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Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/III/10

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Traduction par Henri Mongault.
NRF (1p. 155-165).

X

Les deux ensemble

Aliocha sortit de chez son père plus abattu qu’à son arrivée. Ses idées étaient fragmentaires, confuses ; lui-même se rendait compte qu’il craignait de les rassembler, de tirer une conclusion générale des contradictions douloureuses dont cette journée était faite. Il éprouvait un sentiment voisin du désespoir, ce qui ne lui était jamais arrivé. Une question dominait les autres, fatale et insoluble : qu’adviendrait-il de son père et de Dmitri, en présence de cette femme redoutable ? Il les avait vus aux prises. Le seul vraiment malheureux, c’était son frère Dmitri ; la fatalité le guettait. D’autres se trouvaient mêlés à tout cela, et peut-être davantage que ne le croyait Aliocha auparavant. Il y avait là une sorte d’énigme. Ivan lui avait fait des avances, attendues depuis longtemps, et maintenant il en éprouvait une appréhension. Autre bizarrerie : alors que tantôt il se rendait chez Catherine Ivanovna dans un trouble extraordinaire, il n’en ressentait à présent aucun ; il se hâtait même, comme s’il attendait d’elle une indication. Pourtant, la commission était encore plus pénible à faire : la question des trois mille roubles était réglée, et Dmitri, se sentant déshonoré définitivement, tomberait de plus en plus bas. En outre, Aliocha devait narrer à Catherine Ivanovna la scène qui venait de se dérouler chez son père.

Il était sept heures et la nuit tombait lorsque Aliocha arriva chez Catherine Ivanovna, qui habitait une confortable maison dans la Grand-Rue. Il savait qu’elle vivait avec deux tantes. L’une, la tante de sa sœur Agathe, était cette personne silencieuse qui avait pris soin d’elle après sa sortie de pension. L’autre était une dame de Moscou, fort digne, mais sans fortune. Toutes deux se soumettaient en tout à Catherine Ivanovna et ne demeuraient auprès d’elle que pour le décorum. Catherine Ivanovna ne dépendait que de sa bienfaitrice, la générale, que sa santé retenait à Moscou et à qui elle était dans l’obligation d’écrire deux fois par semaine des lettres très détaillées.

Lorsque Aliocha, dans le vestibule, se fit annoncer par la femme de chambre qui lui avait ouvert, il lui parut évident qu’on connaissait déjà au salon son arrivée (peut-être l’avait-on aperçu de la fenêtre) ; toujours est-il qu’il entendit du bruit, des pas précipités résonnèrent avec un frou-frou de robes, deux ou trois femmes avaient dû s’échapper. Aliocha trouva étrange que son arrivée produisît une telle agitation. On le fit entrer aussitôt au salon, une grande pièce meublée avec élégance, qui n’avait rien de provincial : des canapés et des chaises longues, des tables et des guéridons, des tableaux aux murs, des vases et des lampes, beaucoup de fleurs, jusqu’à un aquarium près de la fenêtre. Le crépuscule assombrissait la chambre. Aliocha aperçut sur un canapé une mantille de soie abandonnée, et sur la table en face, deux tasses où il restait du chocolat, des biscuits, une coupe de cristal avec des raisins secs, une autre avec des bonbons. En voyant cette collation, Aliocha devina qu’il y avait des invités et fronça les sourcils. Mais aussitôt la portière se souleva, et Catherine Ivanovna entra d’un pas rapide, en lui tendant les deux mains avec un joyeux sourire. En même temps, une servante apporta et posa sur la table deux bougies allumées.

« Dieu soit loué, vous voilà enfin ! Toute la journée j’ai prié Dieu pour que vous veniez ! Asseyez-vous. »

La beauté de Catherine Ivanovna avait déjà frappé Aliocha, trois semaines auparavant, quand Dmitri l’avait conduit chez elle pour le présenter, car elle désirait beaucoup faire sa connaissance. Ils n’avaient guère causé lors de cette entrevue : croyant Aliocha fort gêné, Catherine Ivanovna voulut le mettre à l’aise et conversa tout le temps avec Dmitri. Aliocha avait gardé le silence, mais observé bien des choses. Le maintien noble, l’aisance fière, l’assurance de la hautaine jeune fille le frappèrent. Ses grands yeux noirs brillants lui parurent en parfaite harmonie avec la pâleur mate de son visage ovale. Mais ses yeux, ses lèvres tremblantes, si capables qu’ils fussent d’exciter l’amour de son frère, ne pourraient peut-être pas le retenir longtemps. Il s’en ouvrit presque à Dmitri, lorsque celui-ci, après la visite, insista, le suppliant de ne pas cacher l’impression que lui avait produite sa fiancée.

