Les Femmes Poëtes au XVIe siècle/Le maréchal de Montluc

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Les Femmes Poëtes au XVIe siècle

LE MARÉCHAL DE MONTLUC

« D’Aubigné, calviniste opiniâtre ; Montluc, catholique cruel, nous peignent les deux camps opposés. »
(M. Sainte-Beuve, article sur Étienne Pasquier.)


Déjà, en traitant de d’Aubigné, nous avons abordé cette race d’écrivains guerriers que chez nous le seizième siècle peut, à l’égal de l’antiquité, se vanter d’avoir produits. Notre but étant, dans cette partie de notre histoire littéraire, de chercher des types et d’étudier en eux l’époque entière qu’ils personnifient, considérons maintenant Montluc. Loin de nous d’ailleurs la pensée, quand nous mettons en saillie leurs traits caractéristiques, de vouloir ériger de tels hommes en modèles. Loin de nous aussi de chercher dans ces esquisses sincères des arguments ou des parallèles au détriment ou au profit des opinions qui ont partagé nos pères et qui nous partagent encore. Déprimer ou exalter le passé, le regretter ou le maudire, est chose également superflue. Le peindre avec impartialité pour s’éclairer et s’instruire, c’est là ce qui est vraiment utile.

Mâle dans ses vertus comme dans ses vices, Montluc offre en tout cas une face importante du siècle que nous avons entrepris de considérer dans quelques-uns de ses représentants les plus remarquables. C’est un type de l’époque guerroyante où il a vécu, que cet homme de lutte qui, après avoir traversé tant d’épreuves et de dangers, mourut tranquillement dans son lit ; capitaine héroïque devant l’ennemi, mais aussi fanatique implacable, et, comme on l’a dit, croisé pour son Dieu et pour son roi, lorsque les dissidents avaient, par malheur pour la France livrée aux factions, remplacé les infidèles. Opposons donc, pour mieux comprendre ce temps de transformation où les passions du moyen âge n’étaient pas encore éteintes, au protestant d’Aubigné le catholique Montluc, hommes bien dignes d’être rapprochés, malgré l’intervalle assez marqué qui les a séparés l’un de l’autre. Tous deux, fort différents par la croyance, ont du reste bien des points de rapport : mêlés avec activité, avec passion, aux guerres civiles, dont ils ont consigné le souvenir dans leurs ouvrages, tous deux, tempéraments de feu et de fer, en dépit des hasards et des périls journaliers qui ont rempli leur époque et surtout leur existence, ont fourni une longue carrière et l’ont terminée en paix dans leur maison.

Chacun d’eux, à beaucoup d’égards, offre un caractère non pas seulement individuel, mais général, celui d’un pays et d’une période ; en sorte que des biographies de cette espèce, par l’intérêt qu’elles sont susceptibles de recevoir et la multiplicité des faits qui s’y rattachent, peuvent s’élever, comme on l’a dit, à l’importance et à la dignité de l’histoire. Qu’il nous soit permis d’ajouter que dans ces personnages à la rude figure, au milieu des violences et des désordres, revit un côté héroïque de notre ancienne France. C’est à de telles natures, incomplètes sans doute, mais pleines de sève, qu’allaient succéder, dans une époque plus calme et mieux réglée, les vrais grands hommes du pays.

Comme d’Aubigné, Montluc était originaire de ces contrées du midi, dont le terroir n’a pas été médiocrement fertile en personnages marquants à tous les temps de notre histoire. Il était, et plusieurs fois il s’en est flatté, de la Gascogne, dont l’air subtil, pour parler avec Montaigne, explique assez la vivacité naturelle des esprits, heureusement efficace quand elle se concilie avec une certaine dose de raison. Aussi un autre contemporain, d’Aubigné lui-même, dans les Aventures du baron de Fœneste, faisait dès lors remarquer que « de l’écume des cerveaux bouillants de Gascogne se tiraient plus de capitaines et de maréchaux de France que d’aucun autre lieu. » Observation qui a pu être répétée depuis et avec non moins de justesse.

On avait jusqu’ici néanmoins fait naître Montluc à Condom, qui devait avoir l’honneur de donner quelque temps son nom à un grand évêque, à Bossuet. Mais il paraît plus certain aujourd’hui qu’il naquit, non à Condom même, mais dans l’arrondissement de cette ville, à Sainte-Gemme, lieu situé dans la commune du Saint-Puy, canton de Valence. Ce fut vers 1503 et au sein d’une famille noble, mais nombreuse, qui était une branche cadette des Montesquiou. Son grand-père, sous l’empire de douloureuses nécessités sans doute (car on sait quelle idée de honte nos sages ancêtres attachaient à la vente des biens qui formaient le patrimoine de la famille), avait aliéné tout son bien, ou plutôt il n’en avait conservé qu’un revenu de huit cents ou mille livres.

Le jeune Montluc, qui était l’aîné de six frères, comprit donc de bonne heure qu’il ne devait attendre que de lui son avenir et sa fortune. À peine sorti d’une enfance qui s’écoula dans le manoir paternel, et fut selon toute apparence assez négligée (lui-même ne nous a pas laissé ignorer que son éducation première avait été à peu près nulle), il devint page dans la maison de Lorraine, et le souvenir reconnaissant qu’il conserva de ce patronage explique les sentiments de dévouement et de haute estime qu’il a professés pour les Guises, en particulier pour le duc François. Au sortir de page il fut pourvu d’une place d’archer sous les ordres de Bayard : c’était entrer dans la carrière des armes sous les meilleurs auspices. On peut seulement regretter dès ce moment qu’en prenant modèle, pour le courage, sur le chevalier sans peur et sans reproche, il ne lui ait pas emprunté quelques-unes de ses vertus civiles.

La renommée des guerres d’Italie ne tarda pas à attirer le jeune Montluc vers ce champ de bataille, alors recherché de tous les esprits aventureux. Il passa donc à Milan, comme archer, dans la compagnie de M. de Lescun, depuis le maréchal de Foix. Le spectacle de cette Italie, sillonnée alors en tous sens par des bandes indisciplinées, parla tout d’abord à son âme et lui inspira quelques-uns de ces grands sentiments qu’il ne devait pas, on l’a vu, à une culture classique ; il les puisait donc dans une sorte d’affinité naturelle avec les héros des temps antiques, ou plutôt la pratique de la vie, comme il arrive chez les hommes d’avenir, avait suppléé bien vite chez lui au défaut de l’éducation des livres. « Il me semblait, a-t-il dit quelque part, lorsque je me faisais lire Tite Live, que je voyais en vie ces braves Scipion, Caton et César ; et quand j’étais à Rome, voyant le Capitole, me ressouvenant de ce que j’avais ouï dire (car, de moi, j’étais un mauvais lecteur), il me semblait que je devais trouver là ces anciens Romains. »

Mais ces belles pensées n’avaient que quelques-uns des moments perdus de Montluc : c’était l’action qui l’absorbait presque tout entier. Il s’y précipita avec fureur, résolu dès le principe à faire fortune ou à mourir : je me trompe, ce qu’il voulait par-dessus tout, c’était acquérir de l’honneur, dût-il le payer de son sang et de sa vie. Un poëte bordelais, de Brach, en réputation au seizième siècle, a rappelé ainsi son impétueux début militaire :

La guerre était partout vivement échauffée ;
Là doncques j’accourus ; et sous Odet de Foix
J’appris, jeune soldat, à porter le harnois ;

Et ores en Espagne et ore en Angleterre,
Jeune, je m’adextrai au métier de la guerre.
Je traversai les monts suivant l’espoir de tous,
Qui pensaient que Milan serait gardé par nous :
Mais, comme bien souvent la fortune se moque,
Nous fûmes d’un malheur suivis à la Bicoque ;
Là où comme un piéton, tout de poudre noirci,
Je vis combattre à pied le grand Montmorenci,
Que j’allai coudoyant au milieu du carnage,
Faisant sentir l’effort de mon jeune courage.

Il paya bien, au reste, ses premiers succès, en homme qui devait, à toutes les époques de sa vie, chèrement acheter la gloire, ou plutôt il faillit tout d’abord être victime de son courage : Il commença par avoir cinq chevaux tués sous lui, et par être blessé à la jambe droite d’un coup d’arquebuse, qui le rendit boiteux fort longtemps. Et ce rude apprentissage de la souffrance, il n’eut guère occasion de l’oublier dans sa longue carrière ; car, comme il le dit lui-même, « il ne fut jamais exempt de grandes blessures et de grandes maladies ; mais il en eut autant qu’homme du monde saurait en avoir sans mourir. » Aussi pouvait-il se vanter que tous ses grades eussent été la récompense de ses services et de n’avoir rien dû à la faveur et à la fortune, « n’étant parvenu que de degré en degré, et comme le plus pauvre soldat du royaume. »

Lautrec, capitaine des plus distingués, mais plus brave qu’heureux, qui commandait dans le Milanais, fut frappé du courage qu’il déploya, notamment à la funeste affaire de la Bicoque (1522), et il le récompensa peu après, quoiqu’il n’eût encore que vingt ans, en le mettant à la tête d’une compagnie avec le titre de capitaine. Dans ce commandement, le jeune Montluc continua à mériter les éloges de son général, dont la bienveillance lui fut pour toujours acquise, quoique, suivant son observation, « ce seigneur ne fût guère accoutumé à caresser personne ». Ensuite, sous les ordres de Brissac, lors de la prise de Quiers, après s’être exposé aux plus grands périls, il fit une chute qui lui démit la hanche, et, par suite de cet accident, « il demeura deux mois et demi sans pouvoir bouger de son lit. » Bien plus, il lui en resta un mal de cuisse fort douloureux, dont il ne put se délivrer pendant plusieurs années et qui ne réussit pas cependant à entraver sa vie active.

Le repos était en effet, lui-même il nous l’a dit, et nous l’en croirons sans peine, son ennemi capital, et il avait quelque droit de demander que l’on gravât ce distique sur son tombeau :

Ci-dessous reposent les os
De Montluc qui n’eut onc repos.

En dépit de tous les contre-temps et de ses souffrances, il ne voulut abandonner ni « ce grand guerrier, » le maréchal de Brissac, ni le Piémont, « la plus belle école de guerre » qui fût alors en Europe. Peu après, s’étant enfermé à Casale, ville sans fortifications, il fit face à tous les besoins de la résistance par un mélange heureux de bonté et de rigueur, surtout par une activité sans relâche qui le rendit l’âme de la défense commune, tout en étant, grâce à lui, « une même volonté, un même désir et un même courage, en sorte que la peine aussi leur était un même plaisir. » Il prit ensuite une part très-efficace à l’attaque de Lans et à celle de Courteville, toujours prêt à payer de sa personne, et homme de main autant que de conseil, habitué à réussir là où il semblait à tout autre que le succès fût impossible.

Bientôt son audace fut assez connue pour qu’on s’accordât à lui confier toute entreprise hasardeuse qui eût échoué en d’autres mains et qu’il savait conduire à bonne fin. Mais quels étaient les moyens dont il disposait à cet effet et qui ne lui firent jamais défaut ? Nous les énumérerons d’après lui. Ce qu’il recommandait ou ce qu’il interdisait aux autres, il se le commandait ou se le défendait à lui-même plus encore, jugeant que l’exemple était plus efficace que toutes les paroles. Dans ce but et dès sa première jeunesse, aussitôt qu’il avait porté enseigne, pour se rendre digne d’être obéi, il avait voulu être son propre maître, et les passions qui usurpent sur nous un pouvoir si tyrannique l’avaient trouvé prêt à les combattre. Avec l’énergie de son langage militaire, il nous dit qu’il avait dès lors appris « à se châtrer du jeu, du vin et de l’avarice, » bien persuadé, ajoute-t-il noblement, « que tout capitaine qui serait de complexion adonnée à ces vices n’était pas pour parvenir à être un grand homme. » Pour l’amour des femmes, il jugeait aussi qu’aux hommes qui s’y laissent asservir « il faut une quenouille et non une épée. » Il fuyait donc et conseillait de fuir ces plaisirs comme autant d’obstacles à l’avancement cernent du gentilhomme. Une renommée intacte était à ses yeux le moyen le plus efficace de fortune, et il préserva par ce motif sa réputation de tous les reproches qu’encourt imprudemment la jeunesse, tout se rapportant d’ailleurs chez lui au point de vue militaire bien plus que moral.

S’il ne veut pas, par exemple, « que l’on pipe les cartes ou les dés, » c’est qu’on en serait beaucoup moins propre, selon lui, « à piper son ennemi. » S’il professe, en un mot, une aversion générale pour tous les vices, c’est « qu’il les a vus causer la ruine de plusieurs non-seulement en leur bien, mais en leur honneur et réputation. » De là ces idées d’honneur, patrimoine de notre ancienne noblesse française, qu’il a noblement exprimées : « Voulez-vous enrichir vos enfants de mauvaise renommée ? Oh ! le mauvais héritage que vous leur laissez ! » Au contraire, eu vous comportant avec désintéressement, sagesse et vaillance, vous acquerrez le droit, pour vous et les vôtres, « de lever la tête devant tout le monde. » Enfin, et pour le moins, aurez-vous, ajoute-t-il, la consolation de mourir en gens de bien, ce qui est « la récompense de la guerre et ce que l’on doit désirer. »

Fidèle à ces principes, il pouvait se féliciter, dans un âge avancé, « de n’avoir jamais été en séjour, ainsi toujours prêt au premier son du tabourin, » et cela « parce que les jours de paix lui étaient années. » « Je ne haïssais rien tant que ma maison, » dit-il encore ailleurs. Aussi à peine y était-il rentré, qu’il aspirait à en sortir. Mais son art souverain était de faire passer l’esprit qui l’animait dans le cœur de tous ses soldats. Mêlé à leur vie, à leurs sentiments, je n’ai pas besoin d’ajouter à leurs dangers, il était tout pour eux, parce qu’il était tout à eux. Comment eussent-ils donc hésité à le suivre ? Il avait le droit de ne pas les ménager, puisqu’il ne se ménageait pas lui-même, incapable qu’il était de distinguer son intérêt du leur, et de se tirer d’un péril sans les en tirer avec lui. On cherchait un jour à lui persuader, dans un moment critique, de se sauver, et on lui en offrait les moyens. Mais lui, refusant d’accepter un salut qui n’eût pas été commun à tous les siens. « Jusqu’ici Dieu m’a conservé, dit-il, et mes soldats aussi ; je ne les abandonnerai pas jusqu’à ce que je les aie mis en lieu de sûreté. »

Cette action souveraine du chef sur les soldats qui caractérise, suivant Xénophon[1], le véritable capitaine, ne s’est donc jamais rencontrée plus complète que chez Montluc, qui ne négligeait aucun moyen pour la conserver[2]. Dans une époque ignorante et près d’un vulgaire volontiers superstitieux, il n’hésitait pas à se donner pour un homme qui lisait infailliblement dans l’avenir. « J’ai toujours fait entendre aux soldats, dit-il, que j’avais certain présage, que, quand cela m’advenait, j’étais sûr de vaincre. » Par cette confiance apparente, il répandait autour de lui une véritable confiance, gage certain du triomphe, et il s’en félicitait, « Mon assurance rendait assurés les plus timides, » en sorte « qu’ils tenaient déjà la victoire pour gagnée. »

Des liens si étroits ne pouvaient manquer de créer entre le capitaine et les soldats un attachement réciproque, et l’on comprend quelle force y puisait Montluc, traînant toujours à sa suite des compagnons non moins déterminés que lui-même. Mais fallait-il manier et gouverner leurs esprits, il trouvait en lui, comme il s’en applaudit, « le don de Dieu, encore qu’il ne fût pas grand clerc, de se savoir bien exprimer quand il en avait besoin. » En réalité, il avait le don spontané de cette éloquence militaire qui réside dans les mouvements, les gestes, l’accent autant que dans la parole. Et la persuasion n’était pas le seul moyen dont il usât pour mener ses gens à la victoire. Malheur à qui d’entre eux eût lâché pied devant l’ennemi ; car il s’est montré, « encourageant les uns et menaçant les autres, avec l’épée nue au poing, pour faire quelques mauvais coups, s’il eût vu des poltrons. » C’est assez dire que la discipline dans sa troupe était aussi exacte que sévère ; car il y voyait le plus sûr garant du succès, en même temps que l’obéissance était ennoblie par cette considération, que seule elle rendait digne de commander. Selon lui, « il n’y a rien de plus pernicieux en une campagne que les mutins. » Ils n’avaient donc aucun droit à l’indulgence. Toutefois Montluc recommande de ne pas châtier les soldats sans juste raison ; mais de distribuer avec équité le blâme et les peines autant que l’éloge et les récompenses. Ainsi se fût-il flatté « de faire donner à ses hommes de la tête contre une muraille. » Que le chef, par un discernement nécessaire et que Montluc possédait au plus haut degré, prenne donc d’abord la peine de juger la portée de ceux qu’il conduit ; « car tous ne sont pas propres à toutes choses, » et « qu’il discerne surtout les bons des mauvais. » À l’égard de ces derniers, il juge même que l’on doit procéder d’abord « par remontrances et menaces un peu aigres, » et les avertir, « avant d’en venir aux coups, que, s’ils y retournent, il ne leur faudra plus espérer autre chose que le châtiment. » Mais, en se montrant fermes, que les capitaines se gardent d’abuser de leur autorité ; avec des soldats qui haïssent leurs chefs, la victoire est impossible, et la vie est courte pour qui est entouré de la sorte. N’a-t-il pas « vu mourir quatre capitaines par la main de leurs soldats, les assassinant par derrière, pour les mauvais traitements qu’ils avaient reçus d’eux ? » Et après tout, Montluc ne saurait s’en étonner ; car « ils sont hommes comme nous et non pas bêtes ; si nous sommes gentilshommes, ils sont soldats ; ils ont les armes en main, lesquelles mettent le cœur au ventre à celui qui les porte. » Il est curieux d’entendre Montluc faire l’apologie de cette justice éclairée et même bienveillante.

Mais poursuivons son histoire. À Pavie, en 1525, la fortune lui fut contraire, ainsi qu’à son roi. Comme François Ier, il tomba au pouvoir de l’ennemi ; mais sa réputation fondée de pauvreté lui fut très-profitable, en ce que l’on ne tarda pas à le mettre en liberté, sur ce qu’on jugea « qu’en n’aurait pas de lui grand finance. » Hors des mains de ses ennemis, il ne songea qu’à les faire repentir de l’avoir délivré, et il y réussit en leur emportant une ville. Ce qu’il avait demandé à Dieu jusque-là, « c’était de se trouver à l’assaut d’une place pour y entrer le premier ou mourir. » Il ne mourut pas ; mais il paya sa conquête de quatre blessures, et son bras, notamment, fut brisé en plusieurs endroits. Son obstination seule empêcha qu’il ne le perdît ; car on ne voyait pour lui d’autre moyen de salut que de le lui couper. Mais, à force de se roidir contre la douleur, il le conserva. Ce ne fut pas cependant sans être condamné à un repos trop prolongé pour son impatience ; et, comme il l’a dit, ce dont il souffrait le plus sur son lit de douleur, c’était de la pensée des sièges et des combats où il ne pouvait accompagner ses camarades. À peine put-il porter son bras en écharpe qu’il y revola, et rejoignant Lautrec au siège mis devant Naples en 1528, il ne laissa pas d’y signaler sa présence, quoiqu’il fût loin d’être rétabli. Mais sa captivité antérieure d’une part, jointe à ce mauvais état de santé, de l’autre les revers qui suivirent la mort de Lautrec, amenèrent pour lui un temps d’arrêt forcé qui ne dura pas moins de deux ou trois ans, après lesquels il dut en quelque sorte recommencer sa carrière.

