Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/IV/07
VII
Et au grand air
« L’air est pur, ici, tandis que dans mes appartements, il ne l’est guère, sous tous les rapports. Marchons un peu, monsieur, je voudrais bien que ma personne vous intéressât.
— J’ai une importante communication à vous faire, déclara Aliocha ; seulement je ne sais par où commencer.
— Je m’en doutais bien. Vous n’alliez pas vous déranger uniquement pour vous plaindre de mon garçon, n’est-ce pas ? À propos du petit, il faut que je vous décrive la scène, je n’ai pas pu tout vous raconter là-bas. Voyez-vous, il y a huit jours, le torchon de tille était plus fourni — c’est de ma barbe que je parle ; on l’a surnommée ainsi, les écoliers surtout. — Eh bien, quand votre frère s’est mis à me traîner par la barbe, le long de la place, à me faire des violences pour une bagatelle, c’était justement l’heure où les écoliers sortaient de classe, et parmi eux Ilioucha. Dès qu’il m’aperçut dans cette posture, il s’élança vers moi en criant : « Papa, papa ! » Il s’accroche à moi, m’étreint, veut me dégager, crie à mon agresseur : « Lâchez-le, lâchez-le, c’est mon papa, pardonnez-lui ! » Avec ses petits bras il le saisit et lui baisa la main, cette même main, qui… je me rappelle l’expression de son visage à ce moment, je ne l’oublierai jamais !…
— Je vous jure, s’écria Aliocha, que mon frère vous exprimera un complet repentir, de la façon la plus sincère, fût-ce à genoux sur cette même place… Je l’y obligerai ; sinon il cessera d’être mon frère !
— Ah, ah, c’est encore à l’état de projet ! Cela ne vient pas de lui, mais de la noblesse de votre cœur généreux. Vous auriez dû le dire tout de suite. Dans ce cas, permettez-moi de vous exposer l’esprit chevaleresque dont votre frère a fait preuve ce jour-là. Il s’arrêta de me traîner par la barbe et me lâcha : « Tu es officier, me dit-il, et moi aussi ; si tu peux trouver comme témoin un homme comme il faut, envoie-le-moi, je te donnerai satisfaction, bien que tu sois un coquin ! » Et voilà ! Un esprit vraiment chevaleresque, n’est-ce pas ? Nous nous éloignâmes avec Ilioucha, et cette scène de famille est restée à jamais gravée dans la mémoire du pauvre petit. À quoi nous sert d’appartenir à la noblesse ? D’ailleurs, jugez-en vous-même ; vous sortez de mes appartements, qu’avez-vous vu ? Trois femmes, dont l’une est impotente et faible d’esprit ; l’autre, impotente et bossue ; la troisième, valide mais trop intelligente ; c’est une étudiante, elle brûle de retourner à Pétersbourg découvrir sur les bords de la Néva les droits de la femme russe. Je ne parle pas d’Ilioucha, il n’a que neuf ans, il est entièrement seul, car si je meurs, qu’adviendra-t-il de mon foyer, je vous le demande ? Dans ces conditions, si je provoque votre frère en duel et qu’il me tue, qu’arrivera-t-il ? Que deviendront-ils, eux tous ? S’il m’estropie seulement, ce sera encore pis ; je serai incapable de travailler, mais il faudra manger ; qui me nourrira, qui les nourrira tous ? Faudra-t-il envoyer tous les jours Ilioucha demander l’aumône, au lieu d’aller à l’école ? Voilà, monsieur, ce que signifie pour moi une provocation en duel ; c’est une absurdité, rien de plus.
— Il vous demandera pardon, il se jettera à vos pieds au beau milieu de la place, s’écria de nouveau Aliocha, le regard enflammé.