« Tu seras heureux avec elle, mais peut-être pas d’un bonheur calme.

— Frère, ces femmes demeurent pareilles à elles-mêmes ; elles ne se résignent pas devant la destinée. Ainsi, tu penses que je ne l’aimerai pas toujours ?

— Non, tu l’aimeras toujours, sans doute, mais tu ne seras peut-être pas toujours heureux avec elle… »

Aliocha exprima cette opinion en rougissant, dépité d’avoir, pour céder aux prières de son frère, formulé des idées aussi « sottes », car aussitôt émise, son opinion lui parut à lui-même fort sotte. Et il eut honte de s’être exprimé si catégoriquement sur une femme.

Sa surprise fut d’autant plus grande en sentant, au premier regard jeté maintenant sur Catherine Ivanovna, qu’il s’était peut-être trompé dans son jugement. Cette fois-ci, le visage de la jeune fille rayonnait d’une bonté ingénue, d’une sincérité ardente. De la « fierté », de la « hauteur » qui avaient alors tant frappé Aliocha, il ne restait qu’une noble énergie, une confiance sereine en soi-même. Au premier regard, aux premières paroles, Aliocha comprit que le tragique de sa situation à l’égard de l’homme qu’elle aimait tant ne lui échappait point et que, peut-être, elle savait déjà tout. Néanmoins, son visage radieux exprimait la foi en l’avenir. Aliocha se sentit coupable envers elle, vaincu et captivé tout ensemble. En outre, il remarqua, à ses premières paroles, qu’elle se trouvait dans une violente agitation, peut-être insolite chez elle, et qui confinait même à l’exaltation.

« Je vous attendais, car c’est de vous seul, à présent, que je puis savoir toute la vérité.

— Je suis venu… bredouilla Aliocha, je… il m’a envoyé.

— Ah ! il vous a envoyé ; eh bien, je le pressentais ! Maintenant, je sais tout, tout ! dit Catherine Ivanovna, les yeux étincelants. Attendez, Alexéi Fiodorovitch, je vais vous dire pourquoi je désirais tant vous voir. J’en sais peut-être plus long que vous-même ; ce ne sont pas des nouvelles que je réclame de vous. Je veux connaître votre dernière impression sur Dmitri, je veux que vous me racontiez le plus franchement, le plus grossièrement que vous pourrez (oh ! ne vous gênez pas), ce que vous pensez de lui maintenant et de sa situation après votre entrevue d’aujourd’hui. Cela vaudra peut-être mieux qu’une explication entre nous deux, puisqu’il ne veut plus venir me voir. Avez-vous compris ce que j’attends de vous ? Maintenant, pour quelle raison vous a-t-il envoyé ; parlez franchement, ne mâchez pas les mots !…

— Il m’a chargé de vous… saluer, de vous dire qu’il ne viendrait plus jamais et de vous saluer.

— Saluer ? Il a dit comme ça, c’est ainsi qu’il s’est exprimé ?

— Oui.

— Il s’est peut-être trompé, par hasard, et n’a pas employé le mot qu’il fallait ?

— Non, il a insisté précisément pour que je vous répète ce mot « saluer ». Il me l’a recommandé trois fois. »

Le sang monta au visage de Catherine Ivanovna.

« Aidez-moi, Alexéi Fiodorovitch, j’ai maintenant besoin de vous. Voici ma pensée, dites-moi si j’ai tort ou raison : s’il vous avait chargé de me saluer à la légère, sans insister sur la transmission du mot, sans le souligner, tout serait fini. Mais s’il a appuyé particulièrement sur ce terme, s’il vous a enjoint de me transmettre ce salut, c’est qu’il était surexcité, hors de lui peut-être. La décision qu’il a prise l’aura effrayé lui-même ! Il ne m’a pas quittée avec assurance, il a dégringolé la pente. Le soulignement de ce mot a le sens d’une bravade…

— C’est cela, c’est cela, affirma Aliocha ; j’ai la même impression que vous.

— Dans ce cas, tout n’est pas perdu ! Il n’est que désespéré, je puis encore le sauver. Ne vous a-t-il pas parlé d’argent, de trois mille roubles ?