Ses services, sa réputation interrompue, avaient besoin d’être rappelés ou plutôt renoués par une action d’éclat. Montluc, qui n’avait jamais marchandé sa vie, n’eut donc rien de plus pressé que de l’exposer de nouveau. On cherchait un chef pour une entreprise que plusieurs capitaines, et des plus braves, avaient refusée comme trop hasardeuse. Il s’offrit de la conduire, décidé, suivant son langage soldatesque, « à l’exécuter ou à crever. » Contre l’attente générale, il revint victorieux, en pouvant dire de lui : « Je m’étonne que je n’y demeurai, mais mon heure n’était pas venue. »

Il serait trop long de suivre dès lors Montluc dans ses expéditions journalières, dont ses commentaires n’ont pu même nous offrir le récit en détail[3]. Bornons-nous, sans nous attacher à tous ses pas, aux principaux événements de sa vie militaire : à cet égard encore nous aurons beaucoup de peine, dans une carrière si remplie, à ne pas paraître trop incomplet ; mais dans des récits si multiples, cherchons du moins à saisir les caractères généraux, les traits distinctifs de cette puissante nature, qui a son rang marqué dans notre histoire.

« Bien que le naturel de Montluc, ainsi qu’il s’est exprimé lui-même, tendît spécialement à remuer les mains, » et qu’il aimât par-dessus tout « à frapper et jouer des couteaux, » on aurait tort de se le représenter uniquement dans cette attitude de lutte et de violence. Il n’était pas incapable, tant s’en faut, d’une réflexion circonspecte qui lui liait les mains « quand les affaires du maître le demandaient. » En un mot, ce qu’il exécutait avec fougue, il le concevait avec prudence. S’il devenait téméraire, c’était donc à bon escient et à propos, tout prêt, dans un intérêt différent, à changer de conduite. Il n’hésita pas à dire, avec le dévouement loyal du bon serviteur, que, « selon lui, il valait mieux faire les affaires de son maître sans se mettre sur le point de l’honneur, » pourvu, s’empressait-il d’ajouter, « qu’il n’y eût honte toute découverte. » Singulier mélange d’emportement, de calme et d’astuce, qui convenait à merveille au genre de guerre en usage à cette époque. Dans ses rapports avec ses soldats et ses subordonnés en général, il joignait aussi, de la manière la plus efficace, à la brusquerie et à la violence, l’adresse et l’insinuation, malmenant ou caressant tour à tour, suivant l’occasion, ceux qu’il avait sous ses ordres ; ne se laissant jamais d’ailleurs, on l’a déjà vu, détourner de ce qui était utile par ce qui pouvait être agréable, et n’écoutant l’amour et toute autre passion que quand il était de loisir.

Avec ce courage intelligent on ne sera pas surpris qu’il aimât les braves retraites presque à l’égal des marches triomphantes. Lui-même s’est félicité d’en avoir accompli qui ne méritaient pas moins d’éloges que des victoires. Et dans les unes et les autres, en effet, il faisait preuve des mêmes qualités ; en premier lieu, d’une volonté indomptable servie par un corps de fer ; car en dépit des maladies, qui ne laissèrent pas pour lui d’être graves et nombreuses, il l’avait plié à la patience de toutes les fatigues. À plus de cinquante ans il était homme à marcher encore au besoin et jour et nuit ; on le voit faire vingt-sept milles sans s’arrêter. Aussi a-t-il renfermé en peu de mots le secret de tous ses succès : « Le plus souvent je veillais lorsque les autres étaient en repos, sans crainte du froid ni du chaud ; j’étais endurci à la peine. » Et dans sa vie des camps il lui est arrivé bien souvent, dit-il ailleurs, « de passer trois nuits de suite et trois jours sans dormir… Il lui a donc bien servi d’être fort et robuste, car il a mis son corps à l’épreuve autant que soldat ait fait de son temps. »

Indépendamment de ce mérite général, que rien ne peut suppléer à la guerre, il s’en attribue trois autres plus particuliers, qui témoignent également d’une vocation spéciale pour le métier des armes. C’était d’être doué d’un coup d’œil militaire d’une rare justesse, qui lui permettait « de bien nombrer les gens, » c’est-à-dire de reconnaître avec promptitude, avec sûreté, le chiffre approchant d’une troupe ou d’un corps d’armée. « Je n’ai trouvé, remarque à ce sujet Montluc, sergent-major ni autre qui m’ait surpassé en cela… Encore que le bataillon fût grand, je le nombrais à cinquante hommes près, de la distance d’un demi-mille. » C’était ensuite de bien juger à quels hommes il avait affaire, en reconnaissant « s’ils avaient peur, à leur façon de faire ou de tirer, à leur train, à leur démarche. » Enfin de les combattre sans délai ou forts ou faibles, en les déconcertant par la brusquerie de l’attaque : « Après l’aide de Dieu, ajoute finalement Montluc, toutes les bonnes fortunes que j’ai eues m’ont procédé de ces trois choses. »

Ces bonnes fortunes ne s’étaient jamais démenties, d’après l’observation de Montluc lui-même, qui s’attribue l’honneur de n’avoir pas subi de défaite. On n’a pas oublié toutefois que quelques-uns de nos généraux les plus consommés ne faisaient pas difficulté d’avouer qu’ils avaient été vaincus, et même par leur faute. « J’ai ouï dire à de grands capitaines, observe Montluc lui-même, qu’il est besoin d’être quelquefois battu ; car on se fait sage par sa perte. Quant à moi, je me suis bien trouvé de ne l’avoir pas été, et j’aime mieux m’être fait avisé aux dépens d’autrui qu’aux miens. » Mais nous n’avons pas perdu de vue le secret de ses victoires, qu’il rappelle à tout moment. C’est « qu’il était résolu de mourir ou de repousser les ennemis, » et qu’il identifiait ses soldats à sa pensée en les rendant tous semblables à lui-même. C’est aussi, comme on Ta dit déjà, que le sang-froid qui combine et l’emportement qui exécute s’associaient chez lui dans cette juste et sage mesure qui rend une troupe et son chef invincibles. Ce témoignage, il a pu se le rendre à lui-même en racontant un des exploits auxquels il avait entraîné ses soldats : « Je connus bien à cette heure, dit-il comme j’ai fait d’autres fois, qu’est-ce que peut le chef quand il se met devant, montrant le chemin aux autres. »

Ainsi, à la faveur de ces qualités et de ces circonstances, la réputation de Montluc s’accroissait-elle de jour en jour ; elle devint bientôt générale, aussi bien que celle des gens qu’il commandait, en sorte que, selon son rapport, un autre capitaine lui disait, réclamant ses secours, « qu’il voudrait lui avoir coûté la moitié de son bien et que ma compagnie y fût. »

Montluc, dont le caractère n’est pas précisément celui de la réserve, n’a garde de nous laisser ignorer ces brevets d’honneur qu’il a reçus, et l’on voit même qu’en vertu de ce prestige qui s’attache aux héros, selon le propre de la renommée, on grossissait encore celle de ses faits de guerre : « Pour une chose que j’avais faite, on m’en voulait faire accroire quatre. » Mais cette réputation, par combien de fatigues et de périls l’avait-il achetée ? « Jamais homme, a-t-il pu dire, n’en eut à pire marché que moi. » Il cite un autre cavalier et lui-même comme « les deux gentilshommes vivants qui se sont trouvés en plus de combats ; » et il ajoute : « Jamais il ne fut blessé qu’on sache, qu’à la bataille de Saint-Denis ; je n’ai pas été si heureux en cela que lui. »

Nous franchissons quelques années pour arriver à l’une de celles qui ont été les plus actives dans la vie de Montluc. En 1536, il possédait le titre de lieutenant de la compagnie légionnaire du Languedoc, lorsque Charles-Quint envahit la Provence. La circonstance était critique. Par plusieurs factions (ainsi appelait-on les prouesses) il incommoda notablement les troupes de l’empereur en détruisant les moulins d’Auriole, situés entre Aix et Marseille, dont on avait besoin pour l’approvisionnement du pain. Ces hardis coups de main, dont le succès était difficile, et que Montluc a racontés avec beaucoup de détails dans le premier livre de ses commentaires, eurent pour effet heureux d’affamer les ennemis et de les faire songer à la retraite.

À quelques années de là, en 1543, la présence du comte d’Enghien dans le Piémont fournit à Montluc une nouvelle occasion de se signaler. Le jeune général jugeait l’occasion favorable pour en venir aux mains avec l’ennemi : mais les ordres précis de la cour arrêtaient sa belliqueuse ardeur. Ce n’était plus le temps où le roi chevalier ne rêvait qu’actions d’éclat et batailles, plein de confiance dans sa destinée et dans l’avenir. François Ier, vieilli et découragé par des infirmités précoces, n’appréhendait plus guère que des malheurs au souvenir de ceux qui l’avaient déjà frappé. Il avait donc prescrit à son lieutenant d’éviter toute action décisive, et pour faire révoquer cette décision qui enchaînait son courage et celui de ses troupes, le comte d’Enghien envoya Montluc à Paris.

Certes il ne pouvait choisir un plus digne avocat d’une telle cause, ni qui la plaidât avec plus d’ardeur ; et cette députation nous a valu l’une des pages les plus vives et les plus attachantes qui figurent dans nos anciens mémoires. C’est au début du deuxième livre qu’il faut lire ce passage, animé d’un souffle tout militaire. Il faut y voir comment ce simple capitaine, beaucoup plus connu dans les camps qu’à la cour, arracha par la force de sa conviction et l’élan de ses paroles, au roi et aux principaux de l’État, presque tous opposés à son avis, une permission de combattre qui donna une victoire de plus à la France.

Rappelons donc en quelques mots cette scène pittoresque, qui est tracée dans l’original avec une singulière énergie. Ce triomphe, remporté par la fière assurance de l’homme de guerre et par une éloquence toute martiale, a quelque chose d’antique. On se croirait transporté dans une assemblée publique de Rome ou d’Athènes. Mais auparavant qu’on nous permette une remarque : ce tableau si vivement coloré, si plein de trait et de vigueur, est en même temps un tableau frappant des mœurs de l’époque. On y voit quel esprit de loyauté et d’honneur animait alors la noblesse française. Les gentilshommes accouraient en foule au premier mot de combat, et les rois avaient toujours dans leur noblesse une élite dévouée, prête à donner ses biens et son sang à leur service. « Un petit souris du maître, disait Montluc, échauffe les plus refroidis : sans crainte de changer prés, vignes et moulins en chevaux et armes, on va mourir au lit que nous appelons le lit d’honneur. » De quels exploits cette noblesse, bien commandée, ce qui lui a manqué presque toujours, n’eût-elle donc pas été capable ?

Le souverain lui-même présidait au conseil assemblé pour repousser bien plus que pour examiner les propositions qui lui étaient faites. La volonté du maître, comme des ministres et des grands officiers ses assesseurs, semblait ne pouvoir subir de modification ni rencontrer d’obstacle. Malgré de nombreuses et violentes interruptions qui la proclamaient hautement, Montluc ne se laissa pas troubler. Presque seul contre tous, encouragé à peine par quelques sourires bienveillants du Dauphin (depuis Henri II), il exposa avec une netteté si lumineuse la situation des deux armées, tout a l’avantage de celle de France, il parla avec tant de chaleur du désir impatient de vaincre qui embrasait nos soldats, il se porta avec tant d’émotion garant du succès, qu’il fit à la fin passer ses espérances dans l’âme de ses auditeurs et leur imposa sa volonté. Qu’ils combattent, qu’ils combattent, s’écria le souverain, électrisé par ses paroles. Et Montluc se précipita hors de la salle du conseil, emportant ce cri que mille voix répétaient avec enthousiasme et qu’il alla aussitôt redire en personne au comte d’Enghien.

Les Français, sur le champ de bataille de Cérisoles, remplirent rengagement de Montluc (11 avril 1544) : ils triomphèrent ; non que le terrain ne leur ait été vaillamment disputé ; mais, pour n’avoir pas été sans alternative et pour avoir coûté beaucoup de sang, le triomphe n’en fut que plus glorieux. Par malheur il ne nous rapporta qu’un stérile honneur, au lieu des avantages sérieux qui eussent dû en être la suite.

Le comte d’Enghien, qui avait eu la résolution de vouloir vaincre, n’eut pas celle de poursuivre son succès, comme s’il devait toujours être dans la destinée des Français de savoir vaincre plutôt qu’user de leurs victoires. « Si on eût su faire profit de cette bataille, disait déjà à cette occasion Montluc lui-même, Milan était bien ébranlé ; mais nous ne saurons jamais faire valoir nos victoires. »

Après s’être si heureusement acquitté du rôle de conseiller, Montluc ne joua pas moins bien le rôle du soldat. Certes il méritait l’honneur qui lui fut déféré le jour de l’action, « celui de conduire toute l’arquebuserie, » et il n’hésita point, en remerciant ses chefs du choix dont il était l’objet, à leur déclarer « qu’il espérait, avec l’aide de Dieu, s’en acquitter de telle sorte qu’ils auraient occasion d’être contents. » Il tint parole, ayant essuyé tout l’effort du combat. « Je ne fus jamais, dit-il, si habile et si dispos, et me fut bon besoin ; car je donnai plus de trois fois du genou à terre. » Ce qui est certain, c’est que par l’élan de sa vaillance personnelle autant que par celle qu’il communiqua aux autres, il ne contribua pas peu au gain de la journée ; et il en fut dignement récompensé par le comte d’Enghien, qui le créa chevalier, de sa main, sur le champ même de bataille.

Quel que soit sur ce théâtre le noble aspect sous lequel Montluc se montre à nos yeux, là n’est pas toutefois sa véritable supériorité. Il excelle non pas tant à conduire un corps d’armée qu’une compagnie, une bande : partout enfin où l’ascendant appartient d’une manière plus marquée à l’intelligence, à la force individuelle. Il est de ceux qui ont leur prix principal isolément et par eux-mêmes, dont l’influence est d’autant plus grande qu’elle est plus dégagée de toute circonstance extérieure. Reconnaissances hardies et coups de main, surprises, embuscades, camisades, comme on disait alors par un terme collectif, c’est là qu’il se montre en maître. Dans une escarmouche ou dans un assaut il n’a pas non plus son égal. Fertilité inouïe de ressources, stratagèmes qui se renouvellent chaque jour, présence d’esprit qui fait face à tout, tels sont les caractères saillants de Montluc, qui gagne moins encore à être considéré dans une campagne régulière que dans une guerre de partisans. Tel était aussi le trait distinctif de ces temps où les traditions des condottieri subsistaient dans toute leur force. L’époque de la grande guerre et des hautes combinaisons stratégiques n’était pas encore arrivée.

Quoi qu’il en soit, la mission de Montluc et la part qu’il avait prise à la victoire de Cérisolles n’avaient pu manquer de demeurer présentes à l’esprit de François Ier. C’est à ce souvenir sans doute qu’il faut attribuer un poste de gentilhomme servant qu’il obtint près de ce prince, alors, comme il nous le représente, « vieux et pensif et qui ne caressait plus les hommes comme autrefois. » Il nous apprend même qu’un jour le roi voulut entendre de sa bouche le récit de cette bataille. En tout cas, le bouillant guerrier, un moment flatté d’un poste honorifique qui avait succédé, d’après sa remarque chagrine, à un injuste oubli, ne pouvait se plaire longtemps dans cette vie de brillante sujétion. Il nous le dit, et nous l’en croirons sans peine : son tempérament répugnait à la vie uniforme et à l’oisiveté élégante des cours ; il était né pour l’agitation et l’indépendance des camps. Vainement pendant la paix, comme il l’atteste, voulut-il faire plus d’une fois l’apprentissage utile du métier de courtisan ; il dut reconnaître « qu’il était mal propre pour ce métier, trop franc et trop libre. »

À la fin de 1544 nous retrouvons Montluc, avec le titre de mestre de camp, au siège de Boulogne sur Mer. Ce siège s’étant terminé par un blocus, on eut un nouvel exemple de l’action habile et absolue qu’il exerçait sur ses soldats. Ceux-ci refusaient de se prêter à ce travail, qu’ils déclaraient indigne d’eux et ne convenir qu’à des manœuvres. Que la truelle eût remplacé l’épée dans leurs mains, c’était chose dont ils croyaient devoir rougir. Au lieu de recourir, pour les contraindre à une indiscrète rigueur, il prêcha d’exemple en maniant le premier la pioche et la pelle. Ce fut à qui l’imiterait, et, chacun de ses hommes rivalisant d’ardeur, un mur d’enceinte s’éleva comme par enchantement autour de la ville assiégée.

Ici se révèle un côté de notre héros, que nous voudrions avoir le droit de mettre davantage en relief. Mais à ce moment de sa carrière il ne nous est pas interdit du moins de le toucher en passant. Vif et colère, comme il l’avoue, « car il ne fallait guère le piquer pour le faire partir de la main, » il n’était pas incapable de bonté pour les derniers de ses compagnons d’armes, il ne croyait pas s’abaisser en descendant jusqu’à eux. Il s’est rendu ce témoignage d’avoir « maintes fois, étant capitaine, donné ses armes et ses habits pour quelqu’un qui en avait besoin ; sa bourse non plus n’était pas serrée à la nécessité des compagnons. » Aussi, malgré ses rigueurs, si on l’en croit, jamais homme ne fut plus aimé que lui : « On portait ses imperfections, sachant bien qu’il ne faisait rien de malice. » Nous voudrions qu’il nous fût permis sur ce point de ne pas nous séparer de lui.

Mais, grâce à Dieu, nous ne sommes pas encore arrivés au moment où, pour accomplir notre devoir de biographe, nous n’aurons plus qu’à condamner Montluc. Bien plus, nous touchons à l’époque la plus irréprochable, la plus glorieuse même de sa vie. Théâtre de son début dans les armes et de ses premiers succès, ce fut encore l’Italie qui lui offrit l’occasion d’illustrer son nom et sa patrie. Il y fut chargé de divers commandements dont il s’acquitta avec beaucoup d’habileté et d’honneur, faisant, ce qui était trop rare pour les Français, pardonner sa domination en la rendant utile aux villes soumises. Ramener aux mêmes principes, aux mêmes affections, à des plans de conduite analogues et régis par l’ascendant moral d’une autorité commune, des populations si diverses de constitution, d’humeur, de goûts, ce n’était pas là pourtant une œuvre facile ; mais son application persévérante y réussit à merveille. Chose aussi singulière que vraie : l’étranger le trouva plus clément qu’il ne le devait être dans la suite pour les Français. Déjà dans le royaume de Naples, lors de la conquête momentanée de ce pays, en 1527, une petite part des dépouilles lui était justement échue. On lui avait attribué un bien confisqué sur l’ennemi ; mais il ne le garda pas plus longtemps que cette proie, aussi fugitive que convoitée de nos rois, ne resta sous leur dépendance. Plus tard il fut appelé dans le Piémont et chargé du gouvernement d’Albe et de Montcalier. Ce fut même la première faveur qu’il reçut, avec le grade de maréchal de camp, du roi Henri II, à peine monté sur le trône, et qui montra toujours pour lui les sentiments les plus favorables. Le séjour de l’Italie plaisait à Montluc, et ajuste titre. L’aspect de cette terre où dorment tant de héros parlait à son âme, comme on l’a vu, et semblait, en l’élevant, lui suggérer de bonnes et salutaires inspirations. Il ne se dissimulait pas d’ailleurs à qui il avait à faire, jugeant que chez les Italiens modernes « il y avait trop de délices et voluptés pour produire grand nombre d’hommes de guerre, et que ce n’était plus la race des César, Caton, Scipion et autres. »

Le rôle de Montluc consistait à les défendre. Ce fut ainsi qu’il défendit Casale en 1552. Il montra de plus, deux ans après, qu’un chef tel que lui pouvait, avec des soldats quels qu’ils fussent, accomplir de véritables prodiges.