— Je voulais l’assigner, continua le capitaine, mais ouvrez notre Code, puis-je m’attendre à recevoir une juste satisfaction de mon offenseur ? Sur ce, Agraféna Alexandrovna m’a fait venir et menacé : « Si tu portes plainte, je m’arrangerai à faire constater publiquement qu’il t’a châtié de ta friponnerie, et alors c’est toi qu’on poursuivra. » Or, Dieu seul sait qui est l’auteur de cette friponnerie, et sous les ordres de qui j’ai agi en comparse ; n’est-ce pas d’après ses instructions et celles de Fiodor Pavlovitch ? « De plus, ajouta-t-elle, je te chasserai pour tout de bon et tu ne gagneras plus rien à mon service. Je le dirai aussi à mon marchand (c’est ainsi qu’elle appelle son vieux), de sorte que lui aussi te renverra également. » Et je me dis : si ce marchand me renvoie aussi, comment pourrai-je gagner ma vie ? Car il ne me reste que ces deux protecteurs, vu que votre père m’a retiré sa confiance pour un autre motif, et veut même, muni de mes reçus, me traîner en justice. Pour ces raisons, je me suis tenu tranquille, et vous avez vu ma retraite. Maintenant, dites-moi, est-ce qu’Ilioucha vous a fait bien mal en vous mordant ? Je ne pouvais pas entrer dans des détails en sa présence.
— Oui, très mal ; il était très irrité. Il a vengé votre offense sur moi, en qualité de Karamazov, je le comprends maintenant. Mais si vous l’aviez vu se battre à coups de pierres avec ses camarades ! C’est très dangereux, ils peuvent le tuer ; les enfants sont stupides, une pierre a vite fait de fracasser la tête.
— Oui, il en a reçu une, pas à la tête, mais à la poitrine, au-dessus du cœur ; il a un bleu, il est rentré en larmes, geignant, et le voilà malade.
— Savez-vous qu’il attaque les autres le premier ? Il est devenu mauvais à cause de vous ; ses camarades racontent qu’il a donné tantôt un coup de canif dans le côté au jeune Krassotkine…
— Je le sais ; le père était fonctionnaire ici, et cela peut nous attirer des désagréments…
— Je vous conseillerais, continua avec chaleur Aliocha, de ne pas l’envoyer à l’école pendant quelque temps, jusqu’à ce qu’il se calme… et que sa colère passe…
— La colère ! reprit le capitaine, c’est bien ça. Une grande colère dans un petit être. Vous ne savez pas tout, permettez-moi de vous expliquer les choses en détail. Après l’événement, les écoliers se mirent à le taquiner, en l’appelant torchon de tille. Cet âge est sans pitié ; pris séparément, ce sont des anges, mais tous ensemble sont impitoyables, surtout à l’école. Ils le persécutaient et un noble sentiment s’éveilla en Ilioucha. Un garçon ordinaire, faible comme lui, se fût résigné ; il aurait eu honte de son père ; mais lui s’est dressé contre tous, pour son père, pour la vérité, pour la justice. Car ce qu’il a enduré, depuis qu’il a baisé la main de votre frère en lui criant : « Pardonnez à papa, pardonnez à papa ! » Dieu seul et moi le savons. Et ainsi nos enfants, pas les vôtres, les nôtres, les enfants des mendiants méprisés, mais nobles, apprennent à connaître la vérité, dès l’âge de neuf ans. Comment les riches l’apprendraient-ils ? Ils ne pénètrent jamais ces profondeurs, tandis que mon Ilioucha a sondé toute la vérité, à la minute où sur la place il baisait la main qui me frappait. Elle est entrée en lui, cette vérité ; elle l’a meurtri pour toujours ! proféra avec passion le capitaine, l’air égaré, en se frappant la main gauche de son poing, comme s’il voulait montrer matériellement la meurtrissure faite à Ilioucha par la « vérité ». Ce jour-là, il eut la fièvre et le délire pendant la nuit. Il resta silencieux toute la journée ; je remarquai qu’il m’observait de son coin, faisant semblant d’apprendre ses leçons, mais ce n’étaient point les leçons qui l’occupaient. Le lendemain, je m’enivrai de chagrin, si bien que j’ai oublié beaucoup de choses. Maman aussi se mit à pleurer — je l’aime beaucoup —, alors, de douleur, je me soûlai avec mes derniers sous. Ne me méprisez pas, monsieur. En Russie, les pires ivrognes sont les meilleures des gens, et