— Non seulement il m’en a parlé, mais c’est peut-être ce qui l’accablait le plus. Il dit que tout lui est devenu indifférent depuis qu’il a perdu son honneur, répondit Aliocha qui se sentait renaître à l’espérance en entrevoyant la possibilité de sauver son frère. Mais savez-vous… ce qui en est de cet argent ? ajouta-t-il, et il demeura court.

— Je suis fixée depuis longtemps. J’ai télégraphié à Moscou où l’on n’avait rien reçu. Il n’a pas envoyé l’argent, mais je me suis tue. J’ai appris la semaine dernière qu’il était à court… Je n’ai qu’un but, en tout ceci, c’est qu’il sache à qui s’adresser et où trouver l’amitié la plus fidèle. Mais il ne veut pas croire que son plus fidèle ami, c’est moi ; il ne considère que la femme en moi. Je me suis tourmentée toute la semaine : comment faire pour qu’il ne rougisse pas devant moi d’avoir gaspillé ces trois mille roubles ? Qu’il ait honte devant tous, et vis-à-vis de lui-même, mais pas devant moi ! Comment ignore-t-il jusqu’à maintenant tout ce que je puis endurer pour lui ? Comment peut-il me méconnaître, après tout ce qui s’est passé ? Je veux le sauver pour toujours. Qu’il cesse de voir en moi sa fiancée ! Il craint pour son honneur vis-à-vis de moi ? Mais il n’a pas craint de s’ouvrir à vous, Alexéi Fiodorovitch. Pourquoi n’ai-je pas encore mérité sa confiance ? »

Des larmes lui vinrent aux yeux tandis qu’elle prononçait ces derniers mots.

« Je dois vous dire, reprit Aliocha d’une voix tremblante, qu’il vient d’avoir une scène terrible avec mon père. Et il raconta tout : comment Dmitri l’avait envoyé demander de l’argent, puis avait fait irruption dans la maison, battu Fiodor Pavlovitch, et, là-dessus, recommandé avec insistance à Aliocha d’aller la « saluer »… Il est allé chez cette femme… ajouta tout bas Aliocha.

— Vous pensez que je ne supporterai pas sa liaison avec cette femme ? Il le pense aussi, mais il ne l’épousera pas, déclara-t-elle avec un rire nerveux. Un Karamazov peut-il brûler d’une ardeur éternelle ? C’est un emballement, ce n’est pas de l’amour. Il ne l’épousera pas, car elle ne voudra pas de lui, dit-elle avec le même rire étrange.

— Il l’épousera peut-être, dit tristement Aliocha, les yeux baissés.

— Il ne l’épousera pas, vous dis-je ! Cette jeune fille est un ange ! Le savez-vous, le savez-vous ? s’exclama Catherine Ivanovna avec une chaleur extraordinaire. C’est la plus fantastique des créatures. Elle est séduisante, assurément, mais elle a un caractère noble et bon. Pourquoi me regardez-vous ainsi, Alexéi Fiodorovitch ? Mes paroles vous étonnent, vous ne me croyez pas ? Agraféna Alexandrovna, mon ange, cria-t-elle soudain, les yeux tournés vers la pièce voisine, venez ici, ce gentil garçon est au courant de toutes nos affaires, montrez-vous donc !

— Je n’attendais que votre appel », fit une voix douce et même doucereuse.

