Les Fiancés (Montémont)/Chapitre XII

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 4p. 117-122).



CHAPITRE XII.

l’incertitude.


Ô vous, dames de la belle Écosse et de l’Angleterre, qui désirez être heureuses, ne vous mariez jamais pour posséder châteaux, domaines, mais uniquement par amour.
Les Querelles de famille.


Rose Flammock, qui avait suivi sa maîtresse dans son appartement, s’avança pour détacher le voile qu’elle avait pris en sortant du château ; mais Éveline la repoussa, en lui disant : « Pourquoi cet empressement à offrir vos services, jeune fille, lorsqu’on ne vous les demande pas ?

— Êtes-vous donc fâchée contre moi, milady ? dit Rose.

— Sans doute, répliqua Éveline ; et ce n’est pas sans motif. Vous savez dans quelles circonstances difficiles je me trouve ; vous savez ce que le devoir exige de moi ; et, cependant, au lieu de m’aider à accomplir le sacrifice qu’il m’impose, vous semblez vouloir accroître les obstacles que je puis avoir à surmonter.

— Ah ! plût au ciel que j’eusse assez d’influence sur vous pour vous diriger dans la route que vous devez suivre ! dit Rose ; vous la trouveriez facile, et, qui plus est, droite et honorable.

— Que voulez-vous dire, jeune fille ? repartit Éveline.

— Je voudrais, dit Rose, vous voir révoquer l’encouragement, je pourrais même dire le consentement que vous avez donné à ce fier baron. Il est trop grand pour inspirer de l’amour, trop fier pour vous aimer comme vous le méritez. Si vous l’épousez, vous faites alliance avec le malheur en habits dorés, peut-être même avec le déshonneur et le regret.

— Rappelez-vous, demoiselle, les services qu’il nous a rendus.

— Ses services ? dit Rose : il a exposé sa vie pour nous, c’est vrai ; mais chaque soldat de son armée n’en a-t-il pas fait autant ? Et suis-je forcée d’épouser le premier qui s’avisera d’en avoir envie, parce qu’il a tiré l’épée quand la trompette a sonné la charge ? De quelle manière entendent-ils donc ce mot de devoir dont ils se servent, ceux qui n’ont pas honte de venir réclamer la plus haute récompense qu’une femme puisse accorder, et seulement pour avoir fait ce que tout gentilhomme doit à une créature dans le malheur ? Un gentilhomme, ai-je dit ? le plus grossier paysan flamand s’attendrait à peine à des remercîments pour avoir rempli envers une femme un pareil devoir d’humanité.

— Mais les désirs de mon père ?

— Ils étaient sans doute subordonnés à l’inclination de sa fille… Je ne ferai pas à mon noble seigneur (que Dieu veuille absoudre) l’injure de supposer que, dans la circonstance la plus importante de votre vie, il eut voulu forcer votre choix.

— Mais mon vœu, mon vœu fatal ? hélas ! je peux l’appeler ainsi. Puisse Dieu me pardonner mon ingratitude envers ma patronne !

— Ceci même ne m’arrête pas, dit Rose : je ne croirais jamais que Notre Dame de Miséricorde voulût me faire payer sa protection par un hymen avec un homme que je ne pourrais aimer. Elle sourit, dites-vous, quand vous lui adressâtes votre prière : allez mettre à ses pieds les difficultés qui vous inquiètent, et vous verrez si elle ne sourira pas encore ; ou cherchez à vous faire relever de votre vœu. Obtenez une dispense au prix de la moitié de vos biens, fût-ce même de votre fortune entière ; faites, pieds nus, le pèlerinage de Rome ; faites tout au monde plutôt que de donner votre main sans votre cœur.

— Vous parlez avec chaleur. Rose, » dit Éveline en soupirant. « Hélas ! ma chère maîtresse, c’est avec cause. N’ai-je pas vu un ménage d’où l’amour était banni, où, quoiqu’il y eût des vertus, de bonnes intentions, et une fortune suffisante, tous ces biens se trouvaient empoisonnés par des regrets non-seulement inutiles, mais même criminels.

— Cependant il me semble, Rose, que le sentiment de ce que nous devons à nous-mêmes et aux autres, si nous voulons l’écouter, peut nous guider et nous soutenir même dans la situation que tu viens de décrire.

