Les Frères corses/8

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Les Frères Corses (1845)
Calmann-Lévy (p. 50-54).
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VIII


— Vous n’êtes pas seul, monsieur Lucien ? dit le bandit.

— Ne vous inquiétez pas de cela, Orlandi ; monsieur est un ami à moi qui a entendu parler de vous et qui désirait vous faire visite. Je n’ai pas cru devoir lui refuser ce plaisir.

— Monsieur est le bienvenu à la campagne, dit le bandit en s’inclinant et en faisant ensuite quelques pas vers nous.

Je lui rendis son salut avec la plus ponctuelle politesse.

— Vous devez déjà être arrivés depuis quelque temps ? continua Orlandi.

— Oui, depuis vingt minutes.

— C’est cela : j’ai entendu la voix de Diamante qui hurlait au Mucchio, et déjà, depuis un quart d’heure, il est venu me rejoindre. C’est une bonne et fidèle bête, n’est-ce pas, monsieur Lucien ?

— Oui, c’est le mot, Orlandi, bonne et fidèle, reprit Lucien en caressant Diamante.

— Mais, puisque vous saviez que M. Lucien était là, demandai-je, pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt ?

— Parce que nous n’avions rendez-vous qu’à neuf heures, répondit le bandit, et que c’est être aussi inexact d’arriver un quart d’heure plus tôt que d’arriver un quart d’heure plus tard.

— Est-ce un reproche que vous me faites ? Orlandi, dit en riant Lucien.

— Non, monsieur ; vous pouviez avoir vos raisons pour cela, vous ; d’ailleurs, vous êtes en compagnie, et c’est probablement à cause de monsieur que vous avec faussé vos habitudes ; car, vous aussi, monsieur Lucien, vous êtes exact, et je le sais mieux que personne ; vous vous êtes, Dieu merci ! dérangé assez souvent pour moi.

— Ce n’est pas la peine de me remercier de cela, Orlandi ; car cette fois-ci sera probablement la dernière.

— N’avons-nous pas quelques mots à échanger à ce sujet, monsieur Lucien ? demanda le bandit.

— Oui, et, si vous voulez me suivre…

— À vos ordres.

Lucien se retourna vers moi.

— Vous m’excuserez, n’est-ce pas ? me dit-il.

— Comment donc ! faites.

Tous deux s’éloignèrent, et, montant sur la brèche par laquelle Orlandi nous était apparu, s’arrêtèrent là debout, se détachant en vigueur sur la lueur de la lune, qui semblait baigner les contours de leurs deux silhouettes sombres d’un fluide d’argent.

Alors seulement, je pus regarder Orlandi avec attention.

C’était un homme de haute taille, portant la barbe dans toute sa longueur et vêtu exactement de la même façon que le jeune de Franchi, à l’exception cependant que ses habits portaient la trace d’un fréquent contact avec le maquis dans lequel vivait leur propriétaire, les ronces à travers lesquels plus d’une fois il avait été obligé de fuir, et la terre sur laquelle il couchait chaque nuit.

Je ne pouvais entendre ce qu’ils disaient, d’abord parce qu’ils étaient à une vingtaine de pas de moi, ensuite parce qu’ils parlaient le dialecte corse.

Mais je m’apercevais facilement à leurs gestes que le bandit réfutait, avec une grande chaleur, une suite de raisonnements que le jeune homme exposait avec un calme qui faisait honneur à l’impartialité qu’il mettait dans cette affaire.

Enfin, les gestes d’Orlandi devinrent moins fréquents et plus énergiques ; sa parole elle-même sembla s’alanguir ; sur une dernière observation, il baissa la tête ; puis enfin, au bout d’un instant, tendit la main au jeune homme.

La conférence, selon toute probabilité, était finie ; car tous deux revinrent vers moi.

— Mon cher hôte, me dit le jeune homme, voici Orlandi qui désire vous serrer la main pour vous remercier.

— Et de quoi ? lui demandai-je.

— Mais de vouloir bien être un de ses parrains. Je me suis engagé pour vous.

— Si vous vous êtes engagé pour moi, vous comprenez que j’accepte sans même savoir de quoi il est question.

Je tendis la main au bandit, qui me fit l’honneur de la toucher du bout des doigts.

— De cette façon, continua Lucien, vous pourrez dire à mon frère que tout est arrangé selon ses désirs, et même que vous avez signé au contrat.

— Il y a donc un mariage ?

— Non, pas encore ; mais peut-être cela viendra-t-il.

Un sourire dédaigneux passa sur les lèvres du bandit.

— La paix, dit-il, puisque vous la voulez absolument, monsieur Lucien, mais pas d’alliance : ceci n’est point porté au traité.

— Non, dit Lucien, c’est seulement écrit, selon toute probabilité, dans l’avenir. Mais parlons d’autre chose. N’avez-vous rien entendu pendant que je causais avec Orlandi ?

— De ce que vous disiez ?

— Non, mais de ce que disait un faisan dans les environs d’ici.

— En effet, il me semble que j’ai entendu coqueter ; mais j’ai cru que je me trompais.

— Vous ne vous trompiez pas : il y a un coq branché dans le grand châtaignier que vous savez, monsieur Lucien, à cent pas d’ici. Je l’ai entendu tout à l’heure en passant.

— Eh bien, mais, dit gaiement Lucien, il faut le manger demain.

— Il serait déjà à bas, dit Orlandi, si je n’avais pas craint qu’on ne crût au village que je tirais sur autre chose qu’un faisan.

— J’ai prévenu, dit Lucien. À propos, ajouta-t-il en se retournant vers moi et en rejetant sur son épaule son fusil qu’il venait d’armer, à vous l’honneur.

— Un instant ! je ne suis pas si sûr que vous de mon coup, moi ; et je tiens beaucoup à manger ma part de votre faisan : ainsi, tirez-le.

— Au fait, dit Lucien, vous n’avez pas comme nous l’habitude de la chasse de nuit, et vous tireriez certainement trop bas ; d’ailleurs, si vous n’avez rien à faire demain dans la journée, vous prendrez votre revanche.