La portière se souleva et… Grouchegnka en personne, rieuse, joyeuse, apparut. Aliocha éprouva une commotion ; les yeux fixés sur cette apparition il ne pouvait s’en détacher. « La voilà donc, se disait-il, cette femme redoutable, « ce monstre », comme Ivan l’a appelée il y a une demi-heure ! » Pourtant il avait devant lui l’être le plus ordinaire, le plus simple à première vue, une femme charmante et bonne, jolie, certes, mais ressemblant à toutes les jolies femmes « ordinaires ». À vrai dire, elle était même belle, fort belle, une beauté russe, celle qui suscite tant de passions. La taille assez élevée, sans égaler pourtant Catherine Ivanovna, qui était très grande, forte, avec des mouvements doux et silencieux, comme alanguis dans une douceur en accord avec sa voix. Elle s’avança, non pas comme Catherine Ivanovna, d’un pas ferme et assuré, mais sans bruit. On ne l’entendait pas marcher. Elle s’enfonça dans un fauteuil, avec un bruissement doux de son élégante robe en soie noire, recouvrit frileusement d’un châle de laine son cou blanc comme neige et ses larges épaules. Son visage indiquait juste son âge : vingt-deux ans. Sa peau était très blanche, avec un teint à reflets rose pâle, l’ovale du visage un peu large, la mâchoire inférieure un peu saillante, la lèvre supérieure était mince, celle de dessous qui avançait, deux fois plus forte et comme enflée ; une magnifique chevelure châtain très abondante, des sourcils sombres, d’admirables yeux gris d’azur aux longs cils : le plus indifférent, le plus distrait des hommes, égaré dans la foule, à la promenade, n’eût pas manqué de s’arrêter devant ce visage et de se le rappeler longtemps. Ce qui frappa le plus Aliocha, ce fut son expression enfantine et ingénue. Elle avait un regard et des joies d’enfant, elle s’était approchée de la table vraiment « réjouie », comme si elle attendait quelque chose, curieuse et impatiente. Son regard égayait l’âme. Aliocha le sentait. Il y avait encore en elle un je ne sais quoi dont il n’aurait pu ou su rendre compte, mais qu’il sentait peut-être inconsciemment, cette mollesse des mouvements, cette légèreté féline de son corps, pourtant puissant et gras. Son châle dessinait des épaules pleines, une ferme poitrine de toute jeune femme. Ce corps promettait peut-être les formes de la Vénus de Milo, mais dans des proportions que l’on devinait quelque peu outrées. En examinant Grouchegnka, des connaisseurs de la beauté russe auraient prédit avec certitude qu’à l’approche de la trentaine, cette beauté si fraîche encore perdrait son harmonie ; le visage s’empâterait ; des rides se formeraient rapidement sur le front et autour des yeux ; le teint se flétrirait, s’empourprerait peut-être ; bref, c’était la beauté du diable, beauté éphémère, si fréquente chez la femme russe. Aliocha, bien entendu, ne pensait pas à ces choses, mais, quoique sous le charme, il se demandait avec malaise et comme à regret : « Pourquoi traîne-t-elle ainsi les mots et ne peut-elle parler naturellement ? » Grouchegnka trouvait sans doute de la beauté dans ce grasseyement et ces intonations chantantes. Ce n’était qu’une habitude de mauvais ton, indice d’une éducation inférieure, d’une fausse notion des convenances. Néanmoins, ce parler affecté semblait à Aliocha presque incompatible avec cette expression ingénue et radieuse, ce rayonnement des yeux riant d’une joie de bébé.

Catherine Ivanovna la fit asseoir en face d’Aliocha et baisa à plusieurs reprises les lèvres souriantes de cette femme dont elle semblait s’être amourachée.

« C’est la première fois que nous nous voyons, Alexéi Fiodorovitch, dit-elle ravie. Je voulais la connaître, la voir, aller chez elle, mais elle est venue elle-même à mon premier appel. J’étais sûre que nous arrangerions tout. Mon cœur le pressentait… On m’avait priée de renoncer à cette démarche, mais j’en prévoyais l’issue, et je ne me suis pas trompée. Grouchegnka m’a expliqué toutes ses intentions ; elle est venue comme un bon ange m’apporter la paix et la joie…

— Vous ne m’avez pas dédaignée, chère mademoiselle, dit Grouchegnka d’une voix traînante, avec son doux sourire.

— Gardez-vous de me dire de telles paroles, charmante magicienne ! Vous dédaigner ? Je vais encore embrasser votre jolie lèvre. Elle a l’air enflée et voilà qui la fera enfler encore… Voyez comme elle rit, Alexéi Fiodorovitch ; c’est une joie pour le cœur de regarder cet ange… »

Aliocha rougissait et frissonnait légèrement.

« Vous me choyez, chère mademoiselle, mais je ne mérite peut-être pas vos caresses.

— Elle ne les mérite pas ! s’exclama avec la même chaleur Catherine Ivanovna. Sachez, Alexéi Fiodorovitch, que nous sommes une tête fantasque, indépendante, mais un cœur fier, oh ! très fier ! nous sommes noble et généreuse, Alexéi Fiodorovitch, le saviez-vous ? Nous n’avons été que malheureuse, trop prête à nous sacrifier à un homme peut-être indigne ou léger. Nous avons aimé un officier, nous lui avons tout donné, il y a longtemps de cela, cinq ans, et il nous a oubliée, il s’est marié. Devenu veuf, il a écrit, il est en route, c’est lui seul, sachez-le, que nous aimons et que nous avons toujours aimé ! Il arrive, et de nouveau Grouchegnka sera heureuse, après avoir souffert pendant cinq ans. Que peut-on lui reprocher, qui peut se vanter de ses bonnes grâces ? Ce vieux marchand impotent mais c’était plutôt un père, un ami, un protecteur ; il nous a trouvée désespérée, tourmentée, abandonnée… Car elle voulait se noyer, ce vieillard l’a sauvée, il l’a sauvée !