— Il peut nous épargner de la honte, mais non de la douleur, répondit Rose. Et pourquoi nous précipiter les yeux ouverts dans des circonstances où le devoir doit être en guerre avec l’inclination ? pourquoi vouloir ramer contre le vent et le courant, quand vous pouvez profiter si facilement de la brise ?

— Parce que le voyage de ma vie est en opposition avec les vents et le courant, répondit Éveline. C’est ma destinée, Rose.

— Elle n’est telle que parce que vous le voulez bien, répondit Rose. Oh ! si vous aviez pu voir les joues pâles, les yeux enfoncés et l’air abattu de ma pauvre mère !… Hélas ! j’en ai trop dit.

— Vous parliez donc de votre mère, dit sa jeune maîtresse, quand vous m’avez peint cette union malheureuse ?

— Hélas ! oui, c’était d’elle, dit Rose en fondant en larmes : j’ai découvert ma honte pour vous préserver du malheur. Quoique innocente, elle fut la plus infortunée des femmes ; si infortunée, que, sans sa fille, la rupture de la digue et l’inondation dans laquelle elle périt eussent été pour elle ce qu’est le repos de la nuit au laboureur fatigué. Elle avait un cœur comme le vôtre, créé pour aimer et pour être aimé : ce serait faire honneur à ce fier baron que de lui accorder autant de bonnes qualités que mon père en a ; et cependant aucune femme ne fut plus malheureuse. Ô ma bonne maîtresse ! que son exemple ne soit pas perdu pour vous : hâtez-vous de rompre cette funeste union.

Éveline rendit à la tendre jeune fille qui s’était emparée de ses mains, la pression dont elle accompagnait des conseils dictés par le plus tendre attachement, et murmura, en poussant un profond soupir : « Rose, il est trop tard.

— Jamais, jamais, » dit Rose en regardant avec empressement autour d’elle. Où est tout ce qu’il faut pour écrire ? Souffrez que j’aille chercher le père Aldrovand et que je lui communique votre volonté ; mais non, le bon père a les yeux trop fixés sur les grandeurs du monde qu’il croit avoir abandonnées : ce ne serait pas un secrétaire sûr. J’irai moi-même trouver le lord connétable, moi que son rang ne peut éblouir, ses richesses séduire, ou son pouvoir intimider. Je lui dirai qu’il n’agit pas envers vous en chevalier, en insistant sur l’accomplissement de la promesse de votre père, dans un moment où vous êtes livrée à l’abattement et à la douleur ; que ce n’est ni la conduite d’un chrétien que de retarder l’exécution de ses vœux dans le but de se marier, ni celle d’un honnête homme que de contraindre une jeune fille dont le cœur ne s’est pas décidé en sa faveur, ni même celle d’un homme sage que d’épouser une femme qu’il va se trouver forcé d’abandonner presque aussitôt à la solitude ou aux dangers d’une cour corrompue.

— Vous n’aurez jamais le courage de remplir une telle mission, Rose, » dit sa maîtresse en souriant à travers ses larmes.

« Je n’en aurais pas le courage ! et pourquoi pas ? mettez-moi à l’épreuve, répondit la jeune Flamande. Je ne suis ni un Sarrasin ni un Gallois : sa lance et son épée ne m’épouvantent pas. Je ne suis pas sous ses ordres ; je lui dirai hardiment, si vous voulez m’y autoriser, qu’il n’est qu’un homme égoïste qui couvre d’un voile spécieux et honorable des vœux dont le but secret est la satisfaction de sa passion et de son orgueil, et qui fait sonner bien haut des droits qui ne sont fondés que sur un service réclamé par l’humanité. Et tout cela, parce qu’il faut au grand de Lacy un héritier de sa noble maison, que son gentil neveu n’est pas assez digne de devenir son représentant, attendu que sa mère était Anglo-Saxonne, et que l’héritier en question ne doit avoir dans les veines que du sang normand. C’est pour cela que lady Éveline Berenger, dans la fleur de sa jeunesse, doit épouser un homme qui pourrait être son père, et qui, après l’avoir abandonnée sans protection pendant des années, vieilli par la fatigue des armes, aura à son retour l’air de son grand-père.