On ne craindra pas de donner ce nom à l’héroïque défense de Sienne ; et si l’on a pu dire de nos jours que cette défense avait été pour lui ce que fut pour Masséna la défense de Gênes, on ajoutera justement que cet exploit n’honore pas seulement la vie de Montluc, mais la France et le seizième siècle lui-même.

On ne saurait donc nous blâmer de nous arrêter avec quelque complaisance sur ce moment héroïque de l’existence de notre héros[4].

Le début du règne de Henri II, nul ne l’ignore, lit naître des espérances que la suite et la fin surtout, nous aurons l’occasion de le voir, ne devaient pas réaliser. Nos armées reprirent de plusieurs côtés l’ascendant qui leur était échappé ; en Piémont, notamment, le maréchal de Brissac faisait la guerre avec succès, lorsque la ville de Sienne, en Toscane, chassa les Espagnols qui l’occupaient et sollicita l’appui des Français pour conserver son indépendance.

Le maréchal de Strozzi, homme de guerre admiré de Montaigne[5], fut chargé de protéger les Siennois ; mais ses instruction lui prescrivaient d’occuper la campagne pour tenir l’ennemi en échec. Sur son avis il parut donc nécessaire de nommer en outre, pour commander à Sienne même, un lieutenant du roi. Pour ce poste aussi délicat que grave, à raison des circonstances, Montluc fut désigné, malgré plusieurs oppositions très-vives, en particulier celle de Montmorency.

Quel soutien assez efficace réussit à vaincre ces oppositions ? Celui du souverain lui-même, qui n’avait pas oublié Cérisoles. Vainement l’accusait-on auprès de lui, et Montluc lui-même s’en est accusé avec une honorable franchise, « de ce méchant naturel, âpre, fâcheux et colère qui sentait un peu et par trop le terroir de Gascogne. » Henri II tint bon dans sa préférence. Seulement, en transmettant l’ordre du départ au chef qu’il honorait de son choix direct, il l’avertissait « de laisser un peu sa colère en Gascogne, s’accommodant à l’humeur du peuple de Sienne. »

Montluc, alors malade à Agen, ne songea pas même à décliner cette preuve de la confiance royale. Huit jours après ses préparatifs étaient achevés, et surmontant sa faiblesse physique, il se traînait jusqu’à Montpellier, ensuite jusqu’à Marseille, d’où il s’embarqua pour sa destination.

La fièvre qui le travaillait n’avait fait cependant que redoubler d’intensité ; mais il était habitué à faire taire la maladie et la douleur devant le devoir. Aussi dès son arrivée sut-il se faire connaître pour ce qu’il était ; et à la première alerte il montra aux habitants « que ce n’était pas la centième escarmouche où il s’était trouvé. »

Aussitôt, malgré son déplorable état de santé, il pourvut à tout et il organisa un excellent système de défense, montrant déjà, suivant la belle expression que Bossuet appliquait plus tard au valeureux comte de Fontaines, « qu’une âme guerrière est maîtresse du corps qu’elle anime. » L’attente de Henri II ne fut donc nullement trompée, et il eut d’autant plus sujet de se féliciter de son choix que la situation de Sienne s’aggrava bientôt de la manière la plus alarmante. Ce fut à la suite de la défaite de Strozzi, qui, comme on l’a vu, couvrait Sienne, et qui, en s’efforçant de rallier ses troupes, fut si grièvement blessé lui-même qu’on le tint quelque temps pour mort.

Le général de l’armée espagnole vainqueur, le marquis de Marignan, marchant sur Sienne, ne semblait pas devoir rencontrer d’obstacles sérieux pour y pénétrer, lorsqu’il trouva en face de lui un ennemi dont il n’avait pu soupçonner ni les forces ni la résistance obstinée.

À la vue de Montluc se traînant sur les remparts, le premier sentiment qui le saisit ce fut celui de la pitié ; car c’était à peine s’il paraissait avoir encore quelques jours à vivre. Ce fut donc par la courtoisie qu’il crut devoir d’abord l’attaquer, en lui envoyant quelques-uns de ces mets délicats par lesquels Pompée, malade, avait jadis refusé, dit-on, de recouvrer la santé. Mais Montluc, qui n’affectait nullement la sévérité d’un Romain, acceptait, nous dit-il, avec de grands mercis les pains blancs, le gibier et le vin grec qui lui étaient offerts. Et pour se montrer digne de ces présents, il n’en était que plus décidé à bien défendre la ville.

Il ne lui fallait pas seulement à cet effet payer de sa personne comme d’habitude, et, par la force de sa volonté, faire taire les plus justes exigences de la nature : il fallait qu’il fit passer son âme dans celle de tous les assiégés, ou du moins qu’il se rendît complètement maître des esprits non-seulement de la garnison, mais de tous les habitants. Dans ce but il déploya des qualités nouvelles pour lui, un art singulier des ménagements, beaucoup de circonspection et d’adresse : lui, si impatient et si fougueux, comprit qu’il fallait obtenir par la persuasion l’adhésion complète des volontés. On découvrit, dans cette nature qu’on avait crue exclusivement guerrière, les qualités d’un politique. « Ce n’est pas tout, a-t-il dit lui-même, d’être vaillant et sage : il faut être fin et avisé. » Et jamais on ne joignit mieux la pratique au précepte. Loin de choquer les usages des Siennois, il s’accommoda à leurs habitudes ; au lieu de commander, il conseillait, se prêtant aux circonstances, et bien lui prit à cette occasion de connaître les langues étrangères, en particulier l’italien et l’espagnol : ce qui l’a porté, et très-sagement, à faire entrer cette étude comme des plus nécessaires dans le plan d’éducation de la jeune noblesse. « Messieurs, dit-il en s’adressant à ceux qui ont le moyen, vous qui voulez pousser vos enfants, croyez que c’est une bonne chose de leur faire apprendre, s’il est possible, les langues étrangères. Cela sert fort, soit pour passer, soit pour se sauver, soit pour négocier. » Plus d’une fois, avec ce talent d’orateur qu’on ne saurait lui contester, Montluc harangua les Siennois dans leur propre langue et de la manière la plus efficace[6]. Pour le succès, en véritable Gascon qu’il demeurait toujours, même dans ses moments les plus sérieux, il ne négligeait aucun détail de mise en scène. Pour réparer son délabrement physique, il se couvrait de riches vêtements, il frottait ses joues pour simuler le coloris de la santé ; il voulait par-dessus tout faire illusion sur son état à ceux qui lui avaient donné leur confiance.

Tel était toutefois son affaiblissement graduel, que les médecins, ne pouvant obtenir qu’il prît aucun repos, ne tardèrent pas à désespérer de lui, et qu’à plusieurs reprises on répandit le bruit de sa mort. Mais des prodiges nouveaux de dévouement, d’habileté, d’héroïsme, attestaient bientôt qu’il avait conservé la vie. Présent lorsqu’on l’attendait le moins, et toujours inépuisable en ressources, il jouait à la fois le rôle de soldat, de capitaine, de général. Et l’on reconnut que là comme ailleurs aucun ne savait mieux que lui entraîner ses compagnons au combat, ramener et décider la fortune.

Sa vigilance était en outre infaillible, de sorte que la ruse n’avait pas plus chance de prévaloir auprès de lui que la force ouverte. Pour éviter d’être trompé, son principe constant était de croire que son ennemi était aussi actif et aussi habile qu’il l’était lui-même, en se demandant ce qu’un intérêt éclairé pouvait inspirer à celui-ci la pensée de faire. « Toutes mes intelligences étaient à songer, et jour et nuit : Qu’est-ce que je ferais si j’étais à la place de mon ennemi ? » Par là il se tenait toujours sur ses gardes, ne cessant de veiller d’une part pour être au fait, par l’entremise de ses émissaires, de toutes les démarches, de tous les projets de l’ennemi ; de l’autre, pour empêcher qu’aucun traître ne surprît ses propres desseins et ne vendît ses secrets.

L’efficacité de son secours, sa supériorité furent bientôt tellement avérées pour tous, que les assiégés, qui n’étaient pas soumis à son autorité, furent les premiers à briguer cette soumission comme leur sauvegarde. Jusque-là en effet, comme Montluc n’était que le lieutenant d’un roi allié, ils ne relevaient pas directement de lui. Les brillants services qu’il ne cessait de leur rendre firent naître la pensée de réunir tous les pouvoirs entre ses mains. Tout récemment encore, une escalade tentée la nuit pour enlever la citadelle et un fort qui donnait accès dans la ville avait été repoussée au grand détriment de l’ennemi. On annonçait que, pour réparer cet échec, le marquis de Marignan faisait venir de Florence une artillerie complète. C’était le 20 janvier 1555. Dès le commencement de février il était proclamé dictateur par les Siennois[7] : comme tel, il n’avait plus, ainsi que par le passé, à s’entendre avec la seigneurie, c’est-à-dire la magistrature suprême de la république.

Dégagée de toute entrave (si l’on excepte celle de sa santé toujours gravement affectée), l’action de Montluc a dès lors encore quelque chose de plus personnel et de plus efficace. Avec sa responsabilité croissent sa prudence et, ce que l’on attendrait peu de lui, sa modération. Les vivres s’épuisaient ; les ressources de tout genre diminuaient d’une manière sensible : il fallut se résoudre à faire sortir de Sienne tous ceux qui étaient inutiles pour la défendre ; mais on sait gré à Montluc de déplorer cette nécessité imposée par la loi du salut commun, en rappelant que plus des trois quarts de ces malheureux moururent : « Ce sont des lois de la guerre, observe-t-il ; il faut être cruel bien souvent pour venir à bout de son ennemi. Dieu doit bien être miséricordieux en notre endroit, qui faisons tant de maux. »

Sans exagération de rigueur comme de puissance, Montluc n’eut donc qu’un but : celui de resserrer en un seul faisceau et de diriger dans un sens unique toutes les forces de Sienne, tous ses moyens de défense. Et jamais concert de mesures ne fut en effet plus minutieux, mieux entendu et plus parfait Si le triomphe eût dû rester à l’habileté et au courage, celui de Sienne n’était pas douteux : tant Montluc avisait à tout, repoussant d’une part les assauts de l’ennemi ; de l’autre, combattant toutes les factions intérieures. Par les suggestions des Espagnols, qui ne croyaient pas inutile d’appeler l’intrigue à leur secours, des défiances réciproques, des divisions avaient éclaté entre les citoyens, et leur sang avait été près de couler par leurs propres mains. Montluc en prévint l’effusion sans violence, en se bornant à leur faire voir le bras qui les poussait au carnage. Connaissant le pouvoir de la religion sur les esprits italiens, il n’eut garde d’en négliger les démonstrations extérieures ; il recourut notamment à la pratique populaire des superstitions. C’est assez marquer que, par une transformation aussi complète qu’inattendue, ce n’est plus ce fougueux, ce bouillant, cet indomptable guerrier que nous connaissions ; c’est le plus circonspect, le plus fin, le plus adroit, le plus prudent des gouverneurs. Revêtu par son titre d’un pouvoir absolu, loin de devenir tyran, ce qu’il demande aux Siennois, « les mains jointes et au nom de Dieu, c’est qu’ils se gardent sur toutes choses de mettre la main au sang de leurs concitoyens. » Par la suite il s’étonnait lui-même d’avoir pu dépouiller sa nature au point d’être « si sage et si modéré. »

Au milieu de ce dévouement commun au bien public, les Siennoises ne furent pas les dernières à partager l’enthousiasme belliqueux inspiré par Montluc. Animées de ses paroles et remplies de sa résolution, ces femmes, oubliant leur faiblesse, prirent part à la défense ; et l’auteur s’écria avec un enthousiasme bien légitime : « Il ne sera jamais, dames siennoises, que je n’immortalise votre nom, tant que le livre de Montluc vivra ; car, à la vérité, vous êtes dignes d’immortelle louange, si jamais femmes le furent. » Et il cite en effet trois escadrons de dames, qui s’étaient formés mes et qui combattaient pour leur liberté sous des devises et avec des costumes différents, au nombre de « trois mille dames, gentilles femmes ou bourgeoises, » les unes avec accoutrement en façon de nymphe, court et montrant le brodequin, les autres vêtues de satin incarnat, les autres tout de blanc. Et elles allaient aux fortifications en faisant entendre un chant en l’honneur de la France. Montluc s’en veut beaucoup de n’en avoir pas gardé le souvenir, et pour se le rappeler il aurait volontiers, nous dit-il, « donné son meilleur cheval. » C’était pour Montluc donner beaucoup ; car il était tel de ses chevaux qu’il mettait au premier rang de ses affections même domestiques. Il nous l’apprend lui-même en ces termes : « Dans, une rencontre avec les protestants je perdis, dit-il, mon cheval turc, que j’aimais après mes enfants plus que chose de ce monde ; car il m’avait sauvé la vie ou la prison trois fois. Le duc de Palliane me l’avait donné à Rome. Je n’eus ni n’espère jamais avoir un si bon cheval que celui-là. »

Cependant l’ennemi ne tarda pas à reconnaître qu’il ne triompherait jamais par la force des obstacles qui, à peine surmontés, renaissaient aussitôt sur ses pas. Il ne songea plus qu’à réduire les assiégés par la famine ; et à la vérité tout le conviait à l’entreprendre, car les vivres y étaient en très-petite quantité. Bientôt même, en fait de provisions, il n’y eut plus que du cheval et de l’âne, et non point à discrétion. Ce qui ajoutait aux embarras de cette situation, c’est qu’une partie de la garnison était composée d’Allemands, gens qui ne peuvent pâtir, c’est-à-dire se résigner à peu manger et surtout à peu boire, parce qu’ils « aiment trop leur ventre, » observe naïvement notre auteur. Comme il était à craindre qu’ils ne se rendissent pour ne pas supporter une plus longue abstinence, on les fit sortir de la ville, et ce fut alors qu’on prit le même parti à l’égard des bouches inutiles, c’est-à-dire de plusieurs milliers de personnes vouées ainsi à la mort, ce qui amena des scènes de pitié et de désolation telles que Montluc lui-même déclare n’en avoir jamais vu. Quant aux vrais défenseurs de Sienne, leur ration de pain fut fixée à quatorze onces. Ces mesures précédèrent seulement d’un mois la décision qui fit de Montluc un vrai dictateur romain.

Néanmoins au milieu de février 1555 il n’y avait plus une goutte de vin dans la ville, et dès le commencement de mars l’épuisement des autres provisions était le même. « On avait mangé tous les chevaux, ânes, mulets, chats et rats qui étaient dans la ville… » La ration du soldat est réduite à douze onces de pain, celle des habitants à neuf ; et l’on ne pouvait y ajouter que quelques herbes. Aussi beaucoup des uns et des autres, par l’insuffisance de la nourriture, « tombaient-ils morts sur la place en cheminant et sans maladie. »

Ce fut ainsi que l’on se traîna jusqu’en avril, où sans ressource et sans espoir de secours, il fallut songer à échapper aux horreurs de la famine, lorsqu’il n’y avait plus de remède pour les Siennois, au dire de Montluc, que de se manger entre eux. De mercredi à dimanche (jour où l’on fit encore une sortie), on était resté sans manger autre chose que six onces de biscuit par homme chaque jour, et Montluc avait fait tuer ses deux derniers chevaux.

Le marquis de Marignan, qui de son côté n’avait guère moins souffert que les assiégés, fut prompt à recevoir leurs ouvertures, et, par appréhension de leur désespoir, à leur accorder composition.

Quant à Montluc, qui s’était réduit au régime de simple soldat, il ne mangeait qu’une fois le jour ; mais ce maigre repas (telle était son ardeur de faire son devoir et d’acquérir de l’honneur) était, nous dit-il, un banquet pour lui toutes les fois qu’il revenait d’une escarmouche heureuse. Au comble de sa détresse on lui offrait de capituler avec les Siennois ; mais il répondit qu’il aimerait mieux peindre cent vies que de perdre un seul doigt de son honneur et réputation. Le nom de Montluc, ajoutait-il, ne se trouverait jamais en capitulation, et il aimait mieux mettre le tout au hasard de l’épée. Frappé d’admiration par sa constance et aussi d’effroi, parce qu’il connaissait son ennemi, le marquis de Marignan s’empressa de déclarer « qu’il sortirait de la ville en toute assurance et comme il lui plairait, » et il fut le premier, avec ses généraux et ses capitaines, à lui témoigner toute son estime. Ce fut donc le 22 avril que Montluc sortit de la ville, qu’il ne put quitter sans larmes, « parce qu’elle s’était montrée si dévotieuse à sauver sa liberté. » À quelque distance il trouva le général espagnol qui l’embrassa et avec qui il s’entretint fort amicalement. Par une attention généreuse de l’ennemi, au-devant de ces nobles soldats avaient été portés des pains qui ne contribuèrent pas peu à ranimer les restes de leur vie. Quand ils s’étaient présentés aux ayant-postes de la ville, à Montalchin, on avait frémi à l’aspect de ces hommes, « tout décharnés et ressemblant à des morts. »

Telle fut l’issue de ce siège célèbre, qui avait duré huit mois, à la gloire des Siennois, transformés sous le commandement d’un Français. Nul n’y joua un plus noble rôle que Montluc, qui d’abord ne voulut pas souffrir de capitulation où les bannis de Florence ne fussent compris ; qui ensuite, et à aucun prix, ne voulut ni pour lui ni pour les siens souscrire aucun engagement de cette espèce. Son honneur jaloux ne négligea aucune précaution à cet égard ; car il exigea qu’une déclaration de Sienne, sauvegarde de sa réputation, fût rédigée : cette pièce avait été renfermée dans le trésor royal[8]. Par la suite, Montluc regrettait très-vivement de ne l’avoir point à sa disposition pour en reproduire le texte : « Il eût voulu donner cinq cents écus d’un double, pour laisser mémoire de lui et l’insérer dans son livre. » Dans ce document en tout cas, on voyait « qu’il était sorti de Sienne sans capitulation aucune, enseignes déployées, les armes sur le cou et tabourin sonnant. »

Henri II, juste appréciateur de Montluc, ne laissa pas son héroïque courage sans de justes récompenses ; mais on devait craindre qu’elles ne fussent que l’ornement de son tombeau, tant il semblait impossible qu’il survécût à tant de fatigues qui avaient mis le comble à son état de maladie. Mais que ne peut-on attendre de la passion dans ces natures d’élite ? Elle est la flamme qui soutient et ranime les restes d’une vie qui s’éteint. Montluc, qui vit si souvent les approches de la mort, y devait encore échapper pour longtemps. En premier lieu le roi lui conféra l’ordre de Saint-Michel, « chose en ce temps-là si digne et si recherchée… et non profanée, ajoute-t-il, comme à présent. » D’autres faveurs plus solides furent jointes à cette distinction honorifique. Et là-dessus il faut rendre hommage à la vive reconnaissance de Montluc, qui, « depuis la mort de ce bon prince son maître, eût souhaité la sienne cent fois, vu les grandes traverses qu’on lui a données. »

Ces preuves de la munificence de Henri II étaient d’abord « trois mille livres de pension, prises à l’épargne (ce qui était considérable pour l’époque) ; en outre trois mille livres de rente sur son domaine, où la comté de Guare, où j’ai partie de mon bien, dit Montluc, était comprise. » Il est vrai qu’à cette époque les dons de nos rois, et des Valois en particulier, étaient plus splendides que durables. Montluc ne jouit que deux ans de la comté, et encore d’une manière incomplète. Ajoutez à ces dons dix mille écus d’argent comptant. Et Henri ayant voulu que Montluc lui témoignât encore quelque autre désir, il demanda et obtint deux places de conseiller au parlement de Toulouse, « pour aider à payer le mariage de sa fille. » C’est qu’alors, suivant une remarque qui témoigne de l’ardeur du temps à poursuivre les charges de judicature, « on retirait de là argent plutôt que de toute autre chose. » Enfin il lui fut promis la première compagnie de gendarmes qui vaquerait ; et s’il n’eut pas la première ni même la seconde, il eut du moins la troisième. D’après la liste de ces bienfaits, on comprendra mieux encore les regrets que Montluc donne à la mort de ce bon prince.

