Les Frères corses/11

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Les Frères Corses (1845)
Calmann-Lévy (p. 70-82).
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XI


Du haut de cet escalier de huit marches, par lequel on arrivait à la porte du château fort habité par madame de Franchi et son fils, on dominait la place.

Cette place, tout au contraire de la veille, était couverte de monde ; cependant toute cette foule se composait de femmes et d’enfants au-dessous de douze ans : pas un homme ne paraissait.

Sur la première marche de l’église se tenait un homme solennellement ceint d’une écharpe tricolore : c’était le maire.

Sous le portique, un autre homme vêtu de noir était assis devant une table, un papier griffonné à portée de sa main. Cet homme, c’était le notaire ; ce papier griffonné, c’était l’acte de réconciliation.

Je pris place à l’un des côtés de la table avec les parrains d’Orlandi. De l’autre côté étaient les parrains de Colona ; derrière le notaire se plaça Lucien, qui était également pour l’un et pour l’autre.

Au fond, dans le chœur de l’église, on voyait les prêtres prêts à dire la messe.

La pendule sonna dix heures.

Au même instant, un frémissement courut par la foule, et les yeux se portèrent aux deux extrémités de la rue, si l’on peut appeler rue l’intervalle inégal laissé par le caprice d’une cinquantaine de maisons bâties à la fantaisie de leurs propriétaires.

Aussitôt on vit apparaître, du côté de la montagne, Orlandi, et, du côté du fleuve, Colona : chacun était suivi de ses partisans ; mais, selon le programme arrêté, pas un seul ne portait ses armes ; on eût dit, moins les figures quelque peu rébarbatives, d’honnêtes marguilliers suivant une procession.

Les deux chefs des deux partis présentaient un contraste physique bien tranché.

Orlandi, comme je l’ai dit, était grand, mince, brun, agile.

Colona était court, trapu, vigoureux ; il avait la barbe et les cheveux roux ; barbe et cheveux étaient courts et frisés.

Tous deux portaient à la main une branche d’olivier, symbolique emblème de la paix qu’ils allaient sceller, et qui était une poétique invention du maire.

Colona tenait, de plus, par les pattes une poule blanche, destinée à remplacer, à titre de dommages-intérêts, la poule qui, dix ans auparavant, avait donné naissance à la querelle.

La poule était vivante.

Ce point avait été longtemps discuté et avait failli faire manquer l’affaire, Colona regardant comme une double humiliation de rendre vivante cette poule que sa tante avait jetée morte au visage de la cousine d’Orlandi.

Cependant, à force de logique, Lucien avait déterminé Colona à donner la poule, comme, à force de dialectique, il avait déterminé Orlandi à la recevoir.

Au moment où parurent les deux ennemis, les cloches, qui un instant avaient fait silence, sonnèrent à toute volée.

En s’apercevant, Orlandi et Colona firent un même mouvement, indiquant bien clairement une répulsion réciproque ; cependant ils continuèrent leur chemin.

Juste en face de la porte de l’église, ils s’arrêtèrent à quatre pas l’un de l’autre, à peu près.

Si, trois jours auparavant, ces deux hommes se fussent rencontrés à cent pas de distance, l’un des deux serait bien certainement resté sur la place.

Il se fit pendant cinq minutes, non-seulement dans les deux groupes, mais encore dans toute la foule, un silence qui, malgré le but conciliateur de la cérémonie, n’avait rien de pacifique.

Alors M. le maire prit la parole.

— Eh bien, dit-il, Colona, ne savez-vous pas que c’est à vous de parler le premier ?

Colona fit un effort sur lui-même, et prononça quelques mots en patois corse.

Je crus comprendre qu’il exprimait son regret d’avoir été dix ans en vendette avec son bon voisin Orlandi, et qu’il lui offrait en réparation la poule blanche qu’il tenait à la main.

