Les Femmes Poëtes au XVIe siècle/Guillaume Budé

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Les Femmes Poëtes au XVIe siècle


GUILLAUME BUDÉ[1]




L’étude de M. Rebitté sur Guillaume Budé, qu’il appelle avec raison le père de la philosophie en France, était un hommage bien dû à cet infatigable ouvrier de la science, dont M. Andrieux a dit, que nous pouvons à peine comprendre toute l’étendue des services qu’il a rendus aux lettres, aux bonnes études, à la saine philosophie, à la raison humaine. Un article trop court de cet aimable écrivain[2], quelques pages excellentes de Bayle, un mémoire de Boivin le jeune, dont l’analyse est renfermée dans le cinquième volume du recueil de l’Académie des inscriptions, un chapitre ingénieux de M. Charpentier dans son Histoire de la renaissance des lettres en Europe, telles étaient, pour apprendre à le connaître, les sources auxquelles pouvait puiser la curiosité critique de nos jours : c’était encore trop peu. Il est vrai qu’un de ses plus savants élèves, Leroy, avait écrit sa biographie en latin, mais c’est là un de ces livres rares qui ne sont guère qu’entre les mains des érudits. Il y avait à recueillir chez les contemporains, de Thou, Sainte-Marthe, Pasquier et autres, toutes les traces de cette existence laborieuse ; à interroger sur l’influence qu’elle a exercée, non-seulement l’Histoire de l’Université par du Boulay, les Mémoires sur le collège royal par l’abbé Goujet, mais les annales de plusieurs collèges particuliers qui ont trouvé des historiographes ; à consulter des monuments récents et estimables de l’érudition étrangère ; surtout à pénétrer plus avant qu’on ne l’avait fait jusqu’ici dans la connaissance d’ouvrages difficiles à lire, à bien entendre et à bien juger ; à chercher enfin dans tous ces éléments d’appréciation les bases d’un jugement définitif ; à résumer, à fondre tous les travaux antérieurs dans un dernier travail qui les complétât. Tel est le but essentiellement louable, que M. Rebitté s’est proposé dans son Essai historique.

Pour y atteindre, il a senti qu’il fallait d’abord remonter jusqu’aux origines de la science philosophique en France. Au point de vue où il se plaçait, il devait se demander quel était alors l’état de l’enseignement public, et spécialement celui du grec. Cet examen préalable permettait seul d’apprécier avec équité le mérite du réformateur, en montrant combien à cet égard une réforme était nécessaire. M. Piebitté s’est donc reporté aux premières impressions de textes grecs données parmi nous. Il a marqué la date précise de ces publications successives, si rares, si lentes dans le principe. Par là il nous met à même de juger quelle est la part qui revient légitimement à Budé dans le progrès général.

En réalité, au commencement du seizième siècle on n’éditait en France que fort peu de grec. Les passions qui s’étaient liguées contre cette nouvelle branche d’études avaient encore toute leur âpreté et toute leur violence. Dans l’absence presque totale de textes, à peine pouvait-elle donc exister. Les plus excellents maîtres, si l’on en croit du Verdier[3], rencontraient-ils quelques mots grecs, ils passaient outre, se lavant les mains de leur ignorance : Grœcum est, disaient-ils ; non legitur. Galland, dans son oraison funèbre de François Ier, composée en latin, a confirmé ce témoignage. Qui donc, demande-t-il, possédait, au début du règne de ce prince, non pas une teinture superficielle, mais les éléments de la langue grecque, ou plutôt, qui savait la lire ? « Quis grœce, non dicam intelligere, scribere aut loqui, sed legere, primis duntaxat cognitis elementis, didicerat ?  »

Ce n’est pas que l’étude du grec eût complètement disparu en Europe au moyen âge. Des lexiques manuscrits qui nous restent de cette époque, des traductions de latin en grec et de grec en latin, attestent que cette chaîne de savoir et d’enseignement n’y fut pas interrompue. Dans plusieurs monastères, notamment celui de Saint-Gall, ce précieux dépôt fut conservé[4]. Sous Philippe-Auguste, à Paris même, florissait une école grecque ; au temps de Pétrarque, par ses soins et ceux de Boccace, il s’en établit une autre en Italie. Mais ces germes heureux avaient été étouffés ou dispersés par les guerres du quatorzième et du quinzième siècle, ou pour mieux dire, ces connaissances isolées n’avaient nullement pénétré dans le domaine de l’éducation publique. Malgré les exceptions que l’érudition peut rechercher et constater, il faut reconnaître qu’en 1515 le grec n’était pas étudié en France, et surtout n’était pas enseigné dans les écoles.