Les témoignages de l’estime publique ne lui furent pas moins prodigués ; et Montluc n’a pu s’empêcher de les énumérer avec quelque complaisance. Le pape le reçut avec toute espèce de déférence et le combla de félicitations ; il put jouir en outre de cette notoriété non moins flatteuse que la multitude décerne à ceux dont les noms ou les actes l’ont frappée. Quand il allait par les rues de Rome et au château Saint-Ange, « tout le monde courait aux fenêtres et sur les portes pour voir celui qui avait si longuement défendu Sienne. » Et son souvenir ne devait pas périr dans la capitale du monde chrétien, puisqu’y étant retourné de longues années après, il put s’applaudir encore d’être l’objet du même empressement. Son passage par les autres villes d’Italie fut accompagné de semblables démonstrations ; ce qui lui fit oublier qu’il était sans ressources pour se rendre dans son pays ; mais, peu soucieux de l’avenir, au milieu de ces témoignages d’honneur, « il lui semblait qu’il était plus riche que seigneur de France. »

Le maréchal de Strozzi s’empressa d’ailleurs de mettre à sa disposition une galère pour le ramener dans sa patrie, où son retour ne fut pas moins une suite de triomphes. Mais il suffit de rappeler la manière dont il fut accueilli par le roi, dont les largesses à son égard ont déjà assez marqué les sentiments. Le duc François de Guise le lui ayant présenté, il le serra dans ses bras et le tint longtemps pressé contre sa poitrine, déclarant qu’il l’avait cru un homme perdu. La conversation la plus affectueuse s’établit ensuite entre le prince, qui voulut entendre le récit détaillé de sa défense, et le capitaine, qui se retira charmé du bon visage de son maître. Celui-ci disait en effet partout « qu’il s’émerveillait de la fortune de Montluc et qu’il le croyait le plus heureux homme du monde, » pour être sorti avec tant d’honneur d’un si long siège et sans espérance de secours,

Montluc, comblé de gloire, mais à bout de forces, depuis près d’un an miné par la maladie, et qui n’avait eu pour se soutenir contre elle que les forces factices d’un courage presque surhumain, avait grand besoin d’un long repos. Mais sa réputation ne lui permit pas d’en jouir. Il n’était que depuis très-peu de temps en Gascogne, auprès de sa famille, lorsque Henri II le rappela par un courrier : c’était pour lui donner l’ordre de se rendre en Piémont, où le maréchal de Brissac l’avait demandé pour le mettre à la tête des gens de pied. Montluc, qui n’avait presque vu ni sa maison ni ses amis, s’en consola par sa considération ordinaire ; c’est qu’il fallait avant tout obéir au puissant aiguillon de l’honneur. Et que pouvait-il refuser au roi, qui lui donna au départ un de ses meilleurs coursiers ? Il ne songea plus qu’à déployer, dès son arrivée en Italie, cette résolution téméraire qui l’avait si bien servi jusque-là : « voulant montrer à l’ennemi que, pour avoir vu sa femme, il n’avait rien oublié de ce qu’il soulait faire. » En outre, au siège de Vulpian (1555), il fit preuve des qualités d’un excellent officier de génie, fort habile à choisir pour l’artillerie le meilleur emplacement possible et le côté faible des places ; n’épargnant nullement sa personne pour aller s’en assurer par lui-même, et d’une expérience aussi consommée que son courage était intrépide.

De ce théâtre il ne tarda pas à passer sur un autre, d’ailleurs tout voisin, et cela encore par ordre de Henri II, qui prouvait assez en l’employant à tout moment qu’il eût voulu avoir beaucoup de chefs comme lui. C’étaient les Siennois qui, ne pouvant s’habituer à voir leur ville au pouvoir de l’ennemi, invoquaient de nouveau Montluc comme un sauveur. Il fut donc envoyé pour les secourir avec le titre de lieutenant du roi. Et dans ce but il fallait, en portant la guerre sur différents points, inquiéter l’ennemi, diviser ses forces, le fatiguer et l’affaiblir en détail. Au siège de Piance, Montluc conduisit l’escalade avec tant de vigueur, marchant à la tête de ses soldats, qui avaient été repoussés trois fois, que tous, Français et Italiens indifféremment, ne craignaient pas de déclarer « qu’il avait pris lui seul la ville. » Ce brillant exploit mit le comble à la réputation de Montluc en Italie. Il continua à y faire cette petite guerre de partisan, mêlée de marches et contre-marches, d’attaques et de retraites, d’assauts et de défenses de places, d’escarmouches et de surprises, à laquelle il était merveilleusement propre par son rare coup d’œil, sa prévoyance et son activité inquiètes. De part et d’autre en Italie les moyens d’exécution étaient faibles, les troupes fort peu nombreuses ; ce qui donnait aux ressources propres des chefs plus de saillie et de carrière. Leur action sur le soldat était plus directe et plus absolue, surtout lorsque ainsi que Montluc ils vivaient avec lui et comme lui, partageaient, on l’a dit, tous ses périls, veillaient sur tous ses besoins et s’assuraient, en se l’attachant par tous les liens possibles, son affection la plus étroite, son dévouement le plus absolu. Ainsi s’est-il flatté d’être parvenu à « faire faire aux soldats ce que par aventure homme ne leur a fait faire jamais. »

On s’explique du reste qu’obtenus par de telles ressources les résultats en général ne fussent pas en rapport avec leur éclat apparent. Tout se faisait sur une petite échelle et changeait aisément de face ; les avantages, tout partiels, n’avaient rien de définitif. Tel est à peu près en résumé, dans cette période, l’histoire de nos guerres en Italie, où tant d’héroïsme se dépensait sans presque aucun fruit pour le pays. Montluc se distingua beaucoup, mais il n’avait ni assez d’argent ni assez d’hommes à sa disposition pour s’établir d’une manière solide. Et le moment était proche où la nécessité même de défendre notre propre sol allait nous forcer d’abandonner ces éphémères conquêtes.

Quand la perte de la bataille de Saint-Quentin (1557) eut mis en effet dans le plus grand péril la France, « qui eût été perdue si Dieu n’avait ôté par miracle l’entendement au roi d’Espagne et au duc de Savoie, » le duc de Guise, rappelé de l’Italie pour le salut du royaume, ne voulut pas la quitter sans avoir une entrevue avec Montluc, qu’il chargea de garder seul ce que nous possédions encore en Toscane. Au lieu de demander de l’argent et des hommes, dont il avait grand besoin, Montluc aima mieux se borner à ses faibles ressources que de diminuer en rien celles qui étaient nécessaires pour sauver notre pays. Il supplia seulement le duc de Guise de le faire rappeler aussi pour aider à la défense commune. Peu après il fut relevé de son commandement, mais ce fut pour porter ses conseils et ses secours au duc de Ferrare. Quoique fort malade encore, il alla garder pour ce prince Verceil, que menaçait un ennemi redoutable ; et, avec son bonheur habituel, il réussit à conserver cette ville au duc de Ferrare, bien qu’elle fût dénuée de toutes ressources : la présence redoutée de Montluc suffit pour éloigner les assaillants.

La situation de nos affaires s’aggravant de plus en plus fit bientôt réaliser les vœux de Montluc. Mandé par Henri II et reçu par lui comme au retour de Sienne, il fut envoyé auprès du duc de Guise, à Metz, pour commander l’infanterie, en qualité de colonel, sous ce chef dont il a fait un bel éloge. C’était lors du siège de Thionville, auquel il eut la part la plus efficace (1558), mais où il eut aussi la douleur de voir périr un des hommes qu’il estimait et aimait le plus, et qui le payait bien de retour, le maréchal de Strozzi[9].

Il ne tint pas aux efforts réunis de François de Guise et de Montluc, dont la vaillance aventureuse secondait si bien le courage calme de son chef, que la campagne du Nord, glorieusement terminée, ne fût le salut de la France. Malheureusement, dans cette époque funeste de notre histoire, si Guise triomphait avec Montluc, le maréchal de Thermes essuyait presque au même moment la défaite de Gravelines, qui rendait aux Espagnols l’ascendant obtenu à Saint-Quentin. Abattu par ces coups redoublés de la fortune, Henri II ne sut pas assez, comme son père, s’exposer à tout perdre, fors l’honneur. Il souscrivit aux conditions onéreuses de la paix de Cateau-Cambrésis, que les peuples ont caractérisée par un terme éloquemment expressif en l’appelant la paix malheureuse (1559) : Montluc, en bon Français, l’a déplorée le premier, comme s’étant faite a au grand malheur du roi principalement et de tout son royaume ; car elle fut cause de la reddition de toutes les conquêtes qu’avaient faites les rois François et Henri, qui n’étaient pas si petites qu’on ne les estimât autant que la tierce partie du royaume de France. »

Les Français, après tant d’épreuves dont le fruit avortait tristement pour eux, furent donc loin de la saluer de leurs acclamations joyeuses. Le prix des combats échappait ; et d’ailleurs au milieu de tant de capitaines et de soldats nourris dans la guerre, quelle paix pouvait-on attendre ? Pour qui détachait ses regards du présent et les portait dans l’avenir, cet avenir était sombre. Ne devait-on pas craindre que ces chefs incapables de repos et frustrés d’autre proie ne fussent réduits, comme l’appréhendait Montluc lui-même, à s’entre-manger ?

La mort violente de Henri II, survenue peu après, ne fit qu’ajouter un nouveau degré de vraisemblance à l’appréhension de ces malheurs. Elle fut pour Montluc en particulier un véritable deuil. Toujours sensible à la considération que lui avait montrée ce prince et au bien qu’il en avait reçu, il ne cessa d’honorer sa mémoire par de fidèles regrets exprimés dans plusieurs passages des Commentaires. À l’émotion qui y règne on se convaincrait au besoin que cette rude nature ne laissait pas d’être à un haut degré susceptible d’attachement, et l’on déplorera d’autant plus que de funestes circonstances aient depuis, sous l’influence de sentiments contraires, développé dans ce cœur ardent le germe des plus mauvaises passions.

Henri mort, le pouvoir, glissant entre les mains de François II, allait tomber successivement, pour le malheur du pays, entre celles de Charles IX et de Henri III, encourageant, par son instabilité et sa faiblesse mêmes, les ambitions et les résistances, les divisions et les luttes.

Mais avant de voir les Français, trop habitués aux combats, tourner leurs armes oisives contre eux-mêmes, avant de représenter Montluc à la triste lueur des guerres civiles, réunissons les traits qui nous permettent de le montrer, comme nous l’avons pu faire jusqu’à présent, sous un jour plus favorable. Ainsi nous sera-t-il donné de mieux comprendre l’altération profonde subie par ce caractère lui-même.

Montluc, indépendamment de sa vocation et de ses vertus militaires, possédait (pourquoi le nier ?) quelques, qualités estimables ou attrayantes. D’un esprit ouvert et enjoué, ami des saillies, qu’il ne prodiguait jamais plus que dans le péril, il était loin d’être l’ennemi du plaisir. Se donnant volontiers, comme il dit, du bon temps dans la paix, à près de soixante ans, dans la ville d’Agen, chez sa belle-fille madame de Caupène, on le voit toute une soirée « danser en compagnie de quinze ou vingt damoiselles. »

D’une humeur libérale, on l’a déjà indiqué, il tenait bien son rang et faisait à l’occasion noble dépense. C’est ce que témoigne le récit d’un repas improvisé qu’un jour de revue il offrit à François de Guise et au duc de Saxe, accompagnés de beaucoup de leurs officiers. La table royale n’eût pas été plus délicate. D’ordinaire, sans être aussi magnifique, il faisait bonne chère au camp, se piquant d’avoir un bon maître d’hôtel et d’être hospitalier : car il voulait par là « honorer la charge qu’il tenait de ses maîtres, ayant toujours vu ceux qui vivaient de la sorte être plus en crédit que les autres et mieux suivis. » Instruit de ces habitudes généreuses de Montluc, le roi déclara en effet qu’il voulait lui donner les moyens de mieux soutenir la dépense qu’il n’avait pu faire jusque-là : mais, dans ses embarras financiers, il ne tint point parole, et le pauvre gentilhomme (comme s’appelle Montluc), pour avoir trop fait le grand seigneur, se trouva plus d’une fois « n’avoir pas un sou. » À défaut de l’argent, les expédients ne lui manquaient pas et il faisait bonne contenance : « J’ai toujours été glorieux, nous avoue-t-il ; aussi suis-je Gascon. »

De là cette impatience et cette vivacité d’humeur si promptement traduite en colère, qu’il confesse aussi tenir de ses deux titres de Français et de Gascon[10]. Mais en revanche il se pique d’être « l’ennemi capital de la trahison et déloyauté, » proclamant qu’il a toujours « porté au front ce qu’il a dans le cœur. » Dans ce temps où les d’Épernon amassaient de scandaleuses fortunes et couvraient de pierres précieuses la garde de leurs épées, il se vante d’avoir toujours été intègre, et, par une idée nouvelle, il éprouve quelque commisération pour le pauvre peuple, qu’il se fait scrupule de piller. Le sentiment religieux s’exprime aussi chez lui d’une manière aussi naïve que sincère, et l’on verra combien il a régné sur toute sa carrière.

Ces qualités, il est vrai, n’étaient pas sans leurs ombres. Avec cet esprit qui le rendait propre aux affaires de tout ordre et de tout genre, de la guerre comme de la paix, il était très-entier de caractère et très-difficile à manier, souvent inconsidéré dans ses propos et railleur, même à l’égard de ses chefs, prompt à se laisser emporter par un premier mouvement, et quand son amour-propre était engagé, ne reculant jamais ; ni sa vie ni celle de ses compagnons n’avait plus alors de prix à ses yeux : « Mon dépit, dit-il dans une occasion, fit perdre là de bons hommes. » Son opiniâtreté, quand il poursuivait une victoire ou une vengeance, s’est bien peinte par ces paroles : « Si je pouvais appeler tous les esprits des enfers pour rompre la tête à un ennemi qui me veut rompre la mienne, je le ferais de bon cœur. »

Tel est donc l’homme qui, à un moment donné, va personnifier la lutte du catholicisme contre le protestantisme, et dans les parties de la France où ces deux croyances se devaient livrer aux luttes les plus acharnées. Ce fut en effet Montluc qui, comme l’établissait M. Rabanis dans un article récent[11], « organisa la guerre civile dans tout le Midi, et qui déjà provoquait la formation d’une ligue catholique, ainsi que les registres du parlement de Bordeaux en font foi. » Sa figure domine ces temps sinistres, ainsi que celle de des Adrets, dans le camp opposé, comme si leur triste rôle eût été à l’un et à l’autre « d’établir une horrible compensation de haines et de crimes entre les deux partis[12]. »

Non qu’il n’y eût alors même de véritables héros dans les camps, des héros non désavoués par l’humanité : il suffirait de rappeler le brave et généreux La Noue. Mais La Noue ne devançait-il pas son temps ? On peut le croire, on peut le dire à son honneur, en considérant par quels traits l’imagination effrayée de Montaigne a peint son époque, et combien elle était étrangère aux plus simples idées d’équité qui ont prévalu depuis. Non que la chevalerie n’eût introduit dans les mœurs guerrières en particulier un élément de douceur ou pour mieux dire d’élégance : de là ces courtoisies de chef à chef, témoignages d’estime réciproque dont se plaît à nous entretenir Montluc : « C’est affaire aux Turcs et aux Sarrasins, s’écrie-t-il même, de refuser à son ennemi quelque courtoisie. » Mais ce n’étaient guère que des vertus de parade, qu’un vernis jeté sur ce que la réalité avait de nu et d’affligeant. Au fond, il n’y avait aucune notion distincte, aucune application raisonnée du droit des gens, et Montluc variait à cet égard d’opinion et de conduite au jour le jour. Parlant de la prise de Thionville par le duc de Guise, en 1558, il est bien près de blâmer ce général, qui avait sauvé la ville du pillage ; il plaint du moins les soldats d’avoir perdu une si bonne occasion, car « ils méritaient qu’on leur donnât le sac ; c’est leur ôter le cœur si on ne leur donne quelque curée. » En revanche il rapporte avec plaisir que, peu après et pour les dédommager, le duc de Guise, ayant pris une ville voisine, l’abandonna à leur discrétion.

Ces considérations n’étaient pas inutiles peut-être pour rendre notre appréciation sur de tels sujets plus équitable et plus mesurée. Gardons-nous avant tout de soumettre les hommes d’une époque de lutte au niveau des idées de nos jours, et ces rudes natures à l’uniformité un peu amollie de notre siècle. Laissons-les, pour les bien juger, dans leurs armures de fer, avec leur vie et leurs mœurs dignes de ces armures. C’est ainsi toutefois que notre rôle de biographe devient délicat et difficile, puisqu’il s’agit de concilier la vérité historique avec l’intérêt que doit exciter notre héros.

Notre héros ! Pour demeurer digne de ce nom, que n’a-t-il continué à guerroyer sur cette terre d’Italie, cimetière des Français, comme on le disait trop justement alors, en même temps qu’elle était un beau théâtre de leur valeur ! Pourquoi faut-il qu’il n’ait pas eu toujours, lui et tant d’autres chefs, des étrangers, de véritables ennemis à combattre ? Son nom ne réveillerait pas aujourd’hui les tristes idées qui s’y rattachent, et sa gloire serait demeurée plus pure. Mais, comme tout son siècle, il paya son tribut à cet esprit de vertige et d’erreur qui s’empara du pays, et il le paya avec l’emportement et la fougue de sa nature.

Montluc lui-même, malgré l’épais bandeau qui couvrait ses yeux, semble avoir entrevu quelque chose de cette réprobation de la postérité, et vouloir s’excuser auprès d’elle des récits qu’il est obligé de lui faire. En terminant son quatrième livre, où s’arrête l’époque brillante et pure de sa carrière : « Je vais commencer, observe-t-il, à écrire les combats où je me suis trouvé durant les guerres civiles, dans lesquelles il m’a fallu, contre mon naturel, user non-seulement de rigueur, mais de cruauté. » Ainsi va-t-il au-devant de l’accusation, comme pour la désarmer.

Reportons-nous donc, nous aussi, par la pensée au milieu de cette époque, où, si l’on excepte un Montaigne et quelques autres, supérieurs à leur temps, l’intolérance était vertu à tous les yeux ; nous en comprendrons mieux les excès, et peut-être les excuserons-nous à quelques égards. Alors on regardait comme un devoir, comme un honneur, de se baigner, pour la cause de Dieu, dans le sang de ses concitoyens. De là cette devise de Montluc : Deo duce et ferro comite. Ces auspices qui président à ses exploits les légitiment et les consacrent, en sorte qu’il ne les raconte pas avec moins de détails et de scrupule que ceux qui l’ont précédemment illustré.