— Vous me défendez par trop chaleureusement, chère mademoiselle, vous allez un peu loin, traîna de nouveau Grouchegnka.

— Je vous défends ! Est-ce à moi de vous défendre, et avez-vous besoin de l’être ? Grouchegnka, mon ange, donnez-moi votre main ; regardez cette petite main potelée, cette délicieuse main, Alexéi Fiodorovitch ; la voyez-vous, c’est elle qui m’a apporté le bonheur, qui m’a ressuscitée, je vais la baiser des deux côtés… Et voilà, et voilà. »

Elle embrassa trois fois, comme transportée, la main vraiment charmante, peut-être trop potelée, de Grouchegnka. Celle-ci se laissait faire, avec un rire nerveux et sonore ; tout en observant la « chère demoiselle »… « Peut-être s’exalte-t-elle trop », pensa Aliocha. Il rougit, son cœur n’était pas tranquille.

« Vous voulez me faire rougir, chère mademoiselle, en baisant ma main devant Alexéi Fiodorovitch.

— Moi, vous faire rougir ? proféra Catherine Ivanovna un peu étonnée. Ah ! ma chère, que vous me comprenez mal !

— Mais peut-être ne me comprenez-vous pas non plus, chère mademoiselle. Je suis pire que je ne vous parais. J’ai mauvais cœur, je suis capricieuse. C’est uniquement pour me moquer du pauvre Dmitri Fiodorovitch que j’ai fait sa conquête.

— Mais vous allez maintenant le sauver, vous me l’avez promis. Vous lui ferez comprendre, vous lui révélerez que depuis longtemps vous en aimez un autre prêt à vous épouser…

— Mais non, je ne vous ai rien promis de pareil. C’est vous qui avez dit tout cela, et pas moi.

— Je vous ai donc mal comprise, murmura Catherine Ivanovna, qui pâlit légèrement. Vous m’avez promis…

— Ah ! non, angélique demoiselle, je ne vous ai rien promis, interrompit Grouchegnka avec la même expression gaie, paisible, innocente. Voyez, digne mademoiselle, comme je suis mauvaise et volontaire. Ce qui me plaît, je le fais ; tout à l’heure, je vous ai peut-être fait une promesse, et maintenant je me dis « si Mitia allait me plaire de nouveau », car une fois déjà il m’a plu presque une heure. Peut-être vais-je aller lui dire de demeurer chez moi à partir d’aujourd’hui… Voyez comme je suis inconstante…

— Tout à l’heure vous parliez autrement… murmura Catherine Ivanovna.

— Oui ! Mais j’ai le cœur tendre, je suis sotte ! Rien qu’à penser à tout ce qu’il a enduré pour moi, si, de retour chez moi, j’ai pitié de lui, qu’arrivera-t-il ?

— Je ne m’attendais pas…

— Oh ! mademoiselle, que vous êtes bonne et noble à côté de moi. Et peut-être, maintenant, allez-vous cesser de m’aimer en voyant mon caractère, demanda-t-elle tendrement, et elle prit avec respect la main de Catherine Ivanovna. Je vais baiser votre main, chère mademoiselle, comme vous avez fait de la mienne. Vous m’avez donné trois baisers, je vous en devrais bien trois cents pour être quitte. Il en sera ainsi, et après à la grâce de Dieu ; peut-être serai-je votre esclave et voudrai-je vous complaire en tout, qu’il en soit ce que Dieu voudra, sans aucunes conventions ni promesses. Donnez-moi votre main, votre jolie main, chère mademoiselle, belle entre toutes ! »

Elle porta doucement cette main à ses lèvres, dans l’étrange dessein de « s’acquitter » des baisers reçus. Catherine Ivanovna ne retira pas sa main. Elle avait écouté avec un timide espoir la dernière promesse de Grouchegnka, si étrangement exprimée fût-elle, de lui « complaire aveuglément » ; elle la regardait avec anxiété dans les yeux ; elle y voyait la même expression ingénue et confiante, la même gaieté sereine… « Elle est peut-être trop naïve ! » se dit Catherine Ivanovna dans une lueur d’espoir. Cependant Grouchegnka, charmée de cette « jolie petite main », la portait lentement à ses lèvres. Elle y touchait presque, lorsqu’elle la retint pour réfléchir.

