Les Flûtes alternées/La Pitié de l’Amour

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XVII

LA PITIÉ DE L’AMOUR


Puisque échanson divin, Éros nous tend sa coupe,
Puisque le blanc cheval Pégase prend en croupe
Nos destins, nos désirs, nos rêves fabuleux
Et nous jette, effarés, dans les infinis bleus,
Puisque le ciel profond s’ouvre, puisque la joie
Comme un soleil d’été sur notre amour flamboie,
Puisque les Dieux jaloux disent sans doute entre eux :
— Nous sommes tout puissants, mais eux sont amoureux,
Aimons ! Puisqu’il suffit, ô belle, que tu passes
Dans le bois où ta main courbe les branches basses
Pour que le bois bourgeonne et pare ton chemin
De fleurs d’azur, de fleurs de neige et de carmin,
Puisque tout l’univers s’unit à notre fête,
Puisque du mont sacré nous conquérons le faîte,

Aimons, soyons heureux !

Mais je tremble parfois
Et j’hésite et je songe et j’ai peur quand je vois
Tant de clarté soudaine illuminer nos âmes.
Les pleurs qu’à nos baisers aujourd’hui nous mêlâmes
Sont peut-être la source amère d’autres pleurs.
On oublie en aimant que la nuit monte ailleurs ;
On ne sait plus que l’homme agonise et succombe,
Que la voie où l’on marche aboutit à la tombe,
Que plus on est épris, ivre, ardent, éclatant,
Plus la chute est profonde et plus bref est l’instant.
À force de planer on ne voit plus dans l’ombre
La pâle humanité qui se débat et sombre
Dans le flot débordant des maux toujours accrus ;
On suit des yeux là-haut des astres apparus
Et l’on n’aperçoit plus, de la cime étoilée,
L’obscure foule errante au fond de la vallée.

Qui le sait ? Qui le sait ? Peut-être en nous aimant
Offensons-nous le ciel par notre isolement ?
Peut-être notre joie, hélas ! est-elle impie,
Et faut-il, ô terreur ! que tout bonheur s’expie ?
Nous rions, nous chantons, ô doute ! Avons-nous droit

À la chaleur du nid lorsque d’autres ont froid,
À la coupe fumante où nos lèvres avides
S’enivrent, quand la soif brûle des bouches vides ?
Pourquoi tressaillons-nous quand nous croisons, le soir,
Une femme aux pieds nus qui sort du hallier noir,
Courbée et gémissant sous la ramée humide ?
Pourquoi le mendiant que le jour intimide,
L’humble vieillard qui prie, accroupi sous l’auvent,
Se dresse-t-il parfois comme un remords vivant ?
Dans la chambre amoureuse, auprès de la fenêtre,
Nous accueillons, joyeux, le rayon qui pénètre
Comme un blond messager du firmament venu ;
Et nous songeons soudain au bouge obscur et nu,
À l’âtre abandonné qui meurt dans la chaumière,
À la morne prison, sans air et sans lumière,
Aux souterrains muets, au bagne, au cabanon,
Où le crime et la faim portent le même nom,
Aux furtives amours dans les viles auberges,
Aux baisers furieux volés dans l’ombre aux vierges.

Aimons ! Mais inclinés sur les maux fraternels,
De l’angoisse terrestre entendons les appels,
Ainsi que les pasteurs, sur les cimes dorées,
Prêtent l’oreille aux voix des brebis égarées.

Aimons ! Mais de nos cœurs, de nos yeux, de nos mains
Laissons à larges flots couler sur les humains
Le baume inépuisé des pitiés secourables.
Être les seuls heureux parmi les misérables,
Ô crime involontaire et jamais racheté
Par assez de douceur, de larmes, de bonté !

Ô bien-aimée ! alors que notre âme profonde
S’ouvre et s’épanouit au soleil qui l’inonde,
Humbles et pardonnés, penchons-nous vers la nuit,
Et pensons gravement, à l’heure où le jour fuit,
Aux martyrs de la vie, aux vaincus de l’épreuve,
À l’orphelin sans gîte, au vieillard, à la veuve
Dont les doigts alourdis guident en vain le fil,
Au proscrit qui médite et pleure dans l’exil,
À la vierge qui lutte et qu’un soir la débauche
Pour l’œuvre inavouable et mercenaire embauche,
À ceux qui n’ont point vu, dès l’enfance, au foyer,
Une mère aux doux yeux de leurs jeux s’égayer,
Et surtout, — oh ! surtout penchons sur eux notre âme ! —
À ceux-là qui, livrés à l’ignorance infâme,
Sans lueur sur le front, sans amour, sans flambeau,
Ont descendu vivants les marches du tombeau.

Comme la nuit qui vient, sois belle et sois confuse.
Ayons l’amour pour loi, la bonté pour excuse,
Amie ! Autour de nous le ciel s’étoile encor,
Le jardin sidéral assemble ses fleurs d’or ;
Tout est calme, béni, candide. Sur la branche
L’oiseau dort, et la source au fond du bois épanche
Plus lentement son urne à travers les roseaux.
Un ange familier descend sur les berceaux,
Tandis que le baiser, rose que l’ombre cueille,
Aux lèvres des amants languissamment s’effeuille.
L’obscurité s’emplit de larmes et d’amour,
Viens ! Sur le loup, le cerf, traqués pendant le jour,
Sur l’épi qu’on foula, sur la plante brisée
La pitié de la nuit tombe avec la rosée.
Viens ! Car les Dieux aussi nous gardent leurs pardons,
Pourvu que de l’azur où nous nous évadons,
Pieux, émus, pensifs, nous répandions sans cesse
Sur l’homme, au mal voué, l’abandon, la faiblesse,
Sur tous les châtiments, sur toutes les douleurs,
Notre amour attendri, comme la nuit ses pleurs.