réciproquement. J’étais couché et ne pensais guère à Ilioucha ; mais, ce même jour, les gamins s’égayèrent à ses dépens, dès le matin. « Eh ! torchon de tille ! lui criait-on, on a traîné ton père par sa barbe hors du cabaret ; toi, tu courais à côté en demandant grâce. » C’était le surlendemain ; il rentra de l’école pâle et défait. « Qu’as-tu ? » lui dis-je. Il ne répondit rien. Impossible de causer à la maison ; sa mère et ses sœurs s’en seraient mêlées tout de suite, les jeunes filles avaient appris l’affaire dès le premier jour. Varvara Nicolaïevna commençait déjà à grogner : « Bouffons, pitres, pouvez-vous faire quelque chose de sensé ? — C’est vrai, dis-je, Varvara Nicolaïevna, pouvons-nous faire quelque chose de sensé ? » Je m’en tirai ainsi pour cette fois. Dans la soirée, j’allai me promener avec le petit. Il faut vous dire que, depuis quelque temps, nous allons nous promener tous les soirs, par le même chemin que voici, jusqu’à cette énorme pierre isolée, là-bas près de la haie, où commencent les pâtis communaux : un endroit désert et charmant. Nous cheminions la main dans la main, comme d’habitude ; il a une toute petite main, aux doigts minces, glacés, car il souffre de la poitrine. « Papa, fit-il, papa ! — Eh bien ! lui dis-je (je voyais ses yeux étinceler). — Comme il t’a traité, papa ! — Que faire, Ilioucha ! — Ne fais pas la paix avec lui, papa, garde-t’en bien. Mes camarades racontent qu’il t’a donné dix roubles pour ça. — Non, mon petit, pour rien au monde je n’accepterai de l’argent de lui, maintenant. » Il se mit à trembler, me saisit la main dans les siennes, m’embrassa. « Papa, provoque-le en duel ; à l’école on me taquine en disant que tu es lâche, que tu ne te battras pas, mais que tu accepteras de lui dix roubles. — Je ne puis le provoquer en duel, Ilioucha », lui répondis-je, et je lui exposai brièvement ce que je viens de vous dire à ce sujet. Il m’écouta jusqu’au bout. « Papa, dit-il pourtant, ne fais pas la paix avec cet homme ; quand je serai grand, je le provoquerai moi-même et je le tuerai ! » Ses yeux brûlaient d’un éclat intense. Malgré tout, j’étais son père, et il fallut lui dire un mot de vérité : « C’est un péché, expliquai-je, de tuer son prochain, même en duel. — Papa, je le terrasserai, une fois grand, je lui ferai sauter son sabre des mains et je me jetterai sur lui en brandissant le mien, et lui dirai : je pourrais te tuer, mais je te pardonne ! » Voyez, monsieur, voyez quel travail s’est opéré dans sa petite tête, durant ces deux jours ; il ne fait que penser à la vengeance et il a dû en parler dans son délire. Quand, avanthier, il est revenu de l’école, cruellement battu, j’ai tout appris. Vous avez raison, il n’y retournera plus. Il se dresse contre la classe entière, il les provoque tous ; il s’est exaspéré, son cœur brûle de haine, j’ai peur pour lui. Nous retournâmes nous promener. « Papa, me demanda-t-il, les riches sont les plus forts en ce monde ? — Oui, Ilioucha, il n’y a pas plus puissant que le riche. — Papa, dit-il, je deviendrai riche, je serai officier et je battrai tous les ennemis, le tsar me récompensera, je reviendrai auprès de toi, et alors personne n’osera… » Après un silence, il reprit, les lèvres tremblantes comme auparavant : « Papa, quelle vilaine ville que la nôtre. — Oui, Ilioucha, c’est une vilaine ville. — Papa, allons nous établir dans une autre, où l’on ne nous connaît pas. — Je veux bien, Ilioucha, allons-y ; seulement il faut amasser de l’argent. » Je me réjouissais de pouvoir ainsi le distraire de ses sombres pensées ; nous nous mîmes à faire des projets sur l’installation dans une autre ville, l’achat d’un cheval et d’une charrette. « Ta maman et tes sœurs monteront dedans, nous les couvrirons bien, nous-mêmes nous marcherons à côté, tu monteras de temps en temps, tandis que j’irai à pied, car il faut ménager le cheval ; c’est ainsi que nous voyagerons. » Il fut enchanté, surtout d’avoir un cheval qui le conduirait. Comme vous le savez, un petit garçon russe ne voit rien