M. Rebitté va plus loin : il ajoute que dans les cours de l’Université on lisait alors un certain nombre d’ouvrages écrits en latin barbare, et non pas les auteurs originaux de l’antiquité. À ce compte, on eût été beaucoup moins avancé qu’au commencement du treizième siècle, où Evrard de Béthune expliquait, devant un nombreux auditoire, Virgile, Horace, Ovide, Lucain, Stace, Juvénal et Perse. Il n’est que juste de déclarer que jamais cette étude des classiques de Rome n’avait disparu d’au milieu de nous. Sans doute la scolastique asservissait encore les esprits, et comprimait par son jargon l’élan de la pensée. Toutefois M. Rebitté nous trace à cet égard un tableau trop sombre ; c’est qu’il prend à la lettre les exagérations de quelques contemporains mécontents. Qu’une direction plus intelligente fût à désirer pour l’éducation de la jeunesse, nous l’accorderons aisément : quant aux vers de Marot contre les régents des écoles de Paris, et à d’autres citations du même genre qu’allègue l’auteur, il convient de n’y voir que des boutades poétiques.

Ce qui reste en tout cas avéré, c’est qu’il y avait de grandes réformes à faire. Les intelligences demandaient une plus forte nourriture que par le passé : il fallait que des maîtres habiles répondissent à ces besoins et secondassent l’éveil de facultés pressées d’éclore. Pour cette œuvre, une génération d’élite se présenta : parmi ses principaux représentants Budé mérite d’être distingué. Mais M. Rebitté a compris qu’avant de concentrer l’attention sur ce personnage, il était à propos de la partager entre tous ceux qui lui ont frayé le chemin ou qui ont marché à côté de lui. Cette partie du travail, quoique trop peu complète encore, est neuve et attachante. On y trouve sur Duchatel, lecteur royal de François Ier, des détails pleins d’intérêt ; ils nous apprennent que sa charge n’était nullement une sinécure. Ailleurs nous nous plaisons à nouer connaissance avec Tissard, qui commença la série des publications grecques, avec Chéradame, avec Toussain. On applaudira au sentiment d’équité bienveillante qui porte l’auteur à réveiller ces modestes célébrités depuis longtemps éteintes, à rappeler les noms de ces travailleurs dévoués, dont les patientes veilles ont inauguré l’ère d’une civilisation nouvelle. En passant, il a salué parmi les hellénistes la figure joviale de Rabelais, qui, dans le plan d’éducation de Pantagruel, a fait entrer l’étude du grec. De ceux qui l’enseignèrent publiquement au seizième siècle, le plus ancien, d’après M. Rebitté, fut Lefèvre d’Étaples ; il peut même passer pour le premier, au rapport de du Boulay[5], qui en ait expliqué dans l’Académie de Paris ; le plus habile fut Danès. Le portrait de ce dernier est vivement esquissé ; mais tout en rendant justice à la distinction de son esprit, en accordant des éloges mérités à l’étendue de ses connaissances, M. Rebitté s’efforce de montrer qu’il n’a pas exercé une action assez efficace sur le progrès des études grecques : l’impulsion puissante qu’elles ont reçue leur est, à ce qu’il estime, venue presque tout entière de Budé.

Né en 1467 ou 1468, celui-ci ne parut pas dans sa première jeunesse destiné au rôle qu’il devait si courageusement remplir. Il la dissipa dans l’oisiveté, se livrant avec emportement aux plaisirs, surtout à celui de la chasse. Plus d’un souvenir de cet exercice, répandu dans ses ouvrages, atteste assez qu’il y était passé maître. Ce ne fut qu’à vingt-quatre ans que succéda aux passions qui l’avaient jusqu’alors agité une passion unique, celle de l’étude, qui ne s’éteignit plus qu’avec sa vie.

Issu d’une maison distinguée et riche, il pouvait pour ses travaux mettre à profit toutes les ressources du temps et recourir aux professeurs les plus accrédités ; mais il ne voulut point de guide, et son application opiniâtre lui tint lieu de tout secours. Ce fut par ses efforts isolés et son étonnante sagacité qu’il parvint à cette connaissance approfondie du grec, qui fit sa célébrité. En un petit nombre d’années le fougueux chasseur fut un prodige d’érudition, et la voix publique de toute l’Europe le mit au-dessus de tous les savants. M. Rebitté, en peignant cette énergique figure, en racontant cette existence qui a son intérêt romanesque, ne nous laisse pas ignorer le secret d’une supériorité si rapidement conquise. « Chaque jour, nous dit-il, Budé, depuis son lever jusqu’à midi et depuis trois heures jusqu’à neuf, ne quittait pas ses livres. » Une seule fois cependant cet ordre si invariable fut interrompu, ce fut le jour de son mariage ; mais, dans cette journée même, les contemporains ont constaté qu’il passa trois heures au travail[6].

