Les Frères Siamois/1

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LES FRÈRES SIAMOIS.

Chang et Eng Bunker, les deux Frères siamois, dont la réputation était universelle, viennent de mourir aux États-Unis à l’âge de 65 ans. Ils étaient nés à Siam, leur père était originaire de leur pays natal, leur mère était Chinoise. Contrairement à Millie et Christine, qui sont soudées l’une à l’autre, ils étaient réunis par un véritable pont de chair allant de l’épigastre de l’un à l’épigastre de l’autre. Ce lien avait à peu près 20 centimètres de circonférence, et il était assez long pour que les deux jumeaux passent se placer de trois quarts, l’un par rapport à l’autre. Il nous paraît intéressant de résumer la description d’un des monstres les plus curieux qui ait jamais existé. Nous le ferons en empruntant à M. de Parville l’excellent tableau qu’il en a donné il y a quelques années.

L’ombilic était unique pour les deux Siamois, il se trouvait au-dessous et au milieu du pont. Après la naissance, les deux frères se plaçaient à peu près face à face ; c’est en grandissant, et pour plus de commodité, qu’ils ont peu à peu obligé leur lien à s’allonger de façon à pouvoir prendre l’un par rapport à l’autre une position moins gênante. L’un d’eux avait le bras gauche disposé pendant la marche derrière son frère, et l’autre croisait son bras droit derrière celui-ci. Les deux autres bras qui n’étaient pas gênés par le pont occupaient la position normale.

Dans leur jeunesse, Eng et Chang laissaient les deux bras qui touchaient au pont de chair à peu près inactifs ; aussi étaient-ils presque atrophiés faute d’exercice. Depuis ils s’étaient habitués à se servir de leurs quatre mains, et les quatre membres avaient repris peu à peu le même volume.

De même, les deux yeux qui se regardaient étaient affaiblis. Les deux jambes de derrière étaient plus grêles. Pendant la marche, elles ne faisaient guère que de seconder les efforts des jambes antérieures et de maintenir l’équilibre.

On peut donc conclure de l’examen des deux Siamois que le côté droit de l’un était en tout assimilable au côté gauche de l’autre, si bien que, s’ils avaient été séparés, on était en droit de se demander comment l’un d’eux isolément aurait pu marcher sans béquilles, bien voir, ou enfin convenablement équilibrer tous ses actes.

Lorsque l’on touchait les deux frères au-dessous du pont de chair, vers le milieu, ils ressentaient en même temps l’impression tactile. La sensation se divisait. Il est certain que les filets nerveux sensitifs émanés du cerveau des deux frères devaient se croiser en ce point. Leur sang se mêlait aussi là, mais seulement par l’intermédiaire de vaisseaux extrêmement déliés.

Chang et Eng ont été consulter à Londres sir William Fergusson. Ce savant chirurgien a reconnu qu’il n’existe dans ce pont de chair aucun vaisseau un peu notable. Cependant, les deux Siamois ont eu en même temps plusieurs maladies qui ne dépendaient que de causes extérieures. Ils ont eu la petite vérole, la rougeole, et une fièvre intermittente, dont chaque accès les prenait tous les deux aux mêmes instants.

Malgré ces maladies communes et cette sensibilité mixte en un même point de la peau, Chang et Eng n’en constituaient pas moins deux personnalités parfaitement distinctes au physique et au moral. Il pouvait y avoir transmission des germes de maladie par le pont, du sang de l’un dans le sang de l’autre, mais absolument comme le fait pourrait se produire pour deux individus quelconques.

Au point de vue anatomique comme au point de vue physiologique, les deux Siamois présentaient des différences parfaitement tranchées. Ainsi Eng était sensiblement plus grand, mais de plus, son pouls était un peu plus lent que celui de Chang. De même, Chang, qui était plus petit, avait le cœur un peu plus faible ; il offrait quelques traces de sénilité organique ; anatomiquement, il était enfin plus vieux que son frère.

