Les Français dans l’Ouest canadien/01

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Éditions de la Liberté (p. 1-5).

Chapitre I


Les missionnaires — Le premier colon, Claude-Nicolas Mouard, un Bourguignon — Deux Lorrains, anciens brasseurs — Le « Colonel » Gay — Le « Docteur » Pillard — Quinze Français au Manitoba en 1870 — Encore des Alsaciens-Lorrains… et des chefs cuisiniers.


Les missionnaires

En 1845, il y avait plus de vingt-cinq ans déjà que Mgr Norbert Provencher, aidé de quelques prêtres québécois, s’efforçait d’évangéliser les Métis et les Indiens du Nord-Ouest. Le travail était lent et pénible, par suite de faibles ressources en ouvriers apostoliques et de calamités successives : sécheresse, inondations, sauterelles, etc. Mais l’anxiété de l’évêque de Saint-Boniface prit fin lorsque les Oblats de Marie-Immaculée, ordre de missionnaires fondé à Aix-en-Provence par l’abbé Eugène de Mazenod, futur évêque de Marseille, acceptèrent de venir lui prêter main-forte. Ils n’étaient que depuis quatre ans au Canada quand leur supérieur répondit à l’appel du vicaire apostolique de la Rivière-Rouge. Des Français allaient de nouveau sillonner les plaines et les cours d’eau, comme à l’époque lointaine des découvreurs.

Une dizaine d’années auparavant, le même esprit d’évangélisation avait déjà procuré aux « pays d’en haut » son premier immigrant de France. Mgr Provencher, de passage à Paris en 1836, y rencontra Pierre-Louis Morin d’Équilly, jeune homme distingué, originaire de Nonancourt (Eure). Après avoir passé par l’École des Arts et Métiers d’Angers, il désirait plutôt se livrer à l’œuvre des missions. L’évêque lui demanda de venir l’aider. Il comptait utiliser ses services comme instituteur, catéchiste et ouvrier d’art pour sa cathédrale. Le voyageur atteignit Saint-Boniface par la voie de la Baie d’Hudson, après avoir échappé miraculeusement au naufrage. Mais, complètement désemparé dans cette région trop primitive, il se dirigea bientôt vers le Bas-Canada, où ses talents trouvèrent plus aisément à s’exercer. À Saint-Boniface, Pierre-Louis Morin a laissé le souvenir d’un chanteur à la voix extraordinairement puissante. On avait coutume de dire qu’il cassait les vitres quand il voulait se forcer un peu en entonnant le Kyrie. Fort heureusement, les « vitres » de la cathédrale, alors en… peau de bison, étaient presque incassables.


Le premier colon, Claude-Nicolas Mouard, un Bourguignon

Après l’arrivée des Oblats, il s’écoula une dizaine d’années avant l’apparition de vrais colons. Chose assez naturelle, les premiers vinrent par le canal de l’Église.

En 1854, trois Frères des Écoles Chrétiennes — trois Français — arrivaient à Saint-Boniface pour enseigner les garçons. Ils furent très appréciés. Malheureusement le supérieur, trop vieux pour s’adapter à une situation nouvelle, se découragea devant de minces difficultés et demanda leur rappel. L’un d’eux avait déjà adopté pour toujours le pays et les gens, qui lui plaisaient. C’était Claude-Nicolas Mouard né à Nuits-Saint-Georges (Côte d’Or) en 1821. On connaît peu de chose sur sa famille, si ce n’est qu’elle comptait dans la parenté Mgr Symphorien Mouard, de Sombernon (Côte d’Or), capucin et premier évêque de Lahore (Pakistan), décédé en 1890.

Sorti de sa communauté, l’ex-frère enseignant s’installa sur une terre à Saint-Vital, à l’endroit où s’élèvent aujourd’hui les hôpitaux municipaux « King George » et « King Edward », de Winnipeg. Le 17 février 1863, il épousait Geneviève Racette, fille d’Augustin Racette, descendant de l’un des plus anciens trappeurs du Nord-Ouest. Mouard avait 42 ans et sa femme en avait 27. Ce mariage l’intégrait solidement au groupe métis au milieu duquel il vivait et qui formait alors la majorité de la population à la Rivière-Rouge. Les quatre enfants Mouard eurent pour parrains des personnages demeurés historiques, entre autres, Ambroise-Didyme Lépine, futur adjudant général du gouvernement Riel en 1869-70, dont la condamnation à mort fut commuée en deux ans de prison, et son frère, Maxime Lépine, autre lieutenant de Riel lors du soulèvement de la Saskatchewan. Inutile de dire que Mouard fut corps et âme avec les Métis dans leurs revendications et que son âge l’empêcha seul de prendre les armes avec eux. Il passa du reste souvent pour l’un des leurs.