L’activité laborieuse de Budé explique le grand nombre de ses ouvrages. Pour en connaître la liste, nous renverrons le lecteur au livre de M. Rebitté ; nous ne mentionnerons pour nous que les principaux. Il entreprit, dans son Traité du passage du grec au christianisme[7], de montrer que l’étude de l’antiquité était une préparation au christianisme, les lettres profanes devant, selon lui, servir d’introduction aux lettres sacrées. Son livre sur la Réformation des études littéraires[8] est, comme le seul titre l’indique assez, un nouveau plan de travail substitué à la discipline du moyen âge, que le progrès des esprits condamnait à périr. Par ses Commentaires[9], édités en 1529, il détermina le sens d’une grande partie de la langue à laquelle il avait dévoué sa vie. Joseph Scaliger, après la lecture de cet ouvrage, s’écria, dit-on, dans l’élan de son admiration : « Il n’y aura jamais un autre Budé en France[10] ! » On sait qu’au seizième siècle, à l’exemple de Cicéron et de Pline, les savants se plaisaient à écrire des lettres, bien plus à l’adresse de la postérité que de leurs amis. Nous avons ainsi de Budé six livres de lettres, cinq composés en latin et un en grec, dont son historien a tiré, pour le faire bien connaître, un très-heureux parti.

Mais de toutes les productions de Budé celle qui a obtenu de son temps et qui conserve encore le plus de réputation, c’est le De asse, que M. Rebitté ne craint pas d’appeler « un miracle d’érudition et d’intelligence. » Pour fixer (car tel est l’objet du livre) la valeur et la dénomination des monnaies de Rome à toutes les époques de l’histoire, quelle immense lecture ne fallait-il pas posséder ? quelle étendue, quelle puissance d’esprit cette tentative, alors sans exemple, ne supposait-elle pas ? Non-seulement, dans ce livre d’une richesse exubérante, la connaissance de l’antiquité couvait à pleins bords, mais, par plus d’une excursion heureuse, l’auteur revenait à la France, toujours présente à sa pensée ; il entrait, sur les affaires du pays, dans plus d’un détail qu’il serait précieux d’y rechercher aujourd’hui. Cette publication est de 1514. L’effet en fut prodigieux ; elle éclipsa, suivant un témoignage contemporain, la gloire de tout ce que la science avait produit auparavant[11]. Pour concevoir un tel succès, il faut se rappeler la fièvre d’érudition qui agitait cet âge. Au commencement du siècle avaient paru, avec un immense retentissement, les Adages, dont plusieurs éditions s’étaient depuis succédé. On opposa le De asse aux Adages ; on ne craignit pas de placer Budé à côté d’Érasme, leur auteur ; et dès lors ces deux hommes éminents, inquiets de leur gloire respective, tout en feignant de demeurer amis, ne purent s’empêcher, comme l’indiquent leurs lettres, d’être jaloux l’un de l’autre.

Organe de l’enthousiasme du temps, Pasquier les saluait également du nom de « lumières de notre siècle[12]. » Toutefois ce rapprochement entre les œuvres, entre les esprits de ces deux écrivains, était-il juste ? La postérité, plus calme, ne l’a pas pensé. On ne saurait douter que dans les Adages, avec une érudition peut-être encore supérieure à celle dont le De asse fournit la preuve, ne brille à coup sûr une plus large abondance d’idées originales. Les autres travaux de Budé ne peuvent être avec plus d’équité assimilés à ceux d’Érasme. Dans les Colloques, par exemple, dont vingt-quatre mille exemplaires furent enlevés l’année même où ils parurent (1522), quelle verve d’imagination moqueuse, quelle supériorité de raison ! Les abus que ce livre attaquait ont péri, et cependant il a encore, il aura toujours des lecteurs. M. Rebitté n’a garde de vouloir en rien rabaisser la gloire d’Érasme ; il a étudié avec beaucoup d’intérêt la figure de cet homme illustre, investi d’une sorte de royauté intellectuelle, et qui, en traitant pour ainsi dire sur un pied d’égalité avec tous les trônes de l’Europe, inaugurait la puissance de l’esprit dans notre société moderne ; mais son admiration pour Budé aspire à l’élever jusqu’au niveau de ce grand génie : il croirait même volontiers que Budé a eu sur la marche du siècle plus d’influence qu’Érasme, « qui n’a pas su trouver un point d’appui. » C’est là se méprendre étrangement. Ne sait-on pas que, recherché, attiré partout, mais craignant de trouver partout des entraves pour son indépendance, le précurseur de Bayle et de Voltaire employa sa vie à porter de tous côtés ses pas et ses talents, en jetant çà et là des germes d’idées nouvelles que devait féconder l’avenir ? Sans revêtir nulle part un rôle officiel et systématique, doué d’un haut degré d’initiative, il fut en effet, après Luther, le véritable novateur de son temps.

