Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/III/09

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Traduction par Henri Mongault.
NRF (1p. 150-155).

IX

Les sensuels

Grigori et Smerdiakov accouraient à la suite de Dmitri. Ils avaient lutté avec lui dans le vestibule, pour l’empêcher d’entrer, conformément aux instructions données par Fiodor Pavlovitch quelques jours auparavant. Profitant de ce que Dmitri s’était arrêté une minute pour s’orienter, Grigori fit le tour de la table, ferma les deux battants de la porte du fond, qui conduisait aux chambres intérieures, et se tint devant cette porte, les bras étendus en croix, prêt à en défendre l’entrée jusqu’à son dernier souffle. Ce que voyant, Dmitri rugit plutôt qu’il ne cria, et se précipita sur Grigori.

« Ainsi elle est là ! C’est là qu’on l’a cachée ! Arrière, gredin ! »

Il voulut écarter Grigori, mais celui-ci le repoussa. Fou de rage, Dmitri leva la main et frappa Grigori de toute sa force. Le vieillard s’affaissa comme fauché, et Dmitri, enjambant son corps, força la porte. Smerdiakov, pâle et tremblant, était resté à l’autre bout de la table, serré contre Fiodor Pavlovitch.

« Elle est ici, cria Dmitri, je viens de la voir se diriger vers la maison, mais je n’ai pu la rejoindre. Où est-elle ? Où est-elle ? »

Ce cri, « Elle est ici » fit une impression inexplicable sur Fiodor Pavlovitch, toute sa frayeur disparut.

« Arrêtez-le, arrêtez-le ! » glapit-il en se précipitant à la suite de Dmitri.

Cependant Grigori s’était relevé, mais restait encore abasourdi. Ivan et Aliocha coururent pour rattraper leur père. On entendit dans la chambre voisine le fracas d’un objet brisé en tombant. C’était un grand vase de peu de valeur, placé sur un piédestal en marbre que Dmitri avait heurté en passant.

« Au secours ! » hurla le vieux.

Ivan et Aliocha le rejoignirent et le ramenèrent de force dans la salle à manger.

« Pourquoi le poursuivez-vous ? Il serait capable de vous tuer, s’écria Ivan avec colère.

— Ivan, Aliocha ! Grouchegnka est ici, il dit qu’il l’a vue entrer. »

Fiodor Pavlovitch perdait l’haleine. Pour cette fois il n’attendait pas Grouchegnka, et la nouvelle imprévue de sa présence troublait sa raison. Il était tout tremblant, il avait comme perdu l’esprit.

« Vous avez vu vous-même qu’elle n’est pas venue, cria Ivan.

— Mais peut-être par l’autre entrée ?

— Elle est fermée, cette entrée, et vous en avez la clef… »

Dmitri reparut dans la salle à manger. Naturellement, il avait trouvé, lui aussi, l’autre entrée fermée, et c’était bien Fiodor Pavlovitch qui en avait la clef dans sa poche. Toutes les fenêtres étaient également closes ; Grouchegnka n’avait donc pu ni entrer ni sortir par aucune issue.

« Arrêtez-le, hurla Fiodor Pavlovitch dès qu’il aperçut Dmitri, il a volé de l’argent dans ma chambre à coucher ! »

En s’arrachant des bras d’Ivan, il s’élança de nouveau sur Dmitri. Celui-ci leva les mains, saisit le vieillard par les deux seules touffes de cheveux qui lui restaient aux tempes, le fit pirouetter, le jeta violemment sur le plancher et lui donna encore deux ou trois coups de talon au visage. Le vieillard poussa un gémissement aigu. Ivan, quoique plus faible que Dmitri, le saisit par les bras et l’éloigna de leur père. Aliocha, l’aidant de toutes ses forces, avait empoigné son frère par-devant.

« Tu l’as tué, dément ! cria Ivan.

— Il a ce qu’il mérite, s’exclama Dmitri, haletant. Si je ne l’ai pas tué, je viendrai l’achever. Vous ne le sauverez pas.

— Dmitri, hors d’ici tout de suite ! cria impérieusement Aliocha.

— Alexéi, je n’ai confiance qu’en toi ; dis-moi si Grouchegnka était ici tout à l’heure ou non. Je l’ai vue moi-même longer la haie et disparaître dans cette direction. Je l’ai appelée, elle s’est enfuie…

— Je te jure qu’elle n’était pas ici, et que personne ne l’attendait !