Le rôle qu’il joua lors de l’élection partielle du 13 octobre 1873, dans le comté de Provencher, montre bien l’estime et la confiance dont il jouissait dans ce milieu. Un témoin oculaire français, Henri de Lamothe, a laissé un récit circonstancié de l’affaire. Aucun autre candidat ne s’étant présenté contre le chef métis, l’« officier rapporteur » proclama Riel « élu par acclamation » ; mais on avait donné un coup de pouce à l’aiguille de l’horloge et les opposants arrivèrent trop tard… Cet « officier rapporteur », ou président du bureau électoral, que Lamothe désigne comme « un franc Bourguignon transplanté depuis une dizaine d’années en ces lointains parages », n’était autre que Nicolas Mouard. Un mandat d’arrêt avait été lancé contre Riel et le jour même de l’élection, la police perquisitionna vainement dans le presbytère de Saint-Norbert, où elle soupçonnait sa présence. Dans le même temps, l’homme traqué se cacha quarante-huit heures chez son ami français de Saint-Vital.

Il faut noter aussi que Mouard figura parmi les premiers commissaires d’école de Saint-Boniface. Le Bourguignon émigré en 1854 ne quitta jamais sa patrie d’adoption. La terre qu’il occupait à l’ouest de la rivière Rouge fut vendue et Mouard en acheta une autre plus au sud, à l’est de la rivière. C’est l’endroit où se trouve aujourd’hui le Sanatorium de Saint-Boniface. Il fut cédé plus tard pour une jolie somme comptant. De sorte que le premier colon français du Manitoba dut jouir d’une honnête aisance sur ses vieux jours, sans modifier néanmoins son mode de vie frugale.

Claude-Nicolas Mouard mourut à Saint-Vital, le 12 janvier 1902, à l’âge de près de 80 ans. Il repose dans le cimetière de la basilique de Saint-Boniface, auprès de sa femme, Geneviève Racette, et de son fils, Joseph.

Un petit-fils, qui s’appelle, comme son père, Joseph, vit à Norwood. De sa demeure actuelle il peut voir, sur l’autre rive de la Rouge, l’endroit où son grand-père défricha le sol il y a un siècle. On conserve pieusement dans la famille une figurine en faïence coloriée, sans aucune prétention artistique, représentant un animal domestique. C’est « la vache de monsieur Riel ». Le chef métis en fit don au premier Mouard peu après le grand service mentionné. L’ancêtre n’eut qu’un seul fils et l’unique petit-fils n’a pas de descendance mâle. Ainsi donc est appelé à disparaître, avec la génération présente, le nom de celui que l’on doit considérer comme le premier colon français du Manitoba et de l’Ouest.

Le second, le jovial Henri Godard, vint peu après Mouard. C’était un vétéran de la guerre de Crimée, titulaire de la médaille militaire. Il fut amené par le P. Grandin, qui en fit cadeau à Mgr Taché, successeur de Mgr Provencher. Portier de l’évêché et sacristain de la cathédrale, il jouait un rôle d’une particulière importance aux enterrements où le chœur ne figurait pas, en sa double qualité de chantre et de sonneur. Au dire des anciens, Henri tirait la corde et chantait l’office des morts avec la même ardeur. Un jour mémorable, il fit pleurer sa cloche sur un grand deuil national, aux funérailles solennelles de Louis Riel. Godard passa ses dernières années à l’hôpital de Saint-Boniface et décéda en 1915, à l’âge de 85 ans, après avoir vécu près de soixante années sur les bords de la rivière Rouge.

Un de ses camarades fut le frère oblat Jean Glénat, originaire de Vinay (Isère), dont la vie s’écoula également à l’évêché de Saint-Boniface. Jusqu’à sa mort, survenue en 1892, il eut la direction de la ferme épiscopale, alors très considérable, qui comptait jusqu’à trente-cinq chevaux.