On ne peut donc, sur ce qui concerne Budé, partager l’opinion du seizième siècle ni celle de son nouveau biographe. Quelque estime qu’ils aient méritée, ses ouvrages, on doit le reconnaître, n’étaient pas de ceux qui, dans leur forme primitive, survivent à l’âge qui les a vus naître ; il leur manquait ce qui seul rend les œuvres durables, le style. Produits d’une improvisation hâtive, plutôt que composés patiemment et à loisir, ils ont le caractère confus et indigeste qui marque presque toutes les productions des érudits de la renaissance. Il semble que ceux-ci plient eux-mêmes sous le poids de la moisson qu’ils ont recueillie ; leurs richesses s’échappent de leurs mains et tombent au hasard, sans qu’ils sachent les dispenser ’avec une sage économie. Ainsi, pour les écrits de Budé, aucune classification exacte, aucun ordre suivi dans les développements, aucune distinction rigoureuse de matières : l’auteur se repose à cet égard sur l’intelligence du lecteur, et ne soupçonne pas même les lois modernes du goût ; de là ces digressions interminables, de là ces souvenirs entassés de ses immenses lectures, qui forment un composé bizarre, où le sacré et le profane se heurtent confusément. Quant à son latin, nerveux et véhément d’ordinaire, il est souvent aussi chargé de mots inusités, dur et pédantesque. Budé écrit le grec d’une manière plus élégante et plus aisée ; et pour le français, s’il est vrai qu’il soit l’auteur de l’Institution du prince, ce que M. Rebitté n’incline pas à croire, mais ce qui est toutefois l’opinion générale, il faut avouer que, des langues qu’il emploie, la nôtre semble lui être la moins familière et la moins naturelle.

Des travaux si considérables avaient droit aux faveurs du jeune monarque dont l’ardeur nouvelle, nous dit Montaigne[13], avait embrassé si vivement les lettres et les avait mises en crédit ; ces faveurs se firent un peu attendre, mais elles ne manquèrent pas à Budé. Il fut tour à tour attaché à plusieurs ambassades, nommé secrétaire et conseiller du roi, placé à la tête de la bibliothèque de Fontainebleau, enfin revêtu du titre de maître des requêtes, à l’époque où il n’y avait que huit fonctionnaires qui le possédassent en France. Cette dernière distinction, aussi prisée alors qu’elle était rare, lui fut spécialement accordée par François Ier, comme l’atteste Ménage[14], « à cause de la connaissance parfaite qu’il avait de la langue grecque » et qui lui mérita ce distique de Buchanan :

Gallia quod græca est, quod Græcia barbara non est,
 Utraque Budæo debet utrumque suo.

Malgré le soin qu’il mit à s’acquitter de ces charges publiques, et les fréquents assauts de la souffrance qu’une santé usée par tant d’efforts lui faisait éprouver, Budé ne cessa, jusqu’à l’âge de soixante-treize ans, d’étudier et d’écrire. La mort seule devait faire tomber la plume de ses mains : ce fut le 25 août 1540.

On doit savoir gré à M. Rebitté d’avoir présenté une analyse fidèle des ouvrages dont la composition remplit cette vie sans repos. À cet égard, il ne s’est pas contenté de suivre les traces de ses meilleurs devanciers ; chemin faisant, il a fixé plus d’un point encore indécis, en distinguant les travaux faussement attribués à Budé de ceux dont il est véritablement l’auteur ; et des difficultés de philologie jusque-là pendantes ont reçu de lui leur solution. Ainsi, en traitant des dictionnaires grecs composés en France au seizième siècle, par une discussion savante et solide, il a démontré d’une manière victorieuse qu’en dépit d’une opinion souvent répétée et de plusieurs apparences qui semblent la fortifier, Budé ne publia en réalité aucun lexique semblable : c’est un fait désormais acquis à l’histoire littéraire. Mais le principal mérite de M. Rebitté est d’avoir discerné et fait habilement ressortir la pensée commune dont émanent toutes les œuvres de Budé. Pour expliquer la persévérance opiniâtre avec laquelle il voua son existence à l’étude, ne fallait-il pas montrer qu’une conviction profonde subjugua son esprit, qu’une passion échauffa son âme ? Telle est l’idée dont le livre de M. Rebitté nous offre le développement.