de plus beau qu’un cheval. Nous bavardâmes longtemps. « Dieu soit loué, pensais-je, je l’ai distrait et consolé. » Mais hier, il est rentré de l’école fort sombre ; le soir, à la promenade, il ne disait rien. Le vent s’éleva, le soleil disparut, on sentait l’automne et il faisait déjà sombre ; nous étions tristes. « Eh bien, mon garçon, comment allons-nous faire nos préparatifs ? » Je pensais reprendre la conversation de la veille. Pas un mot. Mais ses petits doigts tremblaient dans ma main. « Ça va mal, me dis-je, il y a du nouveau. » Nous arrivâmes, comme maintenant, jusqu’à cette pierre ; je m’assis dessus, on avait lancé des cerfs-volants qui claquaient au vent, il y en avait bien une trentaine. C’est maintenant la saison. « Nous devrions nous aussi, Ilioucha, lancer le cerf-volant de l’année dernière. Je le réparerai, qu’en as-tu fait ? » Il ne disait toujours rien et détournait le regard. Soudain, le vent se mit à bruire, soulevant du sable… Il eut un élan vers moi, ses deux bras passés autour de mon cou, et m’étreignit. Voyez-vous, monsieur, quand les enfants sont taciturnes et fiers, ils retiennent longtemps leurs larmes, mais lorsqu’elles jaillissent, lors d’un grand chagrin, elles ne coulent pas, elles ruissellent. Ses pleurs brûlants m’inondèrent le visage. Il sanglotait, secoué de convulsions, me serrait contre lui. « Papa, criait-il, mon cher papa, comme il t’a humilié ! » Alors les sanglots me prirent à mon tour et nous étions là tous deux à gémir, enlacés sur cette pierre. Personne ne nous voyait alors, excepté Dieu ; peut-être m’en tiendra-t-il compte. Remerciez votre frère, Alexéi Fiodorovitch. Non, je ne fouetterai pas mon garçon pour votre satisfaction ! »
Il termina de la même façon bizarre et entortillée que tout à l’heure. Pourtant Aliocha, touché jusqu’aux larmes, sentait que cet homme avait confiance en lui et qu’il n’eût pas fait cette confidence à quelqu’un d’autre.
« Ah ! comme je voudrais faire la paix avec votre garçon ! s’exclama-t-il. Si vous vous en chargiez…
— Certainement, murmura le capitaine.
— Mais, maintenant, ce n’est pas de cela qu’il s’agit, écoutez ! poursuivit Aliocha. J’ai une commission à vous faire : mon frère, ce Dmitri, a insulté aussi sa fiancée, une noble fille dont vous avez dû entendre parler. J’ai le droit de vous révéler cette insulte, je dois même le faire, car, ayant appris l’offense que vous avez subie, et votre situation malheureuse, elle m’a chargé tantôt… de vous remettre ce secours de sa part seulement, pas au nom de Dmitri, qui l’a abandonnée, ni de moi, de son frère, ni de personne, mais uniquement de sa part à elle ! Elle vous supplie d’accepter son aide… Vous avez été offensés tous deux par le même homme… Elle s’est souvenue de vous seulement lorsqu’elle eut souffert de Dmitri une injure tout aussi grave que la vôtre. C’est donc une sœur qui vient en aide à un frère… Elle m’a précisément chargé de vous convaincre d’accepter ces deux cents roubles de sa part, comme d’une sœur qui connaît votre gêne. Personne ne le saura, nuls commérages malveillants ne sont à redouter… Voici ces deux cents roubles et, je vous le jure, vous devez les accepter, sinon, il n’y aurait que des ennemis dans le monde ! Mais il y a aussi des frères… Vous avez l’âme noble… Vous devez le comprendre !… »
Et Aliocha lui tendit deux billets de cent roubles tout neufs. Tous deux se trouvaient alors justement près de la grande pierre, près de la haie ; il n’y avait personne alentour. Les billets parurent faire au capitaine une impression profonde ; il tressaillit, mais ce fut d’abord uniquement de surprise ; il ne s’attendait point à pareil dénouement et n’avait jamais rêvé d’une aide quelconque. Il prit les billets et, pendant presque une minute, fut incapable de répondre ; une expression nouvelle apparut sur son visage.
« C’est pour moi, tant d’argent, deux cents roubles ! Juste ciel ! Depuis quatre ans je n’avais pas vu tant d’argent, Seigneur ! Et elle dit qu’elle est une sœur… C’est vrai, c’est bien vrai ?