Nous reculerons, pour nous, devant cette douloureuse et sanglante monotonie. Sans énumérer les circonstances (ce qui serait recommencer l’histoire si souvent faite de nos troubles), nous nous bornerons à montrer Montluc dans l’attitude de bourreau royal, puisque lui-même n’a pas craint de s’arroger ce titre odieux. Sans lui, il ne craint pas de le dire, aurait succombé l’antique foi dans la partie de la France où il commandait[13] ; et le même résultat était inévitable, si sa conduite n’avait été aussi décidée et aussi inflexible. « S’il en eût agi autrement, dit-il avec cette bonhomie naïve que l’on attendait peu d’un tel homme, on lui eût baillé des nasardes, et le moindre consul de village lui eût fermé la porte au nez, s’il n’eût toujours eu le canon à sa queue ; car chacun voulait être le maître. »

Tel était l’état du pays lorsque, sous le gouvernement débile de princes enfants, le pouvoir était l’enjeu des factions, et au moment où la reine mère Catherine de Médicis, plus préoccupée des ennemis de l’intérieur (ainsi appelait-elle les huguenots) que de ceux du dehors, lui confia le gouvernement de la Guyenne. Pour lui, déjà vieux, endurci par les travaux, voué au culte étroit de l’obéissance militaire, si voisine de l’obéissance passive, il répugnait fort à la nouveauté des idées, et ceux qui en étaient atteints furent bientôt des coupables à ses yeux. Ces coupables, vainement admonestés, ne trouvèrent pas longtemps grâce devant lui. Aussi put-il dire avec trop de vérité, parlant des huguenots : « Ces gens-là ont toujours eu peur de mon nom en Guyenne, comme ils ont en France peur de celui de Guise. »

« C’est, ajoute-t-il, qu’il peut dire avec vérité qu’il n’y a lieutenant de roi en France qui ait plus fait passer des huguenots par le couteau ou par la corde que lui. » Il n’est pas éloigné de penser que la terreur de ces supplices partout répandue a prévenu une révolution politique autant que religieuse. Car, suivant la confusion d’idées commune en ce temps, les réformés, d’après lui, n’en voulaient pas moins à l’autorité des seigneurs et du roi qu’à celle de l’Église, et les novateurs ne comptaient s’arrêter qu’après avoir changé le gouvernement[14]. Quel double grief, indigne de pardon, auprès de celui qui revendiquait avant tout les deux titres de chrétien et de sujet fidèle !

Pour maintenir l’unité du pouvoir et de la foi rien ne coûta à Montluc, et cela d’après des principes arrêtés qu’il expose en ces termes : « Ce n’est pas comme aux guerres étrangères, où l’on combat pour l’amour de l’honneur. Mais aux civiles il faut être ou maître ou valet, vu qu’on demeure sous même toit ; et ainsi il faut venir à la rigueur et à la cruauté… Les guerres étrangères, ajoute-t-il encore plus loin, se font pour honneur et non pour haine. » D’après des théories si nettement formulées, la conduite de Montluc est trop explicable. Les atrocités que lui inspirent ses froids raisonnements, il les déduit dans tous leurs détails, et il ne tiendra pas à lui qu’elles ne soient élevées à la hauteur de règles, au service de ses successeurs[15].

Voyons d’abord sa clémence : elle consiste à faire donner, pour des paroles téméraires, tant de coups de fouet qu’on en meurt le plus souvent peu de jours après le supplice. Mais d’ordinaire le supplice est immédiat et exécuté « sans écriture ni sentence ; car en ces choses il a ouï dire qu’il faut commencer par l’exécution. Et si, continue-t-il, tous ceux qui avaient charge es provinces eussent fait de même, on eût assoupi le feu qui a depuis brûlé tout. » Il est certain, et l’on n’en sera pas surpris, qu’une grande frayeur se répandit parmi les huguenots, disant, au rapport de Montluc : « Comme il nous fait mourir sans nous faire aucun procès ! » Mais cette frayeur eut-elle d’autre effet que de multiplier les dévouements et les victimes ? c’est ce dont on peut sérieusement douter à la lecture même des Commentaires. Ces violences n’aboutirent qu’à provoquer des représailles en rendant les ressentiments implacables. De part et d’autre on cessa de faire des prisonniers. La foi même des traités ne leur garantit pas la vie, et l’on se crut vis-à-vis de ses concitoyens délié des engagements les plus sacrés, qu’on eût rougi d’enfreindre avec les plus cruels ennemis. Montluc s’applaudissait cependant de l’efficacité de ses remèdes et jugeait que par eux il avait mérité « ce beau nom de conservateur de la Guyenne dont le roi l’avait honoré[16]. » Et, remarquait-il ailleurs en rappelant cette charge pesante qu’il avait portée sur ses épaules pendant plusieurs années, « ce n’était pas petite besogne ; car j’avais affaire à des cerveaux aussi fous et gaillards qu’il y en ait dans tout le royaume de France. »

Le suivrons-nous dans ses expéditions à travers cette Guyenne, où partout il marquait son passage par les ruines et par le sang ? On sait trop en effet, et il s’en félicite le premier, que la route qu’il avait suivie était facile à reconnaître : il suffisait de regarder aux arbres qui bordaient les chemins et dont les branches portaient les corps de ses nombreuses victimes[17]. Aussi marchait-il toujours accompagné de bourreaux, qu’il se plaisait à nommer ses laquais[18]. Et lui-même ne se faisait pas faute de mettre la main à l’œuvre. On pourrait l’apprendre par le récit suivant, qui nous montre en même temps quels égards Montluc avait pour les représentants de la justice. Un jour qu’il venait, avec les formes expéditives qui lui étaient ordinaires, « d’en faire pendre ou mettre sur la roue trente ou quarante, » il eut un désaccord avec un conseiller, qu’il ne trouva pas assez prompt à entrer dans ses sentiments. Alors, s’élançant comme s’il allait le saisir à la gorge : « Tu déclareras ici ce que je te demande, s’écria-t-il, ou je te pendrai moi-même de mes mains ; car j’en ai pendu une vingtaine de plus gens de bien que toi. » Un moment après, tirant à demi son épée du fourreau, il allait en faire usage contre le magistrat qui lui résistait, si ceux qui l’entouraient ne l’eussent arrêté.

S’étonnera-t-on dès lors qu’affranchi de toutes les règles, il ait inspiré aux huguenots, qui tremblaient à la seule vue de sa grande cornette noire[19], un effroi dont il se glorifiait. « Il semblait, quand ils oyaient parler de moi, dit-il, qu’ils avaient le bourreau à la queue. » À vrai dire, on voit qu’à cette époque il ne prenait plus conseil et ne recevait d’ordre que de lui-même ; c’est ce qu’il érige en principe : « Quand vous vous trouverez en quelque lieu pour faire un service notable, n’attendez le commandement, si c’est chose pressée ; car cependant vous perdrez tout. »

Ainsi, sous l’influence de ces temps funestes, des exemples et des passions détestables qu’ils propageaient, s’accomplit la transformation de ce vaillant capitaine en une bête féroce qu’on eût dit lâchée contre les ennemis de la royauté et du culte catholique. Telles sont les scènes de violence qui se succèdent constamment dans les derniers livres des Commentaires, si différents des premiers, sans même que l’on y soit soutenu par l’intérêt de la variété ; car ce fond sanglant et brutal ne change plus. Ici ce sont trois bourgeois qui, pour avoir prononcé contre le roi quelques paroles téméraires, sont aussitôt mis à mort. Un adolescent, qui avait aussi partagé la faute de ces bourgeois, lui parut digne de pitié par son âge. Use borna donc, épargnant sa vie, à lui faire donner des coups de fouet, si nombreux par malheur, « qu’il lui fut dit qu’il en était mort au bout de dix ou douze jours après. » Là, devenu maître, à Gironde, d’une troupe de huguenots qui battaient en retraite : « Je les fis attraper, dit-il, et pendre soixante-dix aux piliers de la halle, sans autre cérémonie. » Ailleurs il nous parle d’un puits très-profond et comblé jusqu’aux bords par les cadavres de ses victimes. Si dans ces circonstances il exprime un regret, c’est « qu’il ne pouvait suffire à tuer tout. » Quant aux prisonniers, on a déjà vu « qu’il ne s’en parlait point en ce temps-là. » Loyal observateur de la foi jurée à des étrangers, Montluc ne se fait plus scrupule de la violer envers ses compatriotes. Dans les villes où il est entré par composition, comme dans celles qu’il a emportées d’assaut, tout est également passé au fil de l’épée[20]. Inaccessible à tout sentiment de pitié, il n’épargne pas même, quand il les trouve dans un autre camp, ses anciens compagnons d’armes, et la qualité qu’il estime le plus, la bravoure, ne les protège pas auprès de lui : tout au contraire. Témoin le capitaine Héraud, « un brave soldat, dont je connaissais bien la valeur, dit-il ; voilà pourquoi je le fis pendre. » Le point essentiel dont il se targue, « c’est de ne sauver aucun de ses ennemis ; » et il nous déclare sans sourciller qu’il en a « étranglé bon nombre de ses propres mains ; » ce qui, ajoute-t-il naïvement, l’a fort décrié parmi eux. Aussi ne se dissimulait-il pas que s’il fût tombé en leur pouvoir, « la plus grande pièce de son corps n’eût pas été plus grande qu’un des doigts de sa main. » Ce n’est pas que pour triompher de lui on n’eût employé d’autres moyens que la force. On s’était efforcé de le gagner par des offres considérables d’argent. Mais il avait fallu reconnaître qu’il était très-dangereux d’aborder avec des propositions malséantes un homme qui savait jouer des mains comme lui.

Malgré cette triste et odieuse monotonie, les Commentaires de Montluc demeureront toujours une des plus précieuses sources d’information que l’on puisse interroger. C’est un tableau sincère de ces temps critiques où, sous la forme religieuse, éclatait avec tant de puissance la révolte de la pensée préludant h. l’indépendance moderne. Mais que de sang versé, que de maux privés et publics devaient acheter cet avenir ! Les traités de paix qui interrompaient ces fureurs n’étaient que des trêves, et encore presque aussitôt violées que conclues. Elles n’avaient d’autre effet que de renouveler les forces et les haines ; et les deux partis recommençaient presque aussitôt à lutter d’acharnement, chacun des combattants y ajoutant ses passions et ses atrocités personnelles. Montluc cite un soldat huguenot sur qui on trouva une liste de cent dix-sept hommes qu’il avait tués. Trouvera-t-on dès lors exagéré le chiffre de Montluc, lorsqu’il dit que trois cent mille hommes s’entretuèrent dans ces guerres d’extermination ?

« Je ne sais si nous sommes au bout, » s’écriait-il en terminant, et comme frappé de l’impuissance des remèdes sanglants qu’il avait multipliés. Jusque-là, sans souci de tant de malheurs, et fier d’avoir porté toujours « la belle robe blanche de fidélité, » il avait déclaré, « portant la tête haute, qu’il n’avait jamais fait acte que d’homme de bien ; » et c’était ce qu’il appelait encore « avoir fait le devoir d’un serviteur du roi et d’un catholique. » Bien plus, en étouffant les damnables conspirations des huguenots dans leur sang, Montluc avait cru longtemps « mériter que Dieu le sauvât. » Mais cette foi chancelle à la fin ; cette sécurité de sa conscience s’altère, et, par l’imprescriptible droit de l’humanité et de la justice, le remords succède à ce doute. Comme si, fatigué de son propre rôle, il eût pris en défiance cette sanglante mission qu’il s’est donnée ou qu’il a reçue, il jette un regard troublé sur ce passé souillé de meurtres, et il s’écrie dans un mouvement d’effroi : « Oh ! que si la miséricorde de Dieu n’est grande, qu’il y a de danger pour ceux qui portent les armes et mêmement qui commandent ; car la nécessité de la guerre nous force, en dépit de nous-mêmes, à faire mille maux et faire non plus d’état de la vie des hommes que d’un poulet. » Ce besoin nouveau qu’il éprouve de demander pardon à Dieu, des pertes répétées qu’il venait d’essuyer dans sa famille l’avaient sans doute fait naître en attendrissant son cœur. Il vit mourir en effet presque coup sur coup trois de ses enfants, moissonnés jeunes dans la guerre, qui l’avait épargné lui-même jusque dans sa vieillesse. Ce tribut qu’il eut à payer fut-il à ses yeux une leçon et un châtiment de la Providence ? Quoi qu’il en soit, à l’homme insensible et farouche va succéder le père, et sous cette rude enveloppe se découvre un cœur ouvert aux sentiments de la nature. Entendons les regrets qu’il donne à l’un d’eux, avec un accent mâle et une simplicité héroïque : « Quand je l’eus perdu, il me sembla que l’on m’eût coupé mes deux bras… Je peux dire sans honte, encore que ce fût mon fils, que, s’il eût vécu, c’eût été un grand homme de guerre, prudent et sage ; mais Dieu en a autrement disposé[21]. »

Comment le capitaine Montluc, objet de ces regrets, avait-il été chercher la mort si loin de son pays ? C’est qu’il était aussi impatient du repos que son père, et qu’après la pacification de la Guyenne, comme celui-ci nous l’apprend, « se voyant inutile en France, pour n’être courtisan, et ne sachant nulle guerre étrangère où s’employer », il avait imaginé, avec l’aventureux esprit de cette époque, d’aller en Afrique pour y faire quelque conquête. Son nom, sa réputation de bravoure lui avaient donné des compagnons, et, suivi de plus de trois cents gentilshommes, avec une troupe excellente et bien commandée (car ces temps avaient formé à la fois des soldats et des capitaines), il s’était embarqué à Bordeaux sur une flotte de six navires parfaitement équipés. Ayant relâché à Madère, où les insulaires voulaient l’empêcher de faire provision d’eau, il fallut, continue Montluc, « courir aux mains, à leur perte et ruine, et plus à la mienne, qui perdis là mon bras droit. » Le jeune homme y fut en effet emporté d’une mousquetade « à la fleur de son âge et lorsque je pensais, ajoute l’écrivain, qu’il serait et mon bâton de vieillesse, et le soutien de son pays, qui en a eu bon besoin… car il n’y avait gentilhomme en Guyenne qui ne jugeât qu’il surpasserait son père… Laissons ces propos, ajoute-t-il, qui me tirent les larmes des yeux. » Nest-ce pas chose touchante que de voir cette larme paternelle sillonner la rude physionomie de celui qui avait vu d’un œil sec couler tant de pleurs ?

Dans la suite, toujours plein de ce tendre et douloureux souvenir, il s’accusait avec émotion auprès de son compatriote Montaigne[22] de n’avoir pas assez montré à ce fils qu’il avait perdu l’extrême amitié qu’il lui portait et le digne jugement qu’il faisait de sa vertu. « Ce pauvre garçon, disait-il, n’a rien vu de moi qu’une contenance refrognée et pleine de mépris, et a emporté cette créance, que je n’ai su ni l’aimer ni l’estimer selon son mérite. À qui gardais-je à découvrir cette singulière affection que je lui portais dans mon âme ? Était-ce pas lui qui en devait avoir tout le plaisir et toute l’obligation ? Je me suis contraint et géhenne pour maintenir ce vain masque ; et y ai perdu le plaisir de sa conversation, et sa volonté quand et quand, qu’il ne me peut avoir portée autre que bien froide, n’ayant jamais reçu de moi que rudesse ni senti qu’une façon tyrannique. » Cette plainte, qui semblait à Montaigne bien prise et raisonnable, touchait madame de Sévigné jusqu’aux larmes, et c’était un des passages qu’elle goûtait le plus dans le livre « si plein de bon sens » des Essais.

Ces pertes ne pouvaient manquer d’étendre comme un voile funèbre sur les dernières années de Montluc, qui fut cruellement blessé lui-même en 1570 au siège de Rabasteins. Il avait alors près de soixante-huit ans.

Un coup de balle à jour perça ma face…


lui a fait dire le poëte de Brach ; et c’était au moment de l’assaut qu’il fut atteint, ainsi qu’il l’a raconté lui-même en ces termes : « Comme je me retournais en arrière, dit-il, pour commander qu’on apportât deux échelles, l’arquebusade me fut donnée par le visage, du coin d’une barricade qui touchait à la tour… Tout à coup je fus tout sang : car je le jetais par la bouche, par le nez et par les yeux. » Alors, sans s’émouvoir, éloignant ceux qui voulaient le soutenir, il s’efforça de parler pour exciter les soldats, troublés par sa blessure, à continuer le combat. Mais sentant ses forces l’abandonner : « Je m’en vais me faire panser, dit-il ; que personne ne me suive, et vengez-moi, si vous m’aimez. Je n’y voyais presque point, ajoute Montluc, et trouvant un petit cheval d’un soldat, j’y montai comme je pus, aidé d’un gentilhomme, et ainsi fus conduit à mon logis, là où je trouvai un chirurgien qui me pansa. Il m’arracha les os des deux joues avec les doigts, si grands étaient les trous, et me coupa force chair du visage, qui était tout froissé. » Bientôt, et lorsqu’on le pleurait déjà comme perdu, apprenant que ses troupes étaient maîtresses de la ville, il s’écriait : « Je loue Dieu de ce que je vois la victoire nôtre, avant de mourir. À présent je ne me soucie point de la mort. » Après ces paroles héroïques, il est triste d’avoir à rappeler les suivantes, qu’il adressait à ses compagnons d’armes : « Je vous prie vous en retourner et montrez-moi tous l’amitié que vous m’avez portée ; gardez qu’il n’en échappe un seul qui ne soit tué. »

Combien j’aime mieux le duc de Guise qui, frappé à mort, et non pas sur un champ de bataille, mais dans un guet-apens, non par un ennemi, mais par un assassin, lui adressait des paroles de pardon, qui ont si bien inspiré Voltaire [23]. Et ce n’est pas vers cette époque, grâce à Dieu, le seul exemple de générosité que l’on puisse opposera ce ressentiment sauvage. Le vice-roi d’Écosse, le comte de Murray, tombant sous les coups d’un meurtrier, lui pardonnait ; et sur ce qu’on blâmait sa clémence : « Je ne saurais, disait-il, me repentir en mourant d’avoir écouté la pitié. » Auparavant on avait vu Richard Cœur de lion, blessé mortellement au siège de Chalus, épargner, après s’être rendu maître de la place, l’archer qui l’avait atteint. Digne conduite de celui qui s’était armé pour délivrer le tombeau du Christ !

Trop obéi dans son ordre de carnage, Montluc survécut avec ses deux joues percées, et se remit même assez bien pour se trouver en 1573 au siège de la Rochelle, où échoua le duc d’Anjou. Mais son humeur n’était que de plus en plus sombre. On en jugera par ses plaintes : « Ma récompense, dit-il, a été une grande arquebusade au visage, de laquelle je ne guérirai jamais. » Vers ce même temps, une autre arquebusade le privait de son dernier fils : « Mort que Dieu lui avait donné le courage de porter non pas comme il devait, mais comme il put. » L’année suivante, après ces coups funestes, lui apporta une consolation qui était de nature à faire battre son cœur guerrier. Lorsque Catherine de Médicis se rendit à Lyon en allant au-devant de Henri III, qui revenait de Pologne pour succéder à Charles IX (1574), elle fut accompagnée de Montluc, et ce prince, par un des premiers usages de sa prérogative royale, le créa maréchal de France[24]. Longtemps attendu sans doute, cet honneur était un beau couronnement de sa carrière. Aussi aurait-il bien voulu, pour témoigner au nouveau monarque sa reconnaissance et son dévouement, avoir encore, selon son parler soldatesque, « dix bonnes années dans le ventre ; » mais il lui fallait reconnaître « qu’il n’était plus capable de porter les grandes corvées ni de prendre grand’peine. » Cependant il ne laissa pas d’entrer en campagne comme pour se mettre en possession de son titre, et il assista au siège de la ville de Gensac, où s’étaient renfermés les huguenots.

L’heure du repos avait sonné pour lui, et ce fut alors que, dans sa terre d’Estillac, en Agénois[25], qui n’était éloignée de Nérac, nous dit-il, que de quatre lieues, il composa, pour occuper sa retraite, ses Commentaires, qu’il nous reste à apprécier.