« Il est au midi de l’Europe, a dit M. de Rémusat[15], une terre étroite qui, même inculte et désolée, charme encore et ravit les yeux par la seule beauté de ses lignes, de ses couleurs et de son ciel ; » cette patrio de la gloire, du génie et des arts, c’est la Grèce ; et de là devait venir l’inspiration qui féconda le plus heureusement l’esprit français. Budé le pressentit, et le but constant, l’emploi de sa vie, fut, suivant M. Rebitté, d’échauffer notre sol de ce vivifiant soleil qui avait lui sur tant de chefs-d’œuvre, de faire fructifier parmi nous tous les germes précieux que ce climat favorisé avait vus éclore : sous les auspices et par les soins constants de Budé, le trésor de l’hellénisme, retrouvé récemment, nous enlèvera à l’humble sphère où les intelligences languissaient captives ; la littérature grecque rendra aux mœurs leur élégance perdue, aux esprits leur ressort et leur puissance ; partout, dans la France, l’éducation publique fera pénétrer avec elle le goût et le sentiment du beau, dont les écrits de tant de grands hommes sont à jamais dépositaires. C’est sur la foi de cette espérance que Budé s’avance dans ces régions inexplorées, pour nous en rapporter les richesses dont notre civilisation naissante a besoin pour se développer. Apôtre de la philologie, il lui décerne dans son enthousiasme le titre de divinité (numen philologiæ) ; il veut qu’elle soit la bienfaitrice de sa patrie et des temps modernes.

Nous le remarquerons toutefois, l’auteur semble donner une trop vaste compréhension au mot d’hellénisme. Pour lui, il représente les lumières du monde moderne émancipé ; il renferme tous les éléments du progrès social, dont le succès de Gargantua et de Pantagruel est à ses yeux un éclatant manifeste ; c’est le libre examen, la forme et l’idée, enfin l’esprit philosophique. Mais quoi ! si la clarté ne nous était venue de la Grèce, demeurions-nous donc plongés dans les ténèbres, et n’y avait-il que ce point d’où pût descendre sur nous un rayon sauveur ? Croire que la renaissance ne s’est produite qu’à la faveur de ce commerce renoué avec l’antiquité, n’est-ce donc pas méconnaître d’autres influences non moins efficaces, en particulier la force incontestable d’un sol naturellement généreux ? Non, nous n’avons pas tout reçu du dehors ; notre terroir avait aussi sa fertilité propre, et d’heureuses semences y germaient avant que le réveil classique eût hâté leur développement. Sans doute à cette école ouverte au génie de tous les âges, comme l’a dit M. de Rémusat, il faut payer un large tribut de reconnaissance ; mais ne soyons pas ingrats envers nos pères. Les chefs-d’œuvre de la Grèce ne pouvaient guère nous présenter aucune idée que notre littérature, sans grâce et sans éclat, mais non sans richesse, n’eût dès longtemps mise en circulation. Scot Érigène, Bernard de Chartres, Jean de Salisbury, Abélard, saint Thomas d’Aquin, le grand Gerson, ignoraient-ils rien de ce que Y hellénisme, comme le prétend M. Rebitté, apprit au seizième siècle ? Sans forcer la signification des mots, sans dénaturer la vérité des choses, il suffit certes de dire, pour la gloire de Budé, que plus qu’aucun des hommes qui l’avaient précédé ou de ses contemporains, plus même à lui seul que l’Université de Paris tout entière, il répandit à travers la France le courant fécond des études grecques.

On a vu que la conscience de cette grande mission qu’il s’était assignée soutint jusqu’au bout son zèle et son courage : elle lui fit braver et vaincre les obstacles multipliés que l’ignorance et le faux zèle, toujours soupçonneux, amoncelaient devant lui. Montrer surtout, pour gagner à l’objet de son culte la sympathie publique, combien les préceptes de l’antique sagesse se concilient heureusement avec les règles de notre sainte religion, ce fut l’objet constant de ses efforts.