— Je vous jure que tout ce que j’ai dit est la pure vérité ! » s’écria Aliocha.
Le capitaine rougit.
« Écoutez, mon cher monsieur, écoutez ; si j’accepte, ne serai-je pas un lâche ? À vos yeux, Alexéi Fiodorovitch, ne le serai-je pas ? Écoutez, écoutez, répétait-il à chaque instant en touchant Aliocha, vous me persuadez d’accepter sous le prétexte que c’est une « sœur » qui l’envoie, mais en vous-même, n’éprouverez-vous pas du mépris pour moi, si j’accepte, hein ?
— Non, mille fois, non ! Je vous le jure sur mon salut ! Et personne ne le saura jamais, sauf nous : vous, moi, elle et encore une dame, sa grande amie.
— Qu’importe la dame ! Écoutez, Alexéi Fiodorovitch, écoutez, c’est indispensable, car vous ne pouvez même pas comprendre ce que représentent pour moi ces deux cents roubles, poursuivit le malheureux, gagné peu à peu par une exaltation farouche, et s’exprimant avec une grande hâte, comme s’il appréhendait qu’on ne le laissât pas tout dire. À part le fait que cet argent provient d’une source honnête, d’une « sœur » aussi respectée, savez-vous que je puis soigner maintenant la mère et ma petite Nina, mon angélique bossue ? Le docteur Herzenstube est venu chez moi, par bonté d’âme ; il les a examinées une heure entière : « Je n’y comprends rien », m’a-t-il dit, pourtant l’eau minérale qu’il lui a prescrite lui fait certainement du bien ; il lui a aussi ordonné des bains de pieds avec des remèdes. L’eau minérale coûte trente kopeks, il faut en boire peut-être quarante bouteilles. J’ai pris l’ordonnance et l’ai mise sur la tablette, au-dessous de l’icône ; elle y reste. Pour Nina, il a prescrit des bains chauds dans une solution spéciale, tous les jours, matin et soir ; comment pourrions-nous suivre un pareil traitement, logés comme nous sommes, sans domestique, sans aide, ni eau ni ustensiles ? La pauvre Nina est percluse de rhumatismes, je ne vous l’avais pas dit ; la nuit, tout le côté lui fait mal, elle souffre le martyre, et croiriez-vous que cet ange se raidit, pour ne pas nous inquiéter, qu’elle se retient de gémir, pour ne pas nous réveiller ? Nous mangeons ce qui nous tombe sous la main ; eh bien, elle prend le dernier morceau, bon à jeter au chien. « Je ne mérite pas ce morceau, je vous prive, je suis à votre charge. » Voilà ce que veut exprimer son regard céleste. Nous la servons et cela lui pèse. « Je ne mérite pas ces égards ; je suis une impotente, une bonne à rien. » Elle ne les mérite pas, quand sa douceur angélique est une bénédiction pour tous ! Sans sa douce parole, la maison serait un enfer, elle a attendri jusqu’à Varvara. Ne la condamnez pas non plus, celle-là ; c’est aussi un ange, elle aussi est malheureuse. Elle est arrivée chez nous en été, avec seize roubles, gagnés à donner des leçons et destinés à payer son retour à Pétersbourg au mois de septembre, c’est-à-dire maintenant. Or, nous avons mangé son argent et elle n’a plus de quoi s’en retourner, voilà ce qui en est. D’ailleurs, elle ne pourrait pas partir, car elle travaille pour nous comme un galérien, nous en avons fait une bête de somme, elle vaque à tout ; c’est elle qui raccommode, lave, balaie, elle couche la mère ; et la mère est capricieuse, pleurarde, vous comprenez, une folle !… Maintenant, avec ces deux cents roubles, je puis prendre une domestique, Alexéi Fiodorovitch, je puis soigner ces chères créatures ; j’enverrai l’étudiante à Pétersbourg, j’achèterai de la viande, j’établirai un nouveau régime. Seigneur, mais c’est un rêve ! »
Aliocha était ravi d’avoir apporté tant de bonheur et de voir que le pauvre diable voulait bien consentir à être heureux.