— S’il est si scrupuleux sur la pureté de lignage, dit Éveline, il se rappellera peut-être ce qu’un homme aussi versé que lui dans l’art héraldique ne peut manquer de savoir, que je suis aussi d’origine saxonne du côté de la mère de mon père.

— Oh, reprit Rose, il oubliera cette tache dans l’héritière de Garde-Douloureuse.

— Fi donc, Rose, tu lui fais injure en l’accusant d’avarice.

— C’est possible, dit Rose ; mais il est ambitieux sans contredit, et j’ai entendu dire que l’avarice était sœur bâtarde de l’ambition, quoique cette dernière soit honteuse de la parenté.

— Vous parlez avec trop de hardiesse, damoiselle, dit Éveline et tout en rendant justice à votre attachement, je dois réprimer cette manière de l’exprimer.

— Ah ! si vous prenez ce ton-là, j’ai fini, dit Rose ; je puis parler librement à Éveline que j’aime et dont je suis aimée ; mais vis-à-vis de la châtelaine de Garde-Douloureuse, armée de tout l’orgueil normand (dont il vous plaît quelquefois de vous entourer), je n’ai plus qu’à faire la révérence aussi bas qu’il convient à ma condition, et à me garder de mettre dans mes paroles plus de vérité qu’elle ne veut en entendre.

— Tu es une étrange, mais une excellente créature, dit Éveline ; quiconque ne te connaîtrait pas ne pourrait jamais croire que cet extérieur doux et enfantin cachât en toi une âme ardente. Il faut effectivement que ta mère ait été sensible et passionnée comme tu me l’as dit ; car pour ton père… Allons, ne t’arme pas pour sa défense avant qu’il ne soit attaqué : je voulais dire seulement qu’un sens droit et un jugement sûr me paraissent ses qualités les plus remarquables.

— Et je voudrais vous en voir profiter, lady, dit Rose.

— Aussi ferai-je ce qui sera convenable ; mais il me semble que ce n’est pas le conseil qu’il faut dans l’affaire dont nous parlons en ce moment, dit Éveline.

— Vous ne le connaissez pas, répondit Rose Flammock, et ne l’appréciez pas ce qu’il vaut. Un jugement sain est semblable à l’aune du marchand, qui, ordinairement employée pour mesurer des étoffes grossières, donne avec la même exactitude la longueur des soies de l’Inde ou du drap d’or.

— Eh bien ! c’est bon ; mais cette affaire ne presse pas. Laissez-moi maintenant, Rose, et envoyez-moi Gillian, la femme de chambre. J’ai des ordres à lui donner au sujet du transport et de l’emballage de ma garde-robe et de mes effets.

— Cette Gillian, cette femme de chambre, est bien avant dans vos bonnes grâces depuis quelque temps, dit Rose ; il n’en a pas toujours été de même.

— Je n’aime pas plus ses manières que toi, dit Éveline ; mais c’est la femme du vieux Raoul, et elle était en quelque sorte une demi-favorite de mon père, qui, semblable à d’autres hommes, s’était peut-être laissé prendre par cette hardiesse que nous regardons comme inconvenante dans les personnes de notre sexe. D’ailleurs, il n’y a pas dans le château une femme aussi habile qu’elle à emballer.

— Je conviens, dit Rose en souriant, que cette dernière raison lui donne des droits incontestables aux bonnes grâces d’une dame, et je vais vous envoyer promptement dame Gillian : mais suivez mon avis, lady ; qu’elle fasse ses malles et ses paquets, et ne souffrez pas qu’elle babille sur ce qui ne la regarde pas. »

En disant ces mots, Rose quitta l’appartement, et sa jeune maîtresse la regarda partir en silence, puis elle murmura : « Rose m’aime véritablement, mais elle se mettrait plus volontiers à la place de la maîtresse qu’à celle de la suivante, et puis elle est un peu jalouse de toute personne qui m’approche. Il est bien étrange que je n’aie pas vu Damien de Lacy depuis mon entrevue avec le connétable. Il craint peut-être de trouver en moi une tante sévère ! »

Mais les domestiques qui vinrent en foule lui demander des ordres firent bientôt prendre un autre cours à ses pensées, qui cessèrent d’être relatives à sa situation. Avec la flexibilité naturelle à la jeunesse, elle promit de s’en occuper une autre fois, d’autant plus que la perspective n’en était pas fort agréable.