Les Frères de Plymouth et John Darby, leur doctrine et leur histoire/Chapitre 4

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CHAPITRE IV.


Causes qui ont amené la rapide propagation des principes de M. Darby dans le canton de Vaud. Coup d’œil général sur l’extension de l’église plymouthiste. Nouvelles considérations sur les tendances qu’elle favorise.

On ne doit pas s’étonner des prompts succès de M. Darby dans la contrée où il est venu semer sa doctrine. Elle y trouvait, et chez les dissidents et même dans les rangs des chrétiens pieux de l’église nationale, un sol à quelques égards favorable et bien préparé. On avait déjà commencé à regarder l’Église comme anéantie, ses rapports avec l’État comme incompatibles avec l’idée même d’Église ; la consécration des ministres comme une affaire de pure convenance humaine qui n’a aucun rapport quelconque avec la consécration divine. Voyant des chrétiens instruits, et jusqu’à des ministres zélés de l’église nationale, imbus d’opinions si voisines du plymouthisme, Darby comprit, en homme habile, que le canton de Vaud devait être son quartier général, et il y planta son étendard. Ne dirait-on pas, en effet, de plusieurs membres de l’église nationale, que ce n’est que par une heureuse inconséquence qu’ils se trouvent encore attachés à elle[1] ? Certains chrétiens n’ont-ils pas voulu voir dans le réveil religieux qui s’était manifesté au sein de l’église, quelque chose de passablement analogue à l’apparition des premiers chrétiens au milieu du paganisme ? Et cette attitude provoquante, cet air de chercher la persécution, que quelques hommes du réveil s’étaient hâtés de prendre, bien, des gens n’y voient-ils pas, encore à l’heure qu’il est, la marque la plus sûre, pour ne pas dire la seule indubitable, d’un christianisme vivant et décidé ? Il n’en est pas autrement aux yeux des frères de Plymouth, qui font de cette manière de braver le monde une espèce d’œuvre méritoire. Nous ne laisserons pas non plus oublier la trop grande importance qu’on attachait dans les commencements du réveil aux réunions d’édification. Tel pasteur qui ne se hâtait pas d’en ouvrir, passait, sans autre examen, pour un pasteur peu fidèle, aux yeux de certaines personnes animées d’un zèle plus ardent qu’il n’était éclairé. C’était comme si tout ce qu’il restait de vie dans l’église s’était réfugié dans ces réunions. Ajoutez l’absolue liberté donnée à chacun d’y prendre la parole[2], et vous comprendrez qu’en formant le plan de désorganiser l’Église, pour ne plus laisser subsister que des réunions libres, privées de toute marche régulière, M. Darby n’a fait que pousser à l’extrême certaines tendances du réveil religieux vaudois.

Il nous importe d’ajouter à ce développement quelques observations qui feront mieux comprendre notre pensée. Les tendances dont nous venons de parler sont proprement le fruit de la position hostile qu’avait prise au commencement soit l’église nationale soit l’État vis-à-vis du réveil religieux. Aussi ces tendances étaient-elles sur leur déclin, lorsque parut la loi ecclésiastique du 14 décembre 1839. Cette loi donna une nouvelle force aux anciens griefs contre l’église nationale ; elle fut la mine qui prépara l’explosion du plymouthisme. Nous sommes d’ailleurs certains que des personnes d’une piété éclairée ne se méprendront pas sur le sens de ce que nous avons dit au sujet des réunions d’édification. Tout comme l’attachement exclusif aux formes d’édification nationale est du formalisme, c’est aussi du formalisme que de demander d’une manière absolue l’établissement des réunions particulières d’édification. Tout doit se régler d’après les besoins de la paroisse, d’après les circonstances où elle se trouve placée, par exemple, vis-à-vis des dissidents. Par là les réunions particulières d’édification deviennent souvent une véritable nécessité de position ; et nous ajouterons que sous ce rapport elles ont déjà rendu de grands services à l’église nationale. Il nous importe de faire à cette occasion l’aveu que nous-mêmes nous avons régulièrement pris part à de telles réunions, et assez souvent d’une manière active, et que nous nous joignons de tout notre cœur à la demande du clergé vaudois au sujet de la détermination prise le 20 mai passé par le Grand Conseil.