Deux Lorrains, anciens brasseurs

Voici maintenant deux Lorrains qui vont prendre une part active au développement de la jeune colonie.

Entre 1860 et 1862 s’établit à Middlechurch, dans la banlieue de Winnipeg, une brasserie assez primitive. Le propriétaire en était un homme petit et maigre, Célestin Thomas, né à Biamont (Moselle) en 1837. Dès qu’il fut question d’ériger la bourgade de Fort-Garry en ville, le Lorrain s’empressa d’acquérir un terrain sur le bord du ruisseau Colony, qui serpentait dans la prairie là où se déroulent aujourd’hui le boulevard Memorial et la rue Colony, avant de se jeter dans l’Assiniboine toute proche. En plein cœur de la capitale actuelle, alors que celle-ci attendait encore sa charte, Thomas se mit à fabriquer de la bière dans une installation modeste qui allait croître rapidement. Il en fut le seul propriétaire jusqu’en 1887. C’est aujourd’hui la brasserie Shea, la plus importante du Manitoba.

Célestin Thomas vécut un temps à Pembina, sur la frontière américaine, puis fixa sa résidence permanente à Saint-Boniface, où il mourut en 1927, à l’âge de 89 ans. Il avait épousé une fille du capitaine Jean Mager.

C’était un autre Lorrain, venu à la même époque de Saint-Avold (Moselle), où il était brasseur, avec sa femme, ses quatre enfants et un cinquième, Victor, son petit-fils. La famille passa le premier hiver à Saint-Paul (Minnesota) et se mit en route au printemps pour la Rivière-Rouge. Ce fut une expédition de vingt-quatre jours, très périlleuse à cause des bandes de Sioux qui rôdaient ici et là. La nuit, on couchait à l’intérieur du cercle de charrettes formant barricade, pendant que des sentinelles montaient la garde pour parer à toute surprise.

À Saint-Boniface, les Mager vécurent la vie du temps, le père faisant le roulage des marchandises de Saint-Paul, les garçons et les filles fréquentant l’école. Au bout de quelques années, ils allèrent se fixer au-delà de la frontière, à Saint-Joseph de Walhalla (Dakota-Nord), dont ils sont considérés comme les fondateurs. Cependant, Victor Mager demeura à Saint-Boniface et se livra à la culture maraichère, face à la jonction de l’Assiniboine et de la rivière Rouge. Au cours de sa longue existence, il connut toutes les péripéties des débuts de la colonie : inondations, épidémies de sauterelles, soulèvement des Métis, « boom » de 1881. Il vit le petit poste de Fort-Garry grandir par bonds et devenir la vaste métropole de l’Ouest. À partir de 1900, il vit monter la valeur de ses biens et passa certain temps pour le plus riche propriétaire foncier de la rive sud.

Victor Mager resta fidèle toute sa vie à son occupation de maraîcher, justement fier de ses primeurs et de ses produits de haute qualité. À 21 ans, il avait épousé Elizabeth Emerling, nièce du Bavarois George Emerling. Celui-ci, déjà allié à la famille par son mariage avec une fille de Jean Mager, eut son heure de célébrité au titre de premier hôtelier de Winnipeg. Devenu veuf, Victor Mager convola en secondes noces avec une fille de Célestin Thomas. Lorsqu’il mourut en 1930, ce doyen des Français vivait à Saint-Boniface depuis soixante et onze ans. Jusqu’à la fin il pilota son auto avec la même aisance que la charrette à bœufs du temps de sa jeunesse. L’une de ses petites-filles, Priscilla Guilbault, épousa J.-C. Davis, ingénieur électricien, qui fut sénateur du Manitoba.


Le « Colonel » Gay

Les années qui précédèrent l’entrée de la Rivière-Rouge dans la Confédération canadienne furent assez calmes, en dépit d’une certaine fermentation politique alimentée surtout de l’extérieur ; mais cet événement allait entraîner des troubles graves aux lointaines répercussions. Sans attendre la création officielle de la nouvelle province, une avant-garde d’Ontariens voulut s’y conduire comme en pays conquis. Des arpenteurs introduisaient un système de division des terres qui ignorait la disposition traditionnelle en « lots de rivière » et morcelait les modestes propriétés des habitants. C’est ce qui provoqua l’insurrection.

