetrerent, & y porterent de doux mouvemens avec leſquels il y avoit long-temps qu’il n’avoit plus d’habitude. Ô Dieux ! s’écria-t-il, voilà la voix de Perſinette.

Il ne ſe trompoit pas ; il étoit inſenſiblement arrivé dans ſon deſert. Elle étoit aſſiſe ſur la porte de ſa cabane, & chantoit l’hiſtoire malheureuſe de ſes amours : deux enfans qu’elle avoit plus beaux que le jour ſe joüoient à quelques pas d’elle ; & s’éloignant un peu ils arriverent juſques auprés de l’arbre ſous lequel le Prince étoit couché. Ils ne l’eurent pas plûtôt vû, que l’un & l’autre ſe jettant à ſon col l’embraſſèrent mille fois, en diſant à tout moment, c’eſt mon pere. Ils appellerent leur mere, & firent de tels cris, qu’elle accourût ne ſachant ce que ce pouvoit être : jamais jeuſqu’à ce moment-là ſa ſolitude n’avoit été troublée par aucun accident.

Quelle fut ſa ſurpriſe & ſa joye quand elle reconnut ſon cher époux ? C’eſt ce qu’il n’eſt pas poſſible d’exprimer. Elle fit un cri perçant auprés de luy, ſon ſaiſiſſement fut ſi ſenſible, que par un effet bien naturel elle verſa un torrent de larmes. Mais ô merveille ! à peine ſes larmes précieuſes furent elles tombées ſur les yeux du Prince, qu’ils reprirent incontinent toute leur lumiere, il vit clair comme il faiſoit autrefois, & il reçût cette faveur par la tendreſſe de la paſſionnée Perfinette, qu’il prit entre ſes bras, & à qui il fit mille fois plus de careſſes qu’il ne luy en avoit jamais fait.

C’étoit un ſpectacle bien touchant de voir ce beau Prince, cette charmante Princeſſe, & ces aimables enfans dans une joye & une tendreſſe qui les tranſportoit hors d’eux-mêmes.

Le reſte du jour s’éccoula ainſi dans ce plaiſir : mais le ſoir étant venu, cette petite famille eut beſoin d’un peu de nourriture. Le Prince croyant prendre du biſcuit, il ſe convertit en pierre : il fut épouvanté de ce prodige, & ſoûpira de douleur, les pauvres enfans pleurerent ; la deſolée mere voulut au moins leur donner un peu d’eau, mais elle ſe changea en criſtal.

Quelle nuit ! ils la paſſerent aſſez mal, ils crurent cent fois qu’elle ſeroit éternelle pour eux.

Dés que le jour parut ils ſe leverent & reſolurent de cüeillir quelques herbes. mais quoy ! elles ſe transformoient en crapaux, en bêtes vinimeuſes ; les oiſeaux les plus innocens devinrent des dragons, des harpies qui voloient autour d’eux, & dont la vûë cauſoit de la terreur. C’en eſt donc fait, s’écria le Prince, ma chere Perſinette, je ne vous ay retrouvée que pour vous perdre d’un maniere plus terrible. Mourons, mon cher Prince, répondit-elle, en l’embraſſant tendrement, & faiſons envier à nos ennemis même la douceur de nôtre mort.

Leurs pauvres petits enfans étoient entre leurs bras dans une défaillance qui les mettoit à deux doigts de la mort. Qui n’auroit pas été touché de voir ainſi mourante cette déplorable famille ; aufſi ſe fit-il pour eux un miracle favorable : la Fée fut attendrie, & rappellant dans cet inſtant toute la tendreſſe qu’elle avoit ſentie autrefois pour l’aimable Perſinette, elle ſe tranſporta dans le lieu où ils étoient, elle parut dans un Char brillant d’or & de pierreries, elle les y fit monter, ſe plaçant au milieu de ces amans fortunez, & mettant à leurs pieds leurs agréables enfans ſur des Carreaux magnifiques : elle les conduiſit de la ſorte juſqu’au Palais du Roy pere du Prince. Ce fut là que l’allegreſſe fut ecceſſive, on reçût comme un Dieu ce beau Prince, que l’on croyoit perdu depuis ſi long-temps ; & il ſe trouva ſi ſatisfait de ſe voir dans le repos aprés avoir été ſi agité de l’orage, que rien au monde ne fut comparable à la felicité dans laquelle il vécût avec ſa parfaite épouſe.


  Tendres époux apprenez par ceux-cy,
  Qu’il eſt avantageux d’être toûjours fideles,
  Les peines, les travaux, le plus cuiſant ſoucy,
      Tout enfin ſe trouve adoucy,
    Quand les ardeurs ſont mutuelles :
  On brave la fortune, on ſurmonte le ſort,
      Tant que deux Epoux ſont d’accord.


AVIS


Pour le Conte ſuivant.


L’Enchanteur eſt pris d’un ancien Livre Gothique nommé Perſeval. On y a retranché beaucoup de choſes qui n’étoient pas ſuivant nos mœurs. On y en a ajoûté bien d’autres auſſi. Quelques noms ſont changez. C’eſt le ſeul Conte qui ne ſoit pas tout entier de l’Auteur ; tous les autres ſont purement de ſon invention.


L’ENCHANTEUR.


CONTE.


IL y eut autrefois un Roy, que l’on appelloit le bon Roy, parce qu’il étoit vertueux & juſte, aimé de ſes ſujets, cheri de ſes voiſins.

Comme ſa renommée étoit répanduë par toute la terre, un autre Roy vint dans ſes États pour luy demander une femme. Le bon Roy honoré d’une telle confiance, choiſit la plus charmante de toutes ſes Nieces, & la luy promit : on l’appelloit Iſene la belle.

On fit ſavoir par toute la terre un ſi illuſtre mariage, afin que chacun le vît celebrer par des fêtes & des jeux : il y vint tant de monde que c’étoit merveille.

Entre tant de Princes le Seigneur des Iſles lointaines ſe fit extrémement remarquer. Il étoit bien fait & grand Enchanteur.

Dés qu’il vit Iſene la belle il en devint amoureux, & fut trés-faché de voir qu’elle alloit être à un autre : il ſe flattoit que s’il fût arrivé plûtôt, & qu’il l’eût demandée au bon Roy, il l’auroit optenuë.

Dans cette penſée il s’affligeoit, & tourmentoit ſon eſprit ſur les expediens dont il pourroit ſe servir pour avoir la poſſeſſion d’une beauté fi accomplie.

Le mariage ſe fit enfin à ſon grand regret : mais il diſpoſa ſi bien de ſes arts, que la nuit des nôces quand on eut couché la mariée, on la laiſſa ſeule ſelon la coûtume de ce temps-là, & elle par une puiſſance ſecrete ne put demeurer dans ſon lit : elle en ſortit, & entra dans un cabinet qui étoit à côté de ſa chambre. Elle s’aſſit ſur un petit lit de repos, s’amuſant à regarder les raretez de ce beau lieu, ce cabinet étant tout éclairé : mais elle eut bientôt une autre occupation quand elle vit entrer le Seigneur des Iſles lointaines.

Il ſe mit à genoux devant elle, luy dit qu’il l’aimoit ; & elle ſentit une ſi grande inclination pour luy, que toute la magie ne peut former rien de ſemblable, s’il n’eſt pris dans un ſentiment naturel.

Il dit à la Reine les plus belles choſes du monde ; elle y répondit ſi bien qu’il ſe crut heureux, & il luy avoüa qu’il avoit mis dans le lit du Roy une eſclave, qu’il prendroit pour elle. Iſene en rit, & paſſa la nuit à ſe mocquer de ſon mary ; & le jour étant venu, elle parut comme ſi de rien n’étoit.

Le Roy fort charmé de la bonne fortune qu’il avoit euë, ſe trouvoit le plus content de tous les hommes : mais l’Enchanteur étoit le plus amoureux & le plus ſatisfait. Il remporta tous les prix des tournois, il donna cent marques d’amour à Iſene la belle, où perſonne ne prit garde : ils ſe regardoient à la dérobée, s’ils danſoient enſemble ils ſe ſerroient la main, ils beuvoient à table dans le même verre ; rien n’eſt comparable à la felicité des commencemens d’amour.

La ſeconde nuit l’Enchanteur fut encore avec la Reine, & il mit ſon eſclave dans le lit du Roy. La journée ſe paſſa en ces témoignages d’amour, qui bien que donnez myſterieuſement ont un charme infini pour les ames delicates.

La troiſiéme nuit fut ſemblable aux deux autres : ſi l’Enchanteur eut les mêmes douceurs, le Roy en crut trouver auſſi auprés de celle qu’il avoit miſe au côté de ce Prince.

Les fêtes finies chacun ſe retira, & ce Roy prit congé du bon Roy, & mena ſa nouvelle épouſe dans ſes Etats.

Peu de tems aprés elle s’apperçut qu’elle étoit groſſe ; & le terme étant venu, elle accoucha du plus beau Prince qu’on eût jamais vû : il ſe nommoit Carados.

Le Roy l’aimoit paſſionnement, par ce qu’il en croyoit être le pere, & la Reine le cheriſſoit avec une grande tendreſſe.

Il grandiſſoit à vûë d’œil, & devenoit plus beau de jour en jour : on eût dit à douze ans qu’il en avoit dix-huit. Dés qu’on luy montroit quelque choſe, il la ſavoit le moment d’aprés mieux que ſes maîtres : il danſoit bien, il chantoit de même, montoit bien à cheval, faiſoit dans la perfection tous ſes exercices, ſavoit l’Hiſtoire, & n’ignoroit rien de ce qu’un grand Prince doit ſavoir.

Il entendoit ſi ſouvent parler de la Cour du bon Roy, qu’il luy prit une forte envie d’y aller : il la témoigna au Roy & à la Reine, qui la blâmerent, ne pouvant conſentir à voir éloigner un enfant ſi aimable.

Mais le jeune Carodos ne put ſouffrir la reſiſtance qu’on luy faiſoit, il en tomba malade de chagrin ; & ſon pere & ſa mere voyant qu’il empiroit de jour à autre, ſe reſolurent à le contenter. Ils luy firent un bel équipage, & aprés l’avoir embraſſé mille fois ils le laiſſerent partir.

Je ne diray point comme il fut reçû à la Cour du bon Roy, cela ſe doit entendre ; on luy fit cent careſſes, & tout le monde étoit étonné de le voir ſi bien fait, ſi beau & ſi charmant.

Il acheva de ſe perfectionner dans cette Cour, il fut à la guerre, & fit des actions ſi belles qu’on ne parloit que de ſa valeur.

Il avoit dix-huit ans quand la fête du Roy arriva ; c’étoit le jour de ſa naiſſance, qu’il avoit accoûtumé de celebrer avec beaucoup de ſplendeur.

Il tenoit une Cour pléniere, & accordoit ordinairement tout ce qu’on luy de mandoit. Son trône étoit élevé dans une ſalle prodigieuſement grande, dont le devant qui donnoit dans la campagne étoit fait en grandes arcades qui prenoit depuis le haut juſques au bas, ainſi l’on pouvoit aiſément voir ceux qui venoient ; & c’étoit qu’une belle & innombrable aſſemblée entouroit le trône du Roy.

Il avoit une fort belle femme qui étoit auprés de luy, avec un trés-grand nombre de Princeſſes & de Dames.

On ne ſongeoit qu’à ſe réjoüir, & tous les eſprits étoient diſpoſez à la joye. Carados brilloit dans cette aſſemblée comme la roſe au deſſus des autres fleurs, quand on apperçut dans la plaine un Cavalier ſur un beau cheval blanc à crin iſabelle, qui s’avançoit de la meilleure grace du monde.

Etant aſſez prés pour être diſcerné, on remarqua qu’il étoit vêtu de verd, ceint d’une magnifique écharpe, à laquelle pendoit une épée ſi brillante de pierreries, qu’on n’en pouvoit ſupporter l’éclat. Ce jeune homme étoit divinement beau, cent boucles de cheveux blonds luy couvroient toutes les épaules ; il avoit une couronne de fleurs ſur ſa tête, un air vif & gay animoit ſon viſage, & il alloit en chantant trés-agreablement.

Quand il fut prés de la Salle il deſcendit legerement à terre, & les gens du bon Roy bien appris emmenerent ſon cheval & en eurent ſoin.

Il entra dans le lieu où étoit le bon Roy d’une façon ſi agreable, qu’il attira les regards de toute l’aſſemblée, les Dames ſur tout le trouverent charmant. Il s’avança vers le trône du bon Roy avec une noble hardieſſe, aprés avoir ſalué une ſi illuſtre compagnie.

Il ſe mit à genoux devant le Roy, détacha ſon épée, & la mit à ſes pieds. Sire, luy dit-il, je viens demander un don à vôtre Majeſté, j’eſpere de ſa bonté qu’elle ne me le refuſera pas en un jour fi ſolemnel.

Parlez, agreable Etranger, luy répondit le bon Roy ; je ne refuſe rien en un jour comme celui-cy, & ce ne ſeroit pas par vous que je commencerois un refus qui ne m’eſt pas ordinaire : je vous donne ma parole que quoi que vous demandiez vous l’obtiendrez.

Cela étant, repliqua le jeune homme, je vous demande, Sire, l’acolée pour l’acolée.

Que veut dire cela, s’écria le Roy tout ſurpris ? Vous propoſez une énigme au lieu de demander une grace, je ne vous entens point. Et lors le bon Roy ſe tournant vers toute l’aſſemblée, il leur demanda s’ils ſavoient ce que ces paroles vouloient dire ; & luy ayant été répondu qu’on ne ſavoit ce qu’elles ſignifioient, il dit encore au jeune homme de s’expliquer mieux.

L’acolée pour l’acolée, répondit le jeune homme, ne veut dire autre choſe, Sire, ſi ce n’eſt qu’il faut que quelqu’un de cette noble aſſemblée me coupe la tête avec mon épée que voilà.

À cette demande l’aſſemblée fit une longue exclamation d’étonnement ; le Roy en penſa tomber de ſon trône de ſurpriſe, la Reine en fronça le ſourcil d’horreur, & toutes les belles Dames qui étoient avec elle en témoignerent du chagrin.

Le bon Roy voulut s’excuſer de tenir une ſi barbare promeſſe, & dit qu’on l’avoit ſurpris : mais le jeune homme obſtiné tint ferme, & dit au Roy que ſon honneur y étoit engagé. Le Roy étoit dolent au poſſible ; il eut beau demander ſi quelqu’un vouloit faire cette horrible execution, perſonne ne diſoit mot, dont le Roy étoit encore plus fâché. En vain il témoignoit à ce jeune homme qu’il venoit troubler cruellement la joye de ce jour ; il demeura inflexible à vouloir qu’on luy coupât la tête.

Enfin Carados s’avança, & dit au Roy qu’il luy étoit trop dévoüé pour ſouffrir l’affront que ce jeune homme luy vouloit faire, par l’impoſſibilité qu’il croyoit avoir miſe au don qu’il avoit accordé, & qu’il étoit prêt de dégager ſa parole.

Le jeune homme fit un ſoûrire agreable en regardant Carados, & luy dit qu’il étoit prêt à recevoir la mort. On apporta un billot, Carados tira la fatale épée, le jeune homme ſe mit à genoux, & tous les yeux étoient attentifs à un ſpectacle ſi étonnant, quand Carados ſepara d’un coup la tête du corps, qui fit trois tours ; & bondiſſant trois fois, elle alla ſe replanter ſur ſon tronc, & le jeune homme ſe releva avec une diſpoſition toute gaillarde.

Si on avoit été ſurpris de la demande qu’il avoit faite, on le fut bien plus de ſa reſurrection. Aprés de grands cris, un ſilence d’admiration tint long temps tous les eſprits comme enchantez.

Le bon Roy fut fort aiſe de cette avanture, & le jeune Carados encore plus que luy, de n’avoir commis qu’un meurtre ſi innocent : mais ce jeune homme ſe rapprochant gayement du Roy ſe remit à genoux.

Sire, luy dit-il, je vous ſomme de me tenir le don que vous m’avez accordé ; & quoi, repliqua le Roy, ne l’ay-je pas fait ; Non, Sire, pourſuivit-il, il n’y en a que la moitié. Je vous ay demandé l’acolée pour l’acolée, Carados me l’a donné, il faut à préſent que je la luy rende, & que je luy coupe la tête auſſi.

À cette propoſition tout le monde éleva la voix, ſur tout on entendit mille cris feminins qui ſembloient s’oppoſer à une demande ſi barbare, le Roy fut conſterné, la Reine & toutes les Dames éperduës, l’aſſemblée troublée, tant on aimoit Carados ; luy ſeul parut tranquile, & dit au Roy qu’il étoit trop heureux de repandre ſon ſang pour degager ſon honneur.

Le jeune homme le regarda encore en ſoûriant, & ſe tournant vers le bon Roy : Sire, lui dit-il, j’ay aſſez troublé le plaiſir de cette fête, ce ſeroit trop d’agitation pour un jour, je remets l’execution de cette affaire d’aujourd’hui à un an, où je ſupplie tous ces Princes & ces Seigneurs de s’y trouver, je reviendray à pareil jour, pour l’execution de vôtre parole, & nous verrons ſi Carados aura autant de courage pour ſouffrir la mort, qu’il a eu de fermeté à me la vouloir donner.

Aprés cela on ſe mit à table, le banquet fut fort mélancolique, & tous les conviez étoient triſtes pour le deſtin de Carados.

L’année ſe paſſa en des occaſions de gloire pour ce Prince ; il fit cent belles actions, & il fut le premier qui au bout de l’an ſe rendit dans la ſalle de l’aſſemblée : tout le monde étoit conſterné, & on avoit la vûë inceſſamment attachée du côté de la campagne, eſperant toûjours que peut-être on ne verroit pas celuy dont on craignoit tant l’arrivée.

Il parut enfin monté ſur le même cheval, avec ſon habillement verd, ſon écharpe, ſa belle épée & ſa couronne de roſes, il chantoit comme l’autre fois, & il fut du même air aux pieds du Roy, luy demander l’accompliſſement de ſa parole. Le bon Roy le pria vainement de s’en déporter ; & la Reine voyant que le Roy ne gagnoit rien ſur ſon eſprit, vint avec toutes les Dames le conjurer de laiſſer la vie à Carados, luy offrant la plus belle des Niéces du Roy avec la moitié de ſon Royaume : mais les prieres & les larmes de la Reine n’obtinrent rien.

Le ſeul Carados ne paroiſſoit point émeu du peril qui le menaçoit ; il s’avança d’une contenance aſſurée vers le bon Roy, & le pria de faire finir promptement une choſe, qui auſſi-bien étoit inévitable.

Le billot fut porté & le Prince tendit la gorge ; le jeune homme leva ſon épée, & la tint ſi long-temps en l’air, que Carados jettant ſur luy des regards qui euſſent attendri la cruauté même : Achevez, luy dit il, vous me donnez mille morts pour une.

À ces paroles le jeune homme hauſſa davantage le bras, & aprés cela il remit tranquillement ſon épée au foureau, & tendit la main à Carados pour le relever. Levez-vous, jeune Prince, luy dit-il, vous aviez donné en cent occaſions des marques de vôtre courage, je ſuis bien aiſe qu’on en ait vû une de vôtre fermeté.

Mille cris de joye furent pouſſez juſques au Ciel pour un ſuccés ſi peu attendu. Le bon Roy deſendit du trône, & vint embraſſer le jeune homme, la Reine, les Dames, toute l’aſſemblée paroiſſoient plûtôt des perſonnes troublées que des perſonnes raiſonnables.

Le Feſtin fut rempli d’allegreſſe, & le jeune homme demanda à parler en particulier à Carados ; ils paſſerent tous deux dans une galerie, où le jeune homme aprés bien des careſſes qu’il fit à Carados, luy apprit qu’il étoit le Seigneur des Iſles lointaines, & qu’il étoit ſon pere. À cette nouvelle le Prince rougit, & ſon viſage s’alluma de colere ; il dit à l’Enchanteur que cela n’étoit point vray, qu’il vouloit noircir la reputation d’Iſene la belle, & que le Roy ſon mary étoit ſon pere. L’Enchanteur ſut ſurpris de trouver un ſi mauvais naturel. Vous étes un ingrat, luy répondit-il : mais vous n’en étes pas moins mon fils c’eſt moy qui vous ay doüé de tant de belles qualitez qui vous font aimer de tout le monde. Ah ! Carados j’ay peur que vous ne vous repentiez de la dureté que vous me témoignez.

Ils ſe ſéparerent, & quelques jours aprés. Carados qui n’avoit pas ſçû être le fils de l’Enchanteur, eut envie d’aller voir celuy qu’il vouloit qui fût ſon pere, il prit donc congé du bon Roy & de la Reine, & fut trouver le mary d’Iſene la belle.

Il fut reçû avec de grandes démonſtrations d’amitié par le Roy & la Reine ; & quand il fut ſeul avec le Roy, qui luy parloit de la crainte qu’il avoit euë pour ſa mort qu’un inconnu pourſuivoit, Carados fut aſſez imprudent pour luy conter tout ce que l’Enchanteur luy avoit dit.

Le Roy qui aimoit Carados avec une tendreſſe infinie fut frapé à ſon récit, & l’aſſura que quoi qu’il en fût il ne l’aimeroit pas moins, qu’il le regardoit toûjours comme ſon fils & ſon ſucceſſeur, & qu’il n’en auroit point d’autre : mais qu’il falloit éclaircir le fait de la Reine, qui pouvoit bien avoir quelques galanteries avec le Seigneur des Iſles lointaines.

On envoya chercher Iſene la belle, qui ſe pâma entendant dire la verité, & qui n’en parut que trop convaincuë ; elle ne s’amuſa pas à la nier, mais ſa plus grande douleur étoit de ſe voir accuſée, & convaincuë par ſon propre fils.

Le Roy conſulta Carados, pour le remede qu’il y avoit à chercher à un ſi grand mal : Carados dit que bien que la honte du Roy eût été ſecrette, il falloit une vengeance d’éclat ; qu’il falloit donc que le Roy envoyât chercher des ouvriers de toutes parts, & qu’il employât tous ſes treſors à faire conſtruire une Tour d’une force imprenable, & que l’on y enfermât la Reine dedans, avec une bonne & ſûre garde.

Ce conſeil plut au Roy, & il fut executé ; en peu de jours la Tour fut batie, & la Reine fut enfermée dedans.

Aprés cela Carados, qui ne ſentoit nuls remords du traittement qu’il faiſoit à ſa mere, partit pour s’en retourner à la Cour du bon Roy.

Il n’étoit plus qu’à deux journées de la Ville Capitale de ſon Royaume, quand il apperçut de loin dans un Pré quelque choſe de fort brillant ; & en étant plus prés, il connut que c’étoit des tentes, dont ſur la plus élevée il y avoit ſur une boule d’or, un grand Aigle de même matiere, qui ſembloit s’élever vers le Ciel.

Carados s’avança vers ces tentes, il ne vit perſonne tout autour, il deſcendit de cheval, & entra dans celle qui luy parut la plus belle : il y avoit dedans un fort beau lit, dont les rideaux étoient relevez, & ſur ce lit une jeune perſonne nompareille en beauté, qui dormoit.

Le Prince fut d’abord charmé de la vûë d’un ſi aimable objet. Le premier moment fut donné à l’admiration & le ſecond à l’amour. Il aima ſans pouvoir s’en deffendre & contre la coûtume du temps des grandes paſſions, il fut hardy comme on l’eſt à preſent, il fut hardy auſſi-tôt qu’amoureux.

Il mit au commencement un genou à terre, & prit une des mains de cette jeune fille, qu’il baiſa : mais ſon audace augmentant elle s’éveilla, & fut effrayée de ſe trouver entre les bras d’un homme qu’elle ne conſidera pas d’abord : elle cria donc, & vouloit ſe jetter au bas de ſon lit, lors qu’une eſclave Grecque ſortit d’un cabinet & accourut ; elle tendit d’abord les mains à ſa maîtreſſe pour l’aider, mais jettant les yeux ſur Carados, elle s’abandonna à une grande ſurpriſe.

Regardez celuy que vous fuyez, dit-elle à ſa jeune maîtreſſe, qui tourna la tête du côté du Prince avec des yeux farouches, mais ils s’adoucirent tout à coup ; & ſoûriant enſuite d’une maniere agreable : C’eſt Carados, dit-elle avec beaucoup de joye, c’eſt Carados.

Je ſuis ſans doute Carados, luy répondit le Prince, charmé de ſa douceur. Mais comment me connoiſſez-vous : Attendez un moment, réprit-elle, & courant dans un Pavilllon prochain avec ſon eſclave, elle en revint incontinent, tenant un grand rouleau qu’elle déploya, & elle fit voir à Carados ſon Portrait.

Voilà vôtre Portrait, luy dit-elle ; dés que je le vis je vous aimay, & auſſi-tôt que je vous aimay je me deſtinay à vous, & j’obtins de mon frere que je n’aurois jamais d’autre mary. Nous allons à la Cour du bon Roy, où il va luy demander une épouſe, & vous demander pour mon époux. Mon frere eſt le Roy Candor, & je m’appelle Adelis.

Comme elle achevoit ces mots, le Roy Candor, preſque auſſi beau que ſa ſœur, entra dans la tente. Adelis luy preſenta Carados ; ils s’aimerent dés lors comme freres, & s’en allerent enſemble à la Cour du bon Roy.

On y fut charmé de la bonne minne & de la beauté du frere & de la ſœur ; le bon Roy preſanta toutes ſes Niéces au Roy Candor, il choiſit la plus aimable qu’il épouſa.

L’on alloit celebrer le mariage de Carados & d’Adelis, quand il arriva un Meſſager de la part du Roy, qu’il croyoit ſon pere, qui le mandoit en toute diligence. Il partit, laiſſa la belle Adelis, & promit un prompt retour ; mais ne ſait-on pas que les choſes qui dépendent du deſtin ne ſont pas en nôtre puiſſance ;

Quand Carados fut arrivé, le Roy luy dit qu’il étoit dans une peine étrange ; qu’on entendoit toutes les nuits dans la Tour d’Iſene la belle des melodies charmantes, & qu’apparemment l’Enchanteur prenoit le ſoin de la divertir dans ſa captivité.

Il ne ſe trompoit pas ; le Seigneur des Iſles lointaines avoit été au deſeſpoir de ce qu’on faiſoit ſouffrir à la Reine pour l’amour de luy, & voulut luy en adoucir la rigueur par de continuels témoignages d’amour. Il avoit pris douze belles filles qu’il mit auprés d’elle ; il eut des hommes bien faits, & compoſa une Cour agreable ; il eut des meilleurs Muſiciens qu’il y eût alors, de bons Danſeurs, d’excellens Comediens ; elle avoit la Comedie trois fois la ſemaine, l’Opera les autres nuits, ou des fêtes tres agreables avec des feſtins ſplendides.

Il trompoit ainſi le temps qu’on vouloit faire paſſer à la Reine avec tant d’ennuy, & il accompagnoit tous ces plaiſirs par celuy de ſa preſence.

Carados ſe douta bien que ſon amour le faiſoit agir. Il dit au Roy qu’il le falloit ſurprendre, & que la choſe ſeroit aiſée, puiſqu’il ne s’en défioit pas.

Il alla la nuit même à la Tour quand il crut que tout y étoit occupé par le plaiſir de quelque fête, il entra ſans bruit, & ſe coula ſecrettement avec des Gardes, il ſe rendit maître de la perſonne de l’Enchanteur, & quand il fut pris, ſes charmes n’eurent plus de vertu.

