Les Forces éternelles/Componction

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Comtesse de Noailles ()
Arthème Fayard & Cie, éditeurs (p. 92-93).

COMPONCTION


J’ai mis mon cœur avec de jeunes morts naguère,
Mais comment vous parler, soldats morts dans la guerre,
Immensité stoïque et gisante, par qui,
À votre exclusion, tout bien nous fut acquis ?
— Un million de morts, et chaque mort unique :
Un mourant, sa fierté, sa foi, son dénûment,
Sa pitié de soi-même à son dernier moment,
Cette acceptation secrète et nostalgique,
Et l’univers humain qui s’évade d’un corps
Comme un vol effrayé de fuyantes abeilles !
Les leçons de Virgile et celles de Corneille,
Les horizons, l’orgueil, le plaisir, les efforts,
L’espérance, tout est abattu lorsque tombe
Un de ces beaux vivants qui désigne sa tombe
Et la creuse, étendu, de la tête aux talons…
— Avons-nous vraiment dit parfois : « Le temps est long »

Quand nous étions étreints par l’attente et l’angoisse ?
Mais eux, membres épars, noms légers qui s’effacent,
Histoire écrite avec le silence et l’espace,
Souterraine torpeur, le secret de chacun
À jamais enfoui dans le sol froid et brun,
Eux, dont vont se perdant la mémoire et la trace,
Eux, moins que la rosée et moins que le parfum !

— Mais non, vous n’êtes plus ni morts ni solitaires,
Buée aérienne et vigueur de la terre !
Vous ne vous dressez plus contre d’autres humains,
Bonté tragique, inerte et dissoute des mains !
Vous qui fûtes l’honneur, la douleur, le courage,
Jeunes corps à la fois épouvantés et sages,
Qui, voyant se lever vos meurtriers matins,
Étés tranquillement entrés dans le destin.
Morts émanés des bois, des routes et des plaines,
Vous qui contre la guerre à jamais protestez
Par le divin soupir des calmes nuits d’été.
Vous enseignez la paix, vous repoussez la haine,
Vous exigez qu’on croie à la bonté humaine,
Vous portez l’avenir sur vos cœurs essaimes.
Infinité des morts, qui permettez d’aimer !…