Ajoutons, à son honneur, qu’il mit au service de cette idée une foi aussi désintéressée que sincère. Supérieur au désir même de la réputation, le dernier dont se dépouille le savant, il tenait moins à ses propres succès qu’à ceux des nobles études dont il s’était fait l’ardent apologiste et le promoteur infatigable. Jamais ses conseils, jamais ses encouragements ne manquèrent à ceux qui avaient pour titre auprès de lui l’amour du grec. Mais, par cet ardent prosélytisme, que se proposa Budé ? Non pas tout à fait de régénérer la société : ces mots sont un peu trop de notre époque, et ses prétentions étaient moins hautes. Il voulait apprendre et enseigner à bien écrire ; cultiver la bonne philologie, et en répandre le goût. Au seizième siècle, c’était beaucoup ; au dix-neuvième, où les grandes théories sont en faveur, on veut davantage. À son insu, M. Rebitté a transporté Budé dans notre siècle, et a substitué trop à la pensée et au tour d’esprit de son temps les idées et les intentions qui sont du nôtre. Considérée dans sa simplicité, cette figure, qui n’a rien de celles de nos jours, n’eût rien perdu de son relief, et même elle n’en eût été que plus originale.

Hâtons-nous, du reste, de reconnaître que l’influence des ouvrages de Budé fut grande sur ses contemporains. Elle introduisit dans l’éducation plusieurs réformes utiles, que les meilleurs esprits furent les premiers à accueillir. Muret, dans l’enthousiasme de sa reconnaissance, ne craignait pas d’appeler providentiel et divin le bonheur qu’il avait eu de rencontrer quelques écrits de Budé : en lui ouvrant les yeux, ils l’avaient, disait-il[16], arraché à la fausse route où, par le vice des études de sa jeunesse, il s’était trouvé engagé.

Mais ce ne fut pas par sa plume seulement que Budé servit les intérêts de l’enseignement public ; sa position sociale lui permit de les soutenir avec encore plus de force par son crédit à la cour. « À Guillaume Budé, dit Pasquier[17], outre l’accomplissement qu’il eut de toutes les disciplines, on doit l’institution des lecteurs, que nous appelons professeurs du roi, sous le roi François Ier, » institution qu’il obtint effectivement en 1530. On peut regretter, à cet égard, que M. Rebitté ne rende pas à ce prince une assez complète justice. L’honneur d’avoir fondé le collège de France, si le mot ne doit pas avoir un sens fictif, n’appartient, selon lui, qu’à Louis XIII. Il est vrai que celui-ci eut le mérite très-réel de créer un édifice pour les cours et des traitements pour les professeurs[18] ; mais cet établissement que notre pays est fier de posséder, il ne faut pas oublier que François, suivant l’énergique expression de Pasquier, l’avait bâti en hommes ; que Danès, Toussain, Turnèbe, Passerat, Ramus, dès l’origine de cet enseignement, par l’éclat de leurs talents et le retentissement de leurs leçons, par le nombre des auditeurs qui se pressaient autour d’eux[19], inaugurèrent en France une gloire nouvelle qui n’a pas fait défaut jusqu’à nous.

Si des guerres continuelles empêchèrent l’œuvre de se compléter tout d’abord, du moins les instances de Budé ne se ralentirent pas ; souvent même il fit succéder la plainte à la prière. Ses ouvrages offrent de piquantes révélations à ce sujet, aussi bien que sur l’état des esprits. À peine le brillant successeur du ménager Louis XII a-t-il pris possession du trône, que toutes les voix de la renommée célèbrent sa générosité future pour les lettres et ceux qui les cultivent : Budé partage ces transports ; il salue avec des accents de joie le présent et surtout l’avenir. Mais bientôt les espérances trompées se taisent ou gémissent : le roi, plus spécieux que solide, est forcé de se repentir des promesses que ses coffres épuisés ne lui permettent pas de réaliser. Évidemment l’enthousiasme de l’écrivain diminue, à mesure que s’avance le règne d’un prince qui finit par vouloir faire briser les presses de son royaume. Budé ne fut pas néanmoins sans obtenir, à la faveur de quelques instants de paix, que des sommes assez importantes fussent consacrées au service de la science. C’est à son intervention, par exemple, que fut due l’acquisition des premiers manuscrits grecs placés dans la bibliothèque de Fontainebleau, et transportés depuis dans la bibliothèque royale de Paris. M. Rebitté a passé ce fait important ; serait-ce qu’il l’aurait cru trop peu prouvé ? On s’étonnera encore qu’il ait néglige quelques souvenirs qui eussent achevé de peindre l’homme. Que ne nous a-t-il fait connaître cette maison de Budé, construite par ses soins et située dans la rue Saint-Martin (c’était alors l’un des plus beaux quartiers de la capitale), dont les histoires de Paris nous offrent la description[20] ? On lisait sur les murs beaucoup de sentences grecques et latines ; mais surtout, au frontispice, on distinguait ces deux vers, digne devise du maître :

Summun crede nefas animam præferre pudori,
Et propter vitam vivendi perdere causas[21].