Iſene la belle fut ſi effrayée d’abord, qu’elle n’eut pas la prudence de cacher ſa paſſion, & un long évanoüiſſement acheva de la trahir.

L’Enchanteur fut mené devant le Roy qui voulut le faire mourir : mais Carados luy repreſenta qu’il ne ſeroit pas aſſez puni, & qu’il falloit le tourmenter d’une peine ignominieuſe. Aprés qu’il eut bien penſé, il s’aviſa qu’il le falloit faire ſouffrir en ſon amour, & que rien ne ſeroit plus cruel pour luy, que de le condamner à la même deſtinée qu’avoit eu le Roy. On luy donna donc durant trois nuits differentes une eſclave, en qui une ſavante Fée avoit mis la reſſemblance d’Iſene la belle. Il ne pouvoit ſe garantir de ce piége ; ſon ſavoir & ſon art luy devenoient inutiles étant ſous le pouvoir d’autruy.

Il ſe conſoloit dans ſes cachots, croyant avoir la Reine auprés de luy. Il ſouffroit ſeulement des rigueurs qu’elle reſſentoit, & dont il ſe croyoit la cauſe. Dans le temps qu’il luy diſoit les choſes les plus ſenſibles, les plus delicates & les plus paſſionnées, la Fée démaſqua l’eſclave. Elle parut avec ſes traits naturels, il connut ſa faute, & la tromperie qu’on luy avoit faite.

Rien ne peut-être comparable à la douleur du Seigneur des Iſles lointaines ; on le laiſſa enſuite aller ſans luy faire promettre de ne voir plus lſene la belle, & par malheur on oublia ce point qui étoit le plus important.

On le laiſſa vivre afin de luy laiſſer une honte éternelle de ſon infidelité ; il la ſentit bien & ſe tranſporta dans la Tour auprés d’Iſene la belle, à qui on avoit ôté toute ſon aimable compagnie.

Il l’aborda, le tein pâle, les cheveux negligez, les yeux baiſſez, ſans avoir pour toute parole que des ſoûpirs preſſez, qui ſortoient avec une exprefſion de douleur qui eût attendry une ame moins intereſſée en ſa peine, que celle d’Iſene la belle.

Elle le regardoit triſtement ; & quand il fut revenu de ſa confuſion, il luy conta avec mille ſanglots le ſupplice où l’on avoit ſoûmis ſon amour. Iſene en pâlit à ſon tour, & trop vivement offenſée contre le cruel Carados : Eſt-il poſſible, s’écria t elle, que ce ſoit nôtre fils ! qu’il meure je ne le connois plus. Mais non, réprit-elle, qu’il ſouffre comme vous avez ſouffert.

Aprés cela ils ſe concerterent, & le lendemain la Reine envoya chercher Carados, luy mandant qu’elle luy vouloit parler. Il ſe rendit auprés d’elle, il la trouva ſes cheveux épars ; elle luy dit qu’elle ne croyoit pas qu’il vint ſitôt, qu’elle s’alloit dépêcher de ſe coëffer, mais qu’il ouvrît ſon armoire, & qu’il luy donnât un beau peigne d’yvoire qu’on luy avoit envoyé de Rome.

Carados voulut obéïr, il ouvrit l’armoire : mais à peine avançoit-il la main qu’une ſerpente le picqua au bras, & y fit trois tours avec ſon corps, La picqueure fut ſi douloureuſe, que Carados pouſſant un furieux cri, ſe laiſſa tomber à terre.

Les gardes accoururent, & l’emporterent au Palais. On fit venir tous les gens experts en Chirurgie, on ne put le guerir, ni luy arracher du bras cette cruelle ſerpente.

Les nouvelles de cet accident parvinrent bientôt aux oreilles de tout le monde, & ſur tout à la Cour du bon Roy, où tout le monde en eut de la douleur : mais rien ne fut comparable à celle de la belle Adelis, qui partit auſſi tôt avec le Roy Candor ſon frere pour aller voir ſon malheureux amant.

Elle ſe en mit ſon chemin tandis que Carados ſouffroit des peines vehementes. Il étoit dans ſon lit, où rien ne le ſoulageoit ; il languiſſoit & déperiſſoit ſous la rigueur de ſon mal.

Un ſoir qu’il étoit plus abbatu que de coûtume, voicy qu’on luy vint dire qu’il venoit d’arriver un Meſſager de la part d’Adelis. Il ſe troubla a ces paroles, il commanda qu’on le fit entrer, & quand il fut auprés de luy il eut toûjours la tête tournée du côté du mur, afin qu’il ne le vit pas ſi défait & ſi changé.

Le Meſſager luy dit qu’Adelis & le Roy Candor arriveroient le lendemain ; il en parut ſatisfait, & le congedia. Quand il ſe vit tout ſeul il ſe tourna vers ſon Page ; & le pria d’aller bien fermer la porte par derriere ; aprés quoi il luy demanda s’il avoit bien de l’amitié pour luy : le pauvre Page en pleurant luy proteſta qu’il l’aimoit tant, qu’il luy donneroit ſa vie s’il en avoit beſoin.

Carados parut un peu réjoüi à cette aſſurance ; il ſe fit habiller comme il put, luy commanda de prendre ſes pierreriers & les outils dont ils auroient beſoin : cela fait, ils deſcendirent tous deux dans le jardin, & firent un trou à la muraille qui donnoit dans une forêt. Carados luy même travailla de ſon bon bras.

Quand ils furent dans la forêt, ils marcherent plus de trois jours ſans ſe reconnoître, ſe nourriſſant pauvrement de ce qu’ils trouvoient. Enfin ils apperçurent un hermitage qui étoit agreablement ſitué au bord d’un petit ruiſſeau, avec un joly jardin plein de fruits & de legumes.

Un Hermite blanc ſortoit de la Chapelle ; Carados l’aborda, & luy conta ſon infortune, dont le Pere avoit déja entendu parler, & le pria de le cacher, & de trouver bon qu’il paſsât avec luy les reſtes de ſa douloureuſe vie.

Le bon Hermite luy promit le ſecret, & fut acheter deux habits blancs pour Carados & pour ſon Page ; & il fut ſi bien caché ſous cet ameublement, que jamais perſonne ne le connut, non pas même les gens que le Roy avoit envoyés aprés luy pour le chercher, & qui le virent & le prirent pour un Hermite.

Cependant le Roy Candor & fa ſœur arrivent où ils croyoient trouver Carados, & dés auſſitôt Adelis ſe fit mener à la chambre où il demeuroit ; on trouva la porte fermée, on heurta, & l’on dit qui c’étoit qui vouloit entrer : mais mot.

La belle Adelis ſurpriſe, parla elle-même : Ouvrez, ouvrez ami, diſoit-elle, c’eſt vôtre Adelis qui eſt icy, mot encore. Enfin Candor impatient fit enfoncer la porte, & on ne trouva rien, ni dans la chambre ni dans le lit. Qui fut bien ſurpriſe, ce fut la pauvre Adelis. Elle pleura, elle s’arracha les cheveux ; & le Roy Candor voyant une douleur ſi vive, jura de ne ceſſer point de courre le païs durant deux ans, juſqu’à ce qu’il eût trouvé ſon bon ami Carados. Il s’en alla donc tout ſeul par le monde ; il s’informoit par tout de tout ce qu’il cherchoit, & il n’en apprenoit point de nouvelles. Le temps qu’il avoit preſcrit à ſa quête s’écoula inſenſiblement ; ſa douleur luy étoit toûjours nouvelle, & il revint plein de deſeſpoir dans le Royaume du Roy qui paſſoit pour le pere de Carados.

Il ſentoit quelque conſolation de revoir ſa ſœur ; & il étoit un jour dans une forêt, où trouvant un ruiſſeau agreable, il deſcendit de cheval pour ſe repoſer, & pour éviter les grandes chaleurs.

Il marcha quelque temps pour trouver un lieu commode ; & il en avoit rencontré un tres agreable, quand il entendit le ſon d’une voix triſte qui ſe plaignoit amerement : il s’arrêta, & fut étrangement ſurpris de connoître par les paroles qu’on proferoit que c’étoit Carados luy-même qui ſe plaignoit.

Sa joye étoit fi grande, qu’il doutoit encore s’il ne ſe trompoit pas : mais s’avançant douçement, il vit un homme vêtu de blanc couché ſur le bord de l’eau ; & il auroit crû à la figure de ſon habit que c’etoit un Hermite, s’il n’eût pas remarqué le bras à la ſerpente hors de la grande manche.

À cette vûë le Roy Candor fit un grand cri & ſe jetta tout éperdu au col de ſon amy.

Jamais confuſion ne fut égale à celle de Carados de ſe voir ainſi découvert ; il pleura de honte & de tendreſſe. Candor l’embraſſa mille fois ſans pouvoir parler. Les grandes joyes ſont muettes. Enfin la parole leur vint à tous deux, & ils s’expliquerent comme font deux amis qui s’aiment ſincerement.

Aprés bien des reproches legitimes du côtés de Candor, & de mauvaiſes excuſes de la part de Carados, Candor obtint de luy qu’il l’attendroit là ſans s’enfuir comme il avoit déja fait, & il luy promit qu’il ſeroit de retour avant ſix jours.

Aprés avoir pris ces aſſurances, le bon Roy Candor quitta ſon ami, & fut à toute hâte chez le Roy, à qui, ſans rien dire autre choſe, il demanda la permiſſion d’aller voir Iſene la belle !

Quand il l’eut il monta à la Tour, & fit à Iſene une peinture touchante de l’état malheureux où il avoit trouvé Carados, & la conjura par les tendreſſes du ſang d’oublier les offenſes qu’il luy avoit faites, & de le vouloir guerir : & comme il vouloit réüſſir à toucher & à perſuader la Reine, il la conjura même par le Seigneur des Iſles lointaines de luy accorder ce qu’il luy demandoit.

Iſene la belle avoit eu le temps d’adoucir ſa colere. Elle répondit au Roy Candor qu’elle voudroit guerir ſon fils : mais que le ſeul remede qu’on y avoit mis luy paroiſſoit impoſſible, puis qu’il faloit trouver une pucelle qui fût auſſi conſtante que belle, qui voulût ſouffrir pour Carados. Aprés cela Iſene luy dit la ceremonie du reſte du remede.

Candor rêva un peu ; & ayant remercié la Reine il la quitta, & fut trouver la belle & triſte Adelis. Elle fut tranſportée de joye de revoir ſon frere ; elle luy demanda s’il n’avoit point eu de nouvelles de Carados ? Il luy repondit qu’il l’avoit trouvé, mais dans le plus pitoyable état du monde ; & enfin qu’il y avoit auſſi un remede, mais difficile pour le guerir. Elle voulut ſavoir avec empreſſement de quoi il étoit queſtion.

Ma ſœur, luy dit-il, il faut trouver une pucelle qui ait autant de fidelité que de beauté, qui veüille ſouffrir pour luy. Ha ! dit elle, pucelle ſuis, je ſuis fidelle ; mais de beauté je ne ſay s’il y en aura à ſuffiſance : n’importe, continua-t-elle, éprouvons ce qui eſt en moy.

Alors ils donnerent tous les ordres neceſſaires pour faire porter ce qu’il faloit à l’Hermitage, & le frere & la ſœur s’y acheminerent.

Quand la belle Adelis fut devant ſon Amant, il baiſſa la tête, & ſe couvrit le viſage pour cacher ſon horrible changement ; il étoit tel que l’œil d’une Amante le pouvoit méconnoître, ſi ce cas pouvoit arriver. D’auſſi loin qu’elle le vit, elle courut l’embraſſer, & elle fut ſi ſaiſie, qu’on crut qu’elle en mourroit.

Enfin on dit à Carados en partie de quoi il s’agiſſoit ; car s’il eût ſçû le peril où Adelis s’expoſoit, il l’aimoit trop pour y avoir jamais conſenti.

On fit porter deux grandes cuves, l’une pleine de vinaigre, & l’autre pleine de lait, qu’on mit à trois pieds l’une de l’autre. Carados ſe devoit mettre dans celle de vinaigre, & Adelis dans celle de lait. La Princeſſe ſe hâta elle-même de deshabiller Carados ; (cet employ luy étoit bien doux) & quand il fut dans la cuve, elle ſe mit promptement dans l’autre. La ſerpente qui étoit au bras de Carados, & qui haïſſoit le vinaigre, devoit ſe détacher de ſon bras, & ſauter dans la cuve de lait qu’elle aimoit fort, & devoit s’attacher au ſein d’Adelis.

Le Roy Candor étoit au milieu des deux cuves, ſon épée en l’air pour fraper la ſerpente dans le temps qu’elle s’élanceroit.

La fidelle Adelis avoit le bout du ſein hors de la cuve, & appelloit tendrement la ſerpente ; & voyant qu’elle ne venoit pas aſſez tôt ſelon ſes deſirs, elle ſe mit à chanter ces paroles d’une voix charmante.

  Serpente aviſe mes mammelles,
    Qui ſont tant tendrettes & belles,
      Serpente aviſe ma poitrine,
  Qui plus blanche eſt que fleur d’épine.

À cet aimable chant la ſerpente ne fit qu’un bond pour s’élancer dans la cuve de la Princeſſe, & ſe prit au bout de ſon ſein. Le Roy Candor ne fut ni aſſez prompt ni aſſez adroit, & croyant couper en deux la ſerpente, il emporta avec ſa tête le bout du ſein de ſa ſœur ; la ſerpente mourut : mais Adelis fut en grand danger, ſon ſein eut bientôt changé le lait en une pourpre vermeille ; elle s’évanoüit, & le bon Hermite qui connoiſſoit la vertu des ſimples, en eut bientôt mis ſur ſa bleſſure qui étrancherent ſon ſang, & peu aprés elle fut guerie.

Carados étoit ſi touché à ce ſpectacle, qu’il ne ſentoit pas la joye de ſon ſoulagement ; (tout veritable Amant doit être de même) il faiſoit des cris horribles dans ſa cuve, mais on ne l’écoutoit pas ; & par l’ordre du Roy Candor on le mit dans un bain, comme l’avoit ordonné Iſene la belle. Il en ſortit plus beau qu’il n’avoit jamais été, en un mot le plus charmant de tous les hommes & le plus deſirable pour Amant.

En cet état il s’alla preſenter à Adelis, qui ne pouvoit aſſez remercier la bonne fortune qui avoit délivré Carados d’un mal ſi terrible. Il y avoit même dans cette gueriſon des circonſtances qui étoient d’un prix & d’un goût infini pour Carados (peu de Dames auroient les qualitez requiſes pour finir un tel mal.

La joye étoit grande, & elle fut bientôt repanduë juſques dans la Cour du bon Roy, qui s’appareilla pour venir à la ſolemnité du mariage de Carados & d’Adelis.

Dés que Carados fut arrivé chez le Roy, qu’il aimoit comme ſon pere, il demanda la liberté de ſa mere, elle luy fut accordée ; il vola plein de joye à la Tour, ſe jetta à ſes pieds, luy demanda pardon, & la mena au Roy qui la trouva ſi charmante, qu’il réſolut de ſe remarier avec elle : mais il n’en eut que la volonté, ſa mort ſubite luy en ôta le pouvoir.

Carados fut couronné, & le bon Roy étant arrivé avec la Reine, on fit le mariage de Carados & d’Adelis, ce ne furent que magnificences, que jeux, que fêtes, Iſene la belle y étoit ſi belle, qu’on doutoit qui remporteroit l’avantage d’elle ou d’Adelis.

Un inconnu eut tous les prix, & charma toute la Cour par ſa bonne mine, il avoit un Bouclier d’or ; & s’avancant vers le bon Roy & le Roy Carados, il leur dit que la boucle de ſon Bouclier avoit une telle vertu, qu’elle remettoit tout ce qui manquoit, & que s’il plaiſoit à Adelis d’en faire l’épreuve, il luy remettroit le bout du ſein. Elle eut quelque peine à s’y reſoudre par modeſtie : mais Carados luy ayant défait les agraffes de ſa robe, elle fit paroître le plus beau ſein du monde. L’inconnu en approche la boucle de ſon Bouclier, qui s’y prit tout auſſitôt : & voilà un joly bout d’or qui ſe fait au ſein de la Reine, & l’on l’appella depuis la Reine au bout du téton d’or.

Cet inconnu ſe fit reconnoître pour le Seigneur des Iſles lointaines, pere de Carados ; on luy fit grande fête. Il demanda Iſene la belle pour femme, on la luy accorda, il étoit bien juſte de recompenſer un ſi long amour, ſi ardent & ſi fidele. Ces quatre époux vécurent dans un bonheur perpetuel.

Par differens chemins on arrive au bonheur,
Le vice nous y mene auſſi-bien que l’honneur :
Témoin ce que l’on voit en Iſene la belle,
      Aprés des tourmens meritez,
      Elle eut mille proſperitez,
Et la ſage Adelis ſi tendre & ſi fidelle

      Long-temps perſecutée à tort,
      Jouït enfin d’un pareil ſort,
  Aveugle Deité, fortune trop cruelle,
  Accordez mieux tout ce qui vient de vous,
  Accablez les méchans d’une peine éternelle,
  Donnez aux vertueux le bonheur le plus doux.



TOURBILLON.


CONTE.

AU temps jadis il y eut un Roy dans le païs d’Armenie, qui ſe trouvant veuf, & ayant perdu une belle Princeſſe qu’il aimoit tendrement ; prit une eſpece d’averſion pour toutes les autres femmes, & refuſa tous les partis qu’on luy preſenta.

Uliciane Reine du Promontoire merveilleux, celebre par ſa beauté, & plus encore par ſa ſcience, tenta plufieurs efforts inutiles pour obliger ce Roy à l’épouſer. Elle deſcendoit en droite ligne d’Ulyſſe & de Circé, & le ſavoir de cette fameuſe Fée étoit venu juſqu’à elle de mere en mere.

Elle avoit ſes raiſons pour ſouhaiter d’épouſer le Roy d’Armenie : elle avoit connu par ſes livres qu’une petite fille qu’il avoit feroit tout le malheur de ſa vie, & l’empêcheroit d’être aimée de l’homme du monde qu’elle aimoit le plus. Cette connoiſſance l’obligea à mettre tout en œuvre pour venir à ſes fins ; elle ne vouloit être Reine d’Armenie que pour avoir entre ſes mains Pretintin, c’eſt ainſi que s’appelloit la petite Princeſſe ; & Uliciane ſavoit que ſi elle la faiſoit mourir avant que cet enfant eût atteint ſa quatriéme année, rien ne troubleroit la felicité de ſa paſſion amoureuſe.

Eſt-il rien d’impoſſible à une Fée, ou plûtôt à une femme qui aime ?

Uliciane ſe trouva un jour dans une forêt où le Roy chaſſoit : elle avoit un train magnifique, ſes pavillons étoient dreſſez, ils brilloient d’un éclat extraordinaire. Le Roy fut fort ſurpris d’une telle rencontre ; il ſavoit trop l’uſage de la civilité pour ne pas aborder cette Princeſſe. Il la trouva belle : mais il fut inſenſible juſqu’au premier morceau qu’il mangea. Elle le pria de s’arrêter quelques momens dans ſes tentes ; elle luy fit un repas delicieux, & ce pauvre Prince ſe trouva pris & ſi charmé d’Uliciane, qu’il luy propoſa de l’épouſer ſans attendre plus long-temps. Elle ne ſe fit point prier, comme l’on peut croire, & jamais nôces de cette importance ne ſe firent avec moins de ceremonie.

Il ne fut pas difficile à Uliciane de conſerver l’empire qu’elle avoit ſur l’eſprit du Roy. Elle careſſa fort la petite Pretintin, qui étoit paſſionnément aimée de ſon pere ; auſſi étoit elle la plus aimable creature qu’on pouvoit voir.

Tous les dons de beauté étoient répandus ſur ſa perſonne.

Elle approchoit de ſes quatre ans, c’étoit le terme preſcrit par les deſtinées, & fi elle le paſſoit il devoit être fatal à l’amour d’Uliciane ; quand cette Fée ſe confia à ſon favory, qui étoit le miniſtre de toutes ſes volontez : il ſe nommoit Arrogant. Elle luy donna la petite Princeſſe d’Armenie, luy commanda de luy attacher une pierre au col, & de la noyer, apprehendant que s’il la faiſoit mourir d’une autre maniere, on n’eût quelque marque de ſon trépas.

Arrogant ſe chargea volontiers d’une ſi cruelle commiſſion. Il prit Pretintin, & la mena prés d’un fleuve, il la poſa à terre pour chercher un caillou ; & les careſſes charmantes qu’elle luy faiſoit n’adoucirent point un naturel ſi ſanguinaire.

À peine fut-elle ſur le bord de l’eau qu’il s’éleva une eſpece d’orage avec un grand Tourbillon ; & quand Arrogant voulut prendre Pretintin pour la noyer, il ne la trouva plus ; & la chercha inutilement.

Il ſe flata que le vent l’auroit jettée dans le fleuve, & que le courant de l’eau l’auroit emportée.

Il retourna vers Uliciane, & luy dit qu’il avoit executé ſes ordres.

Cependant la petite Pretintin ſe trouva dans un Palais ſuperbe, où elle fut élevée juſqu’à l’âge de huit ans : mais Uliciane voyant qu’elle n’avançoit gueres dans le bonheur de ſes amours, ſon Amant ne l’ayant aimée que peu de temps, fut épouvanté de voir que la certitude de ſon art luy manquoit pour la premiere fois de ſa vie, ſon bonheur devant être fondé ſur la mort de Pretintin.

Elle fut trés-agitée d’un mécompte ſi étonnant ; elle conſulta de nouveau ſes livres, & ſentant ſon malheur ſans le comprendre, elle étudia tant & ſi bien, qu’elle vit clairement qu’il faloit que Pretintin ne fût pas morte. Elle fit revenir Arrogant, & ſans l’intimider elle voulut en tirer la verité par douceur.

Il luy avoüa tout, & luy conta comme la choſe s’étoit paſſée, ne ſachant ce qu’étoit devenuë Pretintin. Cet aveu luy ſuffit ; & étant allée trouver le docte Prothée, elle ſçût que la Princeſſe d’Armenie étoit au pouvoir de ſon Amant mais qu’elle ne la pourroit ôter de ſon Palais que par le moyen du plus beau garçon du monde ; où le trouver ? voilà ce qui l’inquietoit. Elle ſe mit en campagne, pria quelqu’une de ſes amies qui poſſedoit les dons de féerie d’en faire de même.

Tant fut couru, qu’elle ſçut qu’il y avoit en France le plus beau Prince qui eût jamais été. C’étoit peu que la beauté, quoy qu’elle fût charmante, il devoit encore par mille & mille perfections rendre un jour la merveille du monde.

Uliciane ſe tranſporte à Paris, va juſqu’au lit Royal ravir ce beau Prince endormi, il avoit dix ans ; elle le porte prés du Palais qui renfermoit l’aimable Pretintin. La Fée répandit dans toute ſon enceinte du jus de pavot, hors dans la chambre de la Princeſſe. Elle avoit accoûtumé de ne faire qu’un ſomme, & pour la premiere fois de ſa vie elle s’éveilla auſſi-tôt que le jour parut.

Inquiete elle ſaute en bas de ſon lit, elle va dans tout le Palais où tout étoit paiſible, elle en ſort ; portes en étoient ouvertes, & il n’y avoit point de garde. Elle court comme une petite inſenſée, & ne s’arrêta que par la rencontre qu’elle fit d’un jeune Prince auſſi beau qu’elle. Ils ſe regarderent avec une joye brillante dans les yeux ; & ſe tendans les bras, comme s’ils ſe fuſſent connus, ils s’embraſſerent, & ſembloient déja avec leurs petits bras former une chaîne qui devoit les attacher enſemble pour toute leur vie.

Aprés de longues careſſes ces aimables enfans ſe promenerent au bord de la mer, & appercevant une petite barque peinte de toutes couleurs, ils la trouverent ſi jolie, que ſe tenant tous deux par la main ils ſauterent dedans.

À peine ce leger fardeau fut-il dans la petite barque, qu’elle partit avec grande vîteſſe, & eut bien-tôt gagné les côtes d’Armenie. Le Roy & la Reine étoient ſur le Port, & reçurent ces aimables Princes. La Reine s’étoit fait un merite auprés de ſon mary de la délivrance de la petite Princeſſe : & comme il avoit été au deſeſpoir de ſa perte, il étoit ravi de la retrouver : il croyoit ne la devoir qu’à l’affection d’Uliciane qui l’avoit recouvrée par ſon grand ſavoir ; auſſi la luy confia-t-il. Elle luy fit accroire qu’un nouveau malheur menaçoit Pretintin, s’il ne luy en laiſſoit pas la garde.

La Reine avoit fait faire un Palais, qui n’étoit ſeparé du ſien que par un jardin ; ce fut là qu’elle renferma Pretintin, qu’elle haïſſoit à mort, par l’indifference que ſon Amant avoit pris pour elle. Elle reſolut de l’en punir par tous les ſupplices imaginables ; & pour les mieux faire ſentir, elle fut bien-aiſe de voir allumer une vive flamme dans les cœurs innocens de Pretintin & du beau Nirée : le petit Prince s’appelloit ainſi.

Il y avoit dans ces jeunes cœurs une preparation fatale pour ce que deſiroit la Fée. Un fond de tendreſſe infinie en faiſoit les caracteres. Elle voulut affliger Pretintin en la perſonne de ſon petit Amant, & fut ravi qu’ils s’aimaſſent éperduëment pour les faire enſuite ſouffrir davantage.

Elle mit le beau Nirée ſous la charge d’Arrogant ſon favori, & une fois tous les jours il voyoit la Princeſſe d’Armenie, parce qu’elle ſavoit bien que ſe voir & s’aimer étoit pour eux la même choſe, & qu’elle vouloit qu’ils ſe viſſent, afin qu’ils s’aimaſſent mieux.

Cette maniere de faire dura juſqu’à ce que Pretintin eût quinze ans & le Prince dix-ſept, & ils s’aimerent tant, qu’on ne pouvoit pas aimer plus.

Le Roy s’ennuyoit fort de voir auſſi peu ſouvent ſa fille ; elle ne paroiſſoit que les jours de fêtes, & aux plaiſirs d’éclat. Bien des Rois la demanderent pour femme : mais on les refuſa toûjours. La Reine amuſoit le Roy, elle luy diſoit que le deſtin de ſa Couronne étoit attaché à celuy de ſa fille, elle luy faiſoit ainſi cent contes à dormir debout.

Une fois que le beau Nirée vint chez la jeune Pretintin, elle le vit triſte, & connut qu’il avoit pleuré : les traces de ſes larmes étoient encore ſur ſes belles jouës, ſemblables à la roſée qu’on voit le matin ſur les fleurs.

Qu’avez-vous, luy dit-elle avec un empreſſement naturel ? que vous eſt-il arrivé ? ne ſeriez vous pas heureux chez mon pere ? & vous manque-t-il quelque choſe ? Je vous vois, luy répondit-il, & je ſuis heureux tant que je vous vois. Et comment étes-vous quand vous ne me voyez pas ? Juſqu’icy luy dit-il, je penſois à vous quand je ne vous voyois pas, & j’étois toûjours content en y penſant : mais depuis quelques jours Arrogant me fait tous les ſoirs aller dans un lieu qu’on appelle l’Iſle funeſte ; j’y trouve un monſtre à combattre, je le vainc. On ne m’étonne point par ces travaux, j’occupe ma valeur aprés cela. On rend ma vie miſerable par mille indignitez que j’aurois honte de vous dire, mais le plus grand de tous mes maux, c’eſt qu’on me menace que je ne vous verray plus. Ce dernier mot fut coupé par des ſanglots ; Nirée ſe mit à pleurer, & Pretintin ne put s’empêcher de répandre des larmes.

