Les Français dans l’Ouest canadien/04

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Éditions de la Liberté (p. 15-20).

Chapitre IV


Mme Pauline Boutal raconte ses souvenirs d’enfance à Saint-Laurent — Plusieurs types de Bretons pittoresques — Une naissance et un baptême mouvementés — Une noce à la mode de Bretagne — Les plaisirs de l’hiver et la déception de l’été avec ses moustiques — Le « boom » de Saint Laurent et le projet avorté de Ville d’Eau


En octobre 1907 arrivaient à Saint-Laurent cinq familles du Finistère dont quatre, composées exclusivement de femmes et d’enfants, venaient rejoindre leurs chefs qui les avaient devancées. L’unique père était François Calvez, de Guissény. Après un séjour de six mois dans la colonie manitobaine, il était retourné chercher les siens et avait consenti à se charger de ceux de ses camarades. Sa propre famille comprenait son épouse et neuf enfants, dont le plus jeune avait tout juste un mois. Les autres mères étaient : Mme Jean Léost, de Plabennec, avec quatre enfants ; Mme Yves Abgrall, de Saint-Servais, deux enfants ; Mme François Ily, de Lanhouarneau, quatre enfants ; Mme Jean-François Le Goff, du même endroit, quatre enfants et sa mère âgée de 69 ans. Ajoutons quatre jeunes gens : Pierre Combot, frère de François ; les trois frères Jean-Marie, Goulven et Yves Ollivier, de Plabennec, dont l’ainé seul devait rester au pays et qui est mort depuis quelques années.

Dans son zèle à coloniser, le P. Péran engagea à émigrer quelques compatriotes chez qui il s’obstinait à découvrir des vocations agricoles inexistantes. (Tous les colonisateurs ont plus ou moins donné dans ce travers.) C’est ainsi qu’était venu Jean-François Le Goff. Après treize ans passés dans la marine de guerre, il avait été l’associé de son beau-père qui possédait un petit atelier de vitraux d’église dans une campagne. La séparation de l’Église et de l’État avait ruiné son industrie. Vouloir en faire un agriculteur à 40 ans était bien risqué. Il partit néanmoins seul, en 1906, et sa famille s’installait à Brest, avant d’aller le rejoindre.


Mme Pauline Boutal raconte ses souvenirs d’enfance à Saint-Laurent

Sa fille aînée, Mme Pauline Boutal, très connue à travers tout le Canada comme directrice du Cercle Molière, de Saint-Boniface, a gracieusement consenti à évoquer pour le lecteur ses impressions et souvenirs de ces années, demeurées vivaces dans sa mémoire

« À notre arrivée à Saint-Laurent, nous avons été bien accueillis par les autres Bretons qui y étaient déjà établis. Plusieurs d’entre eux nous attendaient à la gare avec deux « wagons », dans lesquels on entassa gosses et bagages. Grand-mère, qui avait de la difficulté à marcher, monta près du « cocher ». Les petites maisons en « logs » m’intriguaient fort le long du chemin. Je me disais : « Mon Dieu, que c’est petit !… Comment allons-nous pouvoir tenir là-dedans ?… »

« C’est ici chez Le Goff… » À un mille et demi environ du village, face au lac, au bord de la route, une petite maison blanche, en « logs » comme les autres, nous attendait. Papa l’avait aménagée et repeinte pour notre arrivée. Il avait même fait une cloison au rez-de-chaussée, de sorte que nous avions deux chambres. En haut, sous le toit, on avait installé des lits pour nous, les enfants, Marie, Antoine, Suzanne et moi. Ah ! ces nuits d’hiver, où le froid faisait sauter les clous tout blancs de frimas au-dessus de nos têtes !… Nos cheveux collés aux draps, la vapeur de notre haleine ayant tourné en glace… Et la course en chemise, le matin, quand nous descendions dans la cuisine pour nous habiller près du poêle ! Ah ! qu’on était content d’y trouver déjà papa ou grand-mère en train de faire le café !…

« Nous allions à l’école au village, chez les Franciscaines Missionnaires de Marie, dont j’ai conservé de très bons souvenirs qui m’émeuvent encore aujourd’hui. La supérieure, Mère Anselma, a été à l’égard de notre famille d’une délicatesse extraordinaire. De celle qui nous faisait la classe, Mère Édith de la Croix, j’entends encore la voix, je vois encore les gestes. Je l’aimais beaucoup parce qu’elle était bonne, parce qu’elle était jolie et qu’elle me comprenait. Elle me faisait « expliquer » en français les leçons que je ne pouvais réciter en anglais. Elle s’était rendu compte que mon accent français me gênait terriblement, parce qu’il excitait les moqueries de mes camarades.

