Les Forces éternelles/Les bords de la Marne

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Comtesse de Noailles ()
Arthème Fayard & Cie, éditeurs (p. 11-12).
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LES BORDS DE LA MARNE



La Marne, lente et molle, en glissant accompagne
Un paysage ouvert, éventé, spacieux.
On voit dans l’herbe éclore, ainsi qu’un astre aux cieux,
Les villages légers et dormants de Champagne.

La Nature a repris son rêve négligent.
Attaché à la herse un blanc cheval travaille.
Les vignobles jaspés ont des teintes d’écaille
À travers quoi l’on voit rôder de vieilles gens.

Un automnal buisson porte encor quelques rases.
Une chèvre s’enlace au roncier qu’elle mord.
Les raisins sont cueillis, le coteau se repose,
Rien ne témoigne plus d’un surhumain effort
Qu’un tertre soulevé par la forme d’un corps.


— Dans ce sol, sans éclat et sans écho, s’incarnent
Les héros qui, rompus de fatigue et de faim,
Connaissant que jamais ils ne sauront la fin
De répique bataille à laquelle ils s’acharnent,
Ont livré hardiment les combats de la Marne.

La terre les recouvre. On ne sait pas leur nom.
Ils ont l’herbe et le vent avec lesquels ils causent.
Nous songeons.
Nous songeons. Par delà les vallons et les monts
On entend le bruit sourd et pâmé du canon
S’écrouler dans l’éther entre deux longues pauses.
Et puis le soir descend. Le fleuve au grand renom,
À jamais ignorant de son apothéose,
S’emplit de la langueur du crépuscule, et dort.

Je regarde, les yeux hébétés par le sort,
La gloire indélébile et calme qu’ont les choses
Alors que les hommes sont morts…

Octobre 1916.