L’usage de ces inscriptions, sortes d’armes parlantes, cher à l’imagination naïve de nos pères, était aussi ancien que général. Schiller, dans son Guillaume Tell, où la couleur locale est si habilement employée, place ces paroles dans la bouche de la courageuse Gertrude, qui s’adresse à son mari Stauffacher : « Ta maison s’élève richement décorée comme la maison d’un gentilhomme… Sa face est ornée d’écussons nouvellement peints et de sages maximes devant lesquelles s’arrête le voyageur, et dont il admire le sens. »

Ne regrettera-t-on pas pareillement que M. Rebitté ait omis de reproduire le testament de Budé[22], daté du 22 juin 1536, et dont il a invoqué quelque part le témoignage ? N’eût-il pas été curieux de le comparer à d’autres testaments célèbres, tels que celui de Pierre Pithou, son contemporain, ou ceux que l’antiquité nous a transmis de ses sages les plus renommés[23]? Le rapprochement semblait naturel ; car c’étaient âmes, pour parler avec Montaigne[24], moulées aux mêmes patrons.

Relativement à la composition de l’Essai, je reprocherai à M. Rebitté de n’avoir pas mis dans son plan assez de simplicité et de suite. Ainsi, pourquoi disperser dans plusieurs chapitres les renseignements qui concernent le collège de France ? On voudrait un nœud plus étroit qui unît les différentes parties de l’œuvre. En outre, dans les détails, je relèverai principalement deux assertions qui me paraissent non-seulement hasardées, mais tout à fait inadmissibles. La première est une imputation contre les jurisconsultes, la seconde contre le moyen âge. L’auteur accuse ceux-là d’user d’un langage barbare, bien plus, d’être ennemis de l’art de bien dire ; mais, de ces points, l’un est fort contestable, et l’autre est entièrement faux. Sans doute, les légistes employaient bannum au lieu de proscriptio, treuga au lieu de induciœ : toutefois, ce n’était nullement par aberration de goût et par entraînement vers des mots insolites ; c’était uniquement par nécessité que, pour rendre les idées nouvelles du droit féodal et de la société du temps, ils recouraient à des locutions nouvelles. Le latin classique ne s’accommodant plus aux usages, aux besoins du monde qui s’était élevé sur les débris de l’empire romain, il fallait que ses formes trop étroites se dilatassent en quelque sorte, afin de se prêter aux exigences de la civilisation moderne. Quant aux jurisconsultes, bien loin qu’ils eussent eux-mêmes de l’aversion pour les études littéraires, ces études formaient, au contraire, leur délassement le plus habituel. Il suffirait, pour rappeler cette alliance heureuse du droit et des lettres, de citer les noms d’Alciat, d’Arnaud du Ferrier, d’Hotman, de Pasquier, et de tant d’autres personnages éminents, célébrés par Sainte-Marthe[25]. Budé lui-même ne fut pas étranger aux connaissances et aux talents des jurisconsultes. Le premier, suivant la remarque d’Hallam[26], il eut la gloire, dans ses Observations sur les Pandectes, de fournir de meilleures interprétations verbales, et de faire servir la littérature philologique et historique à l’explication du droit romain. À la fin de sa carrière, il revint aux mêmes travaux. C’est ce qu’atteste son ouvrage intitulé Forensia, que la mort l’empêcha de terminer, et dans lequel il s’applique à donner la clef des termes de la procédure ancienne.

M. Rebitté est encore plus dur pour le moyen âge que pour les légistes ; il le sacrifie sans pitié, il le peint des plus noires couleurs. Gardons-nous de croire cependant que nous ayons jamais été frappés à ce point de stérilité et de mort. L’époque de nos troubadours et de nos trouvères, celle qui vit les règnes de Philippe-Auguste et de saint Louis, qui donna naissance aux écrits de Villehardouin, de Joinville et de Froissart, mérite, à coup sur, un regard plus clément des historiens de l’esprit français. À ces siècles, que l’on voudrait effacer de l’histoire, appartiennent presque toutes les grandes inventions du génie humain, glorieusement couronnées par celle de Gutenberg, qui, en prêtant des ailes à la pensée, ouvrit, plus qu’aucun autre, les vastes horizons du monde moderne. Alors quelle faveur pour les lettres, quel culte de la grâce et de l’élégance, manifesté par tant de chefs-d’œuvre des beaux-arts ! N’est-ce pas au moyen âge qu’il faut rattacher l’origine de cette exquise urbanité qui a fait de notre société française le modèle de l’Europe ? D’héroïques vertus se cachent dans la nuit de ces temps, que l’on a trop réputés barbares. Déjà la réhabilitation en a été noblement entreprise par Frédéric Schlegel[27] et par M. Fauriel[28] : associons-nous, loin de la contester, à cette œuvre de justice.

