Les Flûtes alternées/Lettre

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Les Flûtes alternéesA. Lemerre (p. 119-121).
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XV

LETTRE


C’était hier, amie, et le ciel était bleu
Et nos yeux pleins de pleurs. S’aimer, se dire adieu,
Être emporté là-bas ! Le sanglot qu’on étrangle
Vous étouffe ; on se tait, on se quitte ; à chaque angle
Du chemin qui s’allonge on croit voir brusquement
Le spectre de l’oubli surgir ; à tout moment
On sent s’approfondir la solitude ; on entre
Dans l’inconnu lugubre ainsi que dans un antre
Obscur, où sans écho l’ombre assourdit les pas.

Hier, ô bien aimée ! Hier ! oh ! n’est-ce pas
Que ces lambeaux du temps, un jour, une heure même,
Sont, si lents et si lourds, des siècles quand on aime ?
C’est hier seulement que les arbres du bois

Nous ont versé leur paix pour la dernière fois,
Que la source a miré tes languissants sourires,
Que j’ai vu voltiger dans l’air que tu respires
Le martinet fidèle au toit de nos amours.
Lui, du moins, pour partir, attend que les beaux jours
Aient effeuillé leurs fleurs et fané leur couronne.
Tout pâlit loin de toi ; l’ombre qui m’environne
A la tragique horreur de votre ombre, ô cyprès !
Dans la vallée étroite où, seul, je m’égarais,
J’ai vainement cherché les fleurs qui te sont chères.
Aux pentes des coteaux onduleux, des vachères
Gardent des troupeaux roux et chantent leur chanson.
Plus haut, les monts abrupts qui ferment l’horizon
Dans l’azur déchiré pointent leurs pics de neige.
Tout est splendide, altier, pur. Où suis-je ? Que sais-je ?
Loin de toi. Du coin d’ombre où parfois je m’assieds
J’entends un torrent noir sangloter à mes pieds.
La cascade, arc-en-ciel liquide, se lamente
Et rejaillit en pleurs sur la roche écumante.
L’herbe sous la rosée, au bord du lac profond
Le pin, le roc mouillé, le glacier bleu qui fond,
La cime où le soleil meurt sur la neige rose,
Tout, ô ma bien-aimée ! a des larmes. Morose,
Errant comme un proscrit que n’invite aucun seuil,

J’attriste la nature auguste de mon deuil.
Du haut de la montagne, amèrement gravie,
Je crie à la nuée : — Où vas-tu ? Je t’envie,
Nuage, que le vent entraîne. — À l’aquilon :
— Le désir de mon âme a l’aile de l’aiglon. —
Et je dis : — Éclatants étés, soyez rapides !
Que les frimas hâtifs glacent vos eaux limpides,
Lacs ! Chênes, châtaigniers, séchez vos rameaux verts !
Montagne, que revêt le linceul des hivers,
Interdis tes sommets au feu mourant du pâtre !
Automne d’or, rends-moi l’intimité de l’âtre,
Où, grave, au moindre bruit du dehors tressaillant,
Elle s’assied, fidèle, et rêve en travaillant,
Tandis qu’oubliant tout, l’exil, la solitude,
Nature ! tes splendeurs, monts ! la majesté rude
De vos rocs entassés par les poings des Titans,
Ô ma seule beauté ! là-bas où tu m’attends,
Vers l’agreste, amoureuse et paisible demeure
Je reviendrai, joyeux, le cœur en fête, à l’heure
Où, voyageur ailé qui fuit au premier froid,
Le martinet frileux désertera ton toit.