Elle l’aſſura fort qu’elle parleroit au Roy & à la Reine, & qu’elle les prieroit de ne les point ſeparer. Mais le lendemain ſon deſeſpoir fut extréme, quand elle ne vit point de tout le jour le beau Nirée : Ah ! dit elle, c’en eſt fait, je ne le verray plus.

Elle ne voulut point ſouper ; & congediant toutes ſes filles, elle commanda qu’on la laiſsât ſeule, ne faiſant que s’affliger, & penſant comme elle pourroit faire pour avoir des nouvelles de Nirée. Elle n’avoit pû voir le Roy, & la Reine l’avoit grondée du ſoin qu’elle avoit marqué.

Que faire donc ? Elle penſoit & repenſoit, lors qu’elle entendit un vent impetueux ; les fenêtres de ſon appartement en tremblerent, & celles de ſa chambre s’ouvrirent. Elle fut effrayée, & penſa crier, quand elle vit entrer un fort beau jeune homme. Il étoit grand, d’une taille ſurprenante, il avoit dans les yeux une activité ébloüiſſante, l’action vive. Je viens vous offrir mes ſervices, belle Princeſſe, luy dit-il ; ce ne ſont pas les premiers que je vous ay rendus, me reconnoifſez-vous ? Non, luy dit-elle, je ne ſay qui vous étes ; & quand je vous anrois vû, je ne me ſouviens que de Nirée. L’aveu eſt franc, réprit il : mais je vous aime auſſi bien que Nirée. À quoy cela vous peut il ſervir, réprît-elle ? À vous aimer, répliqua-t-il, ſans ſe chagriner autrement. Ne ſavez vous pas, pourſuivit-il, qu’aimer eſt le premier plaiſir ? Je vous vis l’autre jour dans une place publique, je vous vis belle ; & vous me plûtes ſi fort, que bien que je ſois naturellement volage, je crus que je vous aimerois long-temps. Vous me paroiſſez ſingulier dans vos expreſſions, dit elle en l’interrompant ; ne puis je ſavoir qui vous étes ? Je vais vois ſatisfaire, réprit il.

Je ſuis Tourbillon, d’une nature preſque toute divine. Mon pere eſt Zephir ; je ne ſuis pas né de Flore, je ſors d’un mariage clandeſtin que mon pere fit avec une de filles d’honneur de la Princeſſe Felicité : ne prenez pas garde à ce défaut de ma naiſſance, je n’en ſuis pas moins fils d’un Dieu.

Mon pere me donna l’empire des airs comme il l’a ; & me voyant leger & impetueux dans mes mouvemens, il accommoda ma fortune à mon humeur. Ma domination me ſuit en tous lieux, mon Palais eſt fort beau, je l’emporte toûjours avec moy ; & mes ſujets, que le vulgaire nomme des Atomes & des petits Corps, gouvernent les cœurs des hommes, & lient leurs inclinations. Ne vous étonnez donc pas ſi ayant un peuple ſi galant, je ſuis d’un naturel ſi amoureux.

Vous ne ſauriez croire quelle commodité c’eſt que de porter ainſi ſa maiſon & tout ſon équipage avec ſoy. Je change de climats ſuivant les ſaiſons, & je ſuis dans un printemps continuel, tantôt au ſommets des montagnes, tantôt dans les plaines. Je poſe mon Palais dans les forêts, au bord de la mer, quand la fantaiſie m’en prend ; je cours d’un bout du pole à l’autre, j’habite une fois les Indes, je vais en Aſie, je revole en Europe : & toûjours faiſant de nouvelles amours, je ne m’arrête qu’autant de temps qu’elles durent, & c’eſt bien peu.

Mon État, mon Palais, & mes Sujets ſont inviſibles aux mortels autant qu’il me plaît. Ce qu’on appelle un épais Tourbillon envelope tout mon empire ; c’eſt de là que j’ay pris mon nom, & quand on en voit, c’eſt que je les tranſporte d’un lieu à un autre.

Je ne parois qu’avec éclat ; mon abord eſt peu ſecret, j’aime le bruit, & qui m’oteroit le tintamare qui m’accompagne m’ôteroit auſſi la vie. Je vais & je viens inceſſamment. La beauté m’attire, les belles aiment les gens de mon caractere. J’ay auſſi pluſieurs enfans qui ont toutes mes mauvaiſes qualitez ; & qui n’ont point les bonnes ; car ſi je ſuis volage pour mes maîtreſſes, je ne ſuis pas de même pour mes amis, je les aime avec attache, & n’ày rien qui ne ſoit en leur pouvoir, je les ſers avec une vivacité extréme : ces ſortes de cœurs ſont rares. J’ay déja pris ſoin de vous, & c’eſt moy qui vous ay dérobée à la fureur d’Uliciane.

Alors Tourbillon fit le recit que j’ay déja fait ; & la Princeſſe Pretintin épouvantée de la fureur de ſa belle-mere, parut reconnoiſſante des obligations qu’elle avoit au fils de Zephir.

La Reine vous aime donc, continua-t-elle, & vous ne l’aimez plus ? Non, réprit le Prince de l’air, aprés des faveurs peu deſirées & trop optenuës je l’abandonnay : mais ſi vous le voulez je penſe que je vous aimeray conſtamment.

Ah ! je vous prie ne parlons point d’amour, répliqua Pretintin, je ne veux point du vôtre, celuy de Nirée fait tout le charme de ma vie ; ſoyez mon amy ſolide, vous pouvez me ſervir encore contre les mauvais deſſeins d’Uliciane. Mais comment pourray-je vous appeller à mon ſecours, puis qu’on ne ſait jamais où vous étes ? Voilà luy dit-il, une trompette parlante ; quand je ſérois au bout du monde, appellez-moy, je viendray : Mais ne vous en ſervez qu’au beſoin, continua-t-il ; car quoyque cette trompette n’ait qu’un demy pied de long, le ſon qui en ſort eſt ſi terrible, que les peuples effrayez tomberoient d’épouvante à l’entendre ; le cor d’Aſtolphe n’étoit qu’un faucet au prix. Mais ſi vous le voulez, belle Pretintin, je demeureray auprés de vous, je vous garderay le jour & la nuit : j’ay un ſecret de me rendre inviſible. Inviſible, s’écria-t-elle, ah comment ! En mettant mon petit doigt dans ma bouche, réprit-il, & vous l’allez connoître. Il diſparut en diſant cela ; & Pretintin s’effrayoit, quand il eut l’audace de prendre un baiſer, dont elle fut extrémement irritée : elle fuyoit ſans ſavoir où. Vous étes bien hardi, luy dit-elle, laiſſez-moy ; & tendant les mains, elle ſentit qu’elle le touchoit. Reprenez vôtre figure, continua-t-elle, allez vous-en, que je ne vous voye jamais, je ne veux plus de vos ſervices, Nirée & moy ſerons malheureux, je le vois bien. Non, ma belle Princeſſe, réprit-il en ſe montrant, je viens de faire ma derniere fonction d’Amant auprés de vous, & puiſque vous ne le voulez pas, je ne ſeray que vôtre amy & celuy de Nirée : vous verrez que je puis vous faire de ſenſibles plaiſirs. Je vous quitte, & je vais trouver une des femmes du Mogol, avec qui j’ay un rendez-vous à minuit ſonnant.

Je compte donc ſur vôtre amitié, luy dit Pretintin, & je ne ſuis plus fâchée. Mais ne ſauriez vous me dire où eſt Nirée, & ce qu’il fait. Je l’ignore, réprit Tourbillon ; demain en ouvrant vôtre fenêtre vous en ſaurez des nouvelles. Adieu, je vous donne le bon ſoir.

Pretintin le vit partir, avec quelque eſperance qu’il oppoſeroit ſon pouvoir à celuy d’Uliciane, & qu’il pourroit la ſecourir. Elle ſe coucha un peu plus tranquille, elle dormit mieux qu’elle ne le devoit faire ; & le matin quand elle fut éveillée, elle courut à ſa fenêtre, & l’ouvrit. Elle fut fort étonnée de n’y voir que trois boules de neige avec une goute de ſang ſur chacune : elle fremit : & les conſiderant de plus prés, elle vit dans la goutte de ſang qui étoit ſur la premiere, l’Iſle funeſte telle que Nirée la luy avoit dépeinte, elle le vit combattre contre un dragon aîlé, qu’il tua. Dans la ſeconde elle vit le cruel Arrogant qui le livroit entre les mains d’Uliciane, & qui le jettoit dans de profondes tenebres. Et dans la troiſiéme le ſang s’épanchant forma diſtinctement ces lettres : Vous l’avez perdu pour un an, aucun ſecours ne peut vous le rendre, partientez.

La pauvre Princeſſe s’évanoüit à cette lecture ; & aprés être revenuë à elle, elle pleura long-temps, & ſe reſolut tout doucement à ſuivre le conſeil qu’on luy, donnoit : ce qui fit enrager la Fée quand elle la vit ſi tranquille.

Il étoit vray qu’Uliciane avoit tiré le beau Nirée de l’Iſle funeſte, non pas pour un an, mais croyant le perdre pour toûjours, & c’étoit ſon deſſein. Elle le mena fort loin ; s’arrêtant entre des grandes montagnes, elle luy montra deux chemins : C’eſt icy, luy dit-elle, où nous devons nous ſeparer, choiſiſſez de ces deux chemins ; l’un mene dans le chemin de la nuit, & ſi vous le prenez, il faut remettre entre mes mains l’oreiller de Morphée : l’autre route eſt la carriere du jour ; ſi vous la ſuivez, vous m’apporterez un poil de la paupiere de l’œil du monde.

Le jeune Nirée ſoûrit amerement au commandement de la Fée. Demandez plûtôt ma mort, Madame, luy dit il, & donnez-la moy ſans tant de façons, & ſans vous amuſer à me commander des choſez inpoſſibles, Quel chemin voulez-vous que je prenne ? Celuy que vous voudrez, réprit-elle ; & tirant une piece d’or ; Voyons à croix pille. Tout étoit indifferent à Nirée, le chemin de la nuit luy échut.

Uliciane luy poſa la main ſur la tête, & incontinent il ſe trouva dans l’obſcurité. Il marcha toûjours, & la nuit étoit perpetuelle ; il avoit beau ſe repoſer & dormir, à ſon réveil il ne voyoit pas la lumiere. Il eut faim & crut bien qu’il étoit perdu : il ſe reſolut en Amant fidele à donner toutes ſes penſées à Pretintin, en attendant ſon dernier moment.

Il n’étoit pas pourtant ſi occupé de ſa paſſion, qu’il ne s’apperçût d’une petite clarté ; & quand elle fut prés de luy, il vit qu’elle provenoit d’une bougie que tenoit à la main un petit garçon plus agréable que Ganimede : c’étoit un Marmiton pourtant ; on voit quelquefois des Princes plus vilains qu’un Marmiton. Celuy-cy étoit plus joly qu’un Prince ; il avoit une longue ſouquenille d’un tiſſu or & bleu, une ſerviette bien propre de petite Veniſe, qui étoit devant luy, & qui faiſoit deux nœuds par derriere : il avoit un bonnet rouge ſur ſa tête, & au deſſus de l’oreille des plumes de faiſan ; une cuilliere d’or étoit penduë à ſa ceinture, & à ſa main il tenoit une marmite de même métal. Il s’arrêta auprés de Nirée, & luy fit prendre un peu de boüillon, qui le reſtaura merveilleuſement, & l’aſſura qu’il le verroit toutes les vingt-quarte heures.

Nirée le voulut queſtionner : mais ſoit que le petit garçon n’aimât pas la converſation, ou qu’il s’ennuyât dans ce chemin horrible, il le quitta, & le Prince recommença ſa courſe.

Il comptoit les jours par les viſites du petit marmiton, & ce fut avec une grande joye qu’il ſe vit au bout de l’an.

Il arriva enfin dans une grande maiſon obſcure encore, mais éclairée par quelques lampes. Rien ne luy parut plus vaſte que cette demeure. Dans les premiers appartemens il luy apparut des choſes ſi bizarres, & qui changeoient & rechangeoient fi promptement, qu’il reconnut que c’étoit les Songes ; il en vit de toutes les façons ; & allant toûjours, il ſe trouva dans la chambre des amoureux, il y reconnut ſa figure, & il eut le plaiſir d’entendre des diſcours fort paſſionnez qu’il tenoit à Pretintin ; il en loüa la deſtinée, & ce fut une grande conſolation pour luy de penſer que ſa maîtreſſe faiſoit des ſonges qui luy étoient ſi favorables.

Il s’arrêtoit agréablement dans ce lieu-là ; mais qu’elle ſurpriſe pour luy quand il vit Pretintin ſi belle qu’il ne l’avoit jamais vûë plus charmante ; elle luy tendoit la main, & il courut à elle tout tranſporté, & comme il croyoit luy embraſſer les genoux, il ne trouva que l’air, & elle diſparut.

Il la chercha long-temps, & fut dans pluſieurs appartemens, où il vit des choſes plus extravagantes les unes que les autres ; enfin il entra dans une chambre trés agréable, & il apperçut ſur un lit un homme profondement endormi, donr la phyſionomie étoit douce & paiſible.

Il connut que c’étoit Morphée, que les plus malheureux invoquent & appellent à leur ſecours, & qui ſuſpend la rigueur des plus grands maux : ſa couverture étoit faite de peaux de Marmottes, il avoit un oreiller de duvet de Colombes.

Le jeune Nirée prit cet oreiller, comme la Fée Uliciane luy avoit ordonné, & paſſa outre. Enfin il ſe trouva hors de cette grande Maiſon ; & voulant pourſuivre ſon chemin dans les tenebres, il fut arrêté par quelque legere réſiſtance, il l’affranchit, & appercevant les premieres clartez du jour, il remarqua un grand voile imperceptible, qui ſéparoit la nuit d’avec le jour, & qu’il avoit heureuſement paſſé ce leger intervalle.

Il fut tout réjoüi de revoir la lumiere, & elle grandiſſoit à meſure qu’il alloit ; il ſalüa l’aurore, il en eut les premiers regards, elle le conſidera avec plaiſir, & le crut auſſi beau que Cephale.

Un peu aprés Nirée ſe trouva au lever du Soleil, qu’il vit ſortir du ſein de Thetis, & il ne comprenoit pas qu’il pût ſe réſoudre à quitter une ſi belle femme : mais enfin aprés s’être magnifiquement habillé, & avoir chargé ſa tête de ſes brillans rayons, il monta ſur ſon Char pour faire ſa longue promenade.

Nirée ſuivit quelque temps le bord de la mer, & ne ſavoit que devenir, ſe voyant au bout de l’Orient, quand tout à coup il crut que le vent s’élevoit, & qu’un furieux Tourbillon paſſoit ſur ſa tête : mais l’air s’étant rendu calme dans un moment, il vit devant luy un fort beau jeune homme ; c’étoit Tourbillon, qui l’abordant avec un air ſoûriant, luy demanda des nouvelles de ſon pelerinage. Il luy apprit que c’étoit luy qui luy avoit envoyé ce joly Marmiton, qui l’avoit empêché de mourir de faim, & qu’Uliciane étant perſuadée qu’il étoit mort, ne penſoit plus du tout à luy.

Nirée, dont le naturel étoit fort beau, le remercia, & s’informa de ſon origine.

Tourbillon ſatisfit ſa curioſité, & le faiſant entrer dans ſon Palais, ils eurent le temps de s’entretenir & de devenir amis.

Tourbillon le divertit fort par le recit de ſes avantures galantes & de la varieté qu’il y avoit dans ſes amours, que ſa grande legereté rendoit paſſageres, & peu durables. Nirée luy plut fort, & ils ſe lierent d’une bonne amitié enſemble ; il luy apprit tout ce qui s’étoit paſſé autrefois entre la Reine d’Armenie & luy, & que le malheureux attachement, dont il étoit l’objet, l’obligeoit à tourmenter Pretintin, parce qu’il l’avoit un peu aimée, qu’elle avoit juré de ne luy pardonner jamais ; qu’Uliciane ſavoit bien qu’il en pouvoit ſouftraire un des deux à ſa fureur ; mais qu’elle avoit ſi bien diſpoſé la puiſſance de ſon art, qu’il ne ſauroit les ſauver tous deux, ſi on ne luy ôtoit ſa ceinture qui étoit de metaux conſtellez, & qu’elle avoit entre ſa peau & ſa chemiſe ; que tous ſes charmes y étoient attachez, & qu’à moins qu’on la luy prît, l’un des deux ſeroit toûjours miſerable.

Le beau Nirée ſoûpira, & craignit que dans ce moment la cruelle Fée ne fiſt quelque mal à Pretintin, il conjura ſon cher Tourbillon de voler à ſon ſecours. Elle ne doit pas ſouffrir, luy répondit-il, je luy ay donné une petite trompette, avec laquelle elle m’appelleroit, ſi elle avoit beſoin de moy : mais je vous entend, vous la voulez voir, vous avez raiſon, & on la punit aſſez par vôtre abſence.

Tourbillon s’éleva en l’air avec impetuoſité, & partit rapidement ; il poſa ſon Palais au bout du jardin du Roy, & tout prés de celuy où l’on retenoit la Princeſſe.

Il abbatit d’abord un pan de muraille, & fit faire promptement une porte qui donnoit de l’appartement de Nirée dans celuy de Pretintin. La jeune Princeſſe dormoit quand ſes deux amis entrerent dans ſa chambre. C’étoit l’Eſté, il faiſoit chaud, les rideaux de ſon lit étoient relevez ; elle avoit un bras paſſé ſur ſa tête, & ſon autre main ſembloit retenir par modeſtie le linge qui la couvroit.

Une bougie prés de ſon lit faiſoit voir ſon charmant viſage. Nirée ſe jetta à genoux d’un côté du lit, & Tourbillon paſſa de l’autre. Nirée reſpectueux & tendre la conſideroit paiſiblement ſans en oſer preſque approcher ; Tourbillon emporté & peu circonſpect prit ſa main avec ſa liberté ordinaire, la baiſa, & l’éveilla en ſurſaut.

Sa ſurpriſe la fit treſſaillir, elle ne vit en ouvrant les yeux que Nirée, plus beau que le fils de Venus, elle luy tendit la main en rougiſſant, & tournant la tête elle apperçut Tourbillon, qui prompt en toutes choſes, luy conta dans un moment tout ce qui étoit arrivé à Nirée.

Elle remercia le Prince de l’air, de tant d’obligations ; elle entendit avec plaiſir tout ce que ſon Amant luy voulut dire, & y répondit comme il le ſouhaitoit.

Tourbillon, qui ne demeuroit gueres long-temps en même endroit, luy dit qu’il ſe diſpoſoit à partir bientôt, qu’il luy laiſſeroit Nirée, & qu’elle le cachât parmi ſes filles.

Pretintin ne pouvoit y conſentir par bienſeance. Eh bien ! luy dit bruſquement Tourbillon, qui vouloit favoriſer ſon amy, il faut donc que je le remette dans l’Iſle funeſte, oui que je le remene dans le chemin de la nuit.

Eh quoi ! luy répondit tendrement Pretintin, n’y a-t-il pour moy que ces deux extremitez ? Tourbillon ſoûrioit déja, & alloit propoſer un plus doux expedient, quand il remarqua que Pretintin étoit toute épouvantée de voir arriver Uliciane dans ſa Chambre.

Je ne vous trouve pas mal accompagnée, luy dit-elle, & vous paſſez vos nuits bien agreablement : ſa fureur étoit extréme. Tourbillon luy jetta un coup d’œil impetueux, & la railla ſur ſes nuits qu’elle voudroit avoir ſemblables. Ce n’eſt pas le temps de rire, luy diſoit tout bas Pretintin plus morte que vive, nous ſommes perdus.

Mais Tourbillon continuant dans une vivacité exceſſive ne fit qu’irriter davantage l’amoureuſe Fée. Le beau Nirée le conjuroit vainement de l’adoucir par quelque legere ſatisfaction. Tourbillon ſe mocquoit, & par des traits piquans il la deſeſperoit, & ne pouvoit ſe contraindre. Il ſortit enfin en emmenant Nirée, & diſant à Pretintin qu’elle ſavoit bien le moyen de le rappeller quand il en ſeroit temps.

Uliciane à ce départ inopiné perdit toute patience ; elle alla trouver le Roy, luy fit un monſtre de la conduite de ſa fille, luy faiſant craindre qu’on ne l’enlevât encore, & qu’ainſi il ne perdît ſa Couronne comme elle luy avoit prédit.

Le Roy épouvanté luy dit de faire de Pretintin ce qu’elle voudroit. Se voyant abſoluë elle la conduifit dans l’Iſle funeſte, & la mit ſous le gouvernement d’Arrogant.

Quel ſéjour pour une ſi belle Princeſſe, ſi délicate & ſi propre, de ſe voir dans un lieu horrible ? On la mit dans le creux d’un arbre qui étoit au milieu de l’Iſle, on luy donna quelques racines & quelques dattes pour ſon ſouper. Tous les oiſeaux de mauvais augure étoient perchez ſur les branches de cet arbre : les corbeaux, les chathuans y jettoient des cris funeſtes, & dés le matin une méchante choüette fit ſon ordure ſur la tête de Pretintin.

Elle ſouffroit d’un état ſi triſte, conſolée toutefois de ſouffrir ſeule, & que le beau Nirée fut en ſeureté par le moyen de Tourbillon. Oubliant la vûë de ſa miſere preſente, elle penſoit auſſi tranquilement à ſon Amant que ſi elle eût encore été dans le Palais de ſon pere, quand portant la vûë de tous côtez, elle appefçût la Fée avec Arrogant, qui tenoit dans ſes mains un fatal cordon, & deux Nains contrefaits qui le ſuivoient.

Elle ſe douta que c’étoit ſa derniere heure, & qu’on l’alloit faire mourir. Quelque fermeté d’ame dont elle ſe piquât, elle eut grande peur, & un ſentiment naturel luy fit porter à ſa bouche ſa petite trompette parlante qu’elle avoit dans ſa poche ; elle appela de toute ſa force Tourbillon.

Ce ſon fut ſi prodigieux qu’il cauſa un tremblement de terre univerſel. Quelques villes en abîmerent, des montagnes tomberent, les tigres & les lions doux en ce temps-là comme des chiens & des agneaux ſont devenus depuis terribles.

Bien des gens moururent de frayeur, le Roy d’Armenie paſſa le pas, & la Fée qui n’étoit pas preparée à cet évenement tomba évanoüie. Arrogant & les Nains creverent : & l’arbre dans lequel étoit Pretintin ſe ſecoüant horriblemet, elle apperçut avec admiration qu’il étoit devenu tout d’or, que ſes branches étoient toutes brillantes de divers émaux de couleurs, tout chargé de pierreries lumineuſes ; le creux dans lequel elle habitoit étoit une belle chambre que tous les ornemens imaginables embelliſſoient.

Mais rien ne la ſatisfit tant que la vûë du beau Nirée, & celle de Tourbillon, elle fit un cri de joye ; Tourbillon s’amuſoit à badiner ſur la frayeur où tout l’univers étoit plongé : mais Nirée que ſon amour éclairoit ne perdit pas de temps, & voyant l’évanoüiſſement ſi profond de la Fée, il porta une main hardie ſous ſes jupes, & luy defit la fatale ceinture. Joyeux d’un tel butin, il le montra à la Princeſſe ; Tourbillon, qui loüa ſa preſence d’eſprit, rentra dans ſon Palais, il fut prendre l’oreiller de Morphée, & le mettant doucement ſous la tête d’Uliciane :

Elle dormira, dit-il à Nirée, juſqu’à ce qu’une fille qui naîtra de vous & de Pretintin, & qui ſera auſſi belle que ſa mere, l’éveille & la tire de là, ayant autant de bonté qu’elle a été juſqu’icy cruelle.

En diſant cela Tourbillon & Nirée la porterent dans l’arbre d’or, & la mirent dans la magnifique chambre, l’oreiller ſous ſa tête ; ſa ceinture fut penduë à une branche de l’arbre, & les deux Nains furent mis avec Arrogant à l’entrée de l’Iſle.

Uliciane repoſa ainſi long-temps ; & le Roy d’Armenie étant mort, la belle Pretintin fut couronnée Reine, & ſe maria avec le beau Nirée, ne devant leur bonne fortune qu’aux obligations

qu’ils avoient à leur bon amy Tourbillon.


  Quelques défauts que ſoient en vous,
      Volontiers on les ſouffre tous,
  Si la bonté du cœur ſe montre toute pleine :
  Si vous ſavez à point ſervir un malheureux,
      Et ſi vous étes genereux,
      Sans reflexion & ſans piene,
  Un amy d’un tel prix eſt bien tôt éprouvé ;
      Heureux celuy qui l’a trouvé.



VERD ET BLEU.


CONTE.


IL y avoit une fois une Reine, qui ſe trouvant groſſe appella une de ſes ſœurs, qui ſe nommoit Sublime : c’étoit une Fée d’un ſavoir profond & certain. Elle la pria de ſe trouver à ſes couches, & de luy dire la deſtinée de ſon enfant.

Elle donna naiſſance à une petite fille que la Fée prit dans ſes bras, & l’ayant attentivement conſiderée, elle vit dans ſa phyſionomie une élevation extraordinaire, une nobleſſe & une fierté digne du ſang dont elle ſortoit : mais auſſi elle remarqua une fatalité infaillible, ſi elle aimoit un homme ordinaire ; en un mot elle connut qu’elle ne ſeroit parfaitement heureuſe que lors qu’elle s’uniroit à quelqu’un d’aimable, mais qui luy ſeroit entierement oppoſé, & que ce ne pourroit être qu’aprés pluſieurs travaux.

Ces prédictions & ces contrarietez embaraſſoient la Fée. Elle ne croyoit pas qu’il fût aiſé de les accomplir. Cette oppoſition luy paroiſſoit un obſtacle, elle en voyoit encore un plus grand à trouver un homme parfait : la nature defaillante de ce temps-là ne produiſoit plus que difficilement, & les perſonnes extraordinaires étoient pour lors auſſi rares qu’elles le ſont à preſent.

La Fée ſe conſulta quelques momens pour ſavoir ce qu’elle feroit de la petite Princeſſe, & voulant l’ôter abſolument hors de la portée des hommes, elle la mit avec ſa Nourrice & quatre Princeſſes de ſon Sang, de même âge qu’elle, dans une nuée ; ce fut là qu’elle établit ſa demeure, ſi éloignée de la Terre & de ſes corruptions, qu’elle eſpera avec ſes foins la rendre un jour une fille achevée.

Cette Princeſſe avoit les plus beaux yeux du monde, ils étoient bleus, ſi animez & ſi vifs, que la pénétration de leurs regards rendit ce nuage de la même couleur. De-là vint que la Fée, en peine du nom qu’elle luy donneroit, la nomma la Princeſſe Bleu.