À une époque comme la nôtre, où les opinions se heurtent avec une certaine violence, il est bon de prendre des précautions pour éviter des mal-entendus. Nous avons parlé plus haut des jugements portés par quelques membres de l’église nationale sur son union avec l’État. Il nous importe d’observer à cet égard que la théorie de la séparation de l’Église et de l’État ne revêt pas nécessairement un caractère sectaire. Elle porte, en général, tout aussi bien que celle de l’union de l’Église avec l’État, l’empreinte des dispositions particulières que ses adhérents y apportent. Tantôt elle s’appuie sur des tendances politiques radicales, tantôt elle s’allie à des tendances entièrement conservatrices. Chez les incrédules elle sert la cause de l’incrédulité ; chez les croyants elle s’unit aux inspirations du zèle le plus pur pour la maison du Seigneur. Ce qu’il importe de constater, c’est qu’elle peut s’allier par sa nature même et qu’elle s’allie en effet assez souvent et assez facilement à des tendances sectaires. Il est même des amis de la séparation qui nous feraient, hélas ! cet aveu. C’est pourquoi on les voit se donner tant de peine pour ralentir l’ardeur quelque peu immodérée de ceux qui partagent le plus leurs opinions.

Retournons maintenant à notre sujet. C’est surtout la dissidence vaudoise qui se trouva exposée à l’invasion du darbysme ; car les dissidents ont beau s’efforcer, pour consolider leur organisation, de régulariser la nomination et la vocation de leurs ministres ; il n’en arrive pas moins à ceux-ci de se voir parfois cavalièrement traités par leurs troupeaux. Ce qui, chez les anciens dissidents, devait le plus s’opposer au plymouthisme, c’était la discipline ; mais cette arme, Darby, infidèle sans doute à ses principes, a su l’arracher des mains des dissidents pour les en frapper.

C’est proprement Lausanne qui est la métropole des opinions religieuses de M. Darby et, par conséquent, de toute la secte des frères de Plymouth sur le continent, cette ville est en effet, depuis cinq ans, le séjour favori et principal du chef de tout ce mouvement. C’est là qu’il a fait sur l’église nationale le plus de conquêtes et jusqu’à celle d’un ministre. C’est à Lausanne enfin que s’est fait avec le plus de suite l’essai pratique du nouveau système. Comment se fait-il qu’une ville, où l’Évangile est annoncé de toutes les chaires avec tant de fidélité, soit tellement accessible à diverses tendances séparatistes ? Faut-il rechercher l’explication de ce phénomène dans le penchant pour la recherche des nouveautés (Act. XVII, 21), ou dans l’esprit de coterie, ou bien dans la composition même de la population d’une ville qui est le rendez-vous d’une foule de gens complétement étrangers les uns aux autres ? Seraient-ils peut-être, par défaut de lien intime qui puisse les unit étroitement entre eux, d’autant plus disposés à se séparer les uns des autres pour des causes assez légères ? C’est là une question sur laquelle il vaudrait bien la peine de porter une sérieuse attention.

Comme M. Darby voyageait beaucoup, il fallut souvent le remplacer auprès de son auditoire de Lausanne ; et c’est alors que les anciens pasteurs des dissidents, à qui semblait appartenir une telle fonction, durent sentir leur déchéance. On n’envisageait plus leur qualité d’ecclésiastiques que comme une prééminence mondaine et charnelle, qu’ils s’étaient jadis arrogée, mais dont ils s’étaient dès lors démis tacitement pour rentrer dans l’humble condition de simples fidèles. Pour les remplacer et pour donner plus de développement à son œuvre, Darby fonda chez lui une espèce de petite académie, où quelques élèves, entretenus la plupart à ses frais et à ceux de ses amis anglais et vaudois, étaient initiés par lui-même à sa manière d’entendre l’Écriture. Ces élèves devinrent bientôt dans les réunions autant d’orateurs divers, et dès lors c’en fut fait de toute espèce d’unité dans la tenue du culte. Pour activer le nivellement ecclésiastique, on fit disparaître jusqu’à la petite table sur estrade qui tenait lieu de chaire aux anciens prédicateurs ; et un jour qu’un de ceux-ci s’était avisé de faire remettre le pauvre meuble en place : « À quoi bon cette cheminée ? » s’écria, en entrant dans la salle, un ardent disciple de Darby ; et la table disparut pour toujours.