Il ne prolongea d’ailleurs que trois ans cette vie aventureuse qui s’achevait dans un profond repos et qui se termina en 1577.

Dans un poëme consacré à ses mânes et que nous avons déjà cité, le poëte bordelais de Brach, célébrant Montluc comme un héros de la Guyenne, a parcouru le cycle de ses exploits avec la fidélité de l’annaliste. Suivant lui, jamais homme ne vit plus d’engagements et de batailles rangées, d’assauts, de défenses et de prises de villes. Il servit son roi pendant soixante ans, et commanda pour lui cinquante-huit, pouvant s’attribuer cet honneur,

De n’avoir, combattant, jamais tourné visage.

De là, comme l’atteste Montluc, « il avait rapporté sept arquebusades pour s’en faire ressouvenir, et plusieurs autres blessures, n’ayant membre en tout son corps où il n’avait été blessé, si ce n’est le bras droit, » On eût donc pu dire de lui à peu près ce qu’on disait, un siècle plus tard, du maréchal de Rantzau :

Que Mars ne lui laissa rien d’entier que le cœur.

Le souffle guerrier ne cessa en effet de soutenir ce corps épuisé de forces et de sang, qui montra jusqu’au bout, comme l’a dit un grand orateur[26], « qu’une âme guerrière est maîtresse du corps qu’elle anime. »

Par là il a mérité quelque grâce devant la postérité, ayant été le premier à braver la mort, qu’il était si prompt à répandre autour de lui. Mais bien qu’il ne lui ait pas manqué, comme on a pu le voir, un certain germe de qualités morales que des circonstances plus heureuses eussent pu développer, ce qu’il n’eut pas et ce qui est le trait caractéristique des héros, c’est une âme compatissante pour ses semblables. « Il n’y a que les grands cœurs, a dit Fénelon, qui sachent combien il y a de gloire à être bon ; » et Montluc ne le sut pas, pour le malheur de sa renommée. Que ce soit donc là la conclusion de notre étude sur le capitaine et sur l’homme. Et, non sans imputer une partie du mal aux temps funestes où vécut Montluc. regrettons chez lui ce caractère que Bossue t a signalé aussi comme inséparable de la vraie grandeur. Rappelons ces paroles de l’illustre orateur chrétien : « Loin de nous les héros sans humanité… Lorsque Dieu forma le cœur et les entrailles de l’homme, il y mit premièrement la bonté comme le propre caractère de la nature divine et pour être comme la marque de cette main bienfaisante dont nous sortons[27]. » Pour continuer avec Bossuet : la bonté doit donc être comme le fond du cœur du héros ; et c’est ce qui fait que ce nom ne saurait être donné à Montluc.

II


Considérons maintenant en lui non plus l’homme d’action, mais l’homme de pensée ; non plus le guerrier, mais l’écrivain ; en un mot l’un des premiers auteurs, par l’ordre des temps comme du mérite, de ces mémoires, brillante expression de l’esprit français, où il s’est déployé sous de si riches aspects et sous des faces si diverses. Cette littérature en particulier, qu’on pourrait appeler militaire, est un des chapitres les plus curieux de notre littérature en général. Montluc, nous l’avons vu, était originaire d’une contrée remarquable par la vivacité des esprits et le goût des lettres ; car après le centre de la France, favorisé par le séjour des rois et la naissance des auteurs (du Bellay était Angevin, Ronsard Vendômois, Rabelais Tourangeau), la Guyenne, d’une haute importance politique et bien identifiée dès lors avec la France, à laquelle elle avait eu quelque peine à s’assimiler, était en possession de produire des hommes d’imagination et des écrivains en grand nombre : Montaigne, Brantôme du Bartas, etc. Montluc mérita une place auprès d’eux par sa supériorité dans le genre qu’illustrèrent aussi les du Bellay, les Tavannes et plusieurs autres.

Ce n’est pas d’aujourd’hui, on le sait, que notre littérature militaire a compté plus d’un monument célèbre et qu’elle occupe dans notre domaine intellectuel un rang d’une sérieuse importance. À part la question de langue (puisque la nôtre n’était pas encore tout à fait sortie de l’enfance), plusieurs des livres de Montluc, et notamment le troisième, ne seraient pas trop indignes, pour la valeur de la pensée, d’être placés à côté des récits de Xénophon et de César. C’est là une de nos vieilles richesses dont un critique, qui n’a pas peu fait pour les exhumer[28], nous reprochait il y a peu de temps de n’être pas assez préoccupés et assez fiers, ajoutant que depuis longtemps elles seraient classiques, si on les eût rencontrées chez Thucydide ou tout autre ancien.

Que de choses en effet qui reposent enfouies, comme un trésor caché, dans nos vieux livres, et que nous eût enviées l’antiquité grecque ou romaine, disons mieux, qu’elle eût léguées à l’admiration des siècles ! Tels sont les Commentaires de Montluc, qui embrassent toute la période des Valois et où l’auteur a merveilleusement peint cette époque ardente, astucieuse et cruelle. Comme cette dynastie, il a de l’Italien autant que du Français, et ses défauts, comme ses qualités, font de lui l’un des plus curieux représentants de cette littérature d’action, si l’on peut ainsi parler. À la vérité, les choses de guerre, qui le nierait ? gagnent beaucoup à être pratiquées par des hommes qui les ont maniées, et Montluc lui-même en a fait l’observation : « Plût à Dieu que nous, qui portons les armes, prissions cette coutume d’écrire ce que nous voyons et faisons ; car il me semble que cela serait mieux accommodé de notre main (j’entends du fait de la guerre), que non pas des gens de lettres, qui déguisent trop les choses. Et cela sent son clerc. »

Il n’en est pas ainsi pour Montluc, qui nous apprend « qu’il n’avait jamais rien écrit, ni pensé à faire des livres. » Il s’en jugeait incapable et il affectait de l’être, prompt à se railler de ceux qui à la guerre écrivaient eux-mêmes leurs dépêches ou leurs ordres. Et jamais sans doute il n’aurait pris la plume, n’eût été cette méchante arquebusade « qui lui perça le visage et à laquelle il eut l’obligation de dicter ses Commentaires. » Ajoutez l’amour de la gloire, toujours puissant sur lui, et qui lui fit craindre « que son nom se perdît et celui de tant de vaillants hommes qu’il avait vus bien faire. » Animé de cette pensée, il y puisa de telles forces que, selon le jugement d’un contemporain, « on fut bien empêché de juger auquel des deux il excella le plus, ou au bien faire ou au bien écrire[29]. » Étranger aux lettres, comme il se représente et comme il l’était en effet[30], il dut à cette absence d’éducation première une partie de son originalité. Autrement, comme la plupart des hommes formés par des études classiques, il eût imité les Grecs et les Romains dans leur pensée, sinon par leur langue ; ce qu’il n’eut garde de faire, dirigé par les seules lumières du vif esprit qu’il tenait de la nature. Aussi, tandis que de Thou composait en latin, à l’usage des érudits, son éloquente histoire, cet écrivain improvisé, plus naïf et plus vrai que de Thou, grâce à l’emploi de son propre idiome jusqu’alors dédaigné, écrivait-il ses Commentaires pour le public, qui les adopta ; et ce livre dut à cette bonne fortune une vogue aussi prompte que générale[31].

La pétulante ardeur, la plume novice du vieux guerrier, s’alliaient à merveille avec les qualités de ce vulgaire encore peu manié et qui, par cela même, était plus prompt à suivre les caprices de la pensée individuelle. Aussi il écrit, disons mieux, il parle comme il a combattu[32] ; son imagination replace devant ses yeux, devant ceux du lecteur, le passé évoqué par ses souvenirs ; c’est ce qui rend son langage si coloré et si pittoresque.

En outre, ses convictions fortement arrêtées lui communiquent une allure ferme et décidée. De là un style inachevé sans doute, brusque et inégal, mais qui court avec la pensée, spontané par-dessus tout et de l’originalité la plus piquante. Tel est celui de Montluc, qui, fort heureusement pour son ouvrage, n’a nullement l’ambition d’auteur. Non qu’il ne poursuive la gloire ; il a même dit avec une noble confiance « que son écriture serait cause que sa mémoire ne mourrait pas sitôt. » Il croit même pouvoir, avec la jactance qui le caractérise, se vanter d’avoir à double titre « immortalisé le nom de Montluc. » On lui saura même gré de l’hommage qu’il rend, lui homme d’épée, au pouvoir de la plume, quand il le reconnaît pleinement par ces paroles : « Sans les écritures qui se font parmi le monde, la plupart des gens d’honneur ne se soucieraient d’acquérir de la réputation ; car elle coûte trop cher. L’honnête désir que nous avons de perpétuer notre nom, comme on fait par les écrits, est cause que la peine semble bien douce à celui qui a un cœur généreux. »

Mais c’est principalement l’inspiration militaire qui continue à l’animer et qui dirige sa plume. Soldat avant tout et toujours, il veut prolonger sa carrière active, et par les exemples qu’il offre à ses successeurs, par les leçons qu’il leur donne, se survivre en quelque sorte à lui-même. C’est en sa qualité « du plus vieux capitaine de France, » qu’il croit mériter des lecteurs et leur être utile, en échappant ainsi à l’oisive obscurité de son manoir. Loin de lui d’ailleurs, « de vouloir faire l’historien ; car il y serait bien empêché et ne saurait par quel bout s’y prendre ». Il n’a pour objet que de raconter sa vie, ou plutôt, suivant ses propres expressions, « de déduire ce qui s’est fait là où il a commandé, passant le reste bien légèrement. » Pour excuser son goût de parler de lui, il pouvait alléguer, et à bon droit, comme un contemporain de la même trempe[33], « que le plaisir de dire était juste après la peine et le péril des actions. » À ces hommes de guerre laissons en effet le privilège de parler d’eux-mêmes : mieux que les hommes de cabinet les plus diserts, ils sauront dire ce qu’ils ont vu, et placer sous nos yeux les sièges et les batailles animés par leurs souvenirs.

Avec sa confiance gasconne, Montluc alléguait comme son modèle César, qu’il n’avait lu sans doute que dans la traduction de Vigenère ; mais nous ne serons pas dupe du rapprochement : César, aussi lettré que belliqueux, écrivait ses Commentaires dans toute la force de son âge et au milieu même de sa carrière militante. Nous avons dit que Montluc ne prit la plume que lorsqu’il fut hors d’état de porter l’épée. Son éditeur ne nous laisse là-dessus aucun doute. « Il dicta, nous dit-il, son ouvrage, étant malade et languissant de cette grande arquebusade » dont nous l’avons entendu lui-même se plaindre avec tant d’amertume. À la vérité, on n’en sera que plus surpris de l’allure mâle et rapide du vieillard. Avec une certaine bonhomie qu’il mêle parfois à sa jactance habituelle, Montluc nous avertit qu’il sera sincère sur « ce qu’il a fait de bien et de mal ; » et bien que ses succès « ne soient pas des conquêtes de Naples ou de Milan, » encore se plaira-t-il à nous en faire un long récit. Enfin dans ce livre « écrit sur ses vieux et derniers jours, » sans qu’il y ait songé auparavant et qu’il ait recueilli à ce sujet aucune note, il se pique, grâce à la merveilleuse fidélité de sa mémoire, d’écrire avec exactitude « l’histoire de sa vie. »

Un but tout personnel se joint à ce que son intention a de patriotique : il veut « que les petits Montluc que ses enfants lui ont laissés, se puissent mirer en la vie de leur aïeul[34]. » Il s’est donc, et on l’a déjà dit, défendu plusieurs fois de la prétention d’être historien. Il lui suffit « que chacun connaisse qu’il n’a pas porté les armes si longtemps inutilement. » Les faits qu’il a vus, où il a eu part, surtout avec quelque commandement, sont ceux qu’il se borne à rappeler, et toujours de manière à en tirer pour les autres un précepte, un enseignement ; son ton est éminemment doctoral, et il n’hésite pas à ériger en leçons les résultats de son expérience privée : il se proclame en effet « le plus vieux capitaine de France et qui s’est trouvé en autant de combats ou plus que capitaine de l’Europe[35]. » Fort de ce passé, il interpelle à tout moment les gens de guerre avec la liberté de son caractère et l’autorité de sa position ; il les invite, comme ses petits fils, à se mirer en lui : ce car il leur conseille ce qu’il s’est toujours conseillé, et voilà pourquoi Dieu l’a toujours tant aidé qu’il n’a jamais été défait. » Non qu’il soit uniquement fier de ses victoires ; il ne s’applaudit pas moins « des belles et honorables retraites qu’il a faites. » Les belles retraites, comme il les appelle, sont même à ses yeux le chef-d’œuvre de l’art militaire, quand on les exécute en dépit des ennemis et à leur barbe. De là chez lui ce principe : « Il n’y a pas moins d’honneur de faire une belle retraite que d’aller à un combat. » Son but est de rendre les capitaines sages par sa propre expérience, et, s’il le faut, à ses dépens : car il ne se ménage pas au besoin le blâme. Il est vrai que le plus souvent il fait son éloge, et à tout moment il cite son exemple, bien éloigné de penser, comme Pascal, que le moi est haïssable. Apostrophant ceux qui marchent après lui dans la carrière : « Fussiez-vous expérimentés, leur dit-il, cela ne vous peut nuire d’écouter et lire les discours des vieux capitaines. Étant à l’âge de vingt-cinq ans, je prenais plus de plaisir à ouïr discourir les vieux guerriers, que je ne fis jamais à entretenir la plus belle dame que j’aie jamais aimée. » Telle était l’ardeur de son émulation ou plutôt son faible pour la célébrité, ce qu’il confesse du reste avec une certaine ingénuité au milieu de ses forfanteries.

Ainsi sa défense de Sienne, il l’érige en exemple, comme celles de Pavie par Antoine de Lève, de Fontarabie par de Lude, de Péronne par le seigneur de Bouillon, de la Mirandole par Lansac, et son récit achevé, il en prend occasion de déduire de sa conduite une longue suite de préceptes qu’il adresse aux capitaines chargés du gouvernement des places. Il les interpelle avec vivacité, avec ardeur, en leur montrant à quelles conditions ils s’illustreront comme lui : « Vos heures de plaisir, dit-il en finissant, doivent être de vous promener sur les remparts, visiter vos magasins et regarder si rien ne vous fait défaut. »

Les allocutions de ce genre sont innombrables ; mais, non content de donner des préceptes aux capitaines, ses compagnons, Montluc ne ménage pas les avis à son roi, particulièrement à Charles IX, et ses conseils ne manquent alors ni d’élévation ni de sagesse. En traçant la ligne de conduite que doit suivre le monarque pour le bien du royaume et son propre bien, on saura gré à l’écrivain d’alléguer plusieurs fois l’exemple de Louis XII, dont les Valois, par malheur, avaient trop abdiqué le souvenir. On aime aussi que le gentilhomme, s’adressant à celui qui n’était, d’après le mot de François Ier, que le premier gentilhomme de son royaume, l’engage à ne pas se tenir si renfermé. « Quand il n’aurait fait autre chose que se montrer en personne à ses armées, au moins quelquefois, il eut gagné le cœur de plusieurs et étonné les autres. » Il eût surtout échappé à cette humeur solitaire, à ce caractère sombre et sauvage qui porta de si tristes fruits. Car il était permis de bien espérer de lui, et c’est ce qui était arrivé à Montluc, qui rappelait en ces termes l’honneur qu’il avait eu de s’entretenir avec son roi : « Il me souvient, dit-il, que vous preniez plaisir de m’entretenir seul, lorsque vous fîtes le voyage de Bayonne, et vis bien que vos discours excédaient la portée de votre âge… »

Montluc a, comme on le voit par l’ensemble de ces préceptes et le soin de ramener tout à des leçons, rédigé ce que l’on appellerait volontiers un manuel de l’homme de guerre plutôt que des mémoires. On y trouvera donc des renseignements sommaires, des peintures de l’époque et des hommes en généra], plus qu’une histoire continue et des détails également circonstanciés. L’auteur se laisse d’ailleurs aller un peu au hasard de sa mémoire et de sa plume ; il se préoccupe fort peu des dates, que l’on n’aperçoit qu’à de rares intervalles dans son livre. « Lui qui s’est toujours plus soucié de bien faire que de bien dire, » il ne se pique nullement d’une régularité de composition qui se concilierait peu avec sa nature libre et primesautière.

« Sa main, nous dit-il, était aussi prompte que sa parole ; » il en est de même de sa plume. Une brusquerie énergique est le premier caractère de son éloquence de soldat. Il développe d’ailleurs son sujet avec fort peu de proportion, courant parfois, parfois aussi n’échappant point à quelques longueurs, comme s’il oubliait par intervalles son ancien métier et payait tribut à son rôle d’écrivain. C’est ce qui arrive particulièrement pour les harangues, qu’il délaye à son insu et avec excès. Le caractère gascon, dont il se pare volontiers, s’y montre avec une certaine exubérance.

Montluc, malgré son affectation d’homme étranger à l’étude et au savoir, ne laisse pas de prétendre, et non sans quelque raison, au titre d’orateur. C’est ce qu’il montre surtout dans le récit du siège de Sienne, où il se complaît à rapporter ses discours, imitant en cela les anciens et même un de ses contemporains, Guichardin, qu’il a qualifié de bon auteur. Ce qui est certain, c’est que Montluc était éloquent par la seule inspiration des choses, « la nature lui ayant appris à l’être sans nul art. » Et ce talent tout spontané, il le gâte un peu, quand, moins bref que César, son modèle, il se laisse aller à discourir dans son livre.

