Les Frères corses/18

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Les Frères Corses (1845)
Calmann-Lévy (p. 135-141).
Chap. XIX.  ►

XVIII


Contre l’habitude de ces sortes d’affaires, ce duel fit peu de bruit.

Les journaux eux-mêmes, ces éclatantes et fausses trompettes de la publicité, se turent.

Quelques amis intimes seulement accompagnèrent le corps du malheureux jeune homme au Père-Lachaise. Seulement, quelques instances qu’on pût faire à M. de Château-Renaud, il refusa de quitter Paris.

J’avais eu un moment l’idée de faire suivre la lettre de Louis à sa famille d’une lettre de moi ; mais, quoique le but fût excellent, ce mensonge à l’endroit de la mort d’un fils et d’un frère m’avait répugné : j’étais convaincu que Louis lui-même avait combattu longtemps, et qu’il avait fallu, pour l’y décider, l’importance des raisons qu’il m’avait données.

J’avais donc, au risque d’être accusé d’indifférence ou même d’ingratitude, gardé le silence, et j’étais convaincu que le baron Giordano en avait fait autant.

Cinq jours après l’événement, vers les onze heures du soir, je travaillais devant ma table, au coin de mon feu, seul, et dans une disposition d’esprit assez maussade, lorsque mon domestique entra, referma la porte vivement, et, d’une voix assez agitée, me dit que M. de Franchi demandait à me parler.

Je me retournai et le regardai fixement : il était fort pâle.

— Que me dites-vous là, Victor ? lui demandai-je.

— Oh ! monsieur, reprit-il, en vérité, je n’en sais rien moi-même.

— De quel M. de Franchi voulez-vous me parler ? Voyons !

— Mais de l’ami de monsieur… de celui que J’ai vu venir une ou deux fois chez lui…

— Vous êtes fou, mon cher ! Ne savez-vous pas que nous avons eu le malheur de le perdre il y a cinq jours ?

— Oui, monsieur ; et voilà pourquoi monsieur me voit si troublé. Il a sonné ; j’étais dans l’antichambre, j’ai été ouvrir la porte. Aussitôt j’ai reculé en le voyant.

Alors il est entré, a demandé si monsieur était chez lui ; j’étais tellement troublé, que j’ai répondu que oui. Alors il m’a dit : « Allez lui annoncer que M. de Franchi demande à lui parler ; » sur quoi, je suis venu.

— Vous êtes fou, mon cher ! l’antichambre était mal éclairée, sans doute, et vous avez mal vu ; vous étiez tout endormi encore et vous avez mal entendu. Retournez, et demandez une seconde fois le nom.

— Oh ! c’est bien inutile, et je jure à monsieur que je ne me trompe pas ; j’ai bien vu et bien entendu.

— Alors faites entrer.

Victor retourna tout tremblant vers la porte, l’ouvrit ; puis, restant dans l’intérieur de ma chambre :

— Que monsieur prenne la peine d’entrer, dit-il.

Aussitôt j’entendis, malgré le tapis qui les assourdissait, des pas qui traversaient le salon et qui s’approchaient de ma chambre ; puis, presque aussitôt, je vis effectivement apparaître sur ma porte M. de Franchi.

J’avoue que mon premier sentiment fut un sentiment de terreur ; je me levai et fis un pas en arrière.

— Pardon de vous déranger à une pareille heure, me dit M. de Franchi, mais je suis arrivé depuis dix minutes, et vous comprenez que je n’ai pas voulu attendre à demain pour venir causer avec vous.

— Oh ! mon cher Lucien, m’écriai-je en courant à lui et en le serrant dans mes bras ; c’est vous, c’est donc vous !

Et, malgré moi, quelques larmes s’échappèrent de mes yeux.

— Oui, me dit-il, c’est moi.

Je calculai le temps écoulé : à peine si la lettre devait être arrivée, je ne dirai pas à Sullacaro, mais à Ajaccio.

— Oh ! mon Dieu ! m’écriai-je ; mais alors vous ne savez rien !

— Je sais tout, dit-il.

— Comment, tout ?

— Oui.

— Victor, dis-je en me retournant vers mon valet de chambre, assez mal rassuré encore, laissez-nous, ou plutôt revenez dans un quart d’heure, avec un plateau tout servi ; vous souperez avec moi, Lucien, et vous coucherez ici, n’est-ce pas ?

— J’accepte tout cela, dit-il ; je n’ai pas mangé depuis Auxerre. Puis, comme personne ne me connaissait, ou plutôt, ajouta-t-il avec un sourire profondément triste, comme tout le monde semblait me reconnaître chez mon pauvre frère, on n’a pas voulu m’ouvrir, et je m’en suis allé laissant toute la maison en révolution.

— En effet, mon cher Lucien, votre ressemblance avec Louis est si grande, que, moi-même, tout à l’heure j’en ai été frappé.

— Comment ! s’écria Victor, qui n’avait pas encore pu prendre sur lui de s’éloigner, monsieur est donc le frère… ?

— Oui ; mais allez, et servez-nous.

Victor sortit ; nous nous trouvâmes seuls.

Je pris Lucien par la main, je le conduisis à un fauteuil, et je m’assis près de lui.

— Mais, lui dis-je de plus en plus étonné de le voir, vous étiez donc en route lorsque vous avez appris la fatale nouvelle ?

— Non, j’étais à Sullacaro.

— Impossible ! la lettre de votre frère est à peine arrivée maintenant.

— Vous avez oublié la ballade de Burger, mon cher Alexandre ; les morts vont vite !

Je frissonnai.

— Que voulez-vous dire ? Expliquez-vous ; je ne comprends pas.

— Oubliez-vous ce que je vous ai raconté des apparitions familières à notre famille ?

— Vous avez revu votre frère ? m’écriai-je.

— Oui.

— Et quand cela ?

— Pendant la nuit du 16 au 17.

— Et il vous a tout dit ?

— Tout.

— Il vous a dit qu’il était mort ?

— Il m’a dit qu’il avait été tué : les morts ne mentent plus.

— Il vous a dit comment ?

— En duel.

— Par qui ?

— Par M. de Château-Renaud ?

— Non, n’est-ce pas ? non, lui dis-je ; vous avez appris cela d’une autre façon ?

— Croyez-vous que je sois en disposition de plaisanter ?

— Pardon ! mais, en vérité, ce que vous me dites est si étrange, et tout ce qui vous arrive, à vous et à votre frère, est tellement en dehors de la loi de la nature…

— Que vous ne voulez pas y croire, n’est-ce pas ? je comprends ! mais, tenez, me dit-il en ouvrant sa chemise, et en me montrant une marque bleue empreinte sur sa peau, au-dessus de la sixième côte droite, croirez-vous à cela ?

— En vérité, m’écriai-je, c’est juste en cet endroit que votre frère a été touché.

— Et la balle est sortie ici, n’est-ce pas ?… continua Lucien en posant le doigt au-dessus de la hanche gauche.

— C’est miraculeux ! m’écriai-je.

— Et maintenant, continua-t-il, voulez-vous que je vous dise à quelle heure il est mort ?

— Dites !

— À neuf heures dix minutes.

— Tenez, Lucien, racontez-moi tout d’un seul trait : mon esprit se perd à vous interroger et à écouter vos réponses fantastiques ; j’aime mieux un récit.