Orlandi attendit que la phrase de son adversaire fût bien nettement terminée, et répondit par quelques autres mots corses qui étaient de sa part la promesse de ne se souvenir de rien que de la réconciliation solennelle qui avait lieu sous les auspices de M. le maire, sous l’arbitrage de M. Lucien, et sous la rédaction de M. le notaire.

Puis tous deux gardèrent de nouveau le silence.

— Eh bien, messieurs, dit le maire, il était convenu, ce me semble, qu’on se donnerait la main

Par un mouvement instinctif, les deux ennemis portèrent leurs mains derrière leur dos.

Le maire descendit la marche sur laquelle il était monté, alla chercher derrière son dos la main de Colona, revint prendre derrière le sien la main d’Orlandi ; puis, après quelques efforts qu’il essayait de dissimuler à ses administrés sous un sourire, il parvint à joindre les deux mains.

Le notaire saisit le moment, il se leva et lut, tandis que le maire tenait toujours ferme les deux mains, qui firent d’abord ce qu’elles purent pour se dégager, mais qui enfin se résignèrent à rester l’une dans l’autre :

« Par-devant nous, Giuseppe-Antonio Sarrola, notaire royal à Sullacaro, province de Sartène,

« Sur la grande place du village, en face de l’église, en présence de M. le maire, des parrains et de toute la population ;

« Entre Gaelano-Orso Orlandi, dit Orlandini ;

« Et Marco-Vincenzio Colona, dit Schioppone ;

« A été arrêté solennellement ce qui suit :

« À partir de ce jourd’hui, 4 mars 1841, la vendette déclarée depuis dix ans entre eux cessera.

« À partir du même jour, ils vivront ensemble en bons voisins et compères, comme vivaient leurs parents avant la malheureuse affaire qui a mis la désunion entre leurs familles et leurs amis.

« En foi de quoi, ils ont signé les présentes, sous le portique de l’église du village, avec M. Polo Arbori, maire de la commune, M. Lucien de Franchi, arbitre, les parrains de chacun des deux contractants, et nous notaire.

« Sullacaro, ce 4 mars 1841. »

Je vis avec admiration que, par excès de prudence, le notaire n’avait pas touché le moindre mot de la poule qui mettait Colona en si mauvaise position devant Orlandi,

Aussi la figure de Colona s’éclaircît-elle en raison inverse de ce que la figure d’Orlandi se rembrunissait. Ce dernier regarda la poule qu’il tenait à la main en homme qui éprouvait visiblement une violente tentation de l’envoyer à la figure de Colona. Mais un coup d’œil de Lucien de Franchi arrêta cette mauvaise intention dans son germe.

Le maire vit qu’il n’y avait pas de temps à perdre ; il monta à reculons en tenant toujours les deux mains l’une dans l’autre, et sans perdre un instant de vue les nouveaux réconciliés.

Puis, pour prévenir un nouveau débat qui ne pouvait manquer d’arriver au moment de signer, vu que chacun des deux adversaires regarderait évidemment comme une concession de signer le premier, il prit la plume et signa lui-même, et, convertissant la honte en honneur, passa la plume à Orlandi, qui la prit de ses mains, signa et la passa à Lucien, lequel, usant du même subterfuge pacifique, la passa à son tour à Colona, qui fit sa croix.

Au moment même, les chants ecclésiastiques retentirent, comme on chante le Te Deum après une victoire.

Nous signâmes tous ensuite, sans distinction de rang ni de titre, comme la noblesse de France avait signé, cent vingt-trois ans auparavant, la protestation contre M. le duc du Maine.

Puis les deux héros de la journée entrèrent dans l’église et allèrent s’agenouiller de chaque côté du chœur, chacun à la place qui lui était destinée.

Je vis qu’à partir de ce moment. Lucien était parfaitement tranquille : tout était fini, la réconciliation était jurée, non-seulement devant les hommes, mais encore devant Dieu.

Le reste de l’office divin s’écoula donc sans aucun événement qui mérite d’être rapporté.

La messe terminée, Orlandi et Colona sortirent avec le même cérémonial.