Les qualités de l’écrivain n’en sont pas moins dignes d’une sérieuse étude et de grands éloges. Homme d’action et de pensée, de guerre et de style, il mérite la place qu’un éminent critique lui a assignée[36] entre ces excellents et vigoureux esprits qui usèrent sainement et vaillamment des ressources de la langue et qui, en l’appliquant aux besoins divers de leur temps, la marquèrent d’une empreinte impérissable. Chez lui les expressions pittoresques abondent. Un traître, c’est, dans son langage animé, un homme qui tourne sa robe ; être la victime de l’ennemi, c’est lui donner curée ; demeurer oisif, loin des combats et à la campagne, c’est manger la poule du bonhomme auprès du feu. Cette teinte méridionale, qui rappelle Montaigne, colore en général le style de Montluc. Il se connaît en hommes ; il les apprécie avec équité et il les marque au passage par des traits caractéristiques. Parlant d’André Doria : « Il semblait, dit-il, que la mer redoutât cet homme. » François Ier et Charles-Quint et leur ardente rivalité ont trouvé en lui un fin et juste appréciateur. Il ne dit qu’un mot de Henri de Navarre, mais ce mot témoigne que dans ce prince il a pressenti Henri IV ; il lui paraît ce donner espérance d’être quelque jour un grand capitaine. » Pour les peuples comme pour les particuliers, il sait discerner et noter leurs qualités distinctives. Dans les Suisses il reconnaît de « vrais gens de guerre qui servent comme de remparts à une armée ; » mais il avertit ce qu’il faut que ni l’argent ni les vivres ne leur manquent, car ils ne se payent pas de paroles. » Pour les Turcs, dont la réputation était alors des plus redoutables, Montluc ne pense pas qu’ils vaillent leur réputation : « Je crois, dit-il, qu’ils ne nous battraient pas à forces pareilles. Ils sont plus robustes, obéissants et patients que nous ; mais je ne crois pas qu’ils soient plus vaillants. Ils ont un avantage, c’est qu’ils ne songent qu’à la guerre. » Au sujet des Français, il remarque, ce qui a été trop vrai au moins jusqu’ici, « qu’ils ne savent pas garder leurs conquêtes. » Pour les Anglais, dont le nom n’avait pas cessé d’être néfaste pour notre pays, et contre qui il éprouve un ressentiment patriotique, comme contre les Espagnols[37], il juge « qu’ils valent plus sur l’eau que sur la terre, » tandis qu’à nous-mêmes, ajoute-t-il, « notre fait est plus propre sur la terre que sur l’eau. » Mais la puissante cohésion dont nous pouvons tirer tant de ressources, ce principe véritable de notre force, ne lui échappe pas. Rappelant les mauvais succès de Charles-Quint en 1537, « ce prince connut, dit-il, ce que c’est que d’attaquer un roi de France dans son royaume. » C’est, remarque-t-il ailleurs, que « la France bien unie ne peut être conquise sans perdre une douzaine de batailles, vu la belle noblesse qu’il y a et les places fortes qui s’y trouvent. » Ailleurs il détermine bien en passant le caractère de cette noblesse, à qui il a manqué un certain esprit de suite pour maintenir sa puissance dans le pays : « Je crois qu’il n’y a telle noblesse au monde que la française, ni plus prompte à mettre le pied à l’étrier pour le service de son prince ; mais il la faut employer lorsqu’elle est en bonne dévotion. »

Ces jugements ne sont pas les seules indications précieuses que l’on puisse tirer de son livre ; bien loin de là. Il nous fournit sur la société et les mœurs du temps des détails pleins d’intérêt. On n’aurait pas cru trouver chez ce rude guerrier un esprit si juste dans ses appréciations et tant d’observations fines d’une parfaite vérité. Il peint en homme qui Fabien connue, et par un choix de détails expressifs, cette cour frivole des Valois qui allaient en riant au précipice. L’ardeur du plaisir, comme une contagion, avait envahi la société, et le goût des amusements, particulièrement celui de la danse et du bal, était effréné jusqu’au milieu des horreurs des guerres civiles. D’après Montluc il fallait, quelque affaire qu’il y eût, que le bal marchât toujours. « À l’exemple de la cour, dit l’historien de Henri IV, Péréfixe, à l’année 1586, le bal et les mascarades régnaient dans tout le royaume, et même les remontrances des ministres n’avaient su empêcher qu’on ne dansât chez la plupart des seigneurs huguenots. » Ce goût ou plutôt cette frénésie, qui modifièrent si sensiblement ou plutôt corrompirent parmi nous, il faut bien l’avouer, la sévérité des vieilles mœurs, nous venait de l’Italie, dont les Valois étaient à moitié issus en quelque sorte, dont ils avaient surtout la plupart des vices. Tandis que le courtisan Brantôme s’applaudit, en homme qui n’a que le plaisir en vue, de voir les dames s’établir à la cour pour y régner presque aussitôt, les inconvénients de ce règne nouveau, et qui n’était pas près de finir, n’échappent pas à Montluc, d’un sens plus pratique et plus sérieux qu’on ne l’était d’habitude autour des Valois. « Le malheur, dit-il à ce sujet, est en France qu’elles se mêlent de trop de choses et ont trop de crédit[38] ; » et il répète plus d’une fois cette plainte caractéristique.

Il regrette aussi que la noblesse n’ait pas accepté les charges des villes, notamment dans les capitales telles que Toulouse et Bordeaux, et qu’elle les ait quittées pour le séjour des champs ; car les « seigneurs en seraient plus riches et auraient plus d’autorité. » Ainsi s’était-on exposé à passer par les mains des gens des villes, à qui il fallait faire la cour, et qui devaient en effet peu à peu substituer leur ascendant à celui de l’ancienne noblesse. Rappelons à ce sujet qu’en dehors de la profession des armes, Montluc, comme c’était trop l’usage à cette époque parmi les gens de guerre, affecte fort peu d’estime pour les autres professions sociales, qu’il trouve beaucoup trop nombreuses pour le bien du roi et de son État, et dont il n’apprécie nullement le mérite. On en jugera par cette réflexion : « Entrant quelquefois aux parlements de Toulouse et de Bordeaux depuis que je suis lieutenant du roi en Guyenne, je me suis cent fois étonné comme il était possible que tant de jeunes hommes s’amusassent ainsi dans un palais, vu qu’ordinairement le sang bout à la jeunesse. Je crois que ce n’est que quelque accoutumance. Et le roi ne saurait mieux faire que de chasser ces gens de là, et les accoutumer aux armes. »

À part ces exagérations, l’ouvrage de Montluc, dicté par une expérience aussi consommée que diverse, est donc de ceux dont on peut tirer, ailleurs qu’à la guerre, d’excellentes règles de conduite et un choix de sages maximes[39]. Telle est la suivante : « Il ne se faut pas étonner si on voit tomber tant de gens en malheur ; car l’outrecuidance les y mène par la main, et après les fait tomber du haut en bas un si grand saut, qu’ils ne se peuvent relever. » Rien de plus vrai. On en peut dire autant de cette observation morale, qui témoigne d’une funeste connaissance de la nature humaine : « Il y en a, et trop, qui aiment mieux la ruine et perte de leur maître, que l’honneur, non pas de leur ennemi, mais de leur compagnon. » Un excellent conseil qu’il donne ailleurs, bien qu’il ne soit pas sans y déroger lui-même, se rapporte à la sobriété de la parole. Selon lui, il faut « se mordre la langue plutôt que trop parler. » Et que d’autres judicieuses pensées, bonnes à retenir et surtout à appliquer, ne lui empruntera-t-on pas encore ; on en jugera par les citations suivantes transcrites entre beaucoup d’autres, dignes aussi d’être recueillies : « Dieu nous ferme les yeux quand il nous veut châtier. — Il faut savoir obéir pour savoir après bien commander. — Je craindrais plus un grand seul que non pas deux qui veulent partir le gâteau. » Réflexion dont la justesse était alors confirmée chaque jour par nos guerres civiles. En voici une autre trop justifiée par l’expérience de tous les temps : « Quand un homme pense être hors de ses affaires et qu’il ne songe qu’à se donner du bon temps, c’est alors que lui viennent les plus grands malheurs. — Qui a plus d’honneur doit avoir plus de part à la peine. » À ce compte on envierait moins ceux qui occupent les grands emplois. « Le désir de ceux que nous servons va plus vite que nous ne pouvons. » Réflexion aussi juste que fine, à laquelle se rattache la suivante : « Nous sommes aveuglés quand nous souhaitons quelque chose. — Quand Dieu nous veut punir, il nous ôte l’entendement. — C’est grande sagesse de bien apprendre et se faire maître aux dépens d’autrui. » On pourrait citer bien d’autres excellents principes d’une application journalière et de maximes bien formulées à recueillir. « Ces petites pointes d’honneur (dit-il en parlant du pouvoir de l’émulation, qu’un bon chef doit entretenir parmi ses soldats) servent beaucoup à la guerre. » Encore Montluc n’établit-il pas seulement des principes fixes, invariables, tels que les suggèrent la pratique et le bon sens. Souvent il discute des plans de conduite avec beaucoup de justesse et d’intérêt. En outre, loin de s’enfermer dans les préceptes de la routine, il accueille avec empressement, il examine avec intelligence toutes les innovations, et s’il tempête contre celle des armes à feu, qui l’ont maltraité, c’est pure boutade[40], et non point qu’il en méconnaisse les avantages, dont il savait très-bien user.

Un illustre auteur[41] a pris soin de disculper à cet égard Montluc, et nous nous bornerons à rapporter ce suffrage imposant. En traitant « du passé et de l’avenir de l’artillerie, » cet auteur déclare qu’il est en mesure de prouver qu’avant « Montluc, qu’on cite comme ayant dédaigné les armes à feu, aucun capitaine n’en fit un aussi judicieux emploi. » Et la preuve en effet est facile : elle peut se déduire de plus d’un passage des Commentaires. On y voit que Montluc fut, pour son temps, un très-habile ingénieur. Il ne cède à personne le soin de disposer l’artillerie ; et pour l’attaque ou la défense des places surtout, partie où il excelle[42], il sait en tirer le meilleur service. Son coup d’œil, et il s’en applaudissait, était des plus justes, particulièrement dans cette circonstance. Il n’en est pas moins vrai que comme, à l’entrée de Montluc dans la carrière, « il n’y avait encore, lui-même l’atteste, que peu d’arquebusiers en France, » sa préférence était demeurée acquise aux armes de sa jeunesse.

Ces armes étaient l’arbalète, des lances de diverses espèces, entre lesquelles il y en avait de longues et ferrées par les deux bouts, que l’on appelait des lances gaies, dont se servaient notamment les Espagnols ; la dague, le poignard, surtout la hallebarde, objet de prédilection pour Montluc, qui nous dit que « c’était son arme ordinaire au combat, » et qu’il « avait toujours aimé à jouer de ce bâton. » Les rondelles figuraient parmi les armes défensives. Ces noms, un peu vieillis, rappellent ceux des troupes dont nous parle Montluc, les bandes noires, les corselets, les cuirassiers du temps, etc. Et, à cet égard, par les récits de Montluc comme par ses goûts, on peut dire qu’en ce qui concerne l’art militaire il marque assez bien la transition du quinzième siècle au seizième.

S’il aime donc surtout ces combats d’homme à homme, où chacun déploie sa force et ses ressources individuelles, où on lutte pied à pied avec cette furie toute française, comme les Italiens parlaient dès cette époque, Montluc pressent aussi les lois de la stratégie moderne. Mais ses Commentaires, qui nous éclairent à ce sujet, nous offrent encore bien d’autres renseignements. Ils ne nous font pas pénétrer seulement dans les camps, mais dans l’intelligence de la société et des mœurs à cette époque ; nous leur devons des particularités sérieuses sur nos usages et la langue. Ils nous donnent de plus, sur leur auteur, de nouvelles lumières, en nous apprenant à le mieux connaître, en nous offrant çà et là l’expression de plusieurs sentiments qui lui font honneur. Aucun n’eut plus de puissance sur lui et ne fut plus durable que son amour de la gloire. Cette belle passion, la seule qu’il connut, après avoir été l’aiguillon de la jeunesse de Montluc, fut encore le charme et la consolation de ses vieux jours. « À présent, dit-il en finissant son livre, que je me vois tirant à la mort dans le lit, je me sens grandement soulagé ; en dépit d’elle, mon nom vivra non-seulement dans la Gascogne, mais parmi les étrangers. » Toutefois l’ardeur de son amour-propre ne le rend pas injuste pour les autres ; il leur attribue volontiers, dans ses récits, les éloges qui leur reviennent. Rien ne prouve que des considérations personnelles ou autres lui aient fait altérer sciemment la vérité. Avec une certaine loyauté généreuse, assez rare chez ceux qui se font leurs propres historiens, loin d’imiter ces chefs jaloux de ne partager avec personne la gloire du triomphe, il ne manque jamais de signaler le concours efficace qu’il a reçu de ses compagnons ; car « il ne voudrait pour rien, dit-il, leur dérober leur part d’honneur. » En outre, il se plaît à reconnaître celle que revendique justement, dans nos plus heureux succès, non pas le hasard, comme disaient vaguement les anciens, mais la Providence, ainsi qu’il s’exprime avec plus de sens. Heureusement préservé de cet enivrement de la force aveugle qui est propre aux natures vulgaires, il n’hésite pas à proclamer que son principal appui lui vient de Dieu. Et parfois, naïvement étonné de ce qu’il a fait et des résultats qui ont couronné son audace, il s’écrie : « Dieu au besoin me redoubla les forces. » S’il a échappé à tant de dangers, il n’est pas éloigné d’y voir quelque chose de miraculeux ; et à la fin du récit d’un de ses plus périlleux exploits, il dit d’un ton d’autorité et de conviction : « Je laisse à penser à chacun si Dieu par miracle me sauva. » Cette confiance en Dieu fermait ses yeux à tous les obstacles, en sorte que, grâce à elle, « ce qu’on trouvait impossible, il le trouvait possible. » Ces idées se trouvent à tout moment sous sa plume, et cette source si haute de son courage, en même temps que ces témoignages de sa reconnaissance, doivent le relever à nos yeux. Ainsi Montluc se félicite-t-il, avec les sentiments religieux dont son livre porte la vive empreinte, « que Dieu ait accompagné autant sa fortune qu’il fit jamais à capitaine de son âge. » En revenant sur un mauvais pas dont il s’est tiré, avec la satisfaction de celui qui, du port, aperçoit la tempête, il lui semble « qu’il a été autant secouru de Dieu qu’homme qui ait porté les armes il y a cent ans. » Il se remettait donc tout entier entre ses mains, « n’ayant jamais passé, dit-il, jour de sa vie sans l’avoir prié. » On attendait peu ces pratiques d’un tel homme, non plus que l’aveu qui suit : « Plusieurs fois je puis dire avec vérité que je me suis trouvé, voyant les ennemis, en telle peur, que je sentais le cœur et les membres s’affaiblir et trembler (ne faisons pas les braves, l’appréhension de la mort vient devant les yeux[43]) ; mais comme j’avais fait mon oraison à Dieu, je sentais mes forces revenir. » Et il cite une courte prière qu’il avait l’habitude de réciter dès son entrée aux armes. À peine l’avait-il achevée, qu’il se sentait tout autre, le cœur et la main également fermes, l’œil aussi clairvoyant que l’esprit, ne craignant plus qu’une chose, c’était de ne pas faire son devoir. Fidèle à cette conduite jusqu’au terme de sa carrière, il était donc bien fondé « à louer Dieu de tout ; car, quelque traverse qu’il eût subie, Dieu l’avait toujours aidé. »

On aime à retrouver un cœur accessible à de tels sentiments sous la cotte d’armes d’un si farouche guerrier. Quelque contraste qu’elle forme avec sa conduite habituelle, sa piété fut donc très-réelle. Et il se montre toujours curieux de la proclamer, de la propager autour de lui. S’adressant à ses compagnons : « Il faut, dit-il, que nous tous, qui portons les armes, ayons devant les yeux que ce n’est rien que de nous sans la bonté divine, laquelle nous donne le cœur et le courage pour former et exécuter les grandes et hasardeuses entreprises qui se présentent à nous. »

Avec le même esprit de soumission qui lui fait reporter à Dieu ce que tant d’autres s’attribuent avec un jaloux orgueil, il nous témoigne encore « que Dieu a toujours voulu lui donner une bride, pour lui faire connaître que le bien et le mal dépendent de lui quand il lui plaît. » Ajoutons, chose touchante, après tant de pénibles récits, qu’il avait une dévotion toute particulière pour la sainte Vierge, envers laquelle il s’était engagé par des vœux qui avaient surtout pour objet de préserver les femmes et les filles des violences de la guerre.

Croirait-on qu’il est question de Montluc ? Ce n’est pas là pourtant la seule trace que l’on trouve, dans son livre, des sentiments d’humanité, qui ne lui furent pas toujours étrangers. On le voit, par exemple, s’apitoyer sur ses compagnons d’armes, pour qui la misère succédait généralement à une vie de dévouement et de péril. Par le noble pressentiment d’une pensée qui ne sera réalisée que dans le grand siècle, il appelle de ses vœux la création d’un hôtel des invalides, qui doit honorer le règne de Louis XIV. Entendons-le s’écrier, avec ce goût des apostrophes qui le caractérise, au souvenir des capitaines et des soldats qu’il a perdus : « Certes, sire, et vous qui êtes appelés aux grandes charges, une des principales choses dont vous devriez avoir soin, c’est d’établir des lieux pour les pauvres soldats estropiés et blessés, tant pour les panser que pour leur donner quelque pension. Pouvez-vous moins faire, puisqu’ils vous font présent de leur vie ? Cette espérance leur fait prendre les hasards plus volontiers. Sire, à l’honneur de Dieu, pourvoyez aux pauvres soldats qui perdent bras et jambes pour votre service. »

On attendrait plutôt ce vœu d’un sage, ami des hommes, tel que La Noue qui, autant que possible, a tempéré par les qualités du cœur les cruelles nécessités de la guerre, et dont l’œuvre[44] est un admirable plaidoyer en faveur de la tolérance. Mais, on l’a déjà vu, il faut s’attendre à tous les contrastes en parlant des hommes du seizième siècle ; et où en trouver de plus marqués que chez Montluc, dont la carrière offre à tout moment le mélange du bien et du mal ? Pieux jusqu’à la ferveur, il manque de la première vertu recommandée par la religion, la compassion pour ses semblables ; rigide observateur de l’équité, on le voit sacrifier le droit à un intérêt personnel[45] ; c’est enfin une nature morale des plus incomplètes, qu’un seul sentiment semble élever au-dessus d’elle-même, celui de l’honneur militaire.

De là quelques pensées du devoir plus hautes que celles des anciens, comme celle qu’il exprime au sujet d’un général qui, à l’aspect de son armée demi-rompue, voulait se frapper de sa propre épée : « Les Romains pouvaient faire cela, mais non pas les chrétiens. » La religion avait donc éclairé Montluc sur la nature du véritable héroïsme, qui empêche également le chrétien de fuir la mort et de courir au-devant d’elle. Un sentiment qui nous touche aussi chez Montluc et qui lui vient de la religion, c’est qu’il ne manque pas, suivant son propre langage, « de pitié pour la ruine du peuple. » C’est avec chagrin qu’il le voit foulé, maltraité, dévoré par tous les partis, et, chose alors trop rare chez les gens de guerre et dans la caste privilégiée du pays, il se porte son défenseur. On ne contestera pas non plus l’affection sincère qu’il montre pour son pays, dont il plaint souvent la misère, et surtout pour son roi, à l’égard duquel il résume son dévouement absolu par ces paroles : « Ce n’est pas à nous de demander à notre roi si sa querelle est bonne ou mauvaise, mais seulement d’obéir. » Il dit encore ailleurs : « Dieu les a fait naître (les princes) pour commander et nous pour obéir. » On remarquera chez Montluc cette tendance à la soumission, conforme d’ailleurs en général à l’esprit militaire, mais qui n’était pas, à cette même époque, celui des gens de lettres et des légistes[46].