« Savez-vous, mon ange, traîna-t-elle de sa voix la plus doucereuse, tout compte fait, je ne vous baiserai pas la main. — Et elle eut un petit rire gai.

— Comme vous voudrez… Qu’avez-vous ? tressaillit Catherine Ivanovna.

— Souvenez-vous de ceci : vous avez baisé ma main, mais moi je n’ai pas baisé la vôtre. »

Une lueur brilla dans ses yeux. Elle fixait obstinément Catherine Ivanovna.

« Insolente ! » proféra celle-ci, qui commençait à comprendre. Elle se leva vivement, en proie à la colère.

Sans se hâter, Grouchegnka en fit autant.

« Je vais raconter à Mitia que vous m’avez baisé la main, mais que je n’ai pas voulu baiser la vôtre. Cela le fera bien rire.

— Hors d’ici, coquine !

— Ah ! quelle honte ! Une demoiselle comme vous ne devrait pas employer de pareils mots.

— Hors d’ici, fille vendue ! hurla Catherine Ivanovna. Tout son visage convulsé tremblait.

— Vendue, soit. Vous-même, ma belle, vous alliez le soir chercher fortune chez des jeunes gens et trafiquer de vos charmes ; je sais tout. »

Catherine Ivanovna poussa un cri, voulut se jeter sur elle, mais Aliocha la retint de toutes ses forces.

« Ne bougez pas, ne lui répondez rien, elle partira d’elle-même. »

Les deux parents de Catherine Ivanovna et la femme de chambre accoururent à son cri. Elles se précipitèrent vers elle.

« Eh bien, je m’en vais, déclara Grouchegnka en prenant sa mantille sur le divan. Aliocha, mon chéri, accompagne-moi !

— Allez-vous-en plus vite, implora Aliocha les mains jointes.

— Aliocha chéri, accompagne-moi. En route je te dirai quelque chose qui te fera plaisir. C’est pour toi, Aliocha, que j’ai joué cette scène. Viens, mon cher, tu ne le regretteras pas. »

Aliocha se détourna en se tordant les mains. Grouchegnka s’enfuit dans un rire sonore.

Catherine Ivanovna eut une attaque de nerfs ; elle sanglotait, des spasmes l’étouffaient. On s’empressait autour d’elle.

« Je vous avais prévenue, lui dit l’aînée des tantes. Vous êtes trop vive… Peut-on risquer pareille démarche ! Vous ne connaissez pas ces créatures, et on dit de celle-ci que c’est la pire de toutes… Vous n’en faites qu’à votre tête !

— C’est une tigresse ! vociféra Catherine Ivanovna. Pourquoi m’avez-vous retenue, Alexéi Fiodorovitch, je l’aurais battue, battue. »

Elle était incapable de se contenir devant Alexéi, peut-être ne le voulait-elle pas.

« Elle mériterait d’être fouettée en public, de la main du bourreau. »

Alexéi se rapprocha de la porte.

« Oh ! mon Dieu, s’écria Catherine Ivanovna en joignant les mains, mais lui ! Il a pu être si déloyal, si inhumain ! Car c’est lui qui a raconté à cette créature ce qui s’est passé en ce jour fatal et à jamais maudit ! « Vous alliez trafiquer de vos charmes, ma belle ! » Elle sait tout. Votre frère est un gredin, Alexéi Fiodorovitch ! »

Aliocha voulut dire quelque chose, mais il ne trouva pas un mot ; son cœur se serrait à lui faire mal.

« Allez-vous-en, Alexéi Fiodorovitch ! J’ai honte, c’est affreux ! Demain… Je vous en prie à genoux, venez demain. Ne me jugez pas, pardonnez-moi, je ne sais pas de quoi je suis capable ! »

Aliocha sortit en chancelant. Il aurait voulu pleurer comme elle ; soudain la femme de chambre le rattrapa.

« Mademoiselle a oublié de vous remettre cette lettre de Mme Khokhlakov ; elle l’avait depuis le dîner. »

Aliocha prit la petite enveloppe rose et la glissa presque inconsciemment dans sa poche.