Sublime donna tous ſes ſoins à faire que l’ame de la Princeſſe fût auſſi belle que ſon corps étoit parfait ; elle eut la ſatisfaction de la voir dignement répondre à ſes eſperances. Bleu avoit le plus grand eſprit de la Terre ; il fut embelli de toutes les belles connoiſſances, & à la noire ſcience prés, elle n’ignoroit rien. Elle avoit autant de raiſon que d’eſprit. La Fée luy confia le ſort qu’il luy falloit éviter. L’orgüeil de la Princeſſe la pouſſoit naturellement à ſon heureux deſtin, trouvant dans ſes ſentimens qu’il ne luy ſeroit pas aiſé de s’accommoder d’un Prince, comme étoit la plûpart de ceux qu’on voyoit ſur la Terre.

Ce goût difficile plaiſoit à Sublime. Elle n’avoit pas travaillé ſeule à donner ce logement ſi ſingulier à la Princeſſe Bleu. Il y avoit un fameux Magicien qui étoit ſon amy intime ; la médiſance aſſuroit même qu’il y avoit quelque choſe de plus, & que Thiphis (c’étoit ainſi qu’on l’appelloit) avoit depuis long-temps une galanterie avec elle ; ce qu’il y avoit de certain, c’eſt qu’ils ne faiſoient pas une grande choſe l’un ſans l’autre, qu’ils ſe communiquoient tous leurs deſſeins, vivoient trés-privément enſemble.

Thiphis avoit un fils nommé Zelindor, qu’il avoit eu d’une Reine qu’il avoit tendrement aimée. Ce Prince étoit ſi bien fait, il avoit tant de belles qualitez, & il ſentoit déja tant d’amour pour la Princeſſe qu’il voyoit ſouvent, que Sublime croyoit quelquefois que Zelindor étoit l’illuſtre Amant qui luy étoit deſtiné : mais elle perdoit bien-tôt cette penſée, ne voyant rien d’oppoſé entre l’un & l’autre, & ne prévoyant pas qu’ils euſſent de traverſes à eſſuyer, quand Thiphis & elle auroient envie de les marier enſemble.

Mais laiſſons pour quelque temps ces paiſibles habitans de l’air, il faut revenir à la Terre. Deux ans auparavant la naiſſance de la Princeſſe Bleu, il y avoit un jeune Monarque qui gouvernoit tout l’Univers, autant par ſon pouvoir, que par ſa douceur & ſes agrémens ; ſa beauté même ſervoit à luy donner des ſujets ; ſon nom étoit Printems. Toute la Terre étoit égayée ſous ſon Regne ; tout fleuriſſoit ſous ſon aimable Empire, & on l’aimoit juſqu’à l’adoration.

Mais les deſtinées ravirent bientôt à la Terre le charmant Printems : ce fut un deüil general que ſa perte. La Reine ſon épouſe ſe trouva groſſe à ſa mort ; & les Philoſophes ayant dans ce temps-là reglé le cours de l’année, & diviſé les Saiſons, on donna le nom de cet aimable Roy à la plus agreable de toutes, qui depuis a toûjours conſervé le nom de Printems.

La Reine accoucha enſuite d’un fils, qui dans le premier âge fit voir tous les agrémens de ſon pere, ce qui obligea à l’appeller le Prince Verd. Son enfance fut ſi riante & ſi vive, qu’on ne ſauroit le repreſenter dans les charmes brillans de ſa belle jeuneſſe : on l’aima comme celuy qui lui avoit donné la vie ; il faiſoit entierement ſouvenir de luy ; & jamais fils ne fut ſi digne de ſon pere.

Sa Cour étoit belle & galante, & parmi tant de beautez qui briguoient à l’envie ſa conquête, aucune n’eût la gloire de toucher un cœur ſuperbe, que l’amour vouloit pourtant s’aſſujettir.

Il ſortoit d’une victoire pénible, & il venoit de vaincre un vieux Prince, celebre par ſes rigueurs, c’étoit un Tyran qui deſoloit toute la nature : aprés quoi il ne chercha qu’à ſe délaſſer par des Fêtes galantes & des divertiſſemens continuels.

Le bruit de ſa renommée voloit par tout, il ne fut pas ignoré de Thiphis & de Sublime, qui l’admiroient comme les autres. Zelindor étoit émû d’une ſecrette jalouſie pour tant de loüanges qu’on luy donnoit, & la Princeſſe Bleu encore plus émuë, ne pouvoit s’empêcher en ſecret de ſe deſtiner à un Prince fi charmant, & de ſouhaiter, au péril de mille travaux, qu’il fut celuy qui luy étoit promis par les deſtinées.

Elle s’abandonnoit à ſes penſées, voyant bien qu’elle n’aimeroit jamais un homme ordinaire ; & tout aimable & amoureux que luy paroiſſoit Zelindor, quand elle le comparoit à ce qu’elle entendoit dire du Prince Verd, elle ne le trouvoit plus qu’un homme ordinaire.

La Fée Sublime liſoit dans le ſecret de ſes penſées, & elle les approuvoit ; & comme elle ſe fioit entierement à ſon courage & aux grands ſentimens dont elle étoit capable, elle luy permettoit quelquefois de deſcendre ſur les montagnes, & de là dans les plaines, & de chaſſer avec ſes quatre Princeſſes. Elle avoit même conſtruit dans un valon une fontaine admirable, afin qu’elle pût ſe baigner quand elle ſeroit laſſe, & qu’elle voudroit ſe rafraîchir.

La Princeſſe Bleu pouſſoit même quelquefois ſes promenades plus loin ; elle alloit dans les Citez voir les ſpectacles, & les autres choſes curieuſe ou divertiſſantes. Mais comme Sublime ne vouloit pas que l’on vît cette prodigieuſe beauté, elle la rendoit inviſible par le moyen d’un voile qui avoit le don de la ſouſtraire aux yeux humains. C’étoit le voile d’illuſion, qui cache les choſes veritables, & qui fait paroître ſouvent celles qui ne le ſont pas. En effet, quand Bleu ſe vouloit divertir, elle le mettoit ſur ſa tête, & en faiſoit tenir les bouts par ſes quatre Princeſſes ; elle ſembloit prendre incontinent la figure qu’elle vouloit : tantôt c’étoit un ſuperbe édifice, une autre fois une cabane, une touffe d’arbres ou un obeliſque, ſelon ce qu’elle imaginoit, & de cette ſorte elle marchoit en ſûreté.

Un jour qu’elle viſitoit un Parc d’une beauté merveilleuſe, elle entendit un bruit de chaſſe, ſoudain faiſant déplier ſon voile myſterieux, elle voulut paroître une ſtatuë de Giraſol, couchée ſur quatre piliers de ſaphirs ; ſous cette forme elle vit paſſer & repaſſer pluſieurs-fois toute la chaſſe, & chacun s’étonna de la merveille qu’ils voyoient : enfin elle apperçut un jeune homme à cheval, en qui la nature avoit déployé toutes ſes perſections. Dés qu’il porta ſes regards ſur ce bel Ouvrage, il ſe jette legerement à terre, & ayant conſideré quelque temps la ſtatuë qui avoit tous les traits & tous les agrémens de la Priceſſe, & qui luy reſſembloit ſi bien qu’on eût dit qu’elle étoit animée, il ſe mit à genoux tout éperdu ; Ô Dieu ! s’écria-t-il, pourquoi faut il que ce chef d’œuvre parte de la main d’un homme ?

La Princeſſe conſidoroit ce jeune homme inconnu avec d’étranges mouvemens, jamais rien de ſi charmant n’avoit paru à ſes yeux ; il étoit d’une grandeur extraordinaire, mais ſa taille avoit une beauté & un agrément inexprimable. Son viſage étoit gay & riant, les Graces y avoient répandu tous leurs charmes.

Bleu ſe perdoit dans l’examen d’un homme ſi parfait, elle y trouva un poiſon mortel pour ſon cœur : Helas ! dit-elle en ſoy-même, ſeroit-ce celuy dont les qualitez communes me doivent rendre ſi malheureuſe ? car les beautez de la perſonne ne ſont rien ſans les ornemens de l’eſprit & les qualitez de l’ame.

Cette imagination luy duroit peu, & elle ſe flatoit que le dedans répondroit au dehors.

Le Prince pendant ces reflexions, étoit dans une conſideration ſi attentive, qu’il en avoit oublié toute autre choſe, quand une des jeunes Princeſſes propoſa tout bas à Bleu, de leur permettre de faire un concert pour achever de le confondre.

L’aimable Bleu ſoûrit, & luy dit qu’elle le trouvoit bon ; & lors les quatre Princeſſes chanterent diſtinctement ces paroles :

Tu vois devant tes yeux ce qui ſeul peut charmer,
      L’Objet ſeul que l’on peut aimer.
Il preſente à ton cœur de glorieuſes chaînes,
L’amour a fait pour toy ces liens prêcieux,
Eſpere, & ſouviens-toy qu’aprés de longues peines
      On peut trouver un ſort delicieux.

Le Prince fut d’abord ſi épouvanté d’entendre des vois ſi belles ſortir de ces colonnes de ſaphirs, & s’accorder avec une juſteſſe qui alloit chercher dans ſon ame toute la diſpoſition qu’il avoit lors pour la tendreſſe, qu’il ne ſavoit dans un ſi grand prodige ſi ſon état étoit bien naturel, & s’il ne demeuroit pas toûjours enchanté. Ces paroles ſe repeterent ſi ſouvent qu’il n’en perdit aucune, & ſe laiſſant emporter à une flateuſe eſperance : Que faut il faire, s’écria-t-il, pour meriter de brûler de ce feux. & pour en eſperer la récompenſe ?: Quels travaux peuvent m’étonner ? Je ferois plus qu’Hercule.

Une ſeule voix luy répondit :

Cherche, & trouve l’Objet qui t’a ſçû
plaire.

La ſeconde pourſuivit :

Perſuade & plais à ton tour.

La troiſiéme continua :

Qu’aimer ſoit pour ton cœur la principale
    affaire.

La quatriéme finit en chantant :

L’amour eſt le prix de l’amour.

À la fin de ces paroles, Bleu de concert avec ſes Princeſſes diſparut, & ſon voile la déroba aux yeux de l’Inconnu, qui demeura dans une ſorte d’étonnement qui approchoit de la ſtupidité. Où allez-vous ? s’écria-t-il encore, & s’arrêtant tout interdit : Qu’étes vous devenuë, reprenoit-il, divine Figure, dont l’image eſt reſtée ſi vivement empreinte dans mon cœur ? Mais quoi ! pourſuivoit-il, c’eſt un preſtige, quelques charmes ont formé ce que j’ay vû. Suis-je amoureux d’une ſtatuë, & pourrois-je eſperer d’être le Pygmalion de mon ſiécle ?

Aprés maintes reflexions, ce pauvre Prince eut beau appeller ſa raiſon, elle ne le vint point ſecourir ; & quoi qu’il ſe pût dire ſur la chimere qu’il aimoit, il l’aima, & cette fatale idée le ſuivoit & le perſecutoit par tout.

Cependant l’aimable Bleu n’étoit pas dans un meilleur état que luy. Elle n’avoit pris la reſolution de le quitter ſi bruſquement, & de diſparoître à ſa vûë, que parce qu’elle vit bien que ſi elle demeuroit plus long temps, elle ne pourroit peut-être s’empécher de ſe montrer tout à fait à luy dans ſa forme naturelle. La ſuite luy parut un moyen ſûr de ſauver ſa gloire, & de cacher une foibleſſe à laquelle elle auroit cedé malgré tout ſon courage.

Elle ſe rendit dans ſa haute demeure avec un battement de cœur dont elle connut bien l’origine. Je cede donc à mon deſtin, diſoit-elle, eſt-il bon, eſt-il mauvais ? J’aime un Inconnu qui peut-être n’a point de naiſſance, & dont le caractere me feroit rougir ſi je le connoiſſois. Mais non, réprit elle, ſi j’en crois mon cœur, tout répond en luy à une ſi belle repreſentation ; je ne puis rien aimer qui ne ſoit digne que je l’aime.

Le Prince Zelindor ſe preſentoit à elle le plus ſouvent qu’il pouvoit ; ſa vûë luy devenoit inſuppportable, elle l’accabloit d’une froideur qui le deſeſperoit, elle étoit naturellement douce, il ne pouvoit comprendre d’où venoit un ſi grand changement, elle devint réveuſe, & par conſequent ſolitaire : il craignit que quelqu’un ne l’occupât, il réſolut de l’obſerver, & ſuivoit ſouvent de loin les pas de la Princeſſe.

Elle avoit chaſſé tout un jour, & ſur le ſoir elle ſe rendit à cette admirable. Fontaine que la Fée Sublime avoit faite exprés pour elle.

C’étoit des eaux claires qui couloient dans une Opalle brillante ; les derniers rayons du Soleil ſembloient les percer pour y chercher leur demeure. Les feux qui partoient des yeux de Bleu faiſoient encore un effet plus prodigieux, on eût dit qu’ils alloient allumer ces eaux, & embraſer toute la contrée. Elle ſe baignoit, & ſon bcau corps n’étoit couvert que d’un linge tranſparent. Ses Princeſſes étoient auſſi avec elle, & quoi qu’ils fiſſent pour la réjoüir, ſon eſprit occupé ne penſoit qu’à l’aimable Inconnu.

Mais quelle joye & quelle ſurpriſe ! lorſque ſe joüant avec ſes compagnes, elle l’apperçut tout d’un coup appuyé contre un arbre, qui la conſideroit avec des yeux tout remplis d’amour.

C’étoit le Prince Verd ; quel autre au monde pouvoit être fait comme luy ? Le hazard l’avoit conduit là, & ſon raviſſement, étoit extréme de trouver le merveilleux original de la belle Statuë qu’il avoit vûë, & qu’il avoit toûjours depuis dans l’imagination. Il étoit charmé de voir qu’il y eût une fille au monde faite comme celle qu’il voyoit. Il ſe flatoit qu’elle ne ſeroit pas inſenſible à tout l’amour qu’il reſſentoit, & que l’ayant par tout cherchèe & trouvée enfin, les derniers Vers qu’on luy avoit chantez pourroient avoir leur accompliſſement.

Dans cette penſée il conſideroit avidement tant de merveilles qu’il avoit devant les yeux, quand la Princeſſe l’apperçut : elle étoit plongée dans l’eau. Elle ſe leva inconſiderément ſans ſavoir ce qu’elle faiſoit, & par là elle offrit de nouvelles beautez aux regards du Prince amoureux. La proportion & les graces de cette divine Figure luy cauſerent un ſi tendre tranſport, qu’il ne put s’empêcher de luy dire avec impetuoſité tout ce qu’il reſſentoit. Bleu ne pouvoit ſe cacher, elle n’avoit plus le voile d’illuſion, il étoit à terre aves ſes habits ; & à dire le vray elle n’en fut pas fâchée, & trouva quelque plaiſir à l’effet que produiſoit ſa beauté. Il y avoit même tant d’eſprit à ce que le Prince luy diſoit, & ſes ſentimens paroiſſoient ſi nobles & fi naturels, que la Princeſſe par un inſtinct qui eſt preſque toûjours ſur, ne douta pas qu’il ne fût celuy que le Ciel avoit fait naître pour ſon bonheur. Elle voulut luy répondre avec fierté, mais elle n’eut que de la modeſtie. En le priant de la laiſſer, elle le retenoit par une action paſſionnée ; elle vouloit qu’il ne luy parlât plus d’amour, & ſes regards luy faiſoient voir que ſon cœur en étoit tout rempli. Enfin il luy obéït : mais il obtint pour prix de ſa ſoûmiſſion, qu’elle luy permit de ſe trouver le lendemain au même endroit.

Quand il fut parti, l’aimable Bleu prenant ſes habits à la hâte, ſe coucha au bord de cette fontaine, en attendant que ſes Princeſſes fuſſent habillées ; mais elle n’eut pas le têms de réver ; Zelindor l’aborda, & luy fit connoître qu’il avoit été témoin de ce qui venoit de ſe paſſer. Elle trouva ſon indiſcretion grande, & elle la blâma. Ha, luy dit-il, je vous perds ! Et comme la penetration d’un Amant eſt extréme, il devina qui étoit ſon Rival : C’eſt le Prince Verd, luy dit il, & je n’en doute point. Je m’en étois preſque bien doutée, dit la Princeſſe en en elle-même. Vous l’aimez, réprit-il, je l’ay vû : mais tout le pouvoir de mon pere me manquera, ou je ſauray bien empêcher qu’un autre ne joüiſſe d’un bien que les ſoins de Thiphis ne m’ont que trop acquis :

Il la laiſſa avec ces paroles menaçantes. La Princeſſe ſe retira, bien reſoluë de ſe confier à la Fée Sublime quand elle auroit vû ſon Amant, & qu’elle ſauroit s’il étoit le Prince Verd.

Elle prévit que Zelindor ſe trouveroit le lendemain à ſon rendez-vous ; & s’adreſſant à un Pelican qu’elle aimoit fort, & qui avoit un eſprit raiſonnable, il mit le voile d’illuſion dans ſon ſein, à cette ouverture par laquelle il donne la nourriture à ſes petits, & le porta au Prince, afin qu’il pût ſe cacher aux yeux de ſon Rival.

Il y avoit long-temps qu’il s’étoit rendu à la fontaine, & qu’il attendoit ; effet ordinaire de l’impatience des Amans. Le Pelican luy donna le voile, & luy, apprit de la maniere qu’il devoit s’en ſervir : aprés cela Bleu partit, & ſe rendit à la fontaine. Le Prince Verd courut au devant d’elle d’auſſi loin qu’il la vit, & luy parla dans les termes les plus fort, les plus tendrez & les plus paſſionnez. La Princeſſe s’aſſit à terre ; il prit la forme d’un petit buiſſon d’épine fleurie : il étoit à genous auprés Bleu. Il luy avoüa qu’il étoit le Prince Verd ; elle luy conta auſſi qu’elle étoit fille de la Reine des Indes, & luy dit tout ce qui luy étoit arrivé depuis ſa naiſſauce, & l’étrange habitation qu’on luy avoit donnée pour la garantir d’une inclination qui luy ſeroit funeſte, ſi elle n’étoit pas pour un Prince plein de merite : mais que neanmoins il faloit qu’il y eût entr’eux quelque oppoſition.

Tout étoit égal dans ces deux perſonnes ; & n’y voyant rien d’oppoſé, ils ne comprenoient pas qu’ils ne fuſſent point deſtinez l’un pour l’autre, puis qu’ils s’aimoient déja avec tant de paſſion. Bleu luy dit qu’elle parleroit à Sublime, ne doutant pas qu’elle ne la mît abſolument dans leurs interêts. Il ſe jurerent une fidelité éternelle, & ſe ſeparerent.

Zelindor s’étoit rendu prés de la fontaine, & n’ayant point vû ſon Rival avec la Princeſſe, il ſe douta de quelque myſtere ; & ne voulant pas l’aborder, il porta ſes pas d’un autre côté, & juſtement ſur ceux du Prince Verd, qui ne ſe doutant pas de ſon malheur avoit ôté le voile d’illuſion, & parut à découvert aux yeux de Zelindor. On ne peut exprimer ſa fureur ; il connut par là l’intelligence qui étoit entre ſon Rival & ſa Maîtreſſe : & tout plein des impetueux mouvemens de ſa jalouſie il fut trouver Thiphis, à qui il fit part de toutes ſes douleurs. Thiphis les écouta en pere tendre, & les partagea en homme qui peut tout : c’étoit un grand point.

Il alla ſans tarder faire ſes plaintes à la Fée Sublime, qui venoit d’être inſtruite par la Princeſſe Bleu de tout ce qui la regardoit : il ne la trouva pas diſpoſée à entrer dans ſes ſentimens. Ils ſe parlerent l’un & l’autre avec tant de chaleur, qu’enfin ils ſe quitterent, ſe broüillerent & ſe ſeparerent. Quand Thiphis avoit propoſé à la Fée de donner Bleu à Zelindor, elle s’étoit mocquée de luy, & luy avoit répondu que ſon fils n’étoit pas digne de pretendre à une perſonne de la perfection qu’étoit Bleu.

La broüillerie étant donc bien établie entr’eux, chacun retourna chez ſoy, & la Princeſſe Bleu renvoya ſon fidele Pelican au Prince Verd pour l’avertir de tout ce qui étoit arrivé, & luy marquer le lieu où il pourroit la Voir.

Ils ſe rendirent l’un & l’autre dans un bois de roſes muſcades, dont chaque arbre étoit environné de petits jaſſemins : un lieu ſi aimable ſembloit être fait pour ſervir à la felicite de ces Amans parfaits. Ils s’apperçurent chacun au bout d’une allée prodgieuſement longue ; & s’élançant ils commençoient à courre legerement, quand ils ſe ſentirent arrêtez par les pieds : c’étoit des filets qui ſortirent de la terre, & qui les fixerent ſans pouvoir avancer. Ils étoient encore à une diſtance ſi éloignée l’un de l’autre qu’ils ne faiſoient que ſe voir, & ne pouvoient pas ſe parler. (C’eſt tout en amour de ſe voir quand on ne peut pas faire plus) Ces malheureux Amans firent cent efforts inutiles pour ſe débaraſſer, & par leurs geſtes ils ſe témoignoient aſſez leur douleur.

Les quatre Princeſſes ſe ſentirent auſſi priſes de la même maniere, & tout ce qu’elles purent faire, ce fut de déplorer avec Bleu une avanture ſi facheuſe.

La nuit vint, enfin ; il étoit inoüi qu’une perſonne de l’importance de Bleu la paſsât de cette ſorte, il falut s’y reſoudre, ce ne fut pas ſans verſer des pleurs.

Le jour revint ; & dés qu’il parut on apperçut en l’air une Eſcarpolette galante, dont le ſiege étoit magnifique & commode, & les cordages de ſoye or & bleu étoient ſoûtenus par quatre enfans aîlez qui arrêterent l’Eſcarpolette. Le Prince Zelindor deſcendit à terre, coupa les liens de l’aimable Bleu, & la pria de ſe mettre ſur le ſiege : elle voulut faire de la reſiſtance, il l’y mit de force, & ſe plaça à ſon côté.

Quelle douleur pour elle de quitter ce qu’elle aimoit, & de ſuivre l’objet de ſon averſion : & quel ſpectacle pour le Prince Verd qui voyoit ſon Rival enlever ſa Maïtreſſe !

Elle ſe ſeparoit pour la premiere fois de ſa vie de ſes quatre Princeſſe : elle leur fit un adieu bien tendre, & ces miſerables percerent l’air de leurs cris douleureux.

L’Eſcarpolet s’éleva, & s’arrêta tout auprés du deſolé Prince Verd ; & Zelindor pour inſulter à ſa peine, luy chan ta ces paroles :

Rien n’eſt égal à mon amour extréme,
    Rien n’eſt égal à mon bonheur :
Éclatez, tranſports de mon cœur,
    Je vais poſſèder ce que j’aime.

La Princeſſe ſentit vivement le coup que Zelinder portoit au Prince Verd ; s’aidant de tout le feu de ſon amour, elle luy dit toute en larmes :

    Je te ſeray toûjours fidelle,
Ton Rival ni la mort n’éteindront pas mes feux.
  Aimons-nous tendrement tous deux,
      Bravons la Fortune cruelle :
Quand deux cœurs ſont unis d’une amour mutuelle,
  Il vient un temps qu’ils ſont heureux.

Elle pleuroit en chantant. C’eſt depuis ce temps-là que l’on a fait des Operas où l’on ſuit encore cette methode.

Zelindor ſurpris d’une marque d’amour ſi, emportée, fit partir ſon Eſcarpolette, qui ne s’arrêta que le ſuperpe Palais de Thiphis. Les jardins ſur tout en étoient merveilleux ; c’eſt ſur leur modele qu’on a fait ceux de Verfailles.

On donnoit tous les jours des plaiſirs à la Princeſſe, & ces jours ſi agréablement diverſifiez auroient été des jours filez d’or & de ſoye pour une coquette : mais la conſtante Princeſſe n’y trouvoit que de l’amertume, & chaque journée luy duroit un ſiécle en la preſence de Zelindor & abſence du Prince Verd.

Thiphis luy même employoit ſes ſoins pour la fléchir en faveur de ſon fils, & pour la convaincre qu’il étoit l’heureux Amant promis par les deſtinées. Il luy diſoit qu’il ne faloit pas chercher une plus grande oppoſition que celle de leurs cœurs, puiſque celuy de Zelindor brûloit pour elle, & que le ſien étoit tout de glace pour luy. Ah ! laiſſez-moy, répondit la Princeſſe, quel raiſonnement pitoyable : Le Ciel me promet du bonheur par quelque oppoſition : mais ce n’eſt pas dans les cœurs qu’il la veut. Je ne ſaurois être heureuſe qu’en aimant autant que je ſeray aimée.

Elle vivoit triſtement dans ce beau lieu, tandis que la Fée Sublime, ſurpriſe de ne la point voir revenir chez elle, envoya ſon Pelican la chercher. Il fit tant de tours, qu’il arriva le lendemain du départ de Bleu dans cet aimable bois où le Prince & les quatre Princeſſes étoient arrêtées : il rompit les filets qui les retenoient avec ſon bec & ſes ſerres. Le Prince Verd l’embraſſa mille fois pour le remercier de ſa délivrance ; aprés quoy l’oiſeau le quitta, & ramena les Princeſſes auprés de la Fée Sublime.

Le Prince leur dit bien de belles choſes, & elles à luy : mais il falut le quitter. Il ſortit de ce petit bois, & ne vit devant luy qu’une plaine prodigieuſe, ſterile, & ſans aucun arbre. À peine eut-il marché quelque temps, que le Soleil qui étoit dans ſa force l’incommodoit extrémement par ſa chaleur ; & n’ayant mangé depuis trois jours il étoit preſque à l’agonie. Il voulut donc rentrer dans le petit bois pour y trouver quelque ſoulagement : mais il ne put en aborder, & ſes pas malgré luy le conduiſoient dans cette affreuſe étenduë de païs fi ſec & ſi incommode.

Il ſouffroit, & ſon tourment étoit horrible : il avoit beſoin de ſes penſées tendrez pour arrêter ſes deſſeins furieux, ayant ſouvent envie de ſe paſſer l’épée à travers le corps. Dans cet état affreux levant la tête vers le Soleil brûlant, il apperçut tout l’air obſcurci ſans en ſentir de fraîcheur, & il ne ſavoit ce que c’étoit ; quand enfin démêlant les objets, il vit une multitude innombrable d’oiſeaux de toute eſpece & de toute couleurs ; on en voyoit depuis le Phenix juſqu’au Roitelet. Son Meſſager de bonne nouvelle étoit à la tête de cette légion, ſon cher Pelican, qui s’arrêtant auprés du Prince, au même inſtant la plûpart de ces oiſeaux ſe poſerent à terre, les autres demeurerent en l’air, & tous ſe joignant & ſe preſſant formerent un Palais d’une ſtructure nouvelle.

Le Prince fut trés-ſurpris, il entra par un portique merveilleux. Les appartemens étoient bigarrez de mille couleurs differentes, les parquets étoient des coques des œufs de ces oiſeaux, & les plafonds de cette matiere dont ils font leurs admirables nids.

Ce fut dans cette prodigieuſe demeure que la Fée Sublime luy fit ſentir qu’elle avoit quelque pouvoir ſur ces mêmes airs qui avoient été juſqu’alors l’habitation de ſa chere Princeſſe ; il fut toûjours ſervi par ſon Pelican, & nourri des mets les plus delicieux.

Il penſoit inceſſamment à la Princeſſe Bleu, & il avoit réſolu de prier le Pelican de chercher où elle pourroit être, quand il vit arriver un jour une femme de bonne mine, ſuivie de quatre Princeſſes. Il ſe douta que c’étoit la Fée Sublime : il ſe jetta à ſes pieds, elle luy fit mille careſſes, & l’aborda d’un viſage riant.

