Les Forces éternelles/Quoi ! je me plains de toi…

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Comtesse de Noailles ()
Arthème Fayard & Cie, éditeurs (p. 55-59).

QUOI ! JE ME PLAINS DE TOI…



Quoi ! je me plains de toi, Éternité sacrée,
Nature au cœur puissant !
Je m’afflige soudain de ta sainte durée,
Moi qui suis ton passant !

Je disparais, tu es ; mais j’ai le bénéfice
De ta ténacité.
Quand l’avenir me guide au bord du précipice
Je goûte ton été.

M’avais-tu donc promis, au jour de ma naissance,
Quand nous nous emmêlions.
Quand le destin joignait à ma tendresse immense
La force des lions.


Que nous ferions ensemble, et jusqu’au bout des âges,
Le studieux trajet
Pour quoi le sort m’avait accordé le courage
Et tout l’amour que j’ai !

D’où vient cette pensive et triste acrimonie
Qui s’irrite en mon sang,
Quand je songe qu’un jour, de ta course infinie,
Mes yeux seront absents ?

— Ce matin j’ai revu l’irruption joyeuse
De ton brusque printemps :
Chaque bourgeon dardait sa sève curieuse
Comme un regard pointant.

La neige avait encore, étincelante et nette,
Sur le gazon laissé
En touffes de cristal ses froides pâquerettes
Et ses astres glacés.

Mais déjà les bourgeons montraient sur chaque branche
Ce gonflement frisé
Qui témoigne qu’en jets de fleurs roses ou blanches
Leur nœud va se briser.


La forêt, froide encor, paraissait épaissie
Par ce fin verdoiement.
J’entendais chuchoter l’active poésie
Dans tout crépitement.

Et je songeais, mêlée au miracle ineffable
De l’éternel retour :
Ainsi, le paysage est bon comme une fable.
Rêveur comme l’amour,

Par mon souffle j’absorbe et je guide en mon être
L’azur, l’espace, l’eau ;
Je sens qu’en respirant, dans ma gorge pénètre
Jusqu’au chant des oiseaux !

Aussi bien que mon sang, dans mes veines palpite
La nature sans bord ;
L’éther, archange bleu, subtilement visite
Les fibres de mon corps ;

Le sol vivant, les flots, les acides verdures
Qui semblent s’allaiter
Au pétillant espace, où ruisselle et murmure
La calme quantité


Du temps, de tous les temps que jamais rien n’épuise,
Ô monde ! tout consent
À me verser sa paix, sa tiédeur et sa brise,
À moi, faible passant !

Et je vais m’insurger ? Et je fais un reproche
À cet azur bénin
De ne pas conférer l’éternité des roches
À mon humble destin ?

— Non, non, mon cœur n’a pas, ô siècle des batailles,
Tout regorgeant de morts,
L’audace de mêler à vos grandes entailles
L’abîme de mon sort.

L’indigne volupté de souhaiter de vivre.
Alors que sont éteints
Les juvéniles corps dont l’Histoire s’enivre.
Jamais plus ne m’étreint.

Mais si j’ose songer à mon léger passage
Parmi de neufs rosiers.
Si parfois je soupire, « Ô nature, est-il sage
Que vous m’éconduisiez ? »


Si je m’appuie encor, bien qu’ayant, je le jure,
Tout fui, tout rejeté,
À ces grands ciels des nuits où l’on prend la mesure
De ce qu’on a été,

C’est que mon triste esprit est tout chargé, mes frères,
De vos mortels exploits,
Et que j’ai fait de lui votre urne funéraire,’
Qui se brise avec moi !…



Mars 1916.