Les Flûtes alternées/Hymen

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Les Flûtes alternéesA. Lemerre (p. 122-125).


XVI

HYMEN


Depuis l’heure où gisant sur sa couche d’érable
Et bénissant la nuit et ton père et les Dieux,
Pour la première fois ta mère vénérable
Sur ton cher front dans l’ombre abaissa ses doux yeux,

Trente hivers sur les monts ont épaissi leur brume,
Trente fois les pasteurs ont fui le noir coteau,
Trente fois le feu clair rougit l’âtre qui fume,
Trente fois les forêts ont semé leur manteau,

Et trente fois aussi dans les saisons vermeilles,
Sous la faulx éclatante a fléchi la moisson,
Trente fois les raisins ont empourpré les treilles
Et les roses fleuri le mur de ta maison.

 
Il est temps, — car ta vie épanouie et forte
Atteint le faîte heureux sans redescendre encor, —
Au grave et chaste hymen d’ouvrir enfin ta porte
Et d’aller à la ville acheter l’anneau d’or.

Il est temps que l’esclave industrieuse couse
La tunique de laine et brode un voile épais
Pour vêtir à ton seuil l’irréprochable épouse
Dont le cœur est candide et dont l’âme est en paix.

Choisis-la jeune, vierge et pudique, avant l’âge
Où les rudes bouviers, amis de Pan, le soir,
Entraînent en riant sous le sombre feuillage
Les filles aux bras nus qui rentrent du lavoir.

Née un jour favorable et d’une race antique,
Fière comme un grand lys dans un jardin d’été,
Qu’elle répande autour du foyer domestique
Ainsi que des parfums sa grâce et sa beauté.

Au chant soudain du coq se levant la première,
Diligente et déjà parée au point du jour,
Elle partagera la tâche coutumière
Aux serviteurs nombreux, éveillés à leur tour.

 
Les laboureurs riront en la voyant paraître
Lorsque, midi qui flambe invitant au repos,
Elle viendra poser sur la table de hêtre
Les gâteaux de farine et le lait des troupeaux.

Et c’est elle, au moment où le soir devient sombre,
Où l’on entend des voix dans les sentiers herbeux,
Qui marquera d’un trait sur la porte le nombre
Des chars de blé rentrant au pas pesant des bœufs.

Puis, quand la nuit divine emplit les chambres hautes,
Sous la lampe de bronze assise loin des yeux,
Sans interrompre en vain les longs récits des hôtes
Et toujours attentive aux conseils des aïeux,

Qu’elle file en silence, enroule et développe
Sur le rouet bruni les soyeux écheveaux
Et se plaise à guider, pareille à Pénélope,
L’aiguille familière et prompte aux beaux travaux.

Telle, comme un trésor mystérieux, la femme
Prodigue de son cœur, riche de sa raison
Et chère à son époux et moitié de son âme,
Dans la paix et l’amour fait croître la maison.

 
Et se glorifiant, nourrice au sein robuste,
De l’orgueilleux fardeau de ses maternités,
Elle offre sans faiblir à la patrie auguste
Le sang tumultueux des fils qu’elle a portés.

Qu’ainsi la chaste épouse au devoir asservie
Fasse autour de ton nom rayonner sa vertu,
Afin qu’au soir limpide et doré de ta vie,
Incliné par les ans, mais non pas abattu,

Tu graves de ta main sur ta future stèle :
— Celui-ci, dont l’épouse orna les jours pieux,
Eut ce destin propice, ayant vécu près d’elle,
Jalousé des humains, d’être envié des Dieux.