Cependant, lorsqu’on demandait aux chefs de la secte qu’on voyait, en l’absence de Darby, à la tête des réunions, comment ils s’y prenaient pour maintenir les choses en bon ordre et en bon train ? « Tout simplement, répondaient-ils, nous nous assemblons et délibérons sur ce qu’il y a à faire. » C’était avouer qu’ils en revenaient, par la force des choses, à un commencement d’organisation ecclésiastique. Il n’est pas jusqu’à la discipline qui n’ait reparu chez eux. Les diverses fonctions à remplir pour l’administration de l’Église sont assignées à divers frères, selon les dons spéciaux qui se manifestent en eux ; mais ces dons ne sont pas régulièrement constatés, et l’arbitraire préside à tout cet arrangement.

Darby et ses aides n’ont pas tardé à compléter leurs enseignements de vive voix par des traités édifiants, qui devaient en même temps porter au dehors leur parole et leur influence. Parmi ces nombreux traités, nouveaux documents de la doctrine de Darby, quoique quelques-uns soient d’une autre plume, nous indiquerons comme les plus remarquables :

Naaman le Syrien, exhortation à aller à Christ pour être purifié du péché.

L’École de Dieu, ou quelques remarques sur 1 Sam. XVII, traité qui présente sous son côté brillant l’idée que Darby se fait du ministère ; il conseille à l’homme de Dieu de converser dans la solitude avec le Seigneur, avant que de se présenter de sa part au peuple. Ce traité renferme d’excellentes idées.

Le Chrétien nazaréen, qui nous invite à renoncer au monde et qui donne à ce renoncement la couleur propre à l’école darbyste.

Le progrès par la vérité, 1 Pierre II, 1-6, qui prépare habilement les esprits à la doctrine particulière de M. Darby.

Sur l’Épitre aux Hébreux, et en particulier sur le chap. XII v. 25, traité qui prêche aux croyants le Sauveur glorifié.

Enfin, La résurrection, vérité fondamentale de l’Évangile, d’où le traité part pour établir la glorification des disciples de Christ.

Ces publications, aussi bien que les fréquentes excursions de Darby, répandirent bientôt sa doctrine hors de Lausanne. Elle alla troubler, pour quelque temps, à Genève, l’église dissidente du Bourg-de-Four, dont les pasteurs durent subir la plus humiliante proposition. Darby écrivit à l’un d’eux une longue lettre, par laquelle il le sommait de renoncer au titre et à la charge de pasteur, lui promettant, à cette condition, de le regarder comme un vrai pasteur, tenant de Dieu seul sa vocation et son poste ; c’était dire : humiliez-vous, rentrez dans votre néant devant moi, et c’est moi qui vous en relèverai ; c’est bien là le langage d’un chef de secte ! Cette crise d’invasion est enfin arrivée à son terme, laissant l’Église du Bourg-de-Four raffermie sous la conduite de ses anciens pasteurs, mais diminuée d’une quarantaine de membres, qui ont tourné au darbysme. L’épidémie religieuse a pareillement ravagé, dans le canton de Vaud, bon nombre, si ce n’est même la plupart des congrégations dissidentes. Bien plus, les prédicateurs de Darby sont allés se poser dans un assez grand nombre de paroisses de l’Église nationale, où il y avait un réveil religieux. Aussi peut-on entendre le cri plaintif de leurs dignes pasteurs qui se voient ravir l’élite de leurs troupeaux. Les âmes qu’ils croyaient les plus avancées, ces âmes dont ils possédaient toute la confiance, n’ont pas plus tôt écouté les discours de l’étranger, que leur ancien ami se voit accueilli par des airs d’orgueil et de défiance. Les pasteurs n’ont que trop à se plaindre de l’audace et de l’astuce de ces émissaires de Darby. Leur effronterie et leur jactance masquent pour l’ordinaire une honteuse ignorance du sens des Écritures ; mais ils montrent une certaine connaissance de la lettre, et ils manient avec assez d’adresse le texte biblique. C’est par là qu’ils en imposent aux gens, et leur jettent de la poudre aux yeux.