Il y avait d’ailleurs indépendance absolue entre les deux jumeaux pour les fonctions du corps et celles de l’esprit. C’étaient bien deux individus complets. Par tempérament et par habitude et sans doute par suite d’une action physiologique qui avait ses analogies, les deux frères avaient en même temps les mêmes idées. Ils étaient absolument comme deux instruments accordés à l’unisson. La pensée qui venait à l’un aurait pu être cultivée par l’autre. Ils pensaient en eux-mêmes, pour ainsi dire, et leurs idées s’échangeaient à l’intérieur. Ils ne s’adressaient que rarement la parole ; il leur était, en effet, bien inutile de se parler, puisqu’ils pouvaient, causer mentalement. Et d’ailleurs, liés l’un à l’autre dans toutes les circonstances de la vie, ils ont vu les mêmes objets, ils ont réfléchi sur les mêmes sujets, ils ont pensé de même. Que se dire ?

Cette harmonie continuelle pouvait passer chez eux pour un état absolument normal ; c’était la conséquence d’une seule et même vie vécue par deux intelligences, et de l’influence d’un milieu identique sur deux cerveaux façonnés de la même manière dès le ventre de la mère. Cette similitude d’humeur et d’aptitudes est générale chez les jumeaux.

Mais, comme deux instruments à l’unisson, on pouvait, faire penser l’un et faire parler l’autre séparément. Les deux Siamois suivaient très-bien deux conversations avec deux interlocuteurs différents. L’un discutait politique, pendant que l’autre causait beaux-arts, et il est assez probable que l’opinion de l’un aurait été celle de l’autre, s’il avait été pressé par les mêmes questions.

Chang et Eng étaient du reste instruits ; très-versés dans la littérature anglaise, leur commerce était agréable et ils parlaient très-volontiers de leur singulière existence à deux. Après avoir parcouru à peu près toute l’Europe, les deux Siamois se retirèrent en Amérique, dans la Caroline du Nord, loin des curiosités indiscrètes. Ils se mirent à la tête d’une grande exploitation de tabacs et s’attirèrent bien vite toute l’estime de leurs voisins.

Peu de temps après leur arrivée dans la Caroline, ils se marièrent. Ils épousèrent les deux sœurs.

Eng Bunker a eu en neuf ans : six fils et trois filles. Chang Bunker a eu neuf enfants aussi : trois fils et six filles. Le même nombre retourné pour chaque sexe.

Les deux frères s’aimaient tendrement. Mais comme il arrive bien souvent, la discorde était venue par les deux femmes. L’union qui avait si bien régné pendant les premières années de mariage a fini par s’altérer : les deux sœurs se sont demandé s’il ne serait pas possible de vivre autrement, et les deux jumeaux, pour satisfaire à leurs désirs, ont quitté leurs propriétés et sont venus consulter en Europe les savants qui ont le plus d’autorité.

Ne pouvait-on pas les séparer ? À leur premier voyage en Angleterre en 1830, l’avis fut unanime sur les dangers de l’opération. MM. Fergusson et Symes se prononcèrent contre l’opération. Les Siamois durent alors consulter les médecins français.

Il est bien clair que l’opération en elle-même n’était pas de celles qui offrait quelque difficulté ou quelque danger immédiat ; mais une plaie semblable, à pratiquer sur des hommes faits, est toujours grave. Nous avons vu que l’équilibre n’était réellement bien établi chez les deux frères que par cela seul qu’ils étaient unis : que pouvait devenir chacun d’eux isolé de son appui naturel ? Et puis la secousse morale n’aurait-elle pas encore été plus dangereuse que la secousse physique !

Lorsque les deux Siamois furent bien convaincus que leur séparation pouvait être funeste, ils ne poursuivirent pas leur premier dessein.

Ils moururent attachés l’un à l’autre, et le lien qui les unissait à leur naissance les unit encore dans la tombe !