Je deſeſperois, luy dit elle, de finir vos malheurs & ceux de la Princeſſe Bleu, Thiphis étant d’un ſavoir auſſi grand que le mien : mais j’ay tant étudié vôtre deſtin, que j’ay enfin appris qu’auſſitôt que je ſaurois ce qu’il y a d’oppoſition entre vous deux, les charmes de Thiphis ſe romproient, & que je n’aurois qu’à ſuivre mon Pelican : que je retrouverois la Princeſſe, & que je n’aurois qu’à la reprendre.

Je me ſuis creuſé la tête inutilement à chercher cette oppoſition ; j’avouë ma ſtupidité ; je ne l’ay point trouvée : il y a ſix mois que je vis inquiette, ſeparée d’une fille que j’aime tant, & qui merite toute la vivacité de ma tendreſſe.

Je me promenois un jour pleine de triſteſſe, & je m’arretay inſenſiblement à conſiderer l’œconomie excellente des fourmis. Il y avoit une de ces petites Republiques qui étoit occupé à ſon travail ordinaire ; je les obſervois avec plaiſir, quand je m’apperçûs qu’elles faiſoient de differentes figures, & qu’étant de petits corps joints enſemble formoient ces paroles diſtinctement :

C’eſt dans le nom de ces Amans
Qu’on trouvera la fin de leurs tourment.

Je frapay les mains l’une contre l’autre d’étonnement à cette vûë, & faiſant enſuite un grand éclat de rire : Que je ſuis ſtupide, m’écriay-je ! ô prudence humaine, que vous étes aveugle ! les plus ſimples en ſavent quelquefois plus que les ſavans.

J’admiray cent fois que ce fût ſi peu de choſe qui m’avoit ſi long temps embaraſſée, en avoüant que le Verd & le Bleu avoient toûjours paru au vulgaire des couleurs incompatibles ; mais j’eſperay bien-tôt de les aſſembler par l’union des deux perſonnes qui en portoient les noms.

Auſſi-tôt je ſuis venuë vous trouver, continua la Fée, & je vous prie, ne tardons pas d’aller chez Thiphis où nous trouverons la Princeſſe. Sera-t-elle encore fidelle, réprit le Prince ? Je vous en aſſure, continua Sublime. Allons donc, pourſuivit-il. Et lors le judicieux Pelican prenant un vol rapide, il fut incontinent ſuivi de toute la maiſon volante, & l’on fit promptement un voyage qui ne promettoit que du plaiſir.

Ce Palais s’arrêta prés de celuy de Thiphis, dont les portes s’ouvrirent d’elles-mêmes. La Fée Sublime y entra ſans obſtacle, tenant par la main le Prince Verd, & ſuivie des quatre Princeſſes.

Thiphis étonné de les voir, ne ſçût que faire ni que dire. La Princeſſe Bleu, qui revoit au bord d’une fontaine qui s’appelloit Lancelade, entendant du bruit tourna lentement la tête, & appercevant ce qu’elle aimoit le mieux au monde, elle ſe leva bruſquement, & courut vers eux, toute tranſportée de joye. Je vous revois donc, s’écria le Prince, en ſe jettant à ſes pieds, & vous me revoyez fidele comme je vous l’avois promis.

La Fée qui ne vouloit pas perdre le temps en des diſcours frivoles, ni s’amuſer au deſeſpoir de Zelindor, leur fit reprendre le chemin de leur Palais volant, qui les porta chez la Reine des Indes, mere de la Princeſſe Bleu.

Quelle joye pour elle, quelle allegreſſe pour ces fideles Amans ! Tout fut galant & ſuperbe dans des fêtes qui durerent long-temps.

Le jour de leurs Nôces la Fée Sublime leur donna des vêtemens dont la ſingularité n’a jamais eu de pareille, leurs habits enchantez étoient d’un tiſſu d’herbes menuës, ſemées d’hyacintes bleuës, leurs mantaus étoient de même, doublées de mouſſe veloutée d’un verd naiſſant.

Ils parurent ſi beaux avec une parure ſi ſimple & ſi belle, & qui avoit tant de rapport à leurs noms, qu’on ne ſe laſſoit point de les admirer. On fit mille vœux au Ciel pour leur proſperité ; elle fut longue & durable, parce qu’il s’aimerent toûjours. L’union des cœurs peut ſeule faire le bonheur de la vie.

Un rien ſepare les Amans,
On ſe perd faute de s’entendre.
En cet état-là qu’un Cœur tendre
Se dérobe d’heureux momens !

Ce Conte ayant été ſçû par un des plus grans Princes de l’Europe, il le trouva ſi agréable, & le Prince Verd luy plut tellement, qu’il fit gloire de porter ſon nom.


LE PAYS
DES DELICES.


CONTE.


UN Roy eut une fille belle en toute perfection ; elle devint amoureuſe d’un brave Cavalier, fils d’un Roy, ennemi de ſon pere : & comme elle jugea bien qu’une telle inclination ne ſeroit pas approuvée, elle la cacha ſoigneuſement, & réſolut d’épouſer ſon Amant en ſecret.

Bientôt aprés elle ſe trouva groſſe ; elle craignit la fureur du Roy & pour elle & pour ſon enfant. Elle feignit d’être indiſpoſée, & veritablement elle l’étoit : mais elle ſuppoſa un autre mal. Elle ſe tenoit enfermée dans ſon appartement, ſe laiſſant peu voir, & allant avec une ſeule Confidente ſe promener dans ſon jardin, au pied duquel étoit une belle riviere.

La Princeſſe étoit fort en peine du ſoin de l’enfant qui naîtroit ; elle n’en voulut confier la deſtinée à perſonne, & elle réſolut de l’abandonner aux Dieux.

Elle donna la naiſſance à un Prince plus beau que l’Amour ; & aprés avoir arroſé ſon viſage de ſes larmes, la neceſſité la forçant, elle le fit mettre bien proprement dans un Berceau de bois de la Chine du plus beau lac du monde : elle orna ce cher Enfant de joyaux & de langes précieux, & commanda à ſa Confidente de l’expoſer ſur la riviere.

Cette riviere ſe jettoit dans la mer. Le Berceau y fut porté avec rapidité, & il s’arrêta heureuſement dans les filets d’un Pêcheur, qui ſurpris & ravi d’une rencontre ſi miraculeuſe, accüeillit ce bel Enfant, le fit nourrir par ſa femme & s’enrichit de ſes dépoûilles.

Il nomma ce Prince Miracle, & l’éleva avec beaucoup de ſoin, mais ſelon la groſſiereté de la profeſſion.

Il devint grand, ſi bien formé, & ſi beau, qu’il meritoit d’avoir un autre theâtre que les bords de la mer, & un autre exercice que celuy de Pêcheur.

Il étoit inceſſamment avec ſes filets ou avec ſa ligne & ſes hameçons : mais il portoit des yeux bien plus capables de prendre des cœurs, que tout ce qu’il employoit pour prendre des poiſſons.

Il approchoit de ſa vingtiéme année, & ne connoiſſant que ſon métier, un inſtinct naturel luy faiſoit imaginer qu’il y avoit quelque choſe de meilleur à faire pour luy ; quand un matin qu’il avoit toute ſa pêche étalée au bord de la mer, il eut aſſez d’appetit pour vouloir déjeûner de quelques huîtres qu’il avoit priſes.

Elles étoient excellentes en ces quartiers là, & il s’en faut bien que celles d’Angleterre ayent un goût ſi exquis. Le Prince en mangea raiſonnablement ; & en prenant une plus grande que les autres, comme il l’eut dans ſa main, & qu’il portoit le coûteau, elle s’entr’ouvrit d’elle même, & il en ſortit une voix qui le fit trembler. Eh, mon pauvre Miracle, luy diſoit cette voix, ne m’ouvres pas, ne me détruis point, reſpectes mon écaille qui eſt ſi belle & ſi polie !

Le Prince s’effraya, & il penſa laiſſer tomber l’huître. Ne vous étonnez pas, luy dit-elle, conſervez-moy la vie, & donnez-moy la liberté ; rentrez dans vôtre barque, & voguez auprés de ce grand rocher qui eſt à deux cent pas d’icy, j’y fais ma demeure, je veux que vous m’y remettiez, je vous promets une belle récompenſe.

Miracle étoit humain, il ſauta legerement dans ſon petit vaiſſeau, tenant toûjours l’huître merveilleuſe. Mais qui vous a donné la faculté de la parole, luy dit il ? Enfin mon fils, réprit elle, ce ſont de grandes merveilles, il ne vous importe de les ſavoir ; qu’il vous ſuffiſe que je vous rendray dans peu un homme incomparable : je ne vous demande que quinze jours, pendant leſquels vous me viendrez voir. Vous étes beau à charmer, vous avez la taille d’un Heros. Je vous apprendray toutes les ſciences qu’un grand Prince doit ſavoir. Vous étes Prince auſſi, ne croyez pas être le fils d’un miſerable Pêcheur ; auſſi vous veux-je rendre digne de regner, & vous regnerez ſi vous vous abandonnez à ma conduite : poſez moy là, voilà mon Palais. Adieu, jeune Miracle, juſqu’à demain.

On peut croire que Miracle fut bien ſurpris de tant de choſes étonnantes ; il ne dormit gueres de toute la nuit, & au point du jour, ſans conſiderer ſi l’huître, joüifſoit encore des douceurs du ſommeil, il s’embarqua & va à ſon rocher, il l’appela avec toute l’inconſideration d’un jeune homme impatient. Il ſortit quelque éclat brillant d’une concavité du rocher, l’huître parut.

Pour abreger mon Conte, je diray qu’il la fut voir quinze jours de ſuite, & au bout de ce temps-là il fut le plus ſavant, le plus poli & le plus galant Prince du monde. Il avoit honte de ſe reſſouvenir de ſon premier état, & il pria l’huître de le conduire aux grandes avantures.

Mon fils, luy dit-elle, je veux par mes conſeils vous faire acquerir un Royaume, & vous rendre poſſeſſeur de la plus charmante Princeſſe qui fut jamais : mais la conquête de l’un & de l’autre ſe doit faire d’une maniere toute ſinguliere.

Écoutez-moy, ; il y a dans l’Univers un pays qu’on appelle le Pays des Delices, vous ne l’avez pas vû quand je vous ay montré la Geographie, il n’eſt point ſur la Carte, c’eſt un myſtere que cela.

Vous comprenez bien par le nom de ce pays, qu’il a toutes les beautez enſemble ; laiſſez aller vôtre imagination, elle demeurera encore bien au deſſous, & ne ſauroit paſſer à tous les charmes qui compoſent cet agreable Empire.

La Souveraine de ces lieux charmans ſe nomme Faveur ; elle nâquit des deux plus parfaits Amans qui euſſent jamais été. Cet Empire n’eſt gueres peuplé, ſes habitans ſont ſemblables aux Dieux, la Princeſſe eſt divine. Ce pays eſt une preſqu’Iſle ; il n’eſt ſeparé de celuy des Avances que par une muraille de lait qui atteint juſqu’aux cieux. Il ſemble que ce n’eſt rien : mais s’eſt tout pourtant ; & le bronze & le fer ne ſont pas plus forts ; les oiſeaux même n’ont point de communication d’un Royaume à l’autre.

Il y a une Princeſſe auſſi dans les Avances, & qui les fait toutes, pour decevoir ceux qui aſpirent à aborder dans le Pays des Delices. On n’y va que par mer. Cette Princeſſe a un faux air de Faveur, & bien des gens ſe contentent d’elle, croyant que c’eſt Faveur.

La mer qui entoure preſque tout le Pays des Delices, eſt toute pleine d’Avanturiers qui cherchent ſes heureux bords : mais il eſt trés-difficile d’y avoir entrée, & peu de ceux qui ont le bonheur d’y arriver y font un long ſéjour.

Prenez, continua l’huître, cet habit qui eſt moins ſuperbe que galant, il eſt attaché à cette branche de coral. Voilà des lignes & des hameçons, & dans ce vaſe d’ambre gris vous trouverez vôtre nourriture. Mettez tout cela dans vôtre petite barque, & la laiſſez aller, elle s’arrêtera quand il en ſera temps, & lorſque je vous croiray heureux je vous iray voir. Adieu, mon fils.

L’huître rentra dans le rocher, & le beau Miracle s’ajuſta de ſon habit, prit ſon vaſe & ſes lignes, & laiſſa aller ſa barque au gré des vents & de la fortune.

Aprés quelques jours de trajet, un matin à ſon réveil il luy ſembla que l’air qu’il reſpiroit étoit plus pur que de coûtume. Il apperçût la terre, une terre qui cauſa quelque émotion à ſon cœur ; les arbres en étoient hauts & verds ; mille oiſeaux d’un plumage rare, & dont le chant étoit harmonieux, faiſoient retentir tout le rivage. Mais quel aſpect Miracle n’apperçût-il pas ſur la mer ! Il vit de loin une ſuperpe Flote, où il ſçût depuis que c’étoit un puiſſant Empereur, qui fit d’inutiles efforts pour aborder dans le Pays des Delices, Il vit des Navires magnifiques qui firent auſſi peu de progrés. Il remarqua dans quelques Vaiſſeaux beaucoup de Dames voilées qui ne purent aborder, & qui étoient incognito. Il remarqua une quantité innombrable d’hommes bien faits qui tentoient vainement la deſcente dans ce charmant pays.

Eh ! que feray je moy, s’écria le Prince Miracle ? Comment, ſeul ! Et de quelle maniere entrerois-je dans un pays où je deſire déja ſi paſſionnément d’être.

Sa barque tourna d’elle même ; & prenant un chemin particulier, il fut encore un jour à voguer : & laiſſant enfin tous ces vaiſſeaux, il s’en offroit peu à ſa vûe, quand ſa barque s’arrêta dans un endroit ſolitaire & trés-agréable. Miracle ne ſavoit s’il mettroit pied à terre, & s’il oſeroit deſcendre dans ce pays charmant. Il ajuſta ſes hameçons, & s’amuſa à pêcher, en attendant qu’il eût pris ſa reſolution : & comme il étoit de la ſorte, un petit bruit luy fit tourner la tête : il apperçût entre quelques arbres une perſonne ſi charmante, que par un preſſentiment trop vray , il ne manqua pas à la prendre pour Faveur. C’étoit elle auſſi qui ſe promenoit ainſi ſolitaire.

Si vous n’étes pas une Déeſſe, luy dit le Prince, vous devez être Faveur. Je ſuis celle que vous dites, réprit elle, avec un ſoûris charmant : Mais, agréable Pêcheur, continua-t-elle, avez-vous fait quelque belle priſe ? Jettez un peu vôtre ligne. Le Prince luy obéït, tout interdit, & quand il la retira, ſes hameçons étoient tous chargez de pierreris les plus rares, & les mieux miſes en œuvre. Faveur en fut ébloüie, le Prince en fut étonné ; il les jetta aux pieds de la Princeſſe, & s’y élançant en même temps : J’aſpire à d’autres tréſors, luy dit-il, & depuis que je ſuis frapé de l’éclat de vos charmes, je ne puis aimer que vous.

Bien d’autres m’aiment, luy répondit la Princeſſe ; je ne puis me donner qu’au plus fidele, on l’eſt un temps, mais on ne l’eſt pas toûjours : voilà pourquoy perſonne ne me poſſede qu’imparfaitement. C’eſt toûjours beaucoup que d’entrer dans le Pays des Delices ; vous y étes, craignez de n’y pas demeurer longtemps.

Diſant ces paroles elle s’avança pour s’en aller. Le Prince la voulut ſuivre : Je ne ſaurois demeurer avec vous, luy dit-elle. Elle partit ; & le Prince la voulant retenir, un de ſes rubans luy reſta dans la main, & ſa courſe fut ſi prompte & fi preciptée, que demeurant tout épouvanté, ſans qu’il luy fût poſſible de faire un pas : Legere Faveur, s’écria-t-il, vous vous envolez bien vîte, je vous perds au moment que je vous ay.

À ces paroles il ſe trouva dans une barque, & quoy qu’il pût faire, il luy fut impofſible de regagner aucun Port.

Ce n’étoit pas la même barque qui l’avoit conduit dans ce climat, elle étoit plus propre & plus commode : il y avoit une petite chambre avec un lit, afin qu’il pût ſe repoſer quand la fantaiſie luy en prendroit. Deux jeunes garçons la conduiſoient, & avoient le ſoin de donner à Miracle ce qui luy étoit neceſſaire : il avoit tous les jours un habit neuf, choſe eſſentielle pour plaire à la plûpart des Dames.

Le Prince le ſavoit bien, auſſi prenoit-il un grand ſoin de ſe parer.

Il fut long-temps à ne faire que voir le Royaume des Delices, & à deſirer la charmante Faveur, mais c’étoit tout. Il ne pouvoit prendre terre, il crut y aborder, & c’étoit le Royaume des Avances. La Reine étoit ſur le Port ; de loin il la prit pour Faveur ; il vola à elle, & il n’y trouva aucun empêchement. Elle le reçût de la maniere la plus obligeante, & à laquelle il s’attendoit le moins.

Il fut trés-étonné quand il connut ſa mépriſe. Ah ! ce n’eſt pas la divine Faveur, dit-il, tout hors de luy. Avance fut piquée, mais ce n’étoit pas ſon caractere de rebuter les gens ; elle alla pour Miracle juſques à la baſſeſſe, elle ne le toucha point. Elle avoit un certain air qui paroiſſoit quelquefois trés-charmant ; à la voir de certain côté elle étoit trés-agreable, mais par d’autres elle étoit rebutante : elle ne plaiſoit gueres aux perſonnes d’un goût ſenſible & délicat.

Le Prince Miracle quitta bientôt le pays & la Reine ; il regagna ſa petite barque, & dés le lendemain il reçut un nœud d’épée de la part de la Reine des Avances : elle continua les jours ſuivans à l’accabler, & non pas à le ſatisfaire.

Il cherchoit toûjours quelque entrée favorable au Pays des Delices, & comme cela arrive ſouvent, il s’y trouva lors qu’il s’y attendoit le moins. Il ne vit qu’un peuple charmant, jeune & beau : les uns étoient gais, les autres ſous des airs froids renfermoient les plus delicieux contentemens. Il n’y avoit pas beaucoup d’habitans naturels, & il étoit rare que les étrangers ſi fiſſent un long ſéjour. La terre produiſoit d’elle-même ſans le ſecours de l’art ; il n’y avoit aucune ſorte d’ouvriers : de grands Magaſins de tout ce qu’on pouvoit deſirer ſe trouvoient dans ce beau Pays. On n’y voyoit point de Villes, mais de magnifiques Palais, avec des Jardins d’une beauté extraordinaire. Miracle ne put aborder celuy de Faveur, il y avoit bien des gardes à paſſer ; celles des Careſſes étoient à la porte de ſon appartement.

Il fut bien logé, comme on le peut croire : mais il ne voyoit Faveur que de loin. Il s’étonnoit de ſentir un Printemps éternel dans ce charmant Pays : mais on luy dit que, comme la plus aimable choſe du monde qui ſeroit toûjours ennuyeroit horriblement l’eſprit & l’humeur de l’homme, aimant la diverſité, il y avoit dans pluſieurs endroits du Pays un chaud exceffif, & dans d’autres un grand froid , & cela pour contenter les voluptueux. Le jeune Miracle voulut y aller. Quand il commença à ſentir le chaud, il vit au bord des forêts ou dans des prairies des tentes ſuperbes où l’on pouvoit goûter la fraîcheur. Des rivieres d’eau de ſenteur offroient un bain agreable, & tout ce que l’imagination humaine a inventé de vif & de delicat s’y trouvoit.

Au lieu où le froid dominoit il y avoit de grandes Places publiques où l’on donnoit divers ſpectacles, des Palais fort beaux où l’on faiſoit des bals ; des appartemens particuliers, avec de bons feux de bois d’Aloës & de Calambour : les bougies qui éclairoient étoient faites de ces gommes précieuſes qui ſont ſeulement en Arabie, & l’on baſſinoit les lits avec une legere braiſe de grains de Coriandre.

On ne craignoit point les vapeurs dans ce Pays-là, la cauſe en étoit inconnüe.

Enfin le beau Miracle s’approcha de Faveur, & elle luy fit enviſager qu’elle ſe donneroit à ſa perſeverance, s’il continuoit dans une maniere ſi propre à perſuader ſa fidelité.

Il fut peu avec elle ; & contraint encore une fois à regagner ſa petite-barque, il erra long-temps, & les Châteaux en Eſpagne qu’il faiſoit étoient ſa ſeule conſolation.

L’Huître favorable qui l’avoit aidé juſques-là n’étoit pas une Huître ordinaire ; elle avoit la même origine de Venus, elle nâquit au même moment & de la même ſorte : elle regnoit ſur la Mer comme la Déeſſe ſur la Terre, & elle étoit toute puiſſante auprés de ſa Sœur. Elle aimoit Miracle, qu’elle regardoit comme un enfant des Eaux, & qu’elle vouloit rendre heureux : elle diſpoſa tout en ſa faveur.

Il rentra dans le Pays des Delices, tout luy rit à cette fois. Tous les habitans venoient au devant de luy avec des chapeaux de roſes ſur leurs têtes, jettant des fleurs ſur ſon paſſage ; & parfumant ſon chemin comme on faiſoit autrefois au grand Alexandre. Il n’étoit pas tout à fait ſi grand que luy, mais il fut plus heureux.

Mille ſons charmans s’élevoient juſques aux Cieux, quand au travers d’une foule de peuple agreable il apperçut la Caleche de Faveur. Voicy de quelle maniere étoit ſon équipage.

Cette Caleche étoit doublée d’une magnifique étoffe jaune piquée, matelaſſée, & pleine des plus rares odeurs. Le Cinamome des Anciens n’y étoit pas oublié, les rideaux étoient de peaux d’Eſpagne, attachez avec des cordons jaunes & argent : par cette couleur on voit bien que la Princeſſe devoit être brune. Les glaces du côté étoient d’un ſeul diamant, il n’y en avoit point devant, parce que l’Amour étoit le Cocher, & que rien ne doit ſeparer Faveur de l’Amour. La Joüiſſance étoit auprés de ce Dieu, habillée en Eſclave ; car il la tient ſouvent pour telle, quoi qu’il tient tout d’elle. Huit beaux chevaux poudrez de poudre de Chypre traînoient l’Amour & ſa ſuite ; l’Heure du Berger ſervoit de poſtillon, & les Plaiſirs procedoient & ſuivoient cette Caleche admirable. Faveur y étoit aſſiſe, elle s’appuyoit un peu ſur la Modeſtie qui étoit prés d’elle ; les Graces étoient aux portieres, & la plus jolie entre ſes genoux.

Tout ce brillant équipage s’arrêta devant l’aimable Miracle ; la Modeſtie luy ceda ſa place, & Faveur fut à luy par le commandement de l’Amour. Il nâquit des fruits charmans d’une union ſi deſirée. Le Prince fut tout le reſte de ſa vie heureux, toûjours dans les delices, & toûjours comblé de Faveurs.

Il mourut dans une grande vielleſſe, & ſa vie ne luy parut qu’un moment à l’heure de ſa mort.

Faveur ſe devoit à d’autres ; elle fait la felicité des Mortels.

    Heureux qui peut vous obtenir,
Faveur, priſe d’un cœur fidele & tendre,
    Vous vous faites long-temps attendre,
Et bien malaiſément on peut vous retenir.


LA PUISSANCE
D’AMOUR.


CONTE.


IL y eut autrefois dans l’Arabie heureuſe un grand Magicien. Son fils s’appelloit Panpan, Prince de Sabée Les ſecrets de l’art de ſon pere ne purent lui donner rien d’acquis, parce que la nature toute ſeule le rendit parfait, ſoit pour les charmes de la perſonne, ſoit pour les dons de l’ame & de l’eſprit.

Panpan brilla dans le monde dans un âge qui ne le ſeparoit pas encore de l’enfance. Il fut les delices de tous les yeux qui le regarderent, & il porta des deſirs de l’aimer dans tous les cœurs.

Comme il avoit un grand feu dans l’eſprit, qu’il étoit dans une Cour galante, ſa premiere jeuneſſe fut pleine d’impetuoſité. L’emportement de ſes ſens guida ſon cœur ; Il eut autant de Maîtreſſes qu’il vit de beautez. On ne luy foiſoit pas une longue reſiſtance.

Mais l’Amour n’étoit pas content de ces conquêtes frivoles, il vouloit faire un autre uſage d’un cœur ſur lequel il vouloit prendre de veritables droits.

La Princeſſe de l’Arabie heureuſe qui ſe nommoit Lantine, étoit née pour l’aſſujettir. Sa perſonne étoit ſi aimable & ſi gracieuſe, qu’on ne la pouvoit voir ſans ſentir des mouvemens qu’elle ſeule étoit capable d’inſpirer.

Sa taille n’étoit pas grande : mais elle étoit ſi aiſée, elle marchoit , elle danſoit avec tant de grace, qu’elle plaiſoit par toute ſon action. Ses yeux étoient le trône de l’Amour, ou plûtôt elle n’avoit pas un regard qui n’eût un Amour en particulier. Le deſir de plaire étoit auſſi le plus fort de tous ſes deſirs : de là vint qu’elle prit des manieres coquettes, & qu’elle devint coquette. Tout aimoit autour d’elle, & tout eſperoit d’être aimé.

Le Seigneur du Roc affreux ſe mit ſur les rangs comme les autres. C’étoit un Enchanteur qui voulut employer la force de ſon art pour ſe rendre poſſeſſeur d’une ſi charmante perſonne. Il ſe lia, pour réüſſir dans ſes deſſeins, avec la Fée Abſoluë, qui avoit un grand pouvoir ſur la Princeſſe de l’Arabie heureuſe : il la ravit, & la tint un temps conſiderable dans une eſpece de captivité. Ses agrémens & ſa douceur l’obligerent à luy rendre ſa liberté. Elle revit ſes peuples, & ſa preſence ramena les Fêtes & les Jeux.

Ce fut dans ce temps que le jeune Prince de Sabée vit la belle Lantine : la voir & l’aimer furent la même choſe. Mais qu’il trouva ſon cœur changé ! Ce n’étoit plus ce cœur volage ſi penetré de tant de traits differens, & ſi capable de prendre l’impreſſion de toute ſorte d’objets. Ses ſentimens ſi fougueux devîn rent ſolides, cette legereté impetueuſe ſe paſſa, & tout ce feu ſe fixant pour la Princeſſe, il crut dés ce moment qu’il l’aima, n’avoir jamais aimé qu’elle.

Ce ne fut pas le ſeul effet de la Puiſſance d’Amour ; le même miracle ſe produiſit dans l’ame de Lantine, elle ne voulut plus plaire qu’à un ſeul. Elle connut qu’elle étoit aimée du Prince Panpan, elle l’aima à ſon tour. Elle n’eut plus de deſir, que pour luy, & ſe renfermant dans le plaſir de cette conquête, elle haïſſoit ſes charmes quand ils continuoient de luy gagner des cœurs.

Il y avoit un jour de l’année qui étoit deſtiné pour recevoir les tributs que tant de Princes faiſoient à la Princeſſe. Ils étoient tous aſſemblez au pied de ſon Trône dans une grande Salle pleine de Courtiſans. La Princeſſe avec ſa ſuite la traverſa, monta ſur ce Trône, y brilla un moment ; & ſe dépoüillant, pour ainſi dire, d’une majeſté embaraſſante, elle paſſa ſeule, dans un magnifiqe Cabinet, où l’on faiſoit entrer l’un aprés l’autre chacun de ſes illuſtres Tributaires.