S’il est remarquable que ces prédicateurs s’adressent surtout, et presque exclusivement, aux personnes déjà réveillées, il ne l’est pas moins que celles-ci se laissent si facilement prendre dans leurs filets. Autant ce dernier fait, qui vient à l’appui de ce que nous avons dit du réveil, caractérise l’atmosphère religieuse du canton de Vaud, autant le premier nous apprend à connaître l’esprit du darbysme. On voit que ces frères visent moins à arracher les âmes à la perdition du monde, qu’à réunir sous leurs bannières les âmes déjà converties ; bien différents en cela de ces disciples de Wesley, par eux si hostilement traités, qui avaient commencé par faire retentir dans les rues les plus décriées de Londres la parole de la repentance et de la foi en Christ. Le darbysme a moins pour but d’annoncer les vérités même du salut, dont on n’était certes pas à jeun dans le canton de Vaud, que de répandre certaines opinions favorites sur l’Église et les destinées qui l’attendent. Bien plus, comme l’économie du Nouveau-Testament pourrait bien être déjà à sa fin, il n’y a proprement plus lieu, d’après ce système, de travailler à la conversion des âmes. On ne peut plus songer qu’à rassembler les enfants de Dieu déjà connus et manifestés comme tels, puisque l’économie actuelle est de fait ruinée, et qu’ainsi le temps de la grâce pour les inconvertis semble être passé. Darby lui-même avoue qu’il vise au double but de la conversion des âmes et de la réunion des convertis sous la bannière des frères de Plymouth ; mais il est tout naturel et presque de nécessité que, dans la pratique, ce dernier but demeure plus en vue que le premier, qui parfois même s’efface entièrement. Pour les émissaires de Darby, lorsqu’on leur fait des observations là-dessus, ils disent tout naïvement qu’ils vont où ils trouvent les portes ouvertes. Il va presque sans dire que dans leurs peintures du règne du Messie, de la gloire des enfants de Dieu et de l’apparition tout à fait prochaine du Seigneur, les disciples cherchent à enchérir sur le maître ; et l’on sent aussi que ces peintures doivent être leur puissant instrument pour bouleverser une paroisse. Dans peu, bien peu de temps, au dire de quelques uns, les croyants seront enlevés à la rencontre du Seigneur dans les airs, et la plus affreuse ruine enveloppera soudain ceux qui ne vont pas aux réunions darbystes. Il est douteux que Darby lui-même soit allé jusque-là : du moins il n’a rien transpiré jusqu’ici qui autorise à le supposer. Mais c’est bien certainement à lui qu’on doit l’idée mère de telles idées ; certains indices nous portent à croire qu’il espère positivement voir, de son vivant, le retour du Seigneur. Nous avons au reste un échantillon des propos qu’il peut avoir tenus sur ce point, dans son Cordon écarlate, traité sur la prise de Jéricho et le salut de Rabab. Jèricho, c’est le monde qui se moque de l’avènement du Seigneur ; dans peu, très peu de temps le Seigneur paraîtra ; et la foi au sang de Christ est le cordon écarlate qui sauvera de la ruine générale l’âme élue, comme en fut jadis typiquement préservée Rahab. Cette application typique du cordon écarlate, très-heureuse en elle-même, n’est pas nouvelle. Nous disons ceci sans vouloir déprécier le mérite du traité. La seule chose qui nous semble devoir être reprise c’est la déclaration, faite avec tant d’assurance, de l’arrivée toute prochaine du Seigneur pour le jugement du monde. On trouve encore ce même sujet abordé par Darby, soit dans un tableau intitulé Le dessein de Dieu, qui semble destiné à retracer vivement à l’esprit les discours sur l’attente actuelle de l’Église, soit dans le traité intitulé : Jérusalem ou l’homme de péché, autre résumé du même ouvrage.

