Les Frères corses/12

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Les Frères Corses (1845)
Calmann-Lévy (p. 82-96).
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XII


Le jour même de mon arrivée, je me présentai chez M. Louis de Franchi ; il était sorti.

Je laissai ma carte, avec un petit mot qui lui annonçait que j’arrivais en droite ligne de Sullacaro, et que j’étais chargé pour lui d’une lettre de M. Lucien. son frère. Je lui demandais son heure, ajoutant que j’avais pris l’engagement de lui remettre cette lettre à lui-même.

Pour me conduire au cabinet de son maître, où je devais écrire ce billet, le domestique me fit successivement traverser la salle à manger et le salon.

Je jetai les yeux autour de moi, avec une curiosité que l’on doit comprendre, et je reconnus les mêmes goûts dont j’avais déjà eu un aperçu à Sullacaro ; seulement, ces goûts étaient relevés de toute l’élégance parisienne. M. Louis de Franchi me parut avoir un charmant logement de garçon.

Le lendemain, comme je m’habillais, c’est-à-dire vers les onze heures du matin, mon domestique m’annonça à son tour M. de Franchi. J’ordonnai de le faire entrer au salon, de lui offrir les journaux, et de lui annoncer que dans un instant j’étais à ses ordres.

En effet, cinq minutes après, j’entrais au salon.

Au bruit que je fis, M. de Franchi, qui, par courtoisie sans doute, s’était mis à lire un feuilleton de moi, qui, à cette époque, paraissait dans la Presse, leva la tête.

Je demeurai pétrifié de sa ressemblance avec son frère.

Il se leva.

— Monsieur, me dit-il, j’avais peine à croire à ma bonne fortune en lisant hier le petit billet que m’a remis mon domestique lorsque je suis rentré. Je lui ai fait répéter vingt fois votre signalement, afin de m’assurer qu’il était d’accord avec vos portraits ; enfin, ce matin, dans ma double impatience de vous remercier et d’avoir des nouvelles de ma famille, je me suis présenté chez vous sans trop consulter l’heure ; ce qui me fait craindre d’avoir été peut-être bien matinal.

— Pardon, lui répondis-je, si je ne réponds pas d’abord à votre gracieux compliment ; mais, je vous l’avoue, monsieur, je vous regarde et je me demande si c’est à M. Louis ou à M. Lucien de Franchi que j’ai l’honneur de parler.

— Oui, n’est-ce pas ? la ressemblance est grande, ajouta-t-il en souriant, et, lorsque j’étais encore à Sullacaro, il n’y avait guère que mon frère et moi qui pussions ne pas nous y tromper ; cependant, s’il n’a pas, depuis mon départ, fait abjuration de ses habitudes corses, vous avez dû le voir constamment dans un costume qui met entre nous quelque différence.

— Et justement, repris-je, le hasard a fait que, lorsque je l’ai quitté, il était, moins le pantalon blanc, qui n’est pas encore de mise à Paris, vêtu exactement comme vous l’êtes : il en résulte que je n’ai pas même, pour séparer votre présence de son souvenir, cette différence de costume dont vous me parlez. Mais, continuai-je en tirant la lettre de mon portefeuille, je comprends que vous avez hâte d’avoir des nouvelles de votre famille ; prenez donc cette lettre, que j’eusse laissée chez vous hier si je n’eusse promis à madame de Franchi de vous la remettre à vous-même.

— Et vous avez quitté tout le monde bien portant ?

— Oui, mais dans l’inquiétude.

— Sur moi ?

— Sur vous. Mais lisez cette lettre, je vous prie.

— Vous permettez ?

— Comment donc !…

M. de Franchi décacheta la lettre, tandis que je préparais des cigarettes.

Cependant je le suivais des yeux pendant que son regard parcourait rapidement l’épître fraternelle ; de temps en temps, il souriait en murmurant :

— Ce cher Lucien ! cette bonne mère !… Oui… oui… je comprends…

Je n’étais pas encore revenu de cette étrange ressemblance ; cependant, comme me l’avait dit Lucien, je remarquais plus de blancheur dans le teint et une prononciation plus nette de la langue française.

— Eh bien, repris-je lorsqu’il eut fini, en lui présentant une cigarette qu’il alluma à la mienne ; vous l’avez vu, comme je vous l’ai dit, votre famille était inquiète, et je vois avec bonheur que c’était à tort.

— Non, me dit-il avec tristesse, pas tout à fait. Je n’ai point été malade, il est vrai ; mais j’ai eu un chagrin, assez violent même, lequel, je vous l’avoue, s’augmentait encore de l’idée qu’en souffrant ici, je faisais là-bas souffrir mon frère.