Ils luy firent des preſens d’une magnificence & d’une galanterie extraordinaire ; & quand ce fut le tour du Prince de Sabée, qu’elle n’avoit point encore vû juſqu’à ce moment, elle eut une ſurpriſe qu’elle ne put cacher.

Elle vit un jeune homme d’une taille agreable, & d’un viſage ſi charmant, qu’elle luy donna avec toute ſon attention la plus ſenſible tendreſſe de ſon cœur. Il avoit les traits reguliers, de grands yeux noirs, vifs & paſſionnez, la bouche ſoûriante, de belles dents, une grande quantité de cheveux bruns & friſez, plantez avec un agrément ſans pareil ſur le haut de ſa tête ; ils faiſoient une pointe extrémement marquée, qui luy donnoit une phyſionomie ſinguliere qui plaiſoit.

Panpan avoit déja vû la Princeſſe, il en étoit amoureux. Il ſe preſenta devant elle d’un air hardy : mais les premiers regards qu’elle jetta ſur luy l’humilierent. Il voulut la regarder, il ne l’oſa faire. Il baiſſa la tête ; & mettant un genou devant elle, il demeura tout interdit. Son ſilence fut long. Enfin parlant avec une voix timide : Je n’ay rien à vous donner, luy dit-il ; vous avez tout quand vous avez mon cœur, je vous apporte ſes hommages. Ce que les autres vous donnent eſt indigne de vous ; ce que je vous offre ſeul peut vous être offert. Je le reçois, luy répondit la Princeſſe, je mépriſe tout le reſte ; ſoyez fidele.

Le Prince ſe retira, pour faire place à ceux qui reſtoient encore à paroître. Il ſortit, l’ame penetrée d’amour ; celle de Lantine en fut vivement atteinte.

Le lendemain la Princeſſe fit prendre cet amas de tant de belles & riches choſes qu’on luy avoit données ; elle en fit dreſſer un trophée, qui étoit renoüé avec des ceintures magnifiques, où l’on voyoit écrits ces quatre Vers en lettres de Pierreries.

  Superbes raretez, preſens ſi précîeux,
  Que le deſtin vous eſt contraire,
Vous n’étes pas celuy que je cheris le mieux ;
  Cedez, cedez au ſeul qui m’a ſçü plaire.

L’eſperance du Prince Panpan fut merveilleuſement flatée par un aveu ſi delicat où perſone n’ententendoit rien, & dont il connoiſſoit tout le charme. Il goûta quelque temps une felicité parfaite dans les manieres tendres & ſenſibles de la Princeſſe d’Arabie : mais quoi ! elle étoit trop aimable, pouvoit il long-temps être heureux ?

La jalouſie ſe mêla de le tourmenter ; il avoit autant de Rivaux qu’il voyoit d’hommes. La Fée Abſoluë luy déroboit ſouvent l’entretien de ſa Princeſſe ; le Seigneur du Roc affreux l’obſedoit de prés, & cent autres l’incommodoient par des aſſiduitez éternelles.

Il étoit dans une peine extréme pour faire ſavoir à Lantine tout ce qui ſe paſſoit dans ſon cœur : mais il n’avoit aucune intelligence avec elle. Il étoit bien éloigné d’avoir la ſcience de ſon pere ; il regrettoit la mort de ce grand Enchanteur, dont le pouvoir l’auroit ſecouru au beſoin.

Il devint rêveur & ſolitaire. Il s’étoit retiré une fois dans une Orangerie ; il prit les Vers d’Anacreon, croyant que la lecture d’un Poëte ſi agreable diſſiperoit pour un moment ſon chagrin : il le feüilleta. Il ne faiſoit que le parcourir, quand il tomba ſur l’Ode troiſiéme. Cette ingenieuſe deſcription de l’arrivée & de la malice de l’Amour l’occupoit avec quelque plaiſir, lors qu’un éclat ébloüiſſant luy frapa les yeux, & luy fit tomber le livre des mains. Sa vûë s’étant raſſurée, il vit l’Amour luy même comme on nous le repreſente, bel Enfant nud, armé d’un Flambeau, d’un Arc, & de ſes Fléches.

Que vois-je ! s’écria Panpan. Eſt ce que je lis encore, ou vois-je en effet ce que je liſois ? Tu vois ton Maître, luy dit l’Amour, tu vois le Seigneur de toute la nature. En vain tu regrettes les ſecours que ton pere te pouvoit donner ; ſi je te favoriſe, tous tes deſirs s’accompliront. C’eſt moi qui ſuis le pere des Fées & de tous les Enchanteurs. Tout Enfant que je parois, j’ay donné la naiſſance aux plus grandes Puiſſances du monde ; & tel que tu me vois, je ſuis le plus grand Sorcier qu’il y ait jamais eu. À quoi ſert tout cela, réprit Panpan, ſi vous ne voulez m’être bon à rien ? J’aime Lantine, j’en ſuis peut être aimé ; rompez les obſtacles qui nous ſeparent, uniſſez nous. Vous allez bien vîte, mon Cavalier, répliqua l’Amour : vous ne faites que de commencer le Roman de vôtre vie, & vous en voudriez voir le bout. Je vais quelquefois aufſi promptement que vous le deſirez : mais dans vôtre affaire la deſtinée reſſerre un peu mon pouvoir, & j’avouë franchement auſſi, que je me veux un peu divertir par la diverſité des avantures, par où je pretends vous conduire.

Panpan l’alloit conjurer d’abreger ſes peines, & s’alloit peut-être embaraſſer dans un long diſcours. Il ouvroit la bouche pour le commencer, quand il ne vit plus rien auprés de luy qu’une grande trace de lumiere, & une Fléche à ſes pieds.

Ah Sorcier ! s’écria-t-il en la relevant, qui jettes tes charmes dans le fonds de mon cœur ; fais que la durée en ſoit éternelle par une abondante ſuite de douceurs.

Il crut que l’Amour l’aideroit. Dans cette penſée il reſolut d’aller au Palais où l’on retenoit ſa belle Princeſſe ; il avoit à ſa main la Fléche que ce petit Démon luy avoit laiſſée, Il fut bien étonné de trouver des Corps de Gardes avancées dont l’eſpece le ſurprit. C’étoit une rangée de Statuës de marbre, qui toutes avoient l’arc tendu. Elles décocherent leurs traits dés qu’il parut de loin, & il connut bien qu’il ne pouvoit approcher ſans un évident peril de ſa vie.

Il s’arrêta comme on le peut juger, & voulut prendre une autre route : mais ces mêmes Archers ſe preſentoient toûjours.

Le pauvre Prince s’effraya, & jugea bien qu’il n’y avoit que le Seigneur du Roc affreux qui pût animer les pierres mêmes pour ſa ruïne.

Que feray-je ? diſoit-il tout deſolé. Je ne vaincray jamais ces guerriers ſi terribles. Il ſoûpiroit, il ſe tourmentoit, il ne ſavoit que faire. Enfin il s’aviſa de prononcer cette invocation à l’Amour.

Ô ! toy dont le pouvoir s’étend juſqu’aux Enfers,
Charmant Sorcier ; donnes-moy ta ſcience,
    Ces obſtacles me ſont offerts
Pour me faire ſentir d’un Jaloux la puiſſance :
    Je perds Lantine, je la perds,
Si je n’ay pas ta magique aſſiſtance.

À peine eut-il prononcé ces paroles, qu’il ſe ſentit tout animé ; & ſe reſſouvenant de la Fléche qu’il avoit à la main, il crut qu’elle valoit bien la Baguette de la plus grande Fée : de ſorte qu’il la lança avec vigueur contre l’Eſcadron armé. Elle toucha tous ces Fantômes, qui baiſſant leurs Arcs, & mettant un genou en terre, s’ouvrirent, & laiſſerent un eſpace par où le Prince pût paſſer. Il réprit ſa bonne Fléche, & s’avança tout joyeux. Il traverſa un Parc d’une beauté merveilleuſe, & il découvroit déja le Palais tant deſiré, quand il apperçut une palliſſade qui s’élevoit inſenſiblement, formée de Tubereuſes, d’Oeillets, de Jacinthes & de Jonquilles.

Qu’eſt cecy, s’écria Panpan un peu étonné ? Ce ne ſera qu’une foible reſiſtance, & ſe prenant à rire, il dit aſſez gayement :

Sorcier, charmant Sorcier, je ne t’invoque pas ;
    Cet obſtacle eſt peu difficile,
Pour le franchir ſans toy tout doit m’étre facile,
Des Fleurs n’arrétent point mes pas.

En diſant ces paroles il crut d’un coup de pied abattre cette paliſſade. Il fut épouvanté de voir qu’elle étoit plus ferme qu’une muraille de bronze. Je reconnois la Fée Abſoluë à cet enchantement, réprit-il ; voicy de ſes artifices pour m’interdire la vûë de ma belle Princeſſe.

Ô toy ! s’écria t-il, viens vite à mon ſecours,
    Détruis ce ſurprenant myftere,
Cher Maître de mon cœur, Protecteur de Mes jours.
  Tu m’es encore neceſſaire.

Et ſe reſſouvenant de ſa bonne Fléche, il en preſenta la pointe à cette aimable paliſſade, qui ſe ſeparant auſſitôt, luy laiſſa un paſſage parfumé. Le Prince de Sabée avança, & n’ayant plus qu’un parterre à traverſer, il le vit ſe changer, en un Lac d’une prodigieuſe étenduë. Il s’arrêta aſſez interdit ; car il ne penſoit à ſa Fleche que quand il avoit invoqué l’Amour. Il la poſa à terre, pour détacher un cordon de ſoye qui tenoit à une petite barque, & dans le même temps la Fée Abſoluë ſe preſentant à luy, ramaſſa cette Fléche. Innocent, luy dit elle, oublies-tu ainſi tes plus fortes armes ; Pour moy qui en connois toute la vertu, je m’en ſerviray pour te nuire. Et lors rompant ce frelle bois en mille morceaux : Matiere combuſtible, s’écria-t-elle, en le jettant dans le Lac, faites vôtre effet. Et lors s’allumant de luy même, cette Fléche produiſit un grand feu, qui conſomma dans un moment toutes les eaux : il demeura vif & clair en élevant ſes flammes juſqu’au Ciel.

Le Prince de Sabée fut deſeſperé de la ſottiſe qu’il avoit faite, d’avoir abandonné ſa bonne Fléche : ainſi d’ordinaire on ne reconnoît les fautes que l’on fait que lors qu’on en ſent le préjudice. Il demeura les bras croyſez, à conſiderer l’impetuoſité de ces flammes, & il étoit dans une triſteſſe profonde.

Veux tu embraſer tout l’univers, dit-il, enfin Démon cruel ? Voilà de tes tours ; aprés les biens que tu m’as laiſſé goûter, tu m’en fais trouver la perte inſupportable. Tu changes ſuivant ta nature, tu m’abandonnes, & tu tournes à mon dommage les mêmes faveurs que tu m’avois faites.

Le jeune Prince ſe tut aprés ces mots, & ſe mit à penſer avec une grande application de quelle ſorte il pourroit ſurmonter ſon malheur. Enfin il ſe ſouvint qu’il ne vivoit que dans les flammes depuis qu’il aimoit Lantine, & qu’un feu allumé par les traits de l’Amour ne ſauroit offenſer ſa perſonne. Peut-être continua-t-il, que ces flammes qui me paroiſſent ſi terribles ſont ſemblables aux exaggerations dont ſe ſervent les Amans, & que je ne trouveray rien moins que ce que je crois voir. À tout hazard je riſque peu de choſe ; dans la fureur où je ſuis j’aime autant mourir que de ne voir point Lantine.

En achevant ces paroles, il ſe jetta tête baiſſée au travers de ces feux. Il crut être dans un bain délicieux ; il alloit & venoit parmy ces flammes avec autant de facilité que s’il eût été dans un jardin. Il ſentoit une certaine volupté qui enchantoit ſes ſens : il luy ſembloit qu’il ne luy manquoit que la preſence de ſa chere Princeſſe ; encore croyoit-il quelquefois qu’il s’en pouvoit paſſer. Il avoüoit en luy même que bien ſouvent les plaiſirs de l’imagination valent mieux que les plaiſirs réels.

Tandis qu’il eſt ſi paiſiblement dans un lieu qui devroit être ſi chaud, la Princeſſe de l’Arabie heureuſe étoit renfermée dans un Palais par les ſoins de la Fée abſoluë, par la joulouſie du Seigneur du Roc affreux. Elle n’avoit d’autre compagnie que celle de ſes Filles, qui tâchoient avec empreſſement de la divertir, mais qui n’y réüſſiſſoient pas toûjours. Elle avoit des momens ſombres, & ſa gayeté naturelle ſe perdoit bien ſouvent dans le ſouvenir qu’elle avoit du Prince de Sabée.

Elle étoit un ſoir toute ſeule dans ſa chambre, aſſiſe au coin de ſon feu, un pied appuyé ſur la grille, ſa vûë étoit attaché ſur quelque Peinture agréable. Elle l’en détourna par un petillement extraordinaire qui venoit de ſon feu, elle y porta ſes regards, il en ſortit un nombre infini d’étincelles qui volerent autour d’elle, & qui s’attacherent à ſes habits.

Elle eut peur d’être brûlée, & les ſecoüa avec promptitude : mais toutes ces étincelles l’environnerent, & ſembloient ſe joüer en cent façons differentes, faiſant le même bourdonnement des abeilles. Lantine s’accoûtuma bientôt à cette nouveauté, voyant que ces feux n’avoient point de malice. Elle les trouva fort jolis ; ils ſe poſoient ſur ſon viſage & ſur toute ſa perſonne : & voulant eſſayer d’en prendre, ils avoient une grande ſubtilité à s’échaper. Enfin elle en attrapa un : mais elle ſentit un chatoüillement extraordinaire dans ſa main, de ſorte qu’elle l’ouvrit promptement. Et lors ils ſe raſſemblerent tous vers le milieu de la chambre ; & ſe diſſipant tout d’un coup, Lantine vit en leur place un petit vieillard, qui avoit une barbe auſſi grande que luy : il avoit le teint frais, les yeux vifs, & l’air ſoûriant.

Elle n’éût point de frayeur, & cela devroit paroître fort-étrange ; au contraire elle s’appaocha gayement de luy. Pere de tous les humains, luy dit-elle, ne croyant pas ſi bien dire, à vôtre longue barbe je vous crois tel, d’où venez vous ? que voulez vous ? Je viens de quiter Panpan, luy répondit-il ; je veux vous unir, ſi vous vous abandonnez à ma conduite, & ſi vous faites exactement ce que je vous diray. Vous avez raiſon de m’avoir nommé comme vous avez fait. J’ay vû l’enfance du monde, je ſuis l’Amour. L’Amour, s’écria Lantine, l’Amour vieux & barbu ! on le peint ſi beau & ſi jeune. N’en ſavez-vous autre choſe, réprit-il ? tenez je vais paroître à vos yeux comme je ſuis devant Pſiché. Et ſe metamorphoſant dans un clin d’œil, elle fut ſurpriſe de ſa belle forme & de ſa beauté merveilleuſe. Ne vous étonnez pas, pourſuivit-il, je puis changer auſſi ſouvent & auſſi promptement que les décorations de l’Opera. Vous étes donc plus qu’une Fée, luy répondit-elle. Bon, répart-il, leur ſcience eſt bien au deſſous de la mienne, mes enchantemens paſſent tous les autres enchantemens, je ſuis le ſeul veritable Magicien.

Il luy recita lors ce qu’il avoit fait en faveur de Panpan, & comme il le tenoit fraîchement au milieu des flammes. Voudriez-vous le venir trouver, pourſuivit-il ? Je ſuis gardée dans ces lieux d’une maniere trop exacte, luy répondit-elle, je n’en puis ſortir. Ne vous ay je pas dit, répliqua-t-il, que j’en ſay plus que perſonne, & que je puis renverſer tous les deſſeins du Seigneur du Roc affreux & de la Fée Abſoluë ? Mais la bienſeance ne veut pas que j’aille trouver le Prince de Sabée, réprit-elle, il ſeroit plus dans l’ordre de me l’amener. Eh bien, dit l’Amour, parez-vous & toutes vos Filles auſſi ; je viendray vous prendre dans deux heures, je veux vous donner une Fête galante, & j’y conduiray Panpan.

L’Amour ſe ſepara ainſi de la Princeſſe. Elle fit appeller toutes ſes Filles, elle leur ordonna de s’aller ajuſter ; elle leur prêta même toutes ſes pierreriers, & leur dit de revenir la trouver quand elles ſeroient dans la derniere parure. Lantine changea d’habit, elle en mit un blanc, qui n’étoit agréable que par ſa fimplicité, elle ſe coëffa avec des fleurs ; belle de ſa ſeule beauté.

Quand elle fût prête, & que ſes Filles furent revenuës, elle n’attendoit que le moment que l’Amour alloit paroître : elle fut un peu déconcertée de voir arriver la Fée Abſoluë & le Seigneur du Roc Affreux. Ce contre-temps luy fit de la peine.

Vous voilà donc faite d’une maniere à conquerir toute la Terre, luy dit le Seigneur du Roc affreux ? Pourquoy donc la parure de toutes vos Filles, interrompit bruſquement la Fée ? pourquoy ſont-elles de la ſorte ? Pour me récréer les yeux, réprit Lantine ; je me divertis à ce que je puis dans la captivité où vous me tenez. Eh bien, Princeſſe, répartit l’Enchanteur, je vais vous faire preparer un Bal ; vous aimez la danſe. Comme je puis fatisfaire ces deſirs-là, que ne puis-je même être l’objet de tous ceux que vous pouvez avoir ? J’ay mal à un pied, Seigneur, luy répliqua la Princeſſe, il me ſeroit de danſer. Eh bien, dit-il, on danſera devant vous, Et lors prenant ſa Baguette, & diſant quelques paroles, il preſenta la main à Lantine, & la conduiſit dans une ſalle, où il y avoit un grand nombre de belles & de Courtiſans, avec toute la preparation d’une Fête magnifique.

Lantine ſoûpiroit de temps en temps, & voyoit tout cet appareil ſans plaiſir. Quelle Féte, diſoit-elle en elle-même ; qu’elle eſt differente de celle que je croyois avoir ! elle s’ennuyoit mortellement. Il n’y avoit pas un quart d’heure que le Bal étoit commencé, qu’elle croyoit qu’il y en avoit cent. Son chagrin paroiſſoit ſur ſon viſage, la Fée s’en apperçût & l’en gronda ; & voulant continuer ſa gronderie, elle ouvrit la bouche pour parler, elle ne la put plus refermer, & demeura en cet état : ce qui ſurprit un peu la Princeſſe. En ce même temps le Seigneur du Roc affreux danſoit, & la femme qui figuroit avec luy ayant achevé ſa danſe, elle fut ſe remettre à ſa place ; il danſa tout ſeul, & danſa toûjours : ce qui ne cauſa pas un mediocre étonnement à toute l’Aſſemblée ; Lantine en rit comme les autres, ſans s’en pouvoir empêcher. En même temps les violons ceſſèrent de joüer ; ils s’endormirent, & tout dormit, hors le Seigeneur du Roc affreux, qui ne ceſfa point de danſer. Et la Princeſſe de l’Arabie heureuſe, avec toutes ſes Filles, fut conduite ſans ſavoir par qui, juſques dans un veſtibule, où un Theâtre ſe roulant de la Cour, & venant juſqu’à elle, elle y paſſa avec ſes filles : il s’éleva doucement en l’air, & fut ainſi juſques ſur le bord d’une belle Riviere, où il y avoit des ſiéges de corail incarnat, avec des Carreaux de plumes d’Alcions.

Rien n’étoit ſi ſuperbe ; ni de ſi galant que la decoration de cette Riviere. Il ſembloit que des cordons de feu pendoient de chaque étoile & qu’a la hauteur qu’il faloit ils ſoûtinſſent une quantité de feux qui formoient des figures toutes differentes, qui repreſentoient les attributs de l’Amour ; les Jeux, les Ris joüoient de pluſieurs inſtrumens : les Graces & les Plaiſirs commencerent le Bal.

La Princeſſe Lantine étoit ravie de voir un ſi charmant ſpectacle : mais par des regards inquiets elle témoignoit qu’elle auroit voulu autre choſe. En ce moment même elle vit l’Amour & le Prince de Sabée, l’un auſſi beau que l’autre. Vous me l’aviez bien promis ; luy dit-elle, avec un épanchement de joye qu’elle ne put retenir, qu’il ne manqueroit rien à la Fête que vous me donneriez. Vous joüez de bonheur, réprit l’Amour ; car je ne tiens pas toûjours ce que je promets. Et Panpan venant prendre la Princeſſe pour danſer, ils couloient ſi doucement ſur la furface des eaux, que c’étoit une merveille de ce qu’ils n’enfonçoient pas, & que cette liquide glace eût toute la ſolidité qu’il faloit pour les ſoûtenir.

Le Prince de Sabée dit cent jolies choſes à la Princeſſe, & elle luy en répondit pour le moins autant. Aprés quoy on leur ſervit une collation admirablement bonne, & l’Amour ayant preſenté à boire à Panpan, la Princeſſe remarqua qu’auſſi-tôt qu’il eut bû il perdit la raiſon : de ſorte que ce petit Sorcier l’ayant auſſi voulu obliger de boire, elle le refuſa. Elle étoit trop prudente pour riſquer à ſe mettre dans un état honteux ; & regardant finement l’Amour, elle chanta cette chanſon.

  Bacchus eſt aſſez dangereux :
Amour, n’y mêlés point tes charmes ni tes feux :
  Arrête, Dieu cruel, arrête.
  Dans ce bon vin délicieux & frais
Il a déja trempé la pointe de ſes traits,
Et ſon venin cruel va du cœur à la tête.

L’Amour ſe mit à rire avec Lantine, & luy dit qu’il n’y en auroit pas une entre mille qui eût la force de faire ce qu’elle avoit fait. Aprés cela il jugeoit qu’il faloit la ramener ; ils ſe mirent ſur le même Theâtre qui les avoit apportez, & ſe rendirent au Palais de la Abſoluë. Ils la trouverent au même état où ils l’avoient laiſſée, la bouche ouverte & dormant ; le Seigneur du Roc affreux danſoit encore, & tout le reſte dormoit. Ils ſe divertirent de l’avoir fait danſer ſi long-temps. L’Amour ordonna qu’ils fuſſent tous mis dans leurs lits, dans un moment la choſe fut faite. Il donna le bon ſoir à Lantine, & ramena ſon Amant dans ſa maiſon.

Le lendemain la Fée & l’Enchanteur


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      Ar- re&s;- te Dieu cru- el ar- re&s;- te, Dans ce bon vin dé- li- ci- eux & frais, Il a dé- jà trem- pé la poin- te de ses traits, Et son ve- nin mor- tel va du cœur _ _ à la tê- _ te.
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600em
600em
crurent que tout ce qui leur étoit arrivé

n’avoit été qu’un ſonge ; tant il eſt vray que les avantures d’Amour, quand elles ſont paſſées, ont plus que toute autre choſe cet air là. L’Enchanteur ſe trouva ſi las qu’il n’en pouvoit plus ; il ſentoit une douleur horrible à la plante des pieds.

La Fée fut comme à ſon ordinaire faire la viſite dans tout ſon Palais. Son art ne l’avertiſſoit point des circonſtances de la nuit derniere, parce qu’il cedoit à un plus grand que le ſien. Mais une petite indiſcrette, à qui l’Amour avoit joüé d’un mauvais tour, luy raconta tout ce qui s’étoit paſſé. La Fée fut dans une extréme colere, ſans s’étonner neanmoins, parce que c’étoit les effets ordinaires de l’Amour. Elle fut trouver le Seigneur du Roc affreux, & luy fit part de cette belle Hiſtoire. Il réſolut ſur le champ d’aller trouver l’Amour, de le conjurer de ne luy être plus contraire, & de ceſſer de favoriſer Panpan.

Dans ce deſſein il étudia pour ſavoir où ce Maître Enchanter pourroit être, & l’ayant deviné, il ſe rendit auprés de luy. Seiguer, luy dit-il, je ſay la malice que vous me fîtes hier au ſoir. Avez-vous réſolu de ravir Lantine à ce tendre amour que vous avez allumé dans mon cœur. L’Amour ſe prit à rire, & luy avoüa ce qu’il avoit fait. Le Seigneur du Roc affreux le pria de bleſſer Lantine en ſa faveur, s’il n’aimoit mieux le rendre volage ; luy declarant qu’elle ne pouvoit vivre heureux tandis qu’elle luy prefereroit ſon Rival.

L’Amour luy répondit qu’il ne changeroit rien à ſes ordonnances, & qu’il vouloit que la Princeſſe de l’Arabie heureuſe fût au Prince de Sabée, qu’il ne l’importunât plus, & qu’il ſe retirât.

Le Seigneur du Roc affreux trouva cette réponſe auſſi ſéche qu’elle l’étoit, & la ſentit vivement : mais il reſolut en luy même de diſſimuler, & il penſa que l’Amour avoit tant de choſes à faire, qu’il ne pourroit pas toûjours être occucupé de Lantine & de Panpan ; qu’aprés tout il pourroit avoit auſſi quelques bons momens, que d’Enchanteur à Enchanteur il n’y avoit que la main, & que ſouvent le moindre pouvoit embaraſſer le plus grand.

L’Amour ſoûrit, il connut ſa penſée, il le congedia, réſolu de quitter tout plûtôt que de ne ſe pas donner du paſſe-temps de pieces qu’il luy vouloit faire.

Le Seigneur du Roc affreux ſe retira, & il alla trouver la Fée Abſoluë : il luy conta le mauvais accüeil qu’il avoit reçû du Maître de tous les Sorciers : ils ſe trouverent bien empêchez à ſavoir ce qu’ils auroient à faire. Enfin ils ſe déterminerent, & jugerent que la maniere la plus ſimple ſeroit la meilleure pour tromper tout le monde & même l’Amour : de ſorte qu’ils donnerent leurs ordres pour s’en retourner à la Ville Capitale. Mais dés qu’ils furent arrivez ils tranſporterent la Princeſſe & quelques unes de ces Filles dans ce même Palais qu’ils venoient de quitter. Il y avoit des voûtes ſoûterraines d’une admirable beauté, & dont perſonne qu’eux n’avoit la connoiſſance ; les appartemens en étoient d’une magnificence extraordinaire. Ce fut la qu’on mit Lantine. L’Enchanteur prit ſon logement tout auprés du ſien, réſolu de la garder luy même. Rien n’eſt plus ſurveillant qu’un jaloux.

La Princeſſe fut un peu affligée de ſe trouver ainſi en ſi petite compagnie, & ſous le pouvoir de ſon perſecuteur : elle luy fit fort mauvais viſage, elle auroit bien deſiré revoir ſon petit vieillard qui luy avoit fait tant de plaiſir ; & demeurant ſeule elle paſſa dans un cabinet, dont elle ferma la porte ſur elle. Mais quelle fut ſa ſurpriſe & ſa joye d’y trouver le Prince de Sabée ?