Les disciples de D. prennent très-souvent la Cène ; mais il commence à se glisser, à la campagne au moins, quelques désordres dans la manière dont ils célèbrent ce sacrement. On a vu au milieu d’une de ces assemblées réunies au nom du Seigneur, deux ou trois personnes se mettre tout à coup à table autour d’une bouteille, de quelques verres et d’une assiette de pain, et célébrer ainsi la Cène sans préparation aucune, sans même prononcer les paroles sacramentelles. La devise : « où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d’eux, » leur tenait lieu de toute liturgie de communion. Pour ce qui est de l’autre sacrement, Darby n’est pas allé jusqu’à l’anabaptisme, qui serait pourtant la rigoureuse conséquence de son système : il approuve, comme le font au reste bien des dissidents, le baptême des enfants, et il ne s’est pas refusé à en baptiser lui-même. Pour être tant soit peu fidèle à ses principes, il aurait dû plutôt rappeler à ceux qui réclamaient de lui cet office, qu’il n’est pas plus ministre qu’eux, et les engager à baptiser eux-mêmes leurs enfants. Mais on comprend qu’il ait préféré se réserver cette importante fonction.

Une autre tache, qui se montre dans le nouveau système à mesure qu’il se développe, c’est sa tendance anti-nomienne, déjà indirectement signalée par ce que nous avons dit plus haut de l’exagération avec laquelle est présenté dans cette école le salut par grâce, du mépris qu’on y fait de la prédication généralement en usage, et de la manière dont on y traite l’Ancien Testament, sur lequel il est déjà échappé à quelques amis de Darby des propos dédaigneux. Ils commencent aussi à faire à l’Église nationale un grief de ce qu’elle s’en tient à Jésus crucifié, au lieu de s’élever à la contemplation du Sauveur glorifié, qui va venir prendre les siens à lui. Ces erreurs, nous le répétons, ne sont qu’en germe dans le plymouthisme ; mais ce germe peut d’un moment à l’autre se développer.

Les détails suivants, tirés d’une lettre d’un pasteur vaudois nous donneront une idée frappante soit de l’anti-nomianisme qui commence à se montrer chez les Plymouthistes, soit de la manière dont ils cherchent à troubler les paroisses les plus florissantes et les mieux dirigées.

« Il n’y a guère plus d’un an et demi, autant que je puis m’en souvenir, que les premiers émissaires de M. Darby sont venus visiter cette paroisse et prêcher dans les assemblées de nos dissidents. V… est venu chez moi lors de sa première visite à N… ; nous nous sommes entretenus fraternellement sur divers points de la doctrine chrétienne, mais nous ne pûmes nous entendre sur la vocation au saint ministère. Dès lors il est revenu peut-être cinquante fois à N…., mais il n’est pas rentré chez moi. Dès lors nous avons eu en visite chez nos dissidents un nommé N… un M… un G…, etc. et enfin M. Darby lui-même. Ils ont d’abord été assez mal accueillis par nos principaux dissidents, qui avaient d’assez fortes préventions contre eux, et moins bien encore par nos chrétiens nationaux ; mais peu à peu, en ayant soin de ne prêcher que sur des points d’édification et non pas de controverse, dans les commencements surtout, ils ont gagné la confiance et attiré dans leurs assemblées, dans les lieux de réunions des dissidents, un assez bon nombre de nationaux, les uns déjà dans la foi, d’autres bien disposés, et d’autres enfin attirés par une simple curiosité. Ils sont parvenus en même temps à rétrécir les vues des dissidents anciens ; ceux-ci viennent beaucoup moins qu’autrefois à nos réunions mensuelles pour les missions évangéliques. Autant ils s’éloignent de moi, autant ils tâchent d’attirer à eux mes paroissiens bien disposés. Ils sont parvenus ainsi depuis une année environ à faire la conquête d’une dixaine de personnes, d’âge et de sexe différents, et cela malgré les avertissements particuliers que j’ai cru devoir leur donner contre la dissidence. — Une doctrine qui paraît avoir été prêchée dans cette contrée par les disciples de Darby, c’est l’anti-nomianisme. J’ai été obligé de combattre cette doctrine abominable soit dès la chaire, soit dans plusieurs conversations particulières. Deux jeunes gens de ma paroisse sont venus me consulter sur le sens de plusieurs passages qu’ils croyaient appuyer cette doctrine, Rom. X, 4 : « Christ est la fin de la loi, » et ils croyaient que cela voulait dire que Christ avait aboli la loi. — Pour leur répondre, entre autres arguments, je leur ai demandé pourquoi St.-Paul, St.-Pierre et St.-Jacques, etc. finissaient tous leurs épîtres par des préceptes et des détails de morale. Ils n’ont su que me répondre et ils se sont retirés, je l’espère, convaincus qu’ils étaient dans l’erreur sur le sens de ces passages qu’ils me citaient. »