Trois Oblats venus de France résidaient alors à Saint-Boniface : les PP. Jean-Marie-Joseph Lestanc, de Saint-Pierre-Quilbignon (Finistère), Augustin Maisonneuve et Jean Tissot, tous au pays depuis fort longtemps. Le premier, administrateur du diocèse en l’absence de Mgr Taché, fut l’objet d’attaques de la part des adversaires de Riel, qui lui reprochèrent une prétendue ingérence dans le mouvement de résistance. Ces accusations, dénuées de fondement, ne trouvent plus guère crédit de nos jours.

Deux Français du type aventurier jouèrent des rôles accessoires lors de ces événements historiques.

Le capitaine Gay était un Niçois qui avait servi dans l’armée du Second Empire. Le goût de l’aventure, après l’avoir entraîné dans les troupes de Garibaldi, l’avait conduit jusqu’à la Rivière-Rouge, où il fit brusquement son apparition en janvier 1870. La New Nation, en annonçant son arrivée, le présentait comme un excursionniste qui se proposait de visiter les points intéressants de la région. Arrêté sur les ordres de Riel, il fut relâché peu après. Mais toutes sortes de bruits commencèrent à courir sur le mystérieux personnage. Que venait-il faire à la Rivière-Rouge en pleine période de malaise public ? Les uns le soupçonnaient d’être un espion canadien ; les autres, un émissaire de Mgr Taché. Les moins antipathiques se contentaient de voir en lui un gentleman désœuvré en quête de distractions ou un simple maître d’école à la recherche d’un emploi. Le nouveau venu offrit ses services au chef métis, qui les accepta sans hésiter. Joyeux compagnon, parfait bilingue et toujours disposé à se rendre utile, il devint l’ami intime du secrétaire de Riel, Louis Schmidt. Ensemble ils rédigèrent un long manifeste aux Métis établis à l’ouest de Saint-Boniface.


Le « Docteur » Pillard

Dans le même temps, un autre Français, le « docteur » Pillard, se faisait un renom de grand guérisseur parmi la population. Comme son compatriote, il se trouvait en sympathie parfaite avec les Métis, bien qu’il lui répugnât d’accepter le drapeau blanc fleurdelisé, que le gouvernement provisoire venait d’adopter officiellement. « J’ai traversé la mer pour le fuir, disait-il, et il faut que je le retrouve ici ! »… Cependant, ses succès professionnels ne tardèrent pas à inquiéter les confrères qui voyaient la clientèle leur échapper au profit d’un intrus. Le soupçonnant de ne détenir aucun diplôme, ils obtinrent de Riel l’autorisation de lui faire subir un examen. Pillard comparut donc devant un comité de trois médecins de langue anglaise, qui s’adjoignirent le capitaine Gay comme secrétaire et interprète. Mais à toutes les questions qui lui furent posées, le candidat récalcitrant répondit par des plaisanteries et des injures que le malheureux interprète se gardait bien de traduire fidèlement. Lorsque, joignant les gestes aux paroles, le faux docteur menaça de jeter les enquêteurs par la fenêtre, ceux-ci comprirent sans le secours de l’interprète et la séance se termina brusquement. Pillard se remit à pratiquer en toute liberté.

Le capitaine Gay, de son côté, prenait de plus en plus d’ascendant dans le milieu métis, où il se sentait tout à fait à l’aise. Riel, flatté d’avoir à son service un officier de l’armée française, décida de le bombarder colonel. Celui-ci prit alors le commandement effectif de la garnison du fort Garry. Il dirigeait de fréquentes sorties de ses hommes pour des exercices de cavalerie et d’artillerie. Un témoin oculaire, Alexander Begg, assure que ces exercices étaient d’un caractère primitif et une pure parodie d’instruction militaire. Lorsque les Américains redoublèrent d’instances auprès des Métis pour leur faire secouer l’allégeance britannique, des bruits coururent de nouveau, parmi les gens de langue anglaise, sur la présence suspecte de ce singulier Français. Ne serait-il pas un agent secret des États-Unis, ou même des Fénians ?…