— Mais je l’ai vue… donc elle… Je saurai tout à l’heure où elle est… Au revoir, Alexéi ! Pas un mot à Ésope au sujet de l’argent, mais va tout de suite chez Catherine Ivanovna, et dis-lui : « Il m’a ordonné de vous saluer, précisément de vous saluer et resaluer ! Décris-lui la scène. »

Sur ces entrefaites, Ivan et Grigori avaient relevé et installé le vieillard sur un fauteuil. Son visage était ensanglanté, mais il avait sa connaissance. Il lui semblait toujours que Grouchegnka se trouvait quelque part dans la maison. Dmitri lui jeta un regard de haine en s’en allant.

« Je ne me repens pas d’avoir versé ton sang, s’exclama-t-il. Prends garde, vieillard, surveille ton rêve, car moi aussi j’en ai un. Je te maudis et te renie pour toujours… »

Il s’élança hors de la chambre.

« Elle est ici, elle est sûrement ici, râla le vieux d’une voix à peine perceptible, en faisant signe à Smerdiakov.

— Non, elle n’est pas ici, vieillard insensé, cria rageusement Ivan. Bon ! le voilà qui s’évanouit ! De l’eau, une serviette ! Smerdiakov, vite ! »

Smerdiakov courut chercher de l’eau. Le vieux, une fois déshabillé, fut transporté dans la chambre à coucher et mis au lit. On lui entoura la tête d’une serviette mouillée. Affaibli par le cognac, les émotions violentes et les coups, il ferma les yeux et s’assoupit dès qu’il eut la tête sur l’oreiller. Ivan et Aliocha retournèrent au salon. Smerdiakov emporta les débris du vase brisé, Grigori se tenait près de la table, morne, la tête baissée.

« Tu devrais aussi te mouiller la tête et te coucher, lui dit Aliocha ; mon frère t’a frappé violemment à la tête…

— Il a osé ! proféra Grigori d’un air morne.

— Il a « osé » aussi contre son père, fit observer Ivan, la bouche contractée.

— Je l’ai lavé tout petit, et il a levé la main sur moi ! répéta Grigori.

— Si je ne l’avais pas retenu, il l’aurait tué. Il n’en faut pas beaucoup pour Ésope, murmura Ivan à Aliocha.

— Que Dieu le préserve ! s’exclama Aliocha.

— Pourquoi ? continua Ivan sur le même ton, le visage haineusement contracté. La destinée des reptiles est de se dévorer entre eux ! »

Aliocha frissonna.

« Bien entendu, je ne laisserai pas s’accomplir un meurtre. Reste ici, Aliocha, je vais faire les cent pas dans la cour, je commence à avoir mal à la tête. »

Aliocha passa dans la chambre à coucher, et demeura une heure au chevet de son père, derrière le paravent. Soudain, le vieillard ouvrit les yeux et le regarda longtemps en silence, s’efforçant de rassembler ses souvenirs. Une agitation extraordinaire se peignit sur son visage.

« Aliocha, chuchota-t-il avec appréhension, où est Ivan ?

— Dans la cour ; il a mal à la tête. Il nous garde.

— Donne-moi le petit miroir qui est là-bas. »

Aliocha lui tendit un petit miroir ovale, qui se trouvait sur la commode. Le vieillard s’y regarda. Le nez avait enflé et sur le front, au-dessus du sourcil gauche, s’étalait une ecchymose pourpre.

« Que dit Ivan ? Aliocha, mon cher, mon unique fils, j’ai peur d’Ivan ; je le crains plus que l’autre. Il n’y a que toi dont je n’ai pas peur.

— Ne craignez pas Ivan non plus ; il se fâche, mais il vous défendra.

— Aliocha, et l’autre ? Il a couru chez Grouchegnka ? Mon ange, dis-moi la vérité : Grouchegnka était-elle ici ?

— Personne ne l’a vue. C’est une illusion, elle n’était pas là !

— Sais-tu que Dmitri veut l’épouser ?

— Elle ne voudra pas de lui.