L’Essai historique' dont nous avons présenté l’examen n’en est pas moins, malgré nos objections, très-digne des encouragements de la critique. Il annonce qu’avec le savoir qu’il possède, avec les qualités que révèle son travail, M Rebitté, s’il mûrit davantage ses conceptions, s’il redouble de vigilance sur lui-même, pourra prétendre aux plus honorables succès. Aussi terminerons-nous par un vœu : c’est qu’il continue à parcourir une région trop peu explorée, à tracer l’histoire de ces hommes de la renaissance, qui ont consacré leur vie à l’étude, à la propagation des langues et surtout des idées de l’antiquité classique. Ne serait-il pas temps enfin qu’un crayon fidèle nous rendît la physionomie des Turnèbe, des Muret ; que leurs féconds travaux fussent remis en lumière ? Et, pour emprunter nos dernières paroles à M. Rebitté : « Ramus, ce hardi et infatigable Ramus, n’attend-il pas encore un historien exact et intelligent[29] ?

  1. Essai historique sur Budé, restaurateur des études grecques en France, par M. Rebitté. 1846, in-8o.
  2. Voy. le quatrième volume de ses Œuvres.
  3. Voyez la préface de sa Bibliothèque.
  4. Hallam a recueilli avec soin les traces de ces traditions savantes : Histoire de la littérature de l’Europe pendant les quinzième, seizième et dix-septième siècles, t. I, p. 88 et suiv.
  5. Histoire de l’université de Paris, t. VI, p. 928 : « Theodorum Gazam interpretatus est, quæ prima fere fuit atticæ linguæ in Academiam parisiensem introductio. » Ce fut au collège de Coqueret qu’il donna ses leçons.
  6. « Illud in eam rem jactabat (Ærodius), Guillelmum Budæum, quo die uxorem duxerat, tres horas studuisse. » Ménage, Vitæ Ærodii et Menagii, in-4o, 1675, p. 91.
  7. De Transitu hellenismi ad christianismum.
  8. De studio litterarum recte instituendo.
  9. Commentarii linguæ græcæ. Entre autres jugements à consulter sur les Commentaires de Budé, on peut signaler un article publié par la Quarterly Review, t. XXII.
  10. Scaligerana, t. I, p. 33.
  11. « Quod opus Hermolaos omnes, Picos, Politianos, Gazas, Vallas, cunctam Italiam pudefecit. » Vives, Épist. 610.
  12. Lettres, I, 1.
  13. Essais, II, 12, au commencement.
  14. Vitæ P. Ærodii et Menagii, p. 296.
  15. Dans un fragment sur l’Histoire philosophique de la littérature française.
  16. Oratio XV. Voyez l’édition de 1834, Lipsiæ, t. I, p. 223.
  17. Recherches de la France, III, 29 ; IX, 18 et 20. Cf. Félibien, Histoire de Paris, t. II, p. 985 et suiv.
  18. Voyez Crevier, Histoire de l’Université, t. V, p. 240 et suiv.
  19. Dans une de ses harangues latines, Lambin dit expressément que quelques-uns de ces professeurs réunissaient jusqu’à cinq cents élèves. Marot pouvait donc ajuste titre, en 1536, féliciter François Ier De la trilingue et noble académie, qui, érigée depuis quelques années à peine, jetait déjà tant d’éclat.
  20. Voyez particulièrement la Description historique de la ville de Paris, par La Force, 1765, t. III, p. 477.
  21. Juvénal, satire VIII.
  22. Félibien en parle, Histoire de Paris, t. II, p. 1010. Il a été publié récemment dans le Bulletin de la société de l’histoire de France, Documents historiques et originaux, deuxième partie du t. II, p. 225-228.
  23. Voy. Diogène Laërce, V, 1, 9 ; X, 10, etc.
  24. Essais, I, 27.
  25. Pasquier loue lui-même ses contemporains « d’avoir mêlé l’élégance du style et les bonnes lettres avec le droit, » Recherches de la France, IX, 38 ; et il parle encore, au chapitre suivant, « du mariage de l’étude du droit avec les lettres humaines, qui fut fait au temps de Budé, par un langage latin, net et poli. »
  26. Histoire de la littérature de l’Europe, t. I, p. 261
  27. Littérature ancienne et moderne, voy. particulièrement c. vii.
  28. Histoire de la poésie provençale, passim.
  29. Il l’a trouvé depuis, comme on peut le voir plus loin, dans M. Charles Waddington.