Les Flûtes alternées/À deux Amants

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Les Flûtes alternéesA. Lemerre (p. 102-106).


IX

À DEUX AMANTS


Toi, le poète ami des songes magnanimes,
Vous, l’amante au cœur pur comme l’eau des torrents,
Montez superbement dans vos chemins sublimes ;
Car la beauté vous sacre et l’amour vous fait grands.

Vos cœurs sont deux trépieds où luit la même flamme,
Deux astres se levant sur les monts à la fois ;
Vous êtes deux esprits et ne formez qu’une âme ;
Tous deux pour dire : Aimons ! vous n’avez qu’une voix.

Vous allez librement, hors des lois, hors des règles,
Rompant tous les liens, jetant tous les fardeaux
Et secouant l’insulte ainsi que font les aigles
Quand la pluie a mouillé les plumes de leurs dos.

 
Il faut bien que l’envie entre et siffle en vos fêtes,
Puisque vous êtes beaux, nobles, joyeux, épris ;
La foule en murmurant vous suit, puisque vous êtes
Forts comme des héros, fiers comme des proscrits.

Vous volez, vous planez : le ver vous hait ; c’est juste.
Le chêne qui répand de l’ombre comme vous
Est dans l’âpre forêt jalousé par l’arbuste ;
Les lions du désert sont enviés des loups.

Qu’importe ? Allez, fuyez ! La solitude est vaste
Au faîte où n’atteint pas la rumeur du ravin,
Où l’air est si limpide, où le vent est si chaste
Que le bruit d’un baiser semble un soupir divin.

Altiers et dédaigneux des lâchetés serviles,
Passez, pareils à ceux qui vont les yeux levés
Et qui ne sentent pas rejaillir, dans les villes,
Sur leurs robes d’azur la fange des pavés.

Avec la bien-aimée assieds-toi sur la grève
Et dis-lui que la mer est moins profonde encor
Que ta pensée en proie à l’ouragan du rêve ;
Dis-lui que l’alcyon prend un moins large essor.

 
Poète, emporte-la loin des cités humaines
Vers la plage déserte ou les hautes forêts
Et berce-la longtemps dans l’ombre où tu la mènes
Comme un enfant qu’on charme avec des mots secrets.

Sois le guide obéi, le maître qui dévoile
Les routes du mystère à ses regards pieux
Et celui qui murmure en nommant une étoile :
Tous les astres du ciel, je les vois dans tes yeux.

La nature immortelle a des retraites closes
Où, comme dans un bois qu’émeut le vent d’été,
L’homme sent tout à coup errer parmi les choses
Le souffle de la vague et grave éternité.

Aime, tressaille, entends ! le flot mugit : résonne !
Au zéphyr du matin chante avec l’épi mûr,
Chante avec les rameaux de l’arbre qui frissonne,
Avec les nids cachés dans le feuillage obscur !

Mêle à tous tes accents, mêle à tous tes poèmes
Où s’éveille et bruit un univers d’amour
Toutes les voix de l’aube et tous les chants suprêmes
Qu’à l’amoureuse nuit chante en mourant le jour.

 
Songe que pour toi seul, dans le silence et l’ombre,
Elle a de ses cheveux déroulé le manteau
Et que c’est pour toi seul qu’à l’heure auguste et sombre
Elle a suivi la route et gravi ton coteau.

Souviens-toi qu’un instant illumina ta vie
Comme un splendide éclair de nocturnes sommets
Et que rien, serments, pleurs, gloire, ivresse assouvie,
Rien, si ce n’est l’amour, ne le paiera jamais.

Et toi, la pâle amie à l’anxieux sourire,
Qui presses de tes mains ton cœur humilié
Et, sachant qu’au bonheur l’amour peut seul suffire,
Ne regrettes plus rien et n’as rien oublié,

Sois belle, ô fière enfant ! Sois sainte et sois bénie
Pour avoir, ô colombe offerte aux nobles Dieux !
Immolé ta jeunesse à l’autel du génie
Et suspendu ton voile au temple radieux.

Verse ton âme ainsi qu’une urne qui s’épanche,
Verse tous tes pardons comme un baume royal
Et fais éperdument palpiter l’aile blanche
Du baiser infini dans l’azur idéal.

 
Allez, tous deux ! Allez, poète ! Allez, amante,
Comme un couple d’aiglons planant en liberté
Dans le bleu firmament où se tait la tourmente,
Comme deux astres d’or unissant leur clarté !

Allez, vous qui, trop grands pour nos sorts éphémères
Filés d’espoirs déçus, d’amertume et de deuil,
Vous évanouissez sur l’aile des chimères
Dans la paix glorieuse et sombre de l’orgueil.