— Non, non, elle ne voudra pas de lui, s’écria le vieillard frémissant de joie, comme si on ne pouvait rien lui dire de plus agréable. — Dans son enthousiasme, il saisit la main d’Aliocha et la serra contre son cœur. Des larmes même brillèrent dans ses yeux. — Prends cette image de la Vierge dont j’ai parlé tantôt, reprit-il ; emporte-la avec toi. Et je te permets de retourner au monastère… Je plaisantais, ne te fâche pas. La tête me fait mal, Aliocha… tranquillise-moi, sois mon bon ange, dis-moi la vérité !

— Toujours la même idée ? fit tristement Aliocha.

— Non, non, je te crois ; mais va chez Grouchegnka ou tâche de la voir ; demande-lui au plus tôt — pénètre son secret — qui elle préfère : lui ou moi ? Le peux-tu ?

— Si je la vois, je lui demanderai, murmura Aliocha confus.

— Bon, elle ne te le dira pas, interrompit le vieillard, c’est une enfant terrible. Elle commencera par t’embrasser en disant que c’est toi qu’elle veut. Elle est fourbe et effrontée ; non, tu ne peux pas aller chez elle.

— En effet, mon père, ce ne serait pas convenable.

— Où t’envoyait-il, il a crié : « va » en se sauvant ?

— Chez Catherine Ivanovna.

— Pour lui demander de l’argent ?

— Non, pas pour cela.

— Il n’a pas le sou. Écoute, Aliocha, je réfléchirai pendant la nuit. Va-t’en… tu la rencontreras peut-être. Viens me voir demain matin sans faute. J’ai quelque chose à te dire. Viendras-tu ?

— Oui.

— Tu auras l’air de passer prendre de mes nouvelles. Ne dis à personne que je t’ai prié de venir. Pas un mot à Ivan.

— Entendu.

— Adieu, mon ange. Tu as pris ma défense, tout à l’heure, je ne l’oublierai jamais. Je te dirai un mot demain… mais cela demande réflexion.

— Comment vous sentez-vous, maintenant ?

— Demain, je serai sur pied, tout à fait rétabli, en parfaite santé !… »

Dans la cour, Aliocha trouva Ivan assis sur un banc, près de la porte cochère ; il notait quelque chose au crayon dans son carnet. Aliocha l’informa que le vieillard avait repris connaissance et lui laissait passer la nuit au monastère.

« Aliocha, je serais heureux de te voir demain matin, dit Ivan d’un ton aimable auquel Aliocha ne s’attendait pas.

— Je serai demain chez les dames Khokhlakov, peut-être aussi chez Catherine Ivanovna, si je ne la trouve pas chez elle maintenant.

— Tu y vas quand même ? C’est pour « la saluer et la resaluer », dit Ivan en souriant.

Aliocha se troubla.

« Je pense avoir compris les exclamations de Dmitri et un peu ce qui s’est passé. Il t’a prié d’aller la voir pour lui dire qu’il… eh bien… en un mot, pour prendre congé.

— Frère, comment ce cauchemar finira-t-il pour Dmitri et notre père ? s’exclama Aliocha.

— Il est difficile de le deviner. Peut-être que cette affaire tombera à l’eau. Cette femme est un monstre. En tout cas, il faut que le vieux reste à la maison et que Dmitri n’y entre pas.

— Frère, permets-moi encore une question. Se peut-il que chacun ait le droit de juger ses semblables, de décider qui est digne de vivre et qui en est indigne ?

— Que vient faire ici l’appréciation des mérites ? Pour trancher cette question, le cœur humain ne se préoccupe guère des mérites, mais d’autres motifs bien plus naturels. Quant au droit, qui donc n’a pas le droit de souhaiter ?

— Pas la mort d’autrui.

— Et pourquoi pas la mort ? À quoi bon mentir à soi-même, alors que tous vivent ainsi et ne peuvent sans doute vivre autrement. Tu penses à ce que j’ai dit tout à l’heure, que « la destinée des reptiles est de se dévorer entre eux » ? Me crois-tu capable, comme Dmitri, de verser le sang d’Ésope, de le tuer, enfin ?

— Que dis-tu Ivan ? Jamais cette idée ne m’est venue ! Et je ne crois pas que Dmitri…

— Merci, dit Ivan en souriant. Sache que je le défendrai toujours. Mais dans ce cas particulier, je laisse le champ libre à mes désirs. À demain. Ne me juge pas, ne me tiens pas pour un scélérat », ajouta-t-il.

Ils se serrèrent les mains plus cordialement qu’ils n’avaient jamais fait. Aliocha comprit que son frère se rapprochait de lui avec une intention secrète.