Dès que la nouvelle de la déclaration de guerre entre la France et l’Allemagne parvint à la Rivière-Rouge, Gay fit de brefs adieux à ses camarades et se hâta vers un port d’embarquement. Il arriva dans sa patrie trop tard pour se battre. Quelques mois après, il écrivait de Tours à son ami, Louis Schmidt, pour l’informer de la triste paix conclue. Son grade de colonel, qu’il devait à la générosité de Riel, avait été confirmé par les autorités militaires de son pays, affirmait-il !… Le gouvernement provisoire de la République française et le gouvernement provisoire de la Rivière-Rouge se devaient cet échange de bons procédés. Il ne fit qu’accroître le mouvement naturel de sympathie des Métis envers la France malheureuse.

Un autre aventurier de même origine se rattache à la période agitée qui suivit l’entrée du Manitoba dans la Confédération. Le premier chef de la police provinciale, cantonnée au fort Garry, fut le capitaine Louis Frasse de Plainval, dont la famille habitait Autenair (Ardèche). Comment échoua-t-il sur les bords de la rivière Rouge et gagna-t-il la confiance des autorités ? Il eut le premier, dit-on, l’idée de la création du fameux corps de Police montée du Nord-Ouest. On ne sut que plus tard ses antécédents suspects. Plainval, qui possédait une très belle voix, créa une sensation à la cathédrale de Saint-Boniface en chantant le « Minuit, Chrétiens ». Il renouvela cet exploit à chaque Noël vécu dans ce milieu. D’abord très sympathique à la cause des Métis, il se tourna contre eux à la suite de son chef, le procureur général Clarke, devenu l’ennemi personnel de Riel. Le chef policier, démissionnaire, eut une fin peu honorable, ayant pris la fuite aux États-Unis avec l’argent de ses associés dans une vague affaire d’organisation de concerts dont il était l’imprésario.


Quinze Français au Manitoba en 1870

Le premier recensement officiel du Manitoba, en 1870, révéla que quinze habitants de la nouvelle province étaient nés en France. À la suite de la guerre franco-allemande, le Canada offrit généreusement l’hospitalité aux Alsaciens-Lorrains désireux de s’expatrier. Dans la première brochure de colonisation diffusée en France par le gouvernement canadien — Le Canada, appel aux classes ouvrières — une invitation spéciale leur était adressée. « Le Canada, y lisait-on, est un pays qui a beaucoup de ressemblance avec l’Alsace. Il est traversé par un beau fleuve, plus important même que le Rhin ; il possède une foule de chutes d’eau, comme celles qui viennent des Vosges ; il est à peu près dans les mêmes conditions de climat, le sol est aussi fertile que celui de l’Alsace et les produits en sont tout aussi variés et à peu de différence près les mêmes. »

Cette brochure était distribuée par Gustave Bossange, agent du gouvernement canadien, fils du libraire-éditeur parisien Hector Bossange, en relations d’affaires avec les librairies de Québec et de Montréal.

De rares Alsaciens-Lorrains répondirent à l’offre des autorités canadiennes. L’ancienne colonie française d’Amérique n’était guère connue en Europe. Ceux qui se laissèrent tenter se recrutaient surtout parmi des éléments peu recommandables, en partie des épaves de la Commune, appartenant pour la plupart à l’industrie parisienne. « Il eût été aussi judicieux, remarque Gustave de Molinari, d’envoyer à Paris des cultivateurs canadiens ! Cette expérience a eu naturellement pour résultat de dégoûter les Canadiens des émigrants français et de décourager les Français d’émigrer au Canada… »

Ceux qui s’aventurèrent jusqu’à la Rivière-Rouge n’appartenaient pas à la dernière catégorie, mais furent très clairsemés. C’est à peine si nous pouvons en citer une demi-douzaine se rattachant à cette époque.

L’Alsacien François Gigot, arrivé en 1872 au Manitoba, à 34 ans, occupa durant une législature, de 1883 à 1886, le siège de Saint-François-Xavier. Il fut à l’emploi de la Compagnie de la Baie d’Hudson pendant de très longues années, en dernier lieu comme gérant du poste de Nelson (Colombie-Britannique). À 89 ans, il était encore très alerte comme secrétaire de la Chambre de Commerce de cette ville, où l’auteur eut le plaisir de le rencontrer en 1926.

