Les Frères corses/6

La bibliothèque libre.
Les Frères Corses (1845)
Calmann-Lévy (p. 38-43).
◄  Chap. V.
Chap. VII.  ►

VI


Quoique nous fussions arrivés au commencement de mars à peine, le temps était magnifique, et l’on aurait pu dire qu’il était chaud, sans une charmante brise qui, tout en nous rafraîchissant, nous apportait cet âcre et vivace parfum de la mer.

La lune se levait, claire et brillante, derrière le mont de Cagna, et l’on eût dit qu’elle versait des cascades de lumière sur tout le versant occidental qui sépare la Corse en deux parties, et fait en quelque sorte, d’une seule île, deux pays différents toujours en guerre, ou du moins en haine l’un contre l’autre.

À mesure que nous montions, et que les gorges où coule le Tavaro s’enfonçait dans une nuit dont l’œil cherchait en vain à pénétrer l’obscurité, nous voyions la Méditerranée calme, et pareille à un vaste miroir d’acier bruni, se dérouler à l’horizon.

Certains bruits particuliers à la nuit, soit qu’ils disparaissent le jour sous d’autres bruits, soit qu’ils s’éveillent véritablement avec les ténèbres, se faisaient entendre, et produisaient, non pas sur Lucien, qui, familier avec eux, pouvait les reconnaître, mais sur moi, à qui ils étaient étrangers, des sensations de surprise singulières et qui entretenaient dans mon esprit cette émotion continuelle qui donne un intérêt puissant à tout ce qu’on voit.

Arrivés à une espèce de petit embranchement où la route se divisait en deux, c’est-à-dire en un chemin qui paraissait faire le tour de la montagne, et un sentier à peine visible qui piquait droit sur elle, Lucien s’arrêta.

— Voyons, me dit-il, avez-vous le pied montagnard ?

— Le pied, oui, mais pas l’œil.

— C’est-à-dire que vous avez des vertiges ?

— Oui ; le vide m’attire irrésistiblement.

— Alors nous pouvons prendre par ce sentier, qui ne nous offrira pas de précipices, mais seulement des difficultés de terrain.

— Oh ! pour les difficultés de terrain, cela m’est égal.

— Prenons donc ce sentier, il nous épargne trois quarts d’heure de marche.

— Prenons ce sentier.

Lucien s’engagea le premier à travers un petit bois de chênes verts dans lequel je le suivis.

Diamante marchait à cinquante ou soixante pas de nous, battant le bois à droite et à gauche, et, de temps en temps, revenant par le sentier, remuant gaiement la queue pour nous annoncer que nous pouvions, sans danger et confiants dans son instinct, continuer tranquillement notre route.

On voyait que, comme les chevaux à deux fins de ces demi-fashionables, agents de change le matin, lions le soir, et qui veulent à la fois une bête de selle et de cabriolet, Diamante était dressé à chasser le bipède et le quadrupède, le bandit et le sanglier.

Pour n’avoir pas l’air d’être tout à fait étranger aux mœurs corses, je fis part de mon observation à Lucien.

— Vous vous trompez, dit-il ; Diamante chasse effectivement à la fois l’homme et l’animal ; mais l’homme qu’il chasse n’est point le bandit, c’est la triple race du gendarme, du voltigeur et du volontaire.

— Comment, demandai-je, Diamante est donc un chien de bandit ?

— Comme vous le dites. Diamante appartenait à un Orlandi, à qui j’envoyais quelquefois, dans la campagne, du pain, de la poudre, des balles, les différentes choses enfin dont un bandit a besoin. Il a été tué par un Colona, et j’ai reçu le lendemain son chien, qui, ayant l’habitude de venir à la maison, m’a facilement pris en amitié.

— Mais il me semble, dis-je, que, de ma chambre, ou plutôt de celle de votre frère, j’ai aperçu un autre chien que Diamante ?

— Oui, celui-là, c’est Brusco ; il a les mêmes qualités que celui-ci ; seulement, il me vient d’un Colona qui a été tué par un Orlandi : il en résulte que, lorsque je vais faire visite à un Colona, je prends Brusco, et que, quand, au contraire, j’ai affaire à un Orlandi, je détache Diamante. Si on a le malheur de les lâcher tous les deux en même temps, ils se dévorent. Aussi, continua Lucien en riant de son sourire amer, les hommes peuvent se raccommoder, eux, faire la paix, communier de la même hostie, les chiens ne mangeront jamais dans la même écuelle.

— À la bonne heure, repris-je à mon tour en riant, voilà deux vrais chiens corses ; mais il me semble que Diamante, comme tous les cœurs modestes, se dérobe à nos louanges ; depuis que la conversation roule sur lui, nous ne l’avons pas aperçu.

— Oh ! que cela ne vous inquiète pas, dit Lucien. Je sais où il est.

— Et où est-il sans indiscrétion ?

— Il est au Mucchio.

J’allais encore hasarder une question au risque de fatiguer mon interlocuteur, lorsqu’un hurlement se fit entendre, si triste, si prolongé et si lamentable, que je tressaillis et que je m’arrêtai en portant la main sur le bras du jeune homme.

— Qu’est-ce que cela ? lui demandai-je.

— Rien ; c’est Diamante qui pleure.

— Et qui pleure-t-il ?

— Son maître… Croyez-vous donc que les chiens soient des hommes, pour oublier ceux qui les ont aimés ?

— Ah ! je comprends, dis-je.

Diamante fit entendre un second hurlement plus prolongé, plus triste et plus lamentable encore que le premier.

— Oui, continuai-je, son maître a été tué, m’avez-vous dit, et nous approchons de l’endroit où il a été tué.

— Justement, et Diamante nous a quittés pour aller au Mucchio.

— Le Mucchio alors, c’est la tombe ?

— Oui, c’est-à-dire le monument que chaque passant, en y jetant une pierre et une branche d’arbre, dresse sur la fosse de tout homme assassiné. Il en résulte qu’au lieu de s’affaisser comme les autres fosses sous les pas de ce grand niveleur qu’on appelle le temps, le tombeau de la victime grandit toujours, symbole de la vengeance qui doit lui survivre et grandir incessamment au cœur de ses plus proches parents.

Un troisième hurlement retentit, mais, cette fois, si près de nous, que je ne pus m’empêcher de frissonner, quoique la cause me fût parfaitement connue.

En effet, au détour d’un sentier, je vis blanchir, à une vingtaine de pas de nous, un tas de pierres formant une pyramide de quatre ou cinq pieds de hauteur. C’était le Mucchio.

Au pied de cet étrange monument, Diamante était assis, le cou tendu, la gueule ouverte. Lucien ramassa une pierre, et, ôtant son bonnet, s’approcha du Mucchio.

J’en fis autant, me modelant de tous points sur lui.

Arrivé près de la pyramide, il cassa une branche de chêne vert, jeta d’abord la pierre, puis la branche ; puis enfin fit avec le pouce ce signe de croix rapide, habitude corse s’il en fût, et qui échappait à Napoléon lui-même en certaines circonstances terribles.

Je l’imitai jusqu’au bout.

Puis nous nous remîmes en routée, silencieux et pensifs.

Diamante resta en arrière.

Au bout de dix minutes, à peu près, nous entendîmes un dernier hurlement, et presque aussitôt Diamante, la tête et la queue basses, passa près de nous, piqua une pointe d’une centaine de pas, et se remit à faire son métier d’éclaireur.