L’idée d’une discussion libre des ordres reçus est, comme on le voit, fort éloignée de son esprit ; mais qu’on se garde de croire que cette obéissance eût un caractère aveugle. Montluc nous apprendrait au besoin le contraire par ces paroles, noble expression de la foi politique d’un vieux Français : « Nos vies et nos biens sont à nos rois, l’âme est à Dieu, et l’honneur à nous. » Et, ajoute Montluc avec cette fierté de nos anciens gentilshommes : « Sur mon honneur mon roi ne peut rien. » Cette fierté, on l’excusera puisqu’elle se lie ici à l’idée de sérieux devoirs : « Songez, vous qui êtes nés gentilshommes, que Dieu vous a fait naître pour porter les armes, pour servir votre prince, et non pas pour courre le lièvre ou faire l’amour. Quand la paix viendra, vous aurez votre part du plaisir. »

Le dévouement au roi égalait au moins, chez les gentilshommes, et chez Montluc en particulier, le dévouement au pays. De là son émotion quand il déplore avec amertume « les malheurs qui sont advenus dans ce misérable royaume, » et surtout qu’il regrette « son bon maître Henri II. » L’attachement qu’il lui portait fut des plus durables, et même un peu aveugle, puisque, dans l’effusion de sa reconnaissance, il allait jusqu’à appeler ce prince « le meilleur roi que la France aura jamais. » Avec le règne de ce prince devait se terminer la partie vraiment honorable de son histoire. « Depuis cette mort, dit-il tristement, je n’ai eu que traverses, comme si j’en eusse été cause et que Dieu m’eût voulu punir. » Et de fait on voit qu’il fut en butte auprès de Catherine de Médicis et des rois ses fils aux inculpations les plus odieuses, jusqu’à être accusé de ruiner la Guyenne par ses exactions et de vouloir même la livrer à l’ennemi. Ces calomnies, à force d’être répétées, ne laissèrent pas, selon lui, de trouver en haut lieu quelque créance. Et on peut croire d’ailleurs que, peu mesuré dans ses propos, il était, par son caractère si tranché, prompt à envenimer les mécontentements et les haines. C’est ainsi qu’il excita l’inimitié de deux puissantes maisons, celles de Chàtillon et de Montmorency. On voit surtout qu’il eut beaucoup à souffrir de la conduite et des procédés du duc de Damville, le fils du connétable de Montmorency et qui était maréchal de France. Il s’est plaint au reste fréquemment d’avoir été desservi par ceux qui entouraient le roi, pour n’avoir voulu dépendre d’aucun autre que de lui, et il se consolait de ses disgrâces privées par cette réflexion : a qu’on ne peut vivre en ce monde sans acquérir des ennemis. » Montluc recherchait la faveur, et quand elle lui échappait, il n’était pas homme à le supporter en silence ; car l’abnégation n’était pas sa principale vertu. À ses yeux, le roi est la source des faveurs et de tous les biens, dont ce pauvre gentilhomme, » comme il se dit souvent, il ne fait pas fi ; tout au contraire. Là-dessus il exprime naïvement sa pensée : « Qui se veut chauffer, il faut qu’il s’approche du feu ou du soleil. Notre soleil, c’est le roi, qui nous éclaira et échauffe de ses rayons, quelque part que nous soyons. » Montluc sert donc avec plus d’ardeur que de désintéressement, et pour tout dire en un mot, d’un caractère peu chevaleresque, il n’a rien d’héroïque que le courage. Il ne se trouve jamais assez récompensé, et plus d’une fois il montre l’amertume qui perce dans cette réflexion énergique comme une pensée de Tacite : « Il leur semble, dit-il en parlant des rois, que ce nous est encore trop d’honneur de mourir pour leurs querelles. » Les injustices qu’il a subies, les faux bruits, les imputations dont on a voulu le noircir, l’occupent beaucoup. Il se représente comme « un pauvre gentilhomme, vieux, estropié et défavorisé, » et ses récriminations sont aussi amères que fréquentes.

Après tout, malgré ses accès d’humeur et ses boutades, Montluc, qui en réalité atteignit le sommet des honneurs militaires, et que le bonheur accompagna toujours à la guerre, ne cessa de jouir d’un certain crédit et d’une réputation brillante comme homme de guerre. Vers 1568 le duc d’Anjou, depuis Henri III, lui donnait la preuve d’une singulière estime en lui disant « qu’il voudrait faire son apprentissage en si bonne école que la sienne. » Montluc pouvait donc, et à bon droit, se féliciter de sa bonne fortune. « Tout le monde, dit-il avec sa verve gasconne, n’est pas si heureux que Montluc, qui n’a jamais été défait ; » et ailleurs il ne craint pas d’affirmer « que personne, depuis cent ans, n’a été plus heureux ni plus fortuné à la guerre que lui. » La cause de son bonheur, il est vrai, c’est que nul ne s’épargnait moins dans le combat ; toujours présent pour commander, il se multipliait en quelque sorte, allant des uns aux autres ; si bien qu’à la fin de la bataille « il était en eau comme si on l’eût plongé dans la rivière. » — « Et, dit-il encore ailleurs, il avait fait plusieurs fois, sans dormir et tout en bataillant, des marches de trente-six et même de quarante-huit heures de suite. » Aussi voulait-il que les capitaines s’accoutumassent de bonne heure à pâtir. Ajoutons que le gage le plus sûr du succès en toute chose était, selon Montluc, une conduite irréprochable. « Faites tout ce qui dépend de vous, et placez votre confiance en Dieu », tel est le résumé des préceptes qui ne cessent de revenir sous sa plume. « Dieu n’aide jamais, dit-il, les vicieux et voluptueux ; mais au contraire il assiste toujours auprès de celui qui est vêtu de la robe blanche pleine de loyauté, » qu’il s’applaudit pour lui « d’avoir pu conserver toujours. » C’est ce qui l’autorise à s’attribuer, sans trop de présomption, une action décisive dans tous les événements de guerre auxquels il concourut. S’il se fait ainsi sa part, un peu largement peut-être, ce n’est pas qu’il veuille dérober l’honneur des autres ; c’est qu’il croit « que les historiens, qui n’écrivent que des princes et grands, en parlent assez et passent sous silence ceux qui ne sont pas d’une si grande taille. » Il veut donc à cet égard et en sa faveur rétablir la balance.

À cet effet il cite avec complaisance les bons témoignages rendus à son habileté et à sa valeur, « sans pourtant être, dit-il, ni glorieux ni vantard. » Il se donne aussi pour grand ennemi de la flatterie, mais il ne dissimule pas qu’il soit sensible « à cette gloire qui lui faisait enfler le cœur. » En même temps il n’échappe pas au travers justement signalé par Horace dans le caractère des vieillards ; il loue le temps passé aux dépens du présent : Laudator temporis acti. « Tout s’en va à l’envers, dit-il, sans que ceux qui vivent puissent espérer de voir les choses en meilleur état. »

Tels sont les sentiments que les Commentaires nous font connaître chez Montluc, et qui contribuent à éclairer sa vie[47].

S’étonnera-t-on qu’il ait poursuivi avec tant d’acharnement les partisans de la réforme, lorsque nous trouvons chez lui ces idées d’obéissance passive et de fidélité absolue à l’égard du souverain ; en outre les traces partout empreintes de son antipathie pour ce qu’il nomme la religion nouvelle. Suivant lui, « il n’y a point au monde un si bon peuple ni noblesse qui aime plus son roi (qu’en France), si cette nouvelle religion ne l’eût corrompue ; car certes elle a tout gâté. »

Rappelons-le cependant à la fin de cette étude, quelle que soit sa pensée à cet égard, il s’alarme des impitoyables rigueurs qu’elle lui a inspirées et des flots de sang qu’elle lui a fait verser. Que dis-je ? au souvenir de tant de malédictions des veuves et des orphelins qu’il a faits, il lui semble qu’il a besoin de quelque grande expiation : et « se jugeant bien heureux de pouvoir songer aux péchés qu’il a commis, ou plutôt que la guerre lui a fait commettre, lui qui de son naturel n’était pas adonné à mal faire, » effrayé en outre à l’aspect des fléaux qui demeurent suspendus sur le pays, la pensée lui vient d’aller ensevelir ses derniers jours dans quelque sainte retraite. « Il me ressouvenait toujours, dit-il, d’un prieuré assis dans les montagnes, que j’avais vu autrefois, partie en Espagne, partie en France, nommé Sarracoli. J’avais fantaisie de me retirer là en repos. J’eusse vu la France et l’Espagne en même temps. Et si Dieu me prête vie, encore je ne sais que je ferai. »

En tout cas, après un dernier coup d’œil jeté sur sa longue et laborieuse carrière, Montluc, en terminant son ouvrage, si plein de sanglants récits, s’applaudit « de ce peu de repos qu’il a ensuite trouvé dans sa maison, » et qui lui permet « d’avoir loisir de demander pardon à Dieu des offenses qu’il a commises. » C’est ainsi que le sentiment religieux était toujours le dernier sentiment, la dernière passion même de ces hommes du seizième siècle, dont la vie avait été agitée de tant de passions et soumise à tant d’épreuves. Ce goût de calme et de solitude, si soudain dans cet homme d’action, cette idée mélancolique qui s’empare de ce fougueux et violent esprit, ce dégoût de l’agitation et du passé, qu’est-ce autre chose que l’atteinte du remords, sentiment qui s’étonne de pénétrer dans une telle âme, et qu’elle-même ne peut d’abord reconnaître ? On aime du moins à penser que la morale et la justice reçoivent ainsi leur sanction tardive, et qu’il n’est pas de cœur si fermé où elles ne pénètrent enfin et ne trouvent leur écho.

Ainsi se terminent les récits de Montluc, récits souvent mal digérés, fort chargés de mots techniques hors d’usage, et de détails entassés un peu au hasard avec la fougue d’une imagination méridionale. Remplis de noms propres ou autres tronqués par précipitation ou ignorance, ils n’ont pas toujours pour le lecteur moderne, il faut l’avouer, tout le degré de netteté et de clarté désirables. Les allocutions, les apostrophes, les leçons tirées des faits et mises en relief par l’auteur sont la partie vive, animée, éloquente même de l’ouvrage. Là, l’auteur exprime sa pensée sans embarras, avec chaleur et avec élan. On pourrait, comme nous l’avons dit, faire de ces leçons un résumé substantiel et très-digne de trouver encore sa place dans une bibliothèque militaire.

Quant à sa langue, elle offre des anomalies singulières, qui rappellent les patois du midi. Par exemple, Montluc écrit : ils tournarent, ils s’arrêtarent, ils abandonnarent, je haussis (la voix) pour je haussai, langage gascon ; qu’était cause, pour ce qui était cause. En général il mêle un peu les conjugaisons, et le respect de la grammaire paraît être pour lui d’un médiocre souci. Quelquefois aussi des mots soldatesques lui échappent ; il en est que je m’abstiendrai de citer. Notons seulement cette phrase énergique pour montrer qu’il ne recule pas devant la crudité des paroles : « Il faut crever et vendre bien cher votre peau. » — « Vous trouverez dans ses Commentaires, disait déjà un contemporain, un style soldatesque entremêlé du langage de Gascogne, de laquelle il était extrait ; chose à lui non malséante, pour être le Gascon naturellement soldat[48]. »

Quoi qu’il en soit de ces imperfections de Montluc, à la pensée de l’honneur militaire, son langage se colore et s’élève parfois jusqu’à l’éloquence, une éloquence mêlée de trivialités et de boutades. Ainsi termine-t-il, par exemple, une apostrophe très-remarquable à ceux qui, préposés à la garde des places, les laissent tomber aux mains de l’ennemi : « Que si ce malheur vous advient, au lieu de louanges vous aurez des injures, et pour prières, malédictions ; et vous donneront à tous les diables. »

Nous nous arrêterons sur cette phrase caractéristique, en exprimant le vœu que les Commentaires de Montluc trouvent enfin ce qui leur a manqué jusqu’ici, c’est un éditeur scrupuleux et habile, qui les purge de beaucoup de fautes d’impression et les éclaircisse au besoin par des notes très-nécessaires.

  1. Voy. son Économique, vers la fin.
  2. « Un bon et sage capitaine rendra bons et sages les soldats. »
  3. « Ce ne serait jamais fait, a-t-il dit, si je voulais écrire tous les combats où je me suis trouvé. »
  4. La défense de Sienne est racontée en détail dans le IIIe livre des Commentaires.
  5. Essais, II, 17.
  6. À l’entendre parler en public, dit-il, on pouvait s’étonner « qu’un Gascon fût devenu si bon Italien. »
  7. Cette nomination était d’ailleurs réduite au délai d’un mois.
  8. On dirait aujourd’hui : dans les archives de l’État.
  9. C’était, a-t-il dit en le regrettant avec émotion, « le meilleur ami qu’il eût en ce monde. »
  10. « Je suis Français et, comme tel, impatient ; et encore Gascon, qui le surpasse d’impatience, et de plus colère… »
  11. Sur la publication des lettres de Henri IV. Voyez Journal de l’instruction publique ; Bulletin des sociétés savantes.
  12. Expression de M. Villemain.
  13. « Il n’était fils de bonne mère qui n’en voulût goûter, » dit-il, en parlant des opinions endiablées des huguenots.
  14. Sans être un grand théologien il ne peut croire « que le Saint-Esprit se soit mis parmi ces gens qui s’élevaient contre le roi. »
  15. Il ne faudrait pas croire que de tels hommes excitassent alors les sentiments d’indignation qu’ils soulèveraient justement aujourd’hui. Voyez le loyal d’Aubigné en présence de des Adrets. Le sentiment qu’il éprouve pour lui est plus voisin de l’admiration que de l’horreur.
  16. Le roi, dit-il encore ailleurs, lui avait attribué trois ou quatre fois l’honneur « d’avoir reconquis et conservé la Guyenne. »
  17. « On pouvait connaître par là où j’étais passé ; car par les arbres sur les chemins on en trouvait les enseignes. »
  18. Voyez d’Aubigné, I, iii, 17.
  19. Lui-même disait que, si les huguenots l’avaient trouvé dans un fossé, ils n’eussent osé l’y prendre.
  20. Voyez d’Aubigné, I, iii, 11.
  21. Il déplore ailleurs, presque dans les mêmes termes, le trépas de l’aîné de ses fils, appelé Marc-Antoine, qui fut tué près de Rome (1556) en faisant bravement son devoir : « Si Dieu me l’eût sauvé, j’en eusse fait un grand homme de guerre ; car, outre qu’il était fort vaillant et courageux, je connus toujours en lui une sagesse qui excédait la portée de son âge. » De la pièce du poëte de Brach à l’honneur de Montluc, il résulte qu’il avait quatre fils ; qu’il perdit le premier sur les remparts d’Ostie, ensuite que Peyrot (le capitaine Montluc) fut tué dans une île en faisant voile vers l’Afrique, et que Fabien périt en forçant la barricade d’un fort. Il lui resta un fils, chevalier de Malte, qui commandait les galères du roi, et qui remporta même de brillants succès. En outre, des fils qu’il avait perdus il conserva plusieurs petits-fils, et il lui arrive de s’adresser dans ses Commentaires aux petits-Montluc, comme on le verra plus loin. — Voy. aussi Dict. de Moréri, 1750, art. Montesquiou et Montluc.
  22. Voyez les Essais, II, 8.
  23. Des dieux que nous servons connais la différence :
    Les tiens t’ont commandé le meurtre et la vengeance ;
    Et le mien, quand ton bras vient de m’assassiner,
    M’ordonne de te plaindre et de te pardonner.

    (Alzire, acte V, sc. vii)
  24. On se rappellera à cette occasion que c’était à l’habileté de l’évêque de Valence, Montluc, frère de celui dont nous traçons la biographie, que Henri III avait dû en partie son élection au trône de Pologne. Dans ses autres négociations et ambassades (il en remplit jusqu’à seize, presque toutes fort délicates) il n’eut guère moins de succès. On le citait comme prédicateur et orateur aussi disert qu’il était habile diplomate. Plus d’une fois il est question de ses belles harangues et de son éloquence dans les Commentaires, où nous trouvons même la traduction d’un de ses discours qu’il avait prononcé en italien. Au reste, cet évêque, loin d’être catholique passionné comme son frère, était d’une grande tolérance, et il passait même pour si peu arrêté dans sa religion, qu’il a été soupçonné d’adhésion au protestantisme. Il mourut à Toulouse, en 1579, dans la disgrâce de son roi, qu’il n’avait pas trouvé fort reconnaissant.
  25. Montluc écrit quelquefois Stillac.
  26. Bossuet, Oraison funèbre de Condé.
  27. Oraison funèbre de Condé.
  28. M. Sainte-Beuve.
  29. Pasquier, Lettre XVIII, 2.
  30. Son éditeur reconnaît « qu’il était destitué de la faveur des lettres. » Et lui-même, parlant de son frère l’évêque de Valence, dont il attend, dit-il, qu’il nous fasse voir son histoire, ajoute : « Je ne crois pas qu’un homme si savant, comme on dit qu’il est, veuille mourir sans écrire quelque chose, puisque moi, qui ne sais rien, m’en suis voulu mêler. »
  31. Il fut imprimé pour la première fois à Bordeaux en 1592 ; et l’on peut voir l’opinion des contemporains dans une des Lettres de Pasquier (XVIII, 2), qui donne plusieurs extraits des Commentaires.
  32. C’est ce que Quintilien a dit de César : Eodem animo dixit quo bellavit. (Inst. orat., X, 1.)
  33. D’Aubigné.
  34. À la fin de son livre il les recommande avec émotion au roi, dont il invoque les promesses, et il les engage « à tâcher de surmonter, s’ils peuvent, leur aïeul, qui, tout pauvre cadet de Gascogne qu’il était, s’était élevé aux plus hautes dignités du royaume. »
  35. De là l’estime singulière de Henri IV pour l’œuvre de Montluc, qu’il appelait la Bible du soldat. Et en effet on pourrait, laissant de côté les narrations de Montluc, un peu longues, hérissées de noms propres, parfois d’une médiocre clarté, résumer avec beaucoup d’utilité, dans un petit volume substantiel, les excellents conseils, les sages préceptes et les axiomes de guerre que renferme cet in-folio. Par exemple : « Il faut prévoir tout ce qui peut survenir, vu qu’aux armes les fautes sont irréparables. — La diligence est la meilleure pièce qu’un capitaine saurait avoir. » Et ailleurs encore : « Il n’y a rien au monde où la diligence soit tant requise qu’à la guerre. Un jour, une heure et une minute fait évanouir de belles entreprises. — Souvent le butin est cause de la perte, etc. » Toutes ces instructions n’étaient au reste que sa pratique qu’il traduisait justement en règle.
  36. M. Sainte-Beuve, article sur Ét. Pasquier.
  37. « Honni soit, dit-il, qui les aimera jamais ni l’un ni l’autre. »
  38. Il dit encore ailleurs : « Toujours à la cour il y a quelque charité, et par malheur les dames peuvent tout. » Aussi la duchesse d’Étampes, pour l’avoir vu d’un œil défavorable, avait-elle failli, dit-il, le mettre en disgrâce auprès de Henri II.
  39. On en trouvera un choix dans l’ouvrage suivant : Biographie et maximes de Blaise de Montluc, par M. La Barre Duparcq. Déjà Pasquier en avait présenté un spécimen curieux.
  40. Au nom d’arquebuse, « plût à Dieu, s’écrie Montluc, que ce malheureux instrument n’eût jamais été inventé ; je n’en porterais les marques, lesquelles encore aujourd’hui me rendent languissant, et tant de braves et vaillants hommes ne fussent morts de la main le plus souvent des plus poltrons et plus lâches, qui n’oseraient regarder au visage celui que de loin ils renversent de leurs malheureuses balles par terre. Mais ce sont des artifices du diable pour nous faire entre-tuer. » Il valait donc bien mieux, selon lui, rompre des lances et se porter à terre, d’où l’on se relevait le plus souvent.
  41. Voy. le quatrième volume des Œuvres de Napoléon III, p. 9. In-8°, Amyot, 1856.
  42. « Tant de diverses choses que j’avais expérimentées m’avaient, dit-il, appris à connaître et prévoir la ruine ou le salut d’une place. »
  43. Montluc, ailleurs encore, ne se targue pas de n’avoir jamais connu le sentiment de la peur. « Il n’y a homme au monde, dit-il, à qui il n’en vienne quelque peu, quand il voit son ennemi qui lui fait tête. »
  44. Discours politiques et militaires, qu’il sera très-curieux de rapprocher des Commentaires de Montluc.
  45. Le président de Thou lui a reproché d’avoir usé de son influence pour faire introduire dans notre législation une mesure repoussée par l’équité, mais qui n’en subsista pas moins longtemps. Voyez à ce sujet l’ouvrage de M. Ch. des Guerrois sur le président Bouhier, p. 163. — Montluc ne se faisait pas faute d’ailleurs, par un reste de rouille du moyen âge, d’affecter beaucoup de mépris pour les formes et les représentants de la justice.
  46. Témoin par exemple les Quatrains de Pibrac.
  47. Son amour-propre, a dit M. Saint-Marc Girardin dans son Tableau du seizième siècle, fait l’unité, ses passions font l’intérêt de ses mémoires. Le même critique, qui y signale une verve singulière d’imagination, cite Brantôme et Montluc parmi ces Gascons hardis, délibérés, qui, dit la Ménippée, gagnent leur vie en une heure, et qui ont décrit, sans être historiens, les hommes et les événements de leur siècle d’une manière remarquable.
  48. Lettres de Pasquier, XVIII, 2.