Nicolas Thille quitta Oudren (Moselle) en 1873 pour venir s’établir à Rosthern, en Saskatchewan. Beaucoup plus tard, cette circonscription aura pour député le Dr J.-M. Uhrich, qui deviendra ministre de la Santé publique à Régina et lieutenant-gouverneur de la province. Sa famille avait émigré d’Alsace dans l’Ontario après la guerre de 1870 et l’un de ses frères pratiqua la médecine à Paris.

Le Lorrain Charles Vouriot se fixa en 1875 à Saint-Norbert, où plusieurs compatriotes devaient le rejoindre.

François-Antoine Muller, né en Alsace en 1848, fait prisonnier en 70, émigra peu après au Canada. Son frère aîné était déjà installé à St. Catharines (Ontario). Il y resta aussi quelques années et épousa sa belle-sœur, Marie-Justine Herr, venue en même temps que lui. Vers 1878, les Muller atteignirent Winnipeg et, de là, le point appelé aujourd’hui Holland, où ils prirent un homestead. Pour s’y rendre, on suivait la vieille piste indienne entre le lac Manitoba et la rivière Souris. On allait s’approvisionner, le plus souvent à pied, jusqu’à Portage-la-Prairie, à 40 milles. Muller sut ce que peut peser sur l’épaule un sac de farine de 60 livres après une journée de marche. La première petite maison en rondins n’avait pas de poêle, mais un foyer conique du plancher au toit, ce dernier fait de perches recouvertes d’une épaisse couche de terre glaise. Les Indiens de passage avaient coutume d’entrer sans cérémonie, pour se sécher ou prendre leur repas. Ils s’accroupissaient devant le feu et causaient tout bas entre eux, sans se soucier le moindrement des propriétaires. À leur façon, cependant, ils payaient le prix de cette hospitalité. Jamais ils ne partaient sans avoir préparé à la maîtresse de maison une bonne provision de bois.

Pourquoi Muller s’enfonça-t-il dans le pays perdu de Holland, alors que tant de place libre s’offrait à la porte de Saint-Boniface, où il devait s’installer vingt ans plus tard ? Ce qui l’avait attiré vers ces terrains éloignés, c’est qu’ils demeuraient longtemps humides, l’eau ne se retirant qu’à la fin de juin. Là où il n’y avait ni bois ni broussaille, le foin poussait en abondance. Avec le temps, les conditions changèrent et ce furent de splendides terres à blé.

Les Muller eurent treize enfants, dont douze survécurent. Le plus jeune des fils, Céleste, est inspecteur d’école ; un autre, Cyrille, est inspecteur des bâtiments pour la ville de Saint-Boniface. Une des filles, Louise, épousa Jules Mager, fils de Victor ; une autre, Eugénie, fut la femme de Joseph Vermander. La famille vint s’établir à l’est de Saint-Boniface en 1900. Le père mourut en 1914 et la mère dix ans plus tard. En 1912, la plus grande partie de la ferme Muller passa entre les mains de spéculateurs, comme beaucoup des terres de la banlieue de Winnipeg. Un petit-fils, Félix Mager, entrepreneur de construction, vient d’acquérir ce qui reste de l’ancien domaine, avec l’intention d’y élever un groupe de maisons modernes.

Un dernier émigré d’Alsace-Lorraine, Constantin Tauffenbach, né à Metz (Moselle), se rattache à la même époque. Venu au Manitoba en 1882, après un séjour à Montréal, il s’installa au « Coteau », aujourd’hui Thibaultville, en pleine forêt, à trois milles du plus proche voisin, avec sa femme et ses trois enfants. L’une des filles devint Mme Médéric Gendron, de Lorette. L’unique fils, Jean-Baptiste, qui avait épousé Blandine Curtaz, fit la guerre de 1914 dans l’armée canadienne.

Constantin Tauffenbach était un peintre de talent. Entre autres travaux de décoration exécutés par lui, on peut citer l’autel de l’église, à Lorette, et la chapelle Bonsecours, à Saint-Norbert. La famille Gendron possède plusieurs de ses toiles très bien conservées, dont l’une porte la date de 1875.