— M. Lucien m’avait déjà dit ce que vous me dites là, monsieur ; mais véritablement, pour que je crusse qu’une chose aussi extraordinaire était la vérité et non point une préoccupation de son esprit, il ne me fallait pas moins que la preuve que j’en ai en ce moment ; ainsi, vous-même êtes convaincu, monsieur, que le malaise qu’éprouvait là-bas votre frère dépendait de la souffrance que vous ressentiez ici ?

— Oui, monsieur, parfaitement.

— Alors, repris-je, comme votre réponse affirmative a pour résultat de m’intéresser doublement à ce qui vous arrive, permettez-moi de vous demander, par intérêt et non par curiosité, si le chagrin dont vous me parliez tout à l’heure est passé et si vous êtes en voie de consolation.

— Oh ! mon Dieu ! vous le savez, monsieur, me dit-il, les douleurs les plus vives s’engourdissent avec le temps, et, si aucun accident ne vient envenimer la plaie de mon cœur, eh bien, elle saignera encore quelque temps, puis enfin elle se cicatrisera. En attendant, recevez de nouveau tous mes remercîments, et accordez-moi de temps en temps la permission de venir vous parler de Sullacaro.

— Avec le plus grand plaisir, lui dis-je ; mais pourquoi, dans ce moment même, ne continuons-nous pas une conversation qui m’est aussi agréable qu’à vous ? Tenez, voici mon domestique qui vient m’annoncer que le déjeuner est servi. Faites-moi le plaisir de manger une côtelette avec moi, et alors nous causerons tout à notre aise.

— Impossible, et à mon grand regret. J’ai reçu hier une lettre de M. le garde des sceaux, qui me prie de passer aujourd’hui, à midi, au ministère de la justice, et vous comprenez bien que, moi, pauvre petit avocat en herbe, je ne puis faire attendre un si grand personnage.

— Ah ! mais c’est probablement pour l’affaire des Orlandi et des Colona qu’il vous fait appeler.

— Je le présume, et, comme mon frère me dit que la querelle est terminée…

— Par-devant notaire, je puis vous en donner des nouvelles certaines ; j’ai signé au contrat comme parrain d’Orlandi.

— En effet, mon frère me dit quelques mots de cela.

— Écoutez, me dit-il en tirant sa montre, il est midi moins quelques minutes ; je vais d’abord annoncer à M. le garde des sceaux que mon frère a acquitté ma parole.

— Oh ! religieusement, je vous en réponds.

— Ce cher Lucien ! je savais bien que, quoique ce ne fût pas dans ses sentiments, il le ferait.

— Oui, et il faut lui en savoir gré ; car, je vous en réponds, la chose lui a coûté.

— Nous reparlerons de tout cela plus tard ; car, vous le comprenez bien, il y a un grand bonheur pour moi à revoir, avec les yeux de la pensée, évoqués par vous, ma mère, mon frère, mon pays ! Ainsi, si vous voulez bien me dire votre heure

— C’est assez difficile maintenant. Pendant les premiers jours qui vont suivre mon retour, je vais être quelque peu vagabond. Mais dites-moi vous-même où je puis vous trouver.

— Écoutez, me dit-il, c’est demain la mi-carême, n’est-ce pas ?

— Demain ?

— Oui.

— Eh bien ?

— Allez-vous au bal de l’Opéra ?

— Oui et non. Oui, si vous me demandez cela pour m’y donner rendez-vous ; non, si je n’ai aucun intérêt à y aller.

— Il faut que j’y aille, moi ; je suis obligé d’y aller.

— Ah ! ah ! fis-je en souriant, je vois bien, comme vous le disiez tout à l’heure, que le temps engourdit les plus vives douleurs, et que la plaie de votre cœur se cicatrisera.

— Vous vous trompez ; car j’y vais probablement chercher de nouvelles angoisses.

— Alors, n’y allez pas.

— Eh ! mon Dieu ! fait-on ce qu’on veut dans ce monde ? Je suis entraîné malgré moi ; je vais où la fatalité me pousse. Il vaudrait mieux que je n’y allasse pas, je le sais bien, et cependant j’irai.

— Ainsi donc, demain à l’Opéra ?

— Oui.

— À quelle heure ?

— À minuit et demi, si vous le voulez.

— Où cela ?

— Au foyer. À une heure, j’ai rendez-vous devant la pendule.

— C’est convenu.