Belle Princeſſe, luy dit-il, je ſuis trop heureux de vous voir dans mon appartement. Comment, luy répondit elle, vous vous mocquez, je ſuis chez abſolue. L’Amour m’a logé icy, répliqua-t-il, je n’en partiray point tant que vous y ſerez. Mais, luy dit-elle, puis je y demeurer avec bienſeance avec vous ? Vous y ſouffrez bien le Seigneur du Roc affreux, interrompit-il. Je ne puis l’empêcher, pourſuivit-elle : Voulez-vous ma mort, répartit-il ? vous n’avez qu’à aller dire que je ſuis icy. Cette conſideration fut puiſſante, & obligea la Princeſſe à ſouffrir ce qu’elle ne pouvoit empêcher.

Le temps qu’ils paſſerent enſemble leur parut doux, & quand elle fut rentrée dans ſa chambre, ſes filles la mirent au lit.

Plufieurs jours s’écoulerent de la ſorte, qu’ils ſe voyoient librement : mais cette liberté devint inſupportable à Panpan, parce qu’il n’en fut pas plus heureux. Il voyoit la Princeſſe, il l’aimoit, il en étoit aimé, il auroit voulu la poſſeder entierement. Un jour qu’il trouva l’Amour en bel humeur : il le pria de ne le faire plus languir, & d’achever d’établir ſa fortune ; il luy promit de le contenter, il fit venir la Fée Abſoluë en ſa préſence, & dans un moment il luy tourna la tête ; de ſorte qu’elle conſentit que Panpan épouſât Lantine.

L’Amour toûjours peſte, qui a toûjours quelqu’un qui ſert de but à ſes méchancetez, voulut que le Seigneur du Roc affreux fût ſpectateur de la felicité du Prince de Sabée. Il le fit prendre par le deſeſpoir, qui l’emporta d’une maniere violente dans le lieu deſtiné pour l’union de ces Amans.

Cette ceremonie ſe devoit faire dans un Vallon agréable, bordé de côteaux verds & fleuris de chaque côté. Une grotte galante ajuſtée par tout ce qu’on peut imaginer de plus gracieux, enfin ornée par les mains de l’Amour, devoit ſervir de Chambre nuptiale.

On eut toute ſorte de divertiſſemens, & une Comedie qui repreſentoit l’Hiſtoire de Venus. Le ſoupé fut auſſi beau que celuy de nôces de Thetis : & s’il n’y eut pas de fatale pomme, on y vit un objet plus précieux, & qui devoit apporter autant de bien à l’univers que la pomme y cauſa de mal.

Comme on n’étoit occupé que du plaiſir de la bonne chere, on entendit un coup de tonnerre, on vit de brillans éclairs ; & les Cieux s’ouvrant ; il en deſcendit une petite Dame d’environ onze à douze ans, formée avec la derniere perſection. Elle étoit ſoûtenuë par une femme, dont la mine étoit douce & relevée. Cet objet étoit ſi plein de majeſté, qu’on n’en pouvoit preſque ſoûtenir l’éclat.

L’Amour en parut tout étonné ; il fut ſaiſi d’un ſi grand reſpect accompagné de tant de crainte, que dans un inſtant il ſe retira dans ſa grotte avec toute ſa ſuite.

Pourquoy cette prompte retraite, luy dit Lantine ? Je ne vois rien de plus agréable que cette petite Dame, & celle qui la ſoûtient, dites-moy qui ce peut-être.

C’eſt la Fille du Ciel, réprit l’Amour, que la vertu gouverne ; elle eſt donnée à la terre pour faire ſa felicité. Mais pourquoy la fuyez vous, répliqua Lantine ? qui a-t-il d’incompatible entre vous deux ? Je ſuis un enfant gâté, répartit-il, je ne ſuis pas en état de me montrer devant des regards ſi purs.

    Je fuiray toûjours ſa preſence ;
Déreglé, libertin, vivant en inſenſé,
    Perfide, injuſte, intereſſé,
    Cruel, & rempli d’inconſtance,
Puis-je de cet objet ſoûtenir l’excellence ?

    Elle, dont le cœur eſt formé
    Par la Pudeur, par la Nobleſſe,
    Dont l’eſprit eſt tout animé
Des divines leçons qu’inſpire la Sageſſe ?
La Prudence conduit ſes pas, ſes actions.
    Sans connoître les paſſions,
Elle a tout ce qu’il faut pour dompter leurs caprices.
    Haïſſant, deteſtant les vices,
Cheriſſant le merite, aimant les vertueux,
L’innocence des mœurs eſt ſon partage heureux.

C’eſt donc une Fille toute divine, s’écria la Princeſſe de l’Arabie heureuſe, & vous n’étes qu’un ſcelerat. C’eſt une grande merveille, que vous ne nous ayez pas conduits à nôtre perte Panpan & moy. Je vois bien qu’il y a un grand hazard aux choſes dont vous vous mêlez ; & quoyque je me trouve bien d’être legitimement au Prince de Sabée, il auroit mieux valu que cette affaire ſe fût faite ſans vôtre moyen.

Depuis que je vois cette Fille du Ciel, j’ay des lumieres qui ne s’étoient jamais preſentées à mon eſprit, & je ne conſeilleray jamais perſonne de ſe mettre ſous vôtre conduite.

Pour un heureux Amour ſous vôtre empire,
     On en voit mille malheureux ;
     On devroit abhorrer vos feux,
Ne les ſentir jamais, encore moins le dire,
Ils gâtent les eſprits, ils corrompent les mœurs :
On ne ſauroit ſentir de tranquilles bonheurs,
    Tant qu’on eſt chargé de vos chaînes.

Que l’on ſoit ſatisfait au gré de ſes deſirs,
    On trouvera que les plaiſirs
    Sont moins ſenſibles que les peines.

Quatre personnes assises sur un banc. En arrière plan, un bâtiment classique avec colonnes et fronton.
Quatre personnes assises sur un banc. En arrière plan, un bâtiment classique avec colonnes et fronton.


LA BONNE FEMME.


CONTE.


IL y avoit une fois, une bonne Femme, qui avoit de l’honnêteté, de la franchiſe & du courage. Elle avoit ſenti tous les revers qui ſont capables d’agiter la vie.

Elle avoit été à la Cour, & y avoit éprouvé tous les orages qui y ſont ſi ordinaires ; trahiſons, perfidies, point de bonne foy, perte de biens, perte d’amis. De ſorte que rebutée d’étre dans un lieu où la diſſimulation & l’hypocriſie ont établi leur empire, & laſſée d’un commerce où les cœurs ne ſe montrent jamais tels qu’ils ſont, elle réſolut de quitter ſon pays & de s’en aller ſi loin, qu’elle put oublier tout le monde, & qu’on n’entendit jamais parler d’elle,

Quand elle crut être bien éloignée, elle fit une petite maiſonnette dans un lieu où la ſituation étoit extrémement agréable. Tout ce qu’elle put faire fut d’acheter un petit troupeau, dont le lait ſervoit à ſa nourriture, & la toiſon pour ſe vêtir.

À peine fut-elle quelque temps de la ſorte, qu’elle ſe trouva heureuſe. Il eſt donc un état dans la vie où l’on peut-être contente, diſoit-elle, & par le choix que j’ay fait je n’ay plus rien à deſirer. Elle alloit tous les jours filant ſa quenoüille, & conduiſant ſon petit troupeau : elle auroit bien ſouhaité quelqueſois d’avoir de la compagnie, mais elle en craignoit le danger.

Elle s’étoit inſenſiblement accoûtumée à la vie qu’elle menoit ; quand un jour voulant ramaſſer ſon troupeau, il ſe mit à ſe répandre par la campagne & à la fuïr. Il la fuit en effet ſi bien, qu’en peu de temps elle ne vit plus pas un de ſes moutons. Suis je un Loup raviſſant, s’écria-t-elle ? que veut dire cette merveille ? Et appellant ſa brebis la mieux aimée, elle ne reconnut plus ſa voix ; elle courut aprés. Je me conſoleray de perdre tout le troupeau, luy diſoit-elle, pourveu que tu me demeures. Mais l’ingrate le fut juſqu’au bout, elle s’en alla avec le reſte.

La Bonne Femme fut trés-affligée de la perte qu’elle avoit faite. Je n’ay plus rien, s’écrioit-elle ; encore peut-être que je ne retrouveray pas mon jardin, & que ma petite maiſon ne ſera plus à ſa place.

Elle s’en retourna tout doucement, car elle étoit bien laſſe de la courſe qu’elle avoit faite ; des fruits & des legumes la nourrirent quelque temps, avec une proviſion de fromage.

Elle commençoit à voir la fin de toutes ſes choſes. Fortune, diſoit-elle, tu as beau me chercher pour me perſecuter, aux lieux même les plus reculez, tu n’empêcheras pas que je ne ſois prête à voir les portes de la mort ſans frayeur, & aprés tant de travaux je deſcendray avec tranquillité dans les lieux paiſibles.

Elle n’avoit plus de quoy filer, elle n’avoit plus de quoy vivre : & s’appuyant ſur ſa quenoüille, elle prit ſon chemin dans un petit bois, & cherchant de l’œil une place pour ſe repoſer, elle fut bien étonnée de voir courir vers elle trois petits enfans plus beaux que le plus beaux jour. Elle fut toute réjoüie de voir une ſi gracieuſe compagnie. Ils luy firent cent careſſes, & ſe mettant à terre pour les recevoir plus commodément, l’un luy paſſoit ſes petits bras autour du col, l’autre la prenoit par derriere, & le troifiéme l’appelloit ſa mere. Elle attendit long-temps pour voir ſi on ne les viendroit point chercher, croyant que ceux qui les avoient amenez là ne manqueroient pas de les venir reprendre. Tout le jour ſe paſſa ſans qu’elle vit perſonne.

Elle ſe réſolut à les mener chez elles, & crut que le Ciel luy rendoit ce petit troupeau en la place de celuy qu’elle avoit perdu. Il étoit compoſé de deux filles qui n’avoient que deux & trois ans, & d’un petit garçon qui en avoit cinq.

Ils avoient chacun de petits cordons pendus au col, auſquels étoient attachez de petits bijoux. L’un étoit une Ceriſe d’or émaillée d’incarnat, & il y avoit gravé tout autour ces paroles, Lirette. Elle crut que c’étoit le nom de la petite fille, & elle ſe réſolut de l’appeller ainſi. L’autre étoit une Azerolle, où il y avoit écrit, Mirtis. Et le petit garçon avoit une Amande d’un bel émail verd, où il y avoit autour, Finfin. La Bonne Femme comprit bien que c’étoient leurs noms.

Les petites filles avoient quelques pierreries à leurs coëffures, & plus qu’il n’en faloit pour mettre la Bonne Femme à ſon aiſe. Elle eut bientôt acheté un autre troupeau ; & ſe donna les commoditez neceſſaires pour nourrir ſon aimable famille. Elle leur faiſoit pour l’Hyver des habits d’écorces d’arbres, & l’Eſté ils étoient vêtus de toile de cotton bien blanche.

Tout petits qu’ils étoient, ils gardoient leur troupeau. Et pour cette fois leur troupeau leur fut fidele ; il leur étoit plus docile & plus obéïſſant qu’à de grands chiens qu’ils avoient, & ces chiens étoient doux & flateurs pour eux.

Ils croiſſoient à vûë d’œil, & ils paſſoient leur vie dans une grande innocence : ils aimoient la Bonne Femme, & ils s’aimoient infiniment tous trois.

Ils s’occupoient à garder leurs moutons ; quelquefois ils pêchoient à la ligne, ils tendoient des rets pour prendre des oiſeaux, ils travailloient à un petit jardin qu’ils avoient, & ils employoient leurs mains délicates à faire venir des Fleurs.

Il y avoit un Roſier que la jeune Lirette aimoit fort : elle l’arroſoit ſouvent, elle en prenoit beaucoup de ſoin ; elle ne trouvoit rien de ſi beau que la Roſe, elle l’aimoit ſur toutes les Fleurs. Il luy prit une fois envie d’entr’ouvrir un bouton, & elle s’occupoit à en chercher le cœur, quand elle ſe piqua le doigt avec une épine. Cette bleſſure luy fut fort ſenſible, elle ſe mit à pleurer ; & le beau Finfin qui ne la quittoit gueres, s’étant approché, pleura auſſi de la douleur qu’elle reſſentoit. Il prit ſon petit doigt, le preſſoit, & en faiſoit ſortir le ſang tout doucement.

La Bonne Femme qui vit leur allarme pour cette bleſſure, s’approcha d’eux ; & ſachant ce qui l’avoit cauſée : Quelle curioſité auſſi, luy dit-elle ? Pourquoi dépoüiller cette Fleur que vous aimez tant ? Je voulois ſon cœur, réprit Lirette. Ces deſirs ſont toûjours funeſtes, repliqua la Bonne Femme. Mais, ma mere, interrompit Lirette, pourquoi cette Fleur qui eſt fi belle & qui me plaît tant, a-t-elle des épines ? Pour vous montrer, pourſuivit la Bonne Femme, qu’il faut nous défier de la plûpart des choſes qui plaiſent à nos yeux, & que les objets les plus agreables cachent des pieges qui peuvent nous être mortels. Comment, reprît Lirette, il ne faut donc pas aimer tout ce qui paroît aimable ? Non ſans doute, luy dit la Bonne Femme, & il s’en faut bien garder. Mais j’aime mon frere de tout mon cœur, réprit-elle ; il eſt ſi beau & fi charmant. Vous pouvez aimer vôtre frere, réprit ſa mere : mais s’il n’étoit pas vôtre frere, vous ne le devriez pas aimer.

Lirette branloit la tête, & trouvoit cette regle bien dure. Finfin étoit cependant toûjours occupé de ſon doigt ; il preſſoit ſur la piqueure du jus de feüilles de Roſe, & il l’en envelopoit. La Bonne Femme luy demandoit pourquoi il faiſoit cela : Parce que je crois, luy dit-il, que le remede peut venir de la même cauſe dont eſt parti le mal. La Bonne Femme ſoûrit de ce raiſonnement : Mon cher enfant , luy répondit-elle, ce n’eſt pas en cette occaſion. Je croyois que cela étoit en tout, réprit-il, car quelquefois que Lirette me regarde, elle me trouble entierement ; je me ſens tout émû, & le moment d’aprés ſes mêmes regards me font un plaifir que je ne ſaurois vous dire ; quand elle me gronde quelquefois , je ſuis tres-touché : mais qu’elle me diſe enfin une parole de douceur, je me trouve tout joyeux.

La Bonne Femme admiroit ce que ces enfans étoient capables de penſer ; elle ne ſavoit ce qu’ils s’étoient les uns aux autres, & elle craignoit qu’ils ne vinſſent à s’aimer trop. Elle eût bien voulu ſavoir s’ils étoinent freres, ſon ignorance la mettoit dans une terrible inquietude. Leur grande jeuneſſe la raſſuroit.

Finfin étoit déja tout rempli de ſoins pour la petite Lirette, il l’aimoit mieux que Mirtis. Il luy avoit une fois donné des Perdreaux les plus jolis du monde qu’il avoit pris. Elle en avoit élevé un qui devint Perdrix, dont le plumage étoit fort beau : Lirette l’aimoit infiniment, & la donna à Finfin. Elle le ſuivoit par tout ; il luy apprenoit mille choſes divertiſſantes. Il l’avoit une fois menée avec luy tandis qu’il gardoit ſon troupeau ; il ne trouva plus ſa Perdrix, il la chercha, il s’affligea extrémement de ſa perte ; Mirtis le voulut conſoler, mais elle n’y réüſſit pas. Ma ſœur, luy diſoit-il, je ſuis au deſeſpoir, Lirette ſera fâchée, tout ce que vous me dites ne deminuë point ma douleur. Eh bien, mon frere, luy dit-elle, nous nous leverons demain de bon matin, & nous en irons chercher une autre ; je ne ſaurois vous voir affligé comme vous êtes.

Lirette arriva comme elle diſoit cela ; & ayant ſçû le chagrin de Finfin, elle ſe mit à ſoûrire : Mon cher frere, luy dit-elle, nous retrouverons une autre Perdrix, il n’y a que l’état où je vous vois qui me fait de la peine. Ces paroles ſuffirent pour ramener la ſerenité & le calme dans le cœur & ſur le viſage de Finfin,

Pourquoi, diſoit-il en luy-même, Mirtis ne m’a-t-elle pû remettre l’eſprit par ſes bontez ? & Lirette l’a fait d’un ſeul petit mot ; elles ſont trop d’être deux, Lirette me ſuffit.

D’autre part Mirtis voyoit bien que ſon frere faiſoit de la difference d’elle à Lirette. Nous ne ſommes pas icy aſſez de trois, diſoit-elle, il faudroit que j’euſſe un autre frere qui m’aimât autant que Finfin aime ma ſœur.

Lirette avoit déja douze ans, Mirtis treize, & Finfin quinze ; quand un ſoir aprés ſoupé, ils étoient tous aſſis au devant de leur maiſonnette avec la Bonne Femme, qui les inſtruiſoit de cent choſes agreables. Le jeune Finfin voyant Lirette qui ſe joüoit avec le bijou qu’elle avoit au col, il demanda à ſa chere mere à quoi il étoit bon : elle lui répondit qu’elle les avoit trouyez en ayant chacun un, lors qu’ils étoient tombez entre ſes mains. Et lors Lirette dit. Si le mien vouloit faire ce que je dirois, je ſerois bien aiſe. Eh que voudriez-vous, luy demanda Finfin ? Vous l’allez voir, dit-elle. Et lors prenant le bout de ſon cordon : Petite Ceriſe, continua-t-elle, je voudrois avoir une belle maiſon de Roſes.

En même temps ils entendirent un petit bruit derriere eux. Mirtis ſe tourna la premiere, & fit un grand cry, elle avoit raiſon de le faire ; car en la place de la maiſonnette de la Bonne Femme, il y en parut une la plus charmante que l’on eût pû voir. Elle n’étoit pas élevée, le toit en étoit tout de Roſes auffi bien en Hyver qu’en Eſté. Ils y furent & entrerent dedans ; ils y trouverent des appartemens agreables, meublez avec magnificence. Au milieu de chaque chambre il y avoit un Roſier toûjours fleuri dans un vaſe precieux, & dans la premiere où l’on entra on retrouva la Perdrix de Finfin, qui vola ſur ſon épaule, & qui luy fit cent careſſes.

N’y a-t-il qu’à ſouhaiter, dit Mirtis ? Et prenant ſon cordon : Petite Azerole, pourſuivit-elle, donnez nous un jardin plus peau que le nôtre.

À peine eut-elle achevé de parler, qu’il s’en preſenta un devant leurs yeux d’une beauté extraordinaire, où tout ce qui ſe peut imaginer pour contenter tous les ſens ſe trouvoit dans la derniere perfection.

Ces jeunes enfans ſe mirent d’abord à courir dans les belles allées, dans les parterres, & au bord des fontaines.

Souhaitez quelque choſe, mon frere, luy dit Lirette. Mais je ne deſirerois, luy dit-il, que d’être aimé de vous autant que je vous aime. Ô ! luy répondit-elle, c’eſt à mon cœur à vous ſatisfaire ; la choſe ne ſauroit dépendre de vôtre Amande. Eh bien, dit Finfin, Amande, petite Amande, je voudrois qu’il s’élevât prés d’icy une grande forêt où le fils du Roy vint chaſſer, & qu’il devint amoureux de Mirtis.

Que vous ay je fait, luy répondit cette belle fille ? je ne veux point ſortir de la vie innocente que nous menons. Vous avez raiſon, mon enfant, luy dit la Bonne Femme, & je reconnois vôtre ſageſſe à des ſentimens fi reglez ; auſſi bien on dit que ce Roy eſt un cruel, un ufurpateur, qui a fait mourir le veritable Roy & toute ſa famille ; peut-être que le fils ne ſera pas meilleur que le pere.

Cependant la Bonne Femme étoit toute étonnée des ſouhaits étranges de ces miraculeux enfans, elle ne ſavoit que penſer.

Quand la nuit fut venuë elle ſe retira dans la maiſon des Roſes, & elle apprit le lendemain qu’il y avoit une grand forêt aſſez prés de ſa maiſon. Ce fut un fort beau lieu de chaſſe pour nos jeunes Bergers ; Finfin y prenoit ſouvent à la courſe des Biches, des Dains & des Chevreüils.

Il donna un Fan plus blanc que la neige à la belle Lirette. Il la ſuivoit comme la Perdrix ſuivoit Finfin, & quand ils ſe ſeparoient pour quelques momens, ils s’écrivoient par eux ; c’étoit la plus jolie choſe du monde.

Cette petite troupe vivoit ainſi paiſiblement, s’occupant à divers exercices ſuivant les ſaiſons. Ils gardoient toûjours leur troupeau ; mais l’Eſté leurs occupations étoient plus douces. Ils chaſſoient extrémement l’Hyver ; ils avoient des arcs & des fleches, & faiſoient quelquefois des courſes penibles, aprés leſquelles ils revenoient au petit pas & tout gelez dans la maiſon des Roſes.

La Bonne Femme les recevoit avec un grand feu ; elle ne ſavoit par lequel commencer pour les réchauffer. Lirette, ma fille Lirette, luy diſoit-elle, approchez vos petits pieds ; & mettant Mirtis dans ſon ſein : Mirtis, mon enfant, continuoit elle, donnez-moy vos belles mains que je les échauffe : Et vous, mon fils Finfin, approchez-vous. Et les mettant dans un bon canapée tous trois, elle leur rendoit ſes ſoins fort agreables par ſes manieres & ſa douceur.

Ils vivoient ainſi dans une paix charmante. La Bonne Femme admiroit la ſympathie qu’il y avoit entre Finfin & Lirette ; car Mirtis étoit auſſi belle, & n’avoit pas des qualitez moins aimables, & cependant il s’en faloit bien que Finfin ne l’aimât ſi vivement. S’ils ſont freres, comme je le crois, diſoit la Bonne Femme, à leur beauté ſans pareille, que feray-je ? Ils ſont ſi égaux en tout, qu’ils ſont aſſurément formez d’un même ſang. Si la choſe eſt, cette amitié ſeroit tres-dangereuſe ; s’ils ne ſont rien, je puis la rendre legitime en les mariant, & ils m’aiment tant les uns & les autres, que cette union feroit la joye & le repos de mes jours.

Dans l’ignorance où elle étoit elle avoit défendu à Lirette, qui étoit déja un peu grande, de ſe trouver jamais ſeule avec Finfin, & elle avoit ordonné à Mirtis d’être toûjours avec eux. Lirette luy obéïſſoit avec une entiere ſoûmiſſion, & Mirtis faiſoit auſſi ce qu’elle luy avoit recommandé. Elle avoit entendu parler d’une habile Fée, elle ſe réſolut de l’aller trouver pour s’éclaircir du ſort de ces enfants.

Un jour que Lirette avoit une legere incommodité, Mirtis & Finfin furent à la chaſſe : la Bonne Femme vit que cette occaſion étoit commode pour aller trouver Madame Tu Tu ; la Fée s’appelloit ainſi. Elle laiſſa donc Lirette à la maiſon des Roſes : & comme elle avançoit ſon chemin, elle rencontra le Fan de Lirette, qui alloit vers la forêt, & elle vit en même temps la Perdrix de Finfin qui en revenoit. Ils ſe joignirent tous deux prés d’elle. Ce ne fut pas ſans étonnement qu’elle leur vit à chacun un petit ruban au col avec un papier. Elle appella la Perdrix, qui vola à elle, & luy prenant le papier, elle y trouva ces Vers.

B I L L E T.

Volez, chere Perdrix, allez trouver Lirette.

Je meurs pour un moment que j’en ſuis ſeparé.
Peiguez-luy mon ardeur, & ma peine diſcrette.
    Helas ! je ſuis preſque aſſuré
    Qu’une paſſion ſi parfaite
Ne ſe fait point ſentir à ſon cœur endurci.
    Je ſerois content ſi Lirette
Pouvoit un jour avoir un ſemblable ſoucy.

Quelles paroles, s’écria la Bonne Femme ! quelles expreſſions ! La ſimple amitié ne s’explique pas avec tant de feu. Et arrêtant le Fan qui luy vint lécher la main, elle détacha ſon papier, elle l’ouvrit, & y trouva ces paroles.


BILLET.

Le jour s’en va finir, & vous chaſſez encore ;
    Revenez, aimable Finfin,
    Vous étes parti ce matin
    Avant le lever de l’aurore :
Quelle abſence, bon Dieu ! n’a-t-elle point de fin ?

Voilà comme l’on faiſoit quand j’étois dans le monde, continua la Bonne Femme ; qui en a tant appris à Lirette dans ce deſert ? Comment feray-je pour couper de bonne heure la racine d’un mal ſi pernicieux ? Eh Madame, de quoi vous inquietez-vous, luy dit alors la Perdrix ? laiſſez-les faire, ceux qui les conduiſent en ſavent plus que vous.

La Bonne Femme demeura toute interdite ; elle connut bien que la Perdrix parloit par la force d’un art ſurnaturel. Les Billets luy tomberent des mains de frayeur ; le Fan & la Perdrix les ramaſſerent, l’un courut, & l’autre vola : & la Perdrix luy chanta ſi ſouvent Tu Tu, qu’elle crut que cette puiſſante Fée la faiſoit parler. Elle ſe remit un peu aprés cette reflexion ; & n’ayant pas la force d’achever ſon petit voyage, elle réprit le chemin de la maiſon des Roſes.

Cependant Finfin & Mirtis avoient chaſſé tout le long du jour ; & étant las, ils avoient porté leur gibier à terre, & s’étoient couchez ſous un arbre pour ſe repoſer : ils s’endormirent.

Le fils du Roy chaſſoit auſſi ce jour-là dans cette forêt. Il s’écarta de ſes gens, & vint dans l’endroit où repoſoient nos deux jeunes Bergers : il les conſidera quelque temps avec admiration. Finfin avoit la tête appuyée ſur ſa trouſſe, & Mirtis avoit la ſienne ſur l’eſtomac de Finfin.

Le Prince la trouva ſi belle, qu’il deſcendit precipitamment de cheval, & la regardoit avec une grande attention. Il jugea à leurs pannetieres & à la ſimplicité de leurs habits que ce n’étoit que des Bergers : il en ſoûpira de douleur, parce qu’il avoit déja ſoûpiré d’amour ; cet amour même fut ſuivi dans un inſtant de la jalouſie. La maniere dont ces jeunes gens étoient luy fit croire qu’une telle familliarité ne venoit que de l’amour qui les uniſſoit.

Dans cette penſée inquiette, ne pouvant ſouffrir un ſommeil trop long, il toucha de ſon épieu le beau Finfin. Il ſe réveilla en ſurſaut, & voyant un homme devant luy, il paſſa la main ſur le viſage de Mirtis, & l’éveilla auſſi en l’appellant ſa ſœur ; parole qui raſſura dans le même moment le jeune Prince.

Mirtis ſe leva toute étonnée : elle n’avoit jamais vû que Finfin. Le jeune Prince étoit de même âge qu’elle. Il étoit ſuperbement vêtu, & il avoit un viſage tout rempli d’agrément.

Il luy dit d’abord bien des douceurs ; elle les entendit avec un plaiſir qu’elle n’avoit pas encore ſenti, & elle y répondit d’une maniere naïve, pleine de grace. Finfin voyoit qu’il ſe faiſoit tard, & le Fan étoit venu luy porter ſon Billet ; il dit à ſa ſœur qu’il faloit ſe retirer. Venez, mon frere, dit-elle au jeune Prince, en lui tendant la main, venez avec nous dans la maiſon des Roſes.

Comme elle croyoit Finfin ſon frere, elle penſoint que tout ce qui étoit joli comme luy le devoit être auſſi.