À la porte, sur l’invitation du maire, ils se touchèrent encore la main ; puis chacun reprit, avec son cortége d’amis et de parents, le chemin de sa maison, où, depuis trois ans, ni l’un ni l’autre n’était rentré.

Quant à Lucien et à moi, nous rentrâmes chez madame de Franchi, où le dîner nous attendait.

Il me fut facile de voir, au surcroît d’attentions dont j’étais l’objet, que Lucien avait lu mon nom par-dessus mon épaule au moment où je l’apposais au bas de l’acte, et que ce nom ne lui était pas tout à fait inconnu.

Le matin, j’avais annoncé à Lucien ma résolution de partir après le dîner ; j’étais impérieusement rappelé à Paris par mes répétitions d’un Mariage sous Louis XV, et, malgré les instances de la mère et du fils, je persistai dans ma première décision.

Lucien me demanda alors la permission d’user de mon offre en écrivant à son frère, et madame de Franchi, qui, sous sa force antique, n’en cachait pas moins le cœur d’une mère, me fit promettre que je remettrais moi-même cette lettre à son fils.

Le dérangement, au reste, n’était pas grand : Louis de Franchi, en véritable Parisien qu’il était, demeurait rue du Helder, no 7.

Je demandai avoir une dernière fois la chambre de Lucien, lequel m’y conduisit lui-même, et, me montrant de la main tout ce qui en faisait partie :

— Vous savez, me dit-il, que, si quelque objet vous agrée, il faut le prendre, car cet objet est à vous.

J’allai décrocher un petit poignard placé dans un coin assez obscur pour m’indiquer qu’il n’avait aucune valeur, et, comme j’avais vu Lucien jeter un regard de curiosité sur ma ceinture de chasse et en louer l’arrangement, je le priai de l’accepter : il eut le bon goût de la prendre sans me faire répéter ma prière une seconde fois.

En ce moment, Griffo parut sur la porte.

Il venait m’annoncer que le cheval était sellé et que le guide m’attendait.

J’avais mis de côté l’offrande que je destinais à Griffo ; c’était une espèce de couteau de chasse, avec deux pistolets collés le long de la lame et dont les batteries étaient cachées dans la poignée.

Je n’ai jamais vu ravissement pareil au sien.

Je descendis et je trouvai madame de Franchi au bas de l’escalier ; elle m’attendait, pour me souhaiter le bon voyage, à la même place où elle m’avait souhaité la bienvenue. Je lui baisai la main ; je me sentais un grand respect pour cette femme si simple et en même temps si digne.

Lucien me conduisit jusqu’à la porte.

— Dans un tout autre jour, dit-il, je sellerais mon cheval et je vous reconduirais jusqu’au delà de la montagne ; mais, aujourd’hui, je n’ose pas quitter Sullacaro, de peur que l’un ou l’autre de nos deux nouveaux amis ne fasse quelque sottise.

— Et vous faites bien, lui dis-je ; quant à moi, croyez que je me félicite d’avoir vu une cérémonie aussi nouvelle en Corse que celle à laquelle je viens d’assister.

— Oui, oui, dit-il, félicitez-vous-en ; car vous avez vu une chose qui a dû faire tressaillir nos aïeux dans leurs tombeaux.

— Je comprends ; chez eux, la parole était assez sacrée pour qu’ils n’eussent pas eu besoin qu’un notaire intervînt dans la réconciliation ?

— Ceux-là ne se fussent pas réconciliés du tout.

Il me tendit la main.

— Ne me chargez-vous pas d’embrasser votre frère ? lui dis-je.

— Oui, sans doute, si cela ne vous dérange pas trop.

— Eh bien, alors, embrassons-nous ; je ne puis rendre que ce que j’aurai reçu.

Nous nous embrassâmes.

— Ne vous reverrai-je pas un jour ? lui demandai-je.

— Oui, si vous revenez en Corse.

— Non, mais si vous venez à Paris, vous.

— Je n’irai jamais, me répondit Lucien.

— En tout cas, vous trouverez des cartes à mon nom sur la cheminée de votre frère. N’oubliez pas l’adresse.