« Attendez, Alexéi Fiodorovitch, attendez, reprit de plus belle le capitaine, se cramponnant à un nouveau rêve. Savez-vous qu’avec Ilioucha nous réaliserons peut-être, maintenant, notre projet ; nous achèterons un cheval et une charrette, un cheval noir, il l’a demandé expressément, et nous partirons comme nous l’avons décidé avant-hier. Je connais un avocat dans la province de K… un ami d’enfance ; on m’a fait savoir par un homme sûr que si j’arrivais là-bas, il me donnerait une place de secrétaire ; qui sait, il me la donnera peut-être ?… Alors, la mère et Nina monteraient dedans, Ilioucha conduirait, moi, j’irais à pied, toute la famille serait ainsi transportée… Seigneur, si je pouvais seulement recouvrer une créance douteuse, cela suffirait même pour ce voyage !
— Cela suffira, cela suffira ! s’écria Aliocha, Catherine Ivanovna vous enverra encore de l’argent autant que vous en voudrez. J’en ai aussi, prenez ce qu’il vous faut, je vous l’offre comme à un frère, comme à un ami, vous me le rendrez plus tard, car vous deviendrez riche ! Vous ne pourrez jamais imaginer rien de mieux que ce déplacement ! Ce serait le salut, surtout pour votre garçon ; vous devriez partir plus vite, avant l’hiver, avant les froids ; vous nous écririez de là-bas, nous resterions frères… Non, ce n’est pas un songe ! »
Aliocha aurait voulu l’étreindre, tant il était content. Mais après l’avoir regardé il s’arrêta brusquement : le capitaine, le cou et les lèvres tendus, le visage blême et exalté, remuait les lèvres comme s’il voulait dire quelque chose, mais aucun son ne sortait.
« Qu’avez-vous ? s’enquit Aliocha dans un tressaillement subit.
— Alexéi Fiodorovitch… je… vous… murmura le capitaine, par saccades, en le fixant d’un air étrange et farouche, l’air d’un homme qui va s’élancer dans le vide, en même temps que ses lèvres souriaient. Je… vous… voulez-vous que je vous montre un tour de passe-passe ? chuchota-t-il soudain, d’un ton ferme, rapide.
— Quel tour ?
— Vous allez voir, répéta le capitaine, la bouche crispée, l’œil gauche clignotant, le regard rivé sur Aliocha.
— Qu’avez-vous donc, de quel tour parlez-vous ? s’écria Aliocha, effrayé pour de bon.
— Le voici, regardez ! » vociféra le capitaine.
Et, lui montrant les deux billets que durant ses discours il avait tenus entre le pouce et l’index, il les saisit avec rage et les froissa dans son poing serré.
« Vous avez vu, vous avez vu ! cria-t-il, blême, frénétique. Il leva le poing et, de toute sa force, jeta les deux billets chiffonnés sur le sable. Avez-vous vu ? hurla-t-il de nouveau en les montrant du doigt, eh bien, voilà… »
Il se mit à les fouler sous son talon avec un acharnement sauvage. Il haletait et s’exclamait à chaque coup :
« Voilà ce que j’en fais, de votre argent, voilà ce que j’en fais ! »
Soudain il bondit en arrière et se dressa devant Aliocha. Toute sa personne respirait une fierté indicible.
« Allez dire à ceux qui vous ont envoyé que le torchon de tille ne vend pas son honneur ! » s’écria-t-il, le bras tendu.
Puis il tourna rapidement les talons et se mit à courir. Il n’avait pas fait cinq pas qu’il se retourna vers Aliocha, en lui faisant de la main un signe d’adieu. Au bout de cinq autres pas, il se retourna de nouveau ; cette fois son visage n’était plus crispé par le rire, mais secoué par les larmes. Il bredouilla d’un ton larmoyant, saccadé :
« Qu’aurais-je dit à mon garçon, si j’avais accepté la rançon de notre honte ? »
Après quoi il reprit sa course, cette fois sans se retourner. Aliocha le suivit des yeux avec une indicible tristesse : il comprenait que jusqu’au dernier moment le malheureux ne savait pas qu’il froisserait et jetterait les billets. Aliocha ne voulut ni le poursuivre ni l’appeler ; quand le capitaine fut hors de vue il ramassa les deux billets froissés, aplatis, enfoncés dans le sable, mais encore intacts ; ils craquèrent même quand Aliocha les déploya et les déplissa. Après les avoir pliés, il les mit dans sa poche et s’en fut rendre compte à Catherine Ivanovna du résultat de sa démarche.