Le jeune Prince ne ſe fit pas prier pour la ſuivre. Enfin chargea le dos de ſon Fan de la chaſſe qu’il avoit faite, & le beau Prince porta l’arc & la trouſſe de Mirtis.

En cet état ils arriverent à la maiſon des Roſes. Lirette fut au devant d’eux ; elle fit un accûeil riant au Prince, & ſe tournant vers Mirtis : Je ſuis bien aiſe, luy dit-elle, que vous ayez fait une fi belle chaſſe.

Ils furent tous enſemble trouver la Bonne Femme, à qui le Prince fit ſavoir ſa naiſſance. Elle eut grand ſoin d’un hôte ſi illuſtre, elle luy donna un beau logement.

Il demeura ainſi deux ou trois jours avec elle, & ce fut aſſez pour achever de s’enflammer pour Mirtis, ſelon que Finfin l’avoit demandé à ſa petite Amande.

Cependant les gens du Prince avoient été bien étonnez de ne le point voir. Ils avoient trouvé ſon cheval, & ils craingnoient que quelque accident funeſte ne luy fût arrivé. On le cherchoit par tout, & le méchant Roy qui étoit ſon pere, étoit dans une grande fureur de ce qu’on ne le trouvoit point. La Reine ſa mere qui étoit vertueuſe, & ſœur du Roy qu’il avoit fait cruellement mourir, étoit dans une douleur inconcevable de la perte de ſon fils.

Dans ſon extréme affliction elle envoya chercher ſecretement Madame Tu Tu, qui étoit ſon ancienne amie, mais qu’il y avoit long temps qu’elle n’avoit vûë, parce que ce Roy la haïſſoit, & luy avoit fait de ſanglantes pieces en une perſonne aimée.

Madame Tu Tu ſe rendit, ſans qu’on l’apperçût, dans le cabinet de la Reine. Aprés qu’elles ſe furent bien embraſſées, car il n’y a pas une grande difference d’une Fée à une Reine, ayant preſque le même pouvoir, la Fée Tu Tu luy dit qu’elle verroit bientôt ſon fils ; qu’elle la prioit de ne s’inquieter point, & de ne prendre aucun chagrin de tout ce qu’elle verroit arriver ; qu’elle ſeroit bien trompée, ou qu’elle luy promettoit une joye à laquelle elle ne s’attendoit pas, & qu’elle ſeroit un jour la plus heureuſe de toutes les créatures.

Les gens du Roy s’enquirent tant du Prince, & le chercherent avec tant de ſoin, qu’étant arrivez à la maiſon des Roſes ils le trouverent.

Ils le ramenerent au Roy, qui le gronda brutalement, comme s’il n’eût pas été le plus joli garçon du monde. Il vivoit triſte auprés de ſon pere, penſant à la belle Mirtis. Enſin ſon chagrin parut ſi fort ſur ſon viſage, qu’il fut obligé d’en faire confidence à la Reine ſa mere, qui le conſoloit extrémement. Si vous vouliez monter ſur vôtre belle Haquenée, luy diſoit-il, & venir à la maiſon des Roſes, vous ſeriez charmée de ce que vous y verriez. La Reine y conſentit volontiers ; elle y mena ſon fils, qui fut ravi de revoir ſa chere maîtreſſe.

La Reine fut étonnée de ſa grande beauté, de celle de Lirette & de Finfin. Elle les embraſſa avec autant de tendreſſe que s’ils euſſènt tous été ſes enfans, & conçut dés ce moment même une grande amitié pour la Bonne Femme.

Elle admira la maiſon, le jardin, toutes les ſingularitez qu’elle y vit. Quand elle fut retournée, le Roy voulut qu’elle luy rendît conte de ſon voyage : elle le fit naturellement. Il luy prit une forte envie d’aller voir auſſi tant de merveilles. Son fils luy demanda la permiſſion de l’accompagner ; il y conſentit d’un air bourru, parce qu’il ne faiſoit jamais rien de bonne grace. D’abord qu’il vit la maiſon des Roſes, il la convoita : il ne prit pas ſeulement garde aux charmans habitans d’un ſi beau lieu, & pour commencer à s’en emparer, il dit qu’il y vouloit coucher ce ſoir là.

La Bonne Femme fut trés-fâchée d’une telle réſolution. Elle entendit un tintamarre, & vit un deſordre chez elle qui l’effraya. Qu’allez vous devenir, s’écria-t-elle, heureuſe tranquilité que je goûtois ? Le moindre air de fortune renverſe tout le calme de la vie.

Elle donna au Roy un lit excelent, & ſe retira à un coin du logis avec ſa petite famille. Quand le méchant Roy fut couché, il luy fut impoſſible de dormir ; & ouvrant les yeux, il vit au pied de ſon lit une petite Vieille qui n’étoit pas plus haute que le coude, & qui étoit auſſi large : elle avoit de grandes lunettes qui couvroient tout ſon viſage, elle luy faiſoit des grimaces effroyables. Les lâches ſont ſujets à la peur ; il en eut une épouvantable, & il ſentit en même temps mille pointes d’aiguilles qui le perçoient de toutes parts. Dans un ſi grand tourment de corps & d’eſprit il fut éveillé toute la nuit, & l’on fit un bruit étrange. Le Roy tempêtoit, & diſoit des paroles qui n’étoient point du tout bienſeantes à ſa dignité. Dormez, dormez, Sire, luy dit la Perdrix, ou laiſſez nous dormir ; ſi l’état de la Royauté eſt rempli de tant d’inquiétudes, j’aime encore mieux être Perdrix que d’être Roy. Ce Prince acheva de s’épouvanter à ces paroles ; il commanda qu’on prît la Perdrix qui ſe repoſoit dans une jatte de porcelaine : mais elle s’enfuit à cet ordre, & s’envola en luy battant des aîles ſur le viſage.

Il avoit toûjours la même vifion & il ſentoit les mêmes piqueures ; il étoit fort effrayé, ſa colere en devint plus furieuſe. Ah ! dit il, c’eſt un charme de cette Sorciere, qu’on appelle la Bonne Femme : il faut que je me délivre d’elle & de toute ſa race, & que je la faſſe mourir.

Il ſe leva, ne pouvant demeurer dans ſon lit ; & dés que le jour parut, il commanda à ſes Gendarmes de prendre toute l’innocente petite famille, & de la conduire dans des cachots : il ſe les fit amener devant luy, pour être témoin de leur deſeſpoir. Ces charmans viſages qui étoient tout arroſez de pleurs ne le touchoient point, au contraire il en avoit une maligne joye.

Son fils, dont le tendre cœur étoit déchiré par un ſpectacle ſi ſenſible, ne pouvoit tourner les yeux ſur Mirtis ſans reſſentir une douleur à laquelle rien n’étoit comparable.

Uu veritable Amant dans ces occaſions ſouffre encore plus que la perſonne aimée.

On prit ces pauvres innocens, & l’on les amenoit déja, quand le jeune Finfin, qui n’avoit point d’armes pour oppoſer à ces barbares, prit tout d’un coup le cordon de ſon col. Petite Amande, s’écria-t-il, je voudrois que nous puſſions être hors de la puiſſance du Roy. Avec ſes plus grands ennemis, ma chere Ceriſe, continua Lirette. Et que nous emmenions le beau Prince, mon Azerole, pourſuivit Mirtis.

Ils avoient à peine proferé ces paroles, qu’ils ſe trouverent tous dans un char avec le Prince, la Perdrix & le Fan, & s’élevant en l’air ils eurent bientôt perdu de vûë le Roy & la maiſon des Roſes.

Dés que Mirtis eut fait ſon ſouhait elle s’en repentit ; elle connut bien qu’elle s’étoit laiſſée inconſiderément emporter à un premier mouvement dont elle n’avoit pas été la maîtreſſe : auſſi pendant toute la route elle tint les yeux baiſſez, & elle eut une grande honte. La Bonne Femme luy jetta un coup d’œil ſeverre. Ma fille, luy dit-elle, vous n’avez pas bien fait de ſeparer le Prince de ſon pere ; quelque injuſte qu’il ſoit, il ne doit pas le quitter. Ah ! Madame, luy répondit le Prince, ne trouvez pas mauvais que j’aye la douceur de vous ſuivre Je reſpecte le Roy mon pere : mais je m’en ſerois cent fois allé ſans la vertu, la bonté & la tendreſſe de la Reine ma mere, qui m’ont toûjours retenu.

En achevant ces paroles ils ſe trouverent devant un beau Palais, où étant deſcendus, Madamme Tu Tu vint au devant d’eux. C’étoit la plus jolie perſonne du monde, jeune, vive, gaye.

Elle leur fit cent honnêtetez, & leur avoüa que c’étoit elle qui leur avoit fait tous les plaiſirs qu’ils avoient eus dans leur vie, & qui avoit donné aux trois Bergers la Ceriſe, l’Azerole & l’Amande, dont la vertu étoit finie, puis qu’elle les avoit auprés d’elle.

Et s’adreſſant particulierement au Prince, elle luy dit qu’il avoit entendu parler mille fois des déplaiſirs que ſon pere luy avoit faits, qu’elle l’avertiſſoit d’avance qu’il ne l’accusât pas du mal qui luy pourroit arriver : qu’à la verite elle luy faiſoit bien quelques malices, mais que c’étoit là tout au plus où pouvoit aller ſa vangeance.

Aprés cela elle les aſſura qu’ils ſéroient tous trés-heureux chez elle ; qu’ils auroient des troupeaux à garder, des houlettes, des arcs, des fléchez & des lignes, qu’ils ſe divertiroient à cent plaiſirs differens. Elle leur donna des habits de Bergers d’une gentilleſſe infinie, & au Prince comme aux autres : leurs noms & leurs diviſes étoient ſur leurs houlettes. Dés le ſoir même le jeune Prince changea la ſienne. avec celle de l’aimable Mirtis.

Le lendemain Madame TuTu les mena dans les plus charmantes promenades du monde, & leur montra des bons pâturagez pour leurs moutons, & un beau païs pour la chaſſe. Vous pouvez, leur dit-elle, aller de ce côté juſques à cette belle Rieviere, n’allez jamais à l’autre bord, & de ce côté-là chaſſez dans les bois ; Mais prenez garde, continua-t-elle, de paſſer un grand Chêne qui eſt au milieu de la forêt ; il eſt fort remarquable, parce qu’il a les racines & le tronc de fer. Si vous allez plus avant, il pourroit vous arriver des malheurs dont je ne ſaurois vous garantir ; & aprés cela je ne ſerois peut-être pas en état de vous ſecourir promptement, car une Fée a bien de l’occupation.

Ces jeunes Bergers l’aſſurerent qu’ils feroient exactement ce qu’elle leur preſcrivoit ; & ſe mettant à conduire leur troupeau tous quatre, Madame Tu Tu demeura avec la Bonne Femme. Elle remarqua quelque inquietude dans ſon air : Qu’avez-vous, Madame, luy dit-elle ? quel nuage s’éleve dans vôtre eſprit ? Je ne vous nieray point, réprit la Bonne Femme ; que j’ay de la peine de les laiſſer ainſi tous enſemble. Il y a quelque temps que je vois avec chagrin que Finfin & Lirette s’aiment peut-être plus que de raiſon, & voicy pour m’accabler une autre amitié qui ſe forme, le Prince & Mirtis ne ſe haïſſent pas, je crains d’abandonner leur jeuneſſe à l’égarement de leurs cœurs.

Vous avez ſi bien élevé ces deux jeunes filles répliqua Madame Tu Tu, que vous ne devez rien craindre ; je rêpons de leur ſageſſe. Je vais vous éclaircir de leur deſtin.

Elle luy apprit que Finfin étoit fils du méchant Roy, & frere du Prince ; que Mirtis & Litette étoient ſœurs, & filles du défunt Roy qu’il avoit fait mourir, frere de la Reine ſa femme, que ce cruel Roy avoit épouſée, qu’ainſi ils étoient fort proches parens ; que ce méchant Roy étant monté ſur le Trône, aprés avoir commis mille horreurs, les voulut combler en faiſant mourir ces deux petites Princeſſes ; que la Reine fit tout ce qu’elle put pour l’empêcher, & n’y pouvant réüſſir, elle l’avoit appellée à ſon ſecours : qu’alors elle avoit dit à la Reine qu’elle les ſauveroit, mais qu’elle ne le pouvoit faire à moins qu’elle ne prît auſſi ſon fils aîné ; qu’elle luy répondit qu’elle le reverroit un jour heureux : qu’à ces conditions la Reine avoit conſenti à une ſeparation qui luy paroiſſoit d’abord dure ; qu’elle les avoit tous trois enlevez, & avoit voulu confier à ſes ſoins comme à la perſonne la plus digne d’un tel employ. Aprés cela la Fée la pria de ſe mettre en repos, l’aſſurant que l’union de ces jeunes Princes rendroit la paix à tout le Royaume, où Finfin regneroit avec Lirette.

La Bonne Femme écouta tout ce diſcours avec une grande admiration, mais ce ne fut pas ſans laiſſer tomber quelques larmes. Madame Tu Tu en fut ſurpriſe, & en demanda le ſujet. Helas ! dit-elle, je crois qu’ils vont perdre leur innocence par cette grandeur à laquelle ils vont être élevez, & qu’une fortune ſi éclatante va corrompre toute leur V6Ttlle

Non, réprit la Fée, ne craignez point un ſi grand malheur, vous leur avez donné de trop bons principes ; on peut être Roy & honnête homme. Vous ſavez qu’il en eſt un dans l’univres, qui eſt le modele des parfaits monarques : ainſi calmez vôtre eſprit. Je vais être avec vous autant qu’il me ſera poſſible, j’eſpere que vous ſerez ſans ennuy.

La Bonne Femme la crut, & au bout de quelque temps elle ſentit une grande ſatisfaction. Les jeunes Bergers ſe trouvoient auſſi fi contens, qu’ils ne deſiroient que la continuation d’une fortune ſi agreable. Leurs plaiſirs quoyque tranquiles ne laiſſoient pas d’être vifs. Ils ſe voyoient tous les jours, & les jours leur ſembloient encore trop courts.

Le mauvais Roy apprit qu’ils étoient chez Madame Tu Tu : mais tout ſon pouvoir ne les en pouvoit pas ôter. Il ſavoit toutes les diſpoſitions de ſes charmes ; il vit bien qu’il ne les ſauroit avoir que par ruſe. Il n’avoit pû habiter dans la maiſon des Roſes, par les malices continuelles que Madame Tu Tu luy faiſoit. Il l’en haïſſoit plus, auſſi bien que la Bonne Femme, & cette haine même retomboit juſques ſur ſon fils.

Il employoit toute ſorte de ſtratagemes pour avoir en ſa puiſſance quelqu’un de ces quatre jeunes Bergers : mais ſon pouvoir & ſes artifices ne s’étendoient pas ſur les terres de Madame Tu Tu.

Un jour malheureux (il eſt de tels que l’on ne peut éviter) ces aimables Bergers avoient porté leurs pas du côté du Chêne fatal. La belle Lirette apperçût ſur un arbre à vingt pas de là un oiſeau d’un ſi rare plumage, qu’elle eut tiré plûtôt ſa fléche qu’elle n’y eut penſé ; & voyant l’oiſeau mort, elle courut pour le prendre. Tout cela ſe fit promptement & ſans reflexion, de ſorte que la pauvre Lirette ſe livra à ſa perte & fe trouva priſe elle même ; car il luy fut impoſſible de pouvoir s’en retourner, elle n’avoit qu’une volonté impuiſſante. Elle reconnut ſa faute, & tout ce qu’elle put faire fut de tendre les bras pitoyablement à ſes freres & à ſa ſœur. Mirtis ſe mit à pleurer, & Finfin ſans heſiter courut à elle ; Je veux me perdre avec vous, s’écria t-il ; & dans un moment il l’eut jointe.

Mirtis vouloit les aller trouver, le beau Prince la retint. Allons avertir madame Tu Tu, luy dit-il, c’eſt le plus grand ſecours que nous puiſſions leur donner. En même-temps ils virent les gens du méchant Roy qui les prirent. Tout ce qu’ils purent faire de part & d’autre, fut de ſe crier adieu.

Le Roy avoit fait mettre là ce bel oiſeau par ſes chaſſeurs pour ſervir de piége à ces Bergers : il s’étoit bien attendu à l’avanture qui arriva. On mena Lirette & Finfin devant ce cruel Prince ; il leur dit mille injures, & les fit enfermer dans une obſcure & forte priſon. Ce fut alors qu’ils regretterent bien de ce que leur petite Ceriſe & leur petite Amande n’avoient plus de vertu. Le Fan & la Perdrix les furent trouver : mais le Fan ne pouvant les voir, jetta quelques larmes de douleur ; & voyant que le Roy commandoit qu’on le prit & qu’on l’écorchât tout vif, il ſe ſauva à la courſe vers Mirtis. La Perdrix fut plus heureuſe ; elle les voyoit tous les jours à travers la grille de leur priſon. Par bonheur le mauvais Roy ne s’étoit pas aviſé de les faire ſeparer. Quand on s’aime c’eſt un plaiſir de ſouffrir enſemble.

La Perdrix revoloit tous les jours, & alloit dire de leurs nouvelles à Madame Tu Tu, à la Bonne Femme & à Mirtis. Mirtis étoit trés-affligée, & ſans le beau Prince elle auroit été inconſolable. Elle ſe réſolut d’écrire à ces pauvres captifs par la fidelle Perdrix ; elle luy pendit une petite bouteille d’ancre au col avec du papier, & luy mit une plume au bec. La bonne Perdrix ainſi chargée, ſe rendit aux grilles de la priſon. Ce fut une grande joye à nos jeunes Bergers de la revoir. Finfin avança la main, & prit tout ce qu’elle avoit ; aprés quoy ils ſe mirent à lire.

Mirtis & le Prince, à Lirette & à Finfin.

Savez vous que nous languiſſons
Depuis une ſi dure abſence,
Qu’inceſſamment nous ſoûpirons,
Que peut-être nous en mourrons ;
Nous l’aurions déja fait, je penſe,
Si nous n’aurions plus d’eſperance :
Nous ſoûtenons nôtre vertu
Depuis que Madame Tu Tu
Nous aſſure de vôtre vie.
Lirette & Finfin, croyez nous,
Nous vous verrons malgré l’envie,
Et nous aurons un ſort bien doux.

Cette Lettre fit un puiſſant effet ſur l’eſprit de Lirette & de Finfin ; ils en conçurent une grande joye, & firent ſur le champ cette réponſe.

Lirette & Finfin, à Mirtis & au Prince


Nous avons reçû vôtre Lettre
Avec un extréme plaiſir,
Nous avons ſçu le reſſentir
Plus qu’on ne devoit ſe promettre.

Dans ces lieux ſi remplis d’horreur
Nôtre tourment ſeroit extrême,
Si nous n’avions pas la douceur
Que nous rencontrons en nous-mêmes.

Avec l’objet que ſait charmer
On ne reſſent aucun ſupplice,
Et pour ceux qui ſavent aimer.
Tout peut ſe tourner en delice.

Adieu, beau Prince, adieu Mirtis,
Ayez une ardeur mutuelle,
Sous une tendreſſe fidelle
Soyez toûjours aſſujetis.

Vous nous donnez une eſperance
Laquelle nous reſſentirons :
Le plus grand bien que nous aurons
Nous viendra de vôtre preſence.

Finfin ayant attaché ce Billet au col de la Perdrix, elle s’envola bien vite. Les jeunes Bergers la virent avec conſolation : mais la Bonne Femme n’en pouvoit recevoir depuis qu’elle étoit ſeparée de ces perſonnes ſi cheres, & qu’elle ſavoit en ſi grand peril. Que ma felicité eſt changée, diſoit-elle à Madame Tu Tu ; je ne ſuis dans le monde que pour être perpetuellement agitée : je croyois avoir pris le ſeul parti qui me pouvoit mettre dans le repos, qu’on eſt borné dans les vûës que l’on prend. Et ne ſavez vous pas, réprit la Fée, qu’il n’eſt point d’état dans la vie où l’on puiſſe vivre heureux. Je le ſay, s’écria triſtement la Bonne Femme, & fi l’on ne fait ſon bonheur ſoy même, on le trouve rarement ailleurs. Mais, Madame, voyez un peu le ſort de mes enfans, je vous prie ; je ne ſaurois vivre inquiéte comme je ſuis. Ils ne ſe ſont pas reſſouvenus de l’ordre que je leur avois preſcrit, réprit Madame Tu Tu : mais ſongeons au remede.

Madame Tu Tu entra dans ſa Bibliotheque avec la Bonne Femme. Elle lut preſque toute la nuit : & ayant pris enfin un grand livre qu’elle avoit ſouvent negligé, quoy qu’il fût couvert de lames d’or, elle ſe plongea tout à coup dans une triſteſſe exceſſive. Aprés bien du temps, & ſur la petite pointe du jour, la Bonne Femme voyant quelques larmes qui tomboient ſur les feüillets de ſon livre, oſa prendra la liberté de luy demander la cauſe de ſa douleur. Je m’afflige, luy dit elle, pour le deſtin irrevocable qui vient de s’offrir à ma connoiſſance ; j’en fremis & je tremble à vous le dire. Sont-ils morts ? s’écria la Bonne Femme. Non, pourſuivit Madame Tu Tu : mais rien ne les peut ſauver , ſi vous ou moy ne nous allons preſenter pour aſſouvir la vangeance du Roy. Je vous avoüe la verité, Madame, pourſuivit la Fée, je ne me ſens pas aſſez d’amitié pour eux, ni aſſez de courage pour aller ainſi m’expoſer à ſa fureur, & je crois auſſi que peu de perſonnes ſeroient capables de le faire. Pardonnez-moy, Madame, répliqua la Bonne Femme avec une grande fermeté, j’iray trouver le Roy ; rien ne m’eſt difficile pour ſauver mes enfans, je luy donneray de bon cœur tout le ſang que j’ay dans les veines.

Madame Tu Tu ne pouvoit aſſez admirer une ſi grande réſolution ; elle luy promit de l’aſſiſter de tout ce qui ſeroit en ſon pouvoir : mais qu’elle le croyoit borné en cette rencontre par la faute qu’ils avoient faite. La Bonne Femme prit congé d’elle, & ne voulut point dire ſon deſſein à Mirtis ni au Prince, de peur de s’attendrir & de les affliger.

Elle partit, la Perdrix vola toûjours à côté d’elle ; & ayant paſſé l’arbre de fer, la Perdrix arracha avec ſon bec une petite mouſſe qui étoit autour du tronc, & qu’elle mit dans les mains de la Bonne Femme. Quand vous ſerez au plus grand peril où vous puiſſiez être, luy dit elle, jettez cette mouſſe ſur les pieds du Roy. La Bonne Femme retient bien ces paroles ; & à peine eut-elle fait encore quelques pas, qu’elle fut priſe par les gens que le méchant Prince tenoit toûjours aux environs des terres de Madame Tu Tu.

On l’amena devant luy. Je te tiens donc, méchante créature, luy dit-il, je te feray mourir par les plus cruels ſupplices. Je ne ſuis venuë icy que pour cela, luy répondit elle, & tu peux exercer ta cruauté ſur moy ; épargenez mes enfans qui ſont jeunes, & incapables d’avoir jamais pû t’offenſer : voilà ma vie que je t’abandonne.

Tous ceux qui entendirent ces paroles étoient penetrez de pitié pour une telle grandeur d’ame ; le Roy ſeul n’en fut point émû. La Reine qui étoit preſente verſoit des torrens de larmes. Le Roy en fut ſi indigné contr’elle, qu’il l’auroit tuée ſi on ne ſe fût mis entre deux. Elle ſe ſauva en faiſant des cris pitoyables.

Ce Roy barbare fit enfermer la Bonne Femme , ordonnant qu’on la nourrît bien, afin de luy rendre une prompte mort plus affreuſe. Il commanda qu’on emplît un abîme de couleuvres, de viperes & de ſerpens, ſe faiſant un plaiſir d’y voir precipiter la Bonne Femme. Que1 genre de ſupplice : qu’il eſt êpouvantable !

Les Officiers de cet injuſte Prince luy obéïrent à regret ; & quand ils ſe furent acquittez de cette funeſte commiſſion, le Roy ſe rendit ſur le lieu. On voulut lier la Bonne Femme ; elle pria qu’on la laiſsât libre, les aſſurant qu’elle avoit aſſez de courage pour aller en cet état à la mort. Et conſiderant qu’elle n’avoit pas de temps à perdre, elle s’approcha du Roy, & luy jetta ſa mouſſe ſur les pieds. Il étoit auprés de l’effroyable gouffre ; & voulant le conſiderer encore avec plaiſir, les pieds luy gliſſerent, & il tomba dedans. À peine y fut-il, que toutes ces bêtes ſanguinaires ſe jetterent ſur luy, & le firent mourir en le piquant. La Bonne Femme ſe trouva en la compagnie de ſa chere Perdrix dans la maiſon des Roſes.

Pendant que ces choſes ſe paſſoient, Finfin & Lirette étoient preſque morts de miſere dans leur affreuſe priſon ; leur affection innocente les retenoit encore à la vie. Ils ſe diſoient des choſes bien triſtes & bien touchantes ; quand ils apperçurent tout d’un coup les portes de leur priſon qui s’ouvrirent, & Mirtis, le beau Prince, & Madame Tu Tu, qui ſe jetterent à leur col, & qui leur parlant tous à la fois, ne laiſſerent pas dans ce deſordre de leur faire entendre la mort du Roy. C’étoit vôtre pere, Finfin, auſſi bien que celuy du Prince, luy dit Madame Tu Tu : mais c’étoit un dénaturé & un tyran, il a voulu cent fois faire mourir la Reine. Allons la trouver. Ils s’y en allerent. Sa vertu luy fit donner quelques regrets à la mort du Roy ſon mary ; Finfin & le Prince ſatisfirent auſſi aux devoirs de la nature. Finfin fut reconnu Roy, & Mirtis & Lirette pour Princeſſes. Ils furent tous enſemble à la maiſon des Roſes, pour voir la genereuſe Bonne Femme : elle penſa mourir de joye en les embraſſant. Ils luy dirent tous qu’ils luy devoient la vie, & plus que la vie, puis qu’ils luy devoient leur bonheur.

Ce fut pour lors qu’ils ſe crurent veritablement heureux. On celebra ces mariages avec une grande pompe : le Roy Finfin épouſa la Princeſſe Lirette, & Mirtis le Prince. Quand ces belles noces furent faites, la Bonne Femme demanda la permiſſion de ſe retirer à la maiſon des Roſes ; on eut bien de la peine a y conſentir : mais ils ſe rendirent à ſa volonté. La Reine Veuve voulut auſſi demeurer avec elle le reſte de ſa vie : la Perdrix & le Fan y paſſerent auſſi leurs jours. Ils étoient tous rebutez du monde, ils trouverent de la tranquilité dans cette retraite. Madame Tu Tu les alloit ſouvent viſiter, auſſi bien que le

Roy & la Reine, le Prince & la Princeſſe.


    Heureux qui pourroit imiter
    Tout ce que fit la Bonne Femme ;
    Une pareille grandeur d’ame
    Trouve bien de quoi meriter.

    Ecüeils cruels, on vous peut éviter ;
    On ne craint gueres le naufrage,
Quand on peut laiſſer tout avec tant de courage.
Conduite, eſprit vertu que l’on doit à vos ſoins,
    Vous paroiſſez dans les beſoins.


FIN.