— Je vous promets que, si un événement quelconque me conduisait sur le continent, vous auriez ma première visite.

— Ainsi, c’est convenu.

Il me tendit une dernière fois la main, et nous nous quittâmes ; mais, tant qu’il put me voir descendant la rue qui conduisait à la rivière, il me suivit des yeux.

Tout était assez tranquille dans le village, quoiqu’on y pût remarquer encore cette espèce d’agitation qui suit les grands événements, et je m’éloignais en fixant, à mesure que je passais devant elle, les yeux sur chaque porte, comptant toujours en voir sortir mon filleul Orlandi, qui, en vérité, me devait bien un remercîment et ne me l’avait pas fait.

Mais je dépassai la dernière maison du village, et je m’avançai dans la campagne sans avoir rien vu qui lui ressemblât.

Je croyais avoir été tout à fait oublié, et je dois dire qu’au milieu des graves préoccupations que devait éprouver Orlandi dans une pareille journée, je lui pardonnais sincèrement cet oubli, quand, tout à coup, en arrivant au maquis de Bicchisano, je vis sortir du fourré un homme qui se plaça au milieu du chemin, et que je reconnus à l’instant même pour celui que, dans mon impatience française et dans mon habitude des convenances parisiennes, je taxais d’ingratitude.

Je remarquai qu’il avait déjà eu le temps d’endosser le même costume que celui sous lequel il m’était apparu dans les ruines de Vicentello, c’est-à-dire qu’il portait sa cartouchière, à laquelle était accroché le pistolet de rigueur, et qu’il était armé de son fusil.

Lorsque je fus à vingt pas de lui, il mit le chapeau à la main, tandis que, de mon côté, je donnais de l’éperon à mon cheval pour ne pas le faire attendre.

— Monsieur, me dit-il, je n’ai pas voulu vous laisser partir ainsi de Sullacaro sans vous remercier de l’honneur que vous avez bien voulu faire à un pauvre paysan comme moi en lui servant de témoin ; et, comme, là-bas, je n’avais ni le cœur à l’aise ni la langue libre, je suis venu vous attendre ici.

— Je vous remercie, lui dis-je ; mais il ne fallait pas vous déranger de vos affaires pour cela, et tout l’honneur a été pour moi.

— Et puis, continua le bandit, que voulez-vous, monsieur ! on ne perd pas en un instant l’habitude de quatre ans. L’air de la montagne est terrible ; quand on l’a respiré une fois, on étouffe partout. Tout à l’heure dans ces misérables maisons, je croyais à chaque instant que le toit allait me tomber sur la tête.

— Mais, répondis-je, vous allez cependant reprendre votre vie habituelle. Vous avez une maison, m’a-t-on dit, un champ, une vigne ?

— Oui, sans doute ; mais ma sœur gardait la maison, et les Lucquois étaient là pour labourer mon champ et vendanger mon raisin. Nous autres Corses, nous ne travaillons pas.

— Que faites-vous, alors ?

— Nous inspectons les travailleurs, nous nous promenons le fusil sur l’épaule, nous chassons.

— Eh bien, mon cher monsieur Orlandi, lui dis-je en lui tendant la main, bonne chasse ! Mais rappelez-vous que mon honneur, comme le vôtre, est engagé à ce que vous ne tiriez désormais que sur les mouflons, les daims, les sangliers, les faisans et les perdrix, et jamais sur Marco-Vicenzio Colona, ni sur personne de sa famille.

— Ah ! Excellence, me répondit mon filleul avec une expression de physionomie que je n’avais encore remarquée que sur le visage des plaideurs normands, la poule qu’il m’a rendue était bien maigre !

Et, sans ajouter un mot de plus, il se jeta dans le maquis, où il disparut.

Je continuai mon chemin en méditant sur cette cause de rupture probable entre les Orlandi et les Colona.

Le soir, je couchai à Albiteccia. Le lendemain, j’arrivai à Ajaccio.

Huit jours après, j’étais à Paris.