Ajoutons, sur l’étendue de la sensation produite par le plymouthisme, qu’elle n’est point limitée aux cantons de Vaud et de Genève. À Berne aussi le nouveau système a troublé quelque temps la congrégation dissidente : cependant depuis 1843 le pasteur de cette dernière, voyant le darbysme réduit à un noyau de quelques personnes, a repris ses fonctions. Nous avons appris de source authentique que même la ville de Bâle a été entamée. Quant à l’étranger, Lyon et quelques endroits du midi de la France ont vu paraître dans leurs murs l’infatigable révolutionnaire. Voici ce que racontait l’Espérance du 10 oct. 1843 : « M… est revenu dans ces derniers temps de… endoctriné par un M…. Il ne veut plus d’Église ni de pasteurs ; le soir, dans leurs réunions (de cinq ou six personnes) on met du pain sur la table et le rompt qui peut ; ils n’ont point de coupe. M… ne donne pas le pain, chacun le prend. En le donnant, dit-il, je me rendrais responsable des mauvaises communions. » Dans le moment actuel il paraît que le plymouthisme fait quelques progrès à Paris. Mais c’est surtout dans le département de l’Ardèche qu’il est parvenu à se propager. Il est vrai qu’il arrive là des choses peu propres à l’accréditer et à assurer sa durée. Le chef des frères de Plymouth à St.-Agrève avait annoncé dans le mois de novembre passé la prochaine apparition du Seigneur. Il se mit en route avec sa femme au milieu des neiges comme pour aller à sa rencontre. En passant au milieu de la nuit par une forêt, il crut entendre une voix qui lui disait : très-bien ! et qui partit ensuite d’un éclat de rire. Etonné de cela, il se retourna et crut voir le diable qui lui dit : tu es un de mes plus fidèles sujets. Cet homme effrayé n’osa pas poursuivre sa route, et revint chez lui tout tremblant. Le lendemain, en entrant dans la chapelle darbyste, il crut de nouveau voir le diable qui l’engageait à monter en chaire. Depuis lors il est en proie à une profonde mélancolie et il n’a plus mis le pied dans la chapelle. C’est d’ailleurs un homme qui s’est généralement fait estimer par sa probité, sa bonté, sa charité. L’anti-nomianisme commence aussi à se montrer parmi ces Plymouthistes de l’Ardèche. Ils ont publié dernièrement une brochure où il est dit que les ennemis de l’homme ce sont l’esprit du mal dans l’homme, la loi de Moïse et Satan. — L’Église dissidente de Bruxelles a de même été troublée par ces ardents novateurs. Ils étendent leur influence jusque dans les missions des Indes-Orientales. Là aussi ils ne cherchent pas à faire de véritables conversions, mais ils s’adressent aux païens convertis pour les attirer à eux. C’est ce que nous apprend le dernier mandement de l’évêque Wilson de Calcutta, communiqué par M. Armand de Mestral dans son écrit sur l’École théologique d’Oxford. Ce même fait nous a été confirmé par le missionnaire Schaffter de Tinnevelly.


Séparateur

  1. Nous parlons ici des dispositions antérieures aux tristes journées de février et indépendantes de ces journées.
  2. Cette liberté pouvait d’ailleurs dans des réunions peu nombreuses et pendant le temps de la première ardeur servir de moyen très-efficace pour l’édification.