Nous nous serrâmes la main, et il sortit vivement.

Midi était près de sonner.

Quant à moi, j’occupai l’après-midi et toute la journée du lendemain à ces courses indispensables à un homme qui vient de faire un voyage de dix-huit mois.

Et le soir, à minuit et demi, j’étais au rendez-vous.

Louis se fit attendre quelque temps ; il avait suivi dans les corridors un masque qu’il avait cru reconnaître ; mais le masque s’était perdu dans la foule, et il n’avait pu le rejoindre.

Je voulus parler de la Corse ; mais Louis était trop distrait pour suivre un si grave sujet de conversation ; ses yeux étaient constamment fixés sur la pendule, et tout à coup il me quitta en s’écriant :

— Ah ! voilà mon bouquet de violettes, dit-il.

Et il fendit la foule pour arriver jusqu’à une femme qui, effectivement, tenait un énorme bouquet de violettes à la main.

Comme, heureusement pour les promeneurs, il y avait au foyer des bouquets de toute espèce, je fus bientôt accosté moi-même par un bouquet de camellias qui voulut bien m’adresser ses félicitations sur mon heureux retour à Paris.

Au bouquet de camellias succéda un bouquet de roses-pompons.

Au bouquet de roses-pompons un bouquet d’héliotropes.

Enfin, j’en étais à mon cinquième bouquet lorsque je rencontrai D…

— Ah ! c’est vous, mon cher, me dit-il, soyez le bienvenu, car vous arrivez à merveille ; nous soupons ce soir chez moi avec un tel et un tel, — il me nomma trois ou quatre de nos amis communs, — et nous comptons sur vous.

— Mille fois merci, très-cher, répondis-je ; mais, malgré mon grand désir d’accepter votre invitation, je ne le puis, attendu que je suis avec quelqu’un,

— Mais il me semble qu’il va sans dire que tout le monde aura le droit d’amener son quelqu’un ; il est parfaitement convenu qu’il y aura sur la table six carafes d’eau qui n’auront d’autre destination que de tenir les bouquets frais.

— Eh ! cher ami, voilà ce qui vous trompe, je n’ai pas de bouquets à mettre dans vos carafes : je suis avec un ami.

— Eh bien, mais vous savez le proverbe : « Les amis de nos amis… »

— C’est un jeune homme que vous ne connaissez pas.

— Eh bien, nous ferons connaissance.

— Je lui proposerai cette bonne fortune.

— Oui, et, s’il refuse, amenez-le de force.

— Je ferai ce que je pourrai, je vous le promets… Et à quelle heure se met-on à table ?

— À trois heures ; mais, comme on y restera jusqu’à six, vous avez de la marge.

— C’est bien.

Un bouquet de myosotis, qui peut-être avait entendu la dernière partie de notre conversation, prit alors le bras de D…, et s’éloigna avec lui.

Quelques instants après, je rencontrai Louis, qui, selon toute probabilité, en avait fini avec son bouquet de violettes.

Comme mon domino était doué d’un esprit assez médiocre, je l’envoyai intriguer un de mes amis, et je repris le bras de Louis.

— Eh bien, lui dis-je, avez-vous appris ce que vous vouliez savoir ?

— Oh ! mon Dieu, oui : vous savez bien qu’en général on ne nous dit au bal masqué que les choses qu’on devrait nous laisser ignorer.

— Mon pauvre ami, lui dis-je. Pardon de vous appeler ainsi ; mais il me semble que je vous connais depuis que je connais votre frère… Voyons… Vous êtes malheureux, n’est-ce pas ?… Qu’y a-t-il donc ?

— Oh ! mon Dieu, rien qui vaille la peine d’être redit.

Je vis qu’il voulait garder son secret, et je me tus.

Nous fîmes deux ou trois tours en silence ; moi, assez indifférent, car je n’attendais personne ; lui, l’œil toujours au guet et examinant chaque domino qui passait à la portée de notre vue,

— Tenez, lui dis-je, savez-vous ce que vous devriez faire ?

Il tressaillit comme un homme qu’on arrache à ses pensées.

— Moi ?… Non !… Que dites-vous ? Pardon…

— Je vous propose une distraction dont vous me paraissez avoir besoin.

— Laquelle ?

— Venez souper avec moi chez un ami.

— Oh ! non, par exemple… Je serais un trop maussade convive.

— Bah ! on dira des folies, et cela vous égayera.

— D’ailleurs, je ne suis pas invité.

— C’est ce qui vous trompe : vous l’êtes.

