Les Flûtes alternées/Paysage

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Les Flûtes alternéesA. Lemerre (p. 143-145).
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I

PAYSAGE


Le temps implacable ravage
Les fronts, les cœurs, les lieux charmants.
Te souviens-tu de ce rivage
Qui fut cher à tous les amants ?

C’était au fond d’un golfe où l’onde
Pleine de radieux frissons
Baignait une plage plus blonde
Que la mer fauve des moissons.

De royales architectures
Jusque dans les flots azurés
Laissaient ruisseler des tentures
Et des brocarts sur leurs degrés.

 
Là, des pigeons aux gorges bleues
Se becquetaient en roucoulant ;
Là, des paons déployaient leurs queues
Sur les rampes de marbre blanc.

Des fûts s’enguirlandaient de roses
En émergeant du sable roux.
L’air était pur, les lointains roses ;
Tout le printemps flottait sur nous.

Et sur l’eau fraîche, sur l’eau claire,
Comme prête à prendre l’essor,
Se balançait une galère
Aux pavillons de soie et d’or.

Elle invitait au beau voyage,
Au voyage qu’on fait à deux,
Dont l’Amour, fidèle ou volage,
Est le pilote hasardeux.

À l’ouest que le soir illumine,
Un mythologique coteau
Se hérissait d’une ruine,
Temple croulant ou vieux château.

 
Et soudain, par les embrasures,
Avant de mourir, le soleil
De la pourpre de ses blessures
Inondait le débris vermeil.

Au seuil de la nuit illusoire,
Nous regardions, l’œil ébloui,
Couler à travers l’arche noire
Le sang de l’astre évanoui.

Ô bien-aimée ! ainsi nos âmes
Ont des ruines à côté
Des blancs palais où nous aimâmes.
Au bord de ce golfe enchanté.

Le temps implacable ravage
Les fronts, les cœurs, les lieux charmants.
Te souviens-tu de ce rivage
Qui fut cher à tous les amants ?