Encore des Alsaciens-Lorrains… et des chefs cuisiniers

Un autre Messin, le journaliste Henri de Lamothe, venu à Winnipeg en 1873, afin d’y étudier les avantages que pouvait offrir la nouvelle province à ses compatriotes d’Alsace-Lorraine, y rencontra une douzaine de Français, dont la moitié des Parisiens. Il y avait parmi ces derniers : un charpentier, un mécanicien, un cuisinier, quelques fantassins volontaires dans la milice canadienne, et enfin, une modiste. Le voyageur note très justement que les enfants de Paris, grâce à leur philosophie gouailleuse, leur débrouillardise et leur gaieté communicative, sont les meilleurs émigrants du monde. La colonie française du Manitoba comprenait aussi, outre ceux déjà nommés, un ex-officier corse engagé volontaire dans l’artillerie active et un hôtelier franc-comtois. La plupart de ces Français, au dire de Lamothe, même après avoir expérimenté le rude hiver de l’Ouest, semblaient s’y plaire et vouloir s’y fixer définitivement.

L’année suivante, un entrefilet étrangement cuisiné du Métis annonçait en ces termes fleuris l’ouverture, à Winnipeg, du restaurant français « St. James », sous la direction de Pagerie : « M. Pagerie est, croyons-nous, le pionnier de ce genre de la civilisation moderne. Le goût s’épurera sous l’influence de ses menus et de ses petits plats ; on cherchera davantage les choses délicates ; on déshabituera le palais des grosses pièces épicées et des boissons alcooliques, et la conversation deviendra moins grossière et plus spirituelle, suivant le dire de Brillat-Savarin ».

Un peu plus tard, apparut un autre chef cuisinier plus fameux et plus pittoresque : Duperrouzel. Ayant appris que la petite ville naissante de Winnipeg était appelée à un développement rapide et prodigieux, il voulut être le premier à la doter d’un restaurant digne de la future métropole de l’Ouest. Légèrement désappointé une fois sur les lieux, il blâma son enthousiasme trop prompt ; mais, faisant contre mauvaise fortune bon cœur il installa bravement ses batteries de cuisine dans un modeste local près de la rive gauche, à portée de Saint-Boniface et de Winnipeg. Le café-restaurant Duperrouzel, à l’enseigne du « Grand Vatel », ne tarda pas à porter bien haut, dans la jeune province, le renom international de l’art culinaire français. Rendez-vous des gourmets et des bons vivants, il fut le premier lieu public des pays d’en haut ou se donnèrent libre cours la verve et l’esprit gaulois, grâce à un Canadien français authentique frais émoulu d’un stage à Paris — Norbert Provenche — ancien journaliste de Montréal devenu commissaire aux affaires indiennes du Nord-Ouest.

Du fond de la cuisine arrivaient parfois des rugissements étranges : c’était le patron qui se permettait des appréciations sans ménagements sur les goûts trop peu raffinés de sa clientèle. Mais Mme Duperrouzel, douce et souriante, avait le don d’apaiser les orages et de faire oublier les incartades de son mari. Au printemps de 1883, la crainte de la débâcle fit évacuer le restaurant, trop proche de la rivière Rouge. Les propriétaires n’y revinrent qu’après que le bâtiment eût été solidement étayé, pour prévenir tout accident. Mais bientôt ils décidèrent d’en fermer les portes et de prendre la route de Montréal, où le chef Duperrouzel espérait trouver un champ d’action moins indigne de son art. Ils y fondèrent, toujours à l’enseigne du « Grand Vatel » — Côte Saint-Lambert — un établissement célèbre, rendez-vous des gros personnages de la politique et des affaires, des journalistes en vedette et du monde chic de la métropole. [1]

  1. La documentation sur les familles Mouard et Muller m’a été gracieusement fournie par M. Joseph Vermander ; celle sur Célestin Thomas par M. l’abbé Antoine d’Eschambault.

    Autres sources :

    Paul Morin, De Paris au Lac Ouinipègue, Mémoires de la Société Royale du Canada, 3e série, tome XXI 1927. section I.

    Henri de Lamothe. Cinq mois chez les Français d’Amérique, Paris, 1879.

    Louis Schmidt. Mémoires, publiés dans Le Patriote de l’Ouest, 1911-1912.

    Journaux Le Métis et Le Manitoba, Saint-Boniface.