— C’est fort gracieux à votre amphitryon ; mais, parole d’honneur, je ne me sens pas digne…

En ce moment, nous croisâmes D… Il paraissait fort occupé de son bouquet de myosotis.

Cependant il me vit.

— Eh bien, me dit-il, c’est convenu, n’est-ce pas ? À trois heures.

— Moins convenu que jamais, cher ami ; je ne puis pas être des vôtres.

— Allez au diable, alors !

Et il continua son chemin.

— Quel est ce monsieur ? me demanda Louis pour me dire visiblement quelque chose.

— Mais c’est D…, un de nos amis, garçon de beaucoup d’esprit, quoiqu’il soit gérant d’un de nos premiers journaux.

— Monsieur D… ! s’écria Louis, monsieur D… ! vous le connaissez ?

— Sans doute ; je suis depuis deux ou trois ans en relation d’intérêts et surtout d’amitié avec lui.

— Serait-ce chez lui que vous deviez souper ce soir ?

— Justement.

— Alors c’était chez lui que vous m’offriez de me conduire ?

— Oui.

— En ce cas, c’est autre chose, j’accepte, oh ! j’accepte avec grand plaisir.

— À la bonne heure ! ce n’est pas sans peine.

— Peut-être ne devrais-je pas y aller, reprit Louis en souriant avec tristesse ; mais vous savez ce que je vous disais avant-hier : on ne va pas où l’on devrait aller, on va où le destin nous pousse ; et la preuve, c’est que j’aurais mieux fait de ne pas venir ce soir ici.

En ce moment, nous croisâmes de nouveau D…

— Mon cher ami, lui dis-je, j’ai changé d’avis.

— Et vous êtes des nôtres ?

— Oui.

— Ah ! bravo ! Cependant, je dois vous prévenir d’une chose.

— De laquelle ?

— C’est que quiconque soupe avec nous ce soir doit y souper encore après-demain.

— Et en vertu de quelle loi ?

— En vertu d’un pari fait avec Château-Renaud.

Je sentis tressaillir vivement Louis, dont le bras était passé sous le mien.

Je me retournai ; mais, quoiqu’il fût plus pâle qu’un instant auparavant, son visage était resté impassible.

— Et quel est ce pari ? demandai-je à D…

— Oh ! ce serait trop longtemps à vous dire ici. Puis il y a une personne intéressée dans ce pari qui pourrait le lui faire perdre si elle en entendait parler.

— À merveille ! À trois heures.

— À trois heures.

Nous nous séparâmes de nouveau : en passant devant la pendule, je jetai les yeux sur le cadran : il était deux heures trente-cinq minutes.

— Connaissez-vous ce M. de Château-Renaud ? me demanda Louis avec une voix dont il essayait vainement de dissimuler l’émotion.

— De vue seulement ; je l’ai rencontré parfois dans le monde.

— Alors ce n’est pas un de vos amis ?

— Ce n’est pas même une simple connaissance,

— Ah ! tant mieux ! me dit Louis.

— Pourquoi cela ?

— Pour rien.

— Mais, vous-même, le connaissez-vous ?

— Indirectement.

Malgré l’évasif de la réponse, il me fut facile de voir qu’il y avait entre M. de Franchi et M. de Château-Renaud quelqu’une de ces relations mystérieuses dont une femme est le conducteur. Un sentiment instinctif me fit comprendre alors qu’il vaudrait mieux pour mon compagnon que nous rentrassions chacun chez nous.

— Tenez, lui dis-je, monsieur de Franchi, voulez-vous en croire mon conseil ?

— En quoi, dites ?

— N’allons pas souper chez D…

— À quel propos ? Ne nous attend-il pas, ou plutôt ne lui avez-vous pas dit que vous lui ameniez un convive ?

— Si fait ; ce n’est point pour cela.

— Et pourquoi alors ?

— Parce que je crois tout simplement qu’il vaut mieux que nous n’y allions pas.

— Mais enfin, vous avez une raison pour avoir changé d’avis ; tout à l’heure vous insistiez pour m’y conduire presque malgré moi.

— Nous n’aurions qu’à rencontrer M. de Château-Renaud.

— Tant mieux ! on le dit fort aimable, et je serais enchanté de faire avec lui plus ample connaissance.

— Eh bien, soit, repris-je. Allons-y donc, puisque vous le voulez.

— Nous descendîmes prendre nos paletots.

D… demeurait à deux pas de l’Opéra ; il faisait beau : je pensai que le grand air calmerait toujours quelque peu l’esprit de mon compagnon. Je lui proposai d’aller à pied : il accepta.