« Nous étions mal préparés à affronter un climat aussi rude. Ma sœur, Marie, et mon frère, Antoine, plus jeunes et moins robustes que moi, durent négliger la classe pendant les mois les plus froids. Je me rendais à l’école avec d’autres enfants. Nos plus proches voisins étaient des Métis, des Ducharme et des Lavallée, avec qui nous vivions en excellents termes. Ils nous ont rendu service plus d’une fois. Les petits Ducharme de notre âge étaient doux et tranquilles. Parmi les aînés qui n’allaient plus à l’école, il y avait Marie, qui est maintenant Sœur Oblate à McIntosh (Ontario).


Plusieurs types de Bretons pittoresques

« Un peu plus loin se trouvait la famille Jean-Marie Riou, des Bretons de Plouguerneau (Finistère). Mme Riou venait souvent à la maison. Elle donnait des conseils à maman sur la façon de faire le pain, de traire la vache, d’entretenir le feu, etc. Pour moi, les jeunes Riou étaient des phénomènes. L’un, très bon élève, faisait des progrès rapides. Un autre ne savait jamais ses leçons et se vantait de ne pas les étudier. Un troisième était l’ennemi irréconciliable des bas et des lacets de souliers. Deux des filles qui venaient à l’école étaient très gentilles et assez timides. En somme, tous de très bons enfants. Leur vocabulaire breton m’amusait. En rentrant à la maison, j’avais toujours une foule de choses nouvelles à raconter sur les Riou. Toute la famille a quitté Saint-Laurent, vers 1914, pour aller s’établir dans le nord-est de la Saskatchewan. Aujourd’hui, les parents sont disparus. Mort aussi Franchic (Petit François), Oblat. Deux des fils sont à Tisdale et deux à Arborfield. Ces colons honnêtes et travailleurs ont réussi à faire fructifier le petit capital apporté de France.

« Notre premier Noël au Canada a été le plus beau de ma vie — de notre vie, devrais-je dire, car toute la famille partageait mes sentiments. Nous avions retrouvée papa, parti dix-huit mois avant nous. Et puis, la pauvreté, les durs moments de cette existence nouvelle nous rapprochaient encore davantage les uns des autres. Pour nous, les mioches, n’était-ce pas aussi une aventure merveilleuse, ce Noël de neige, si différent des Noëls généralement humides, brumeux de Bretagne ? Ah ! on aurait aimé raconter cela dans toute sa splendeur aux copains de Brest !…

« Pour revenir à nos compagnons de voyage, Mme Jean Léost mourut peu après son arrivée. Elle laissait cinq enfants dont l’ainée, Camille, épousa Joseph Boucher — encore un gars de Plabennec — et éleva à Saint-Laurent une famille de dix. Un de ses fils est le Dr Joseph Boucher, établi à Saint-Jean-Baptiste. L’aïeul Jean Léost, maître maçon d’une rare habileté, a construit plusieurs des bâtiments en pierre de l’endroit : la nouvelle école, l’église, une écurie sur la propriété Kérouanton, une maison et des étables pour Hamon Colliou. Les roches, les galets des alentours — et il y en avait ! — fournissaient d’excellents matériaux.

« Une autre fille Léost, Hélène, est devenue Mme Pierre Combot. Lors de la rude traversée sur le Sardinian, Pierre, robuste et joyeux compagnon, était le boute-en-train de la bande. Sa bonne humeur nous avait guéris du mal de mer, du moins ceux qui, comme moi, n’étaient pas trop atteints. Mais cette pauvre petite Hélène souffrait terriblement. Il la prenait dans ses bras pour la monter sur le pont. Elle pouvait avoir cinq ou six ans ; lui venait de quitter le régiment. Qui se serait douté alors qu’elle deviendrait un jour sa femme ?… Ce garçon travailleur et intelligent a très bien réussi à Saint-Laurent, comme son beau-frère, Joseph Boucher. La dernière des filles de Jean Léost est morte assez jeune. Jean et Gabriel se dévouent dans les missions oblates.

« François Calvez avait amassé un bon magot, à Guissény, comme expert-évaluateur. Il acheta la grosse ferme des Morand. Je vois encore la famille passer en traîneau ou en voiture pour la messe du dimanche. Le bel attelage et les riches fourrures nous émerveillaient, nous dont les moyens de locomotion se réduisaient à nos jambes, heureusement infatigables. Les enfants étaient très gentils, mais on se voyait peu, car nous ne fréquentions pas la même école. Mme Calvez, en allant au village, s’arrêtait chez nous pour prendre une tasse de café. Excellente cuisinière, elle nous apportait quelquefois des gâteaux où des pains aux raisins de sa confection. Cette brave femme mourut en couches quelques années après son arrivée au pays. M. Calvez, à la suite d’un long séjour en France, est revenu à Saint-Laurent, chez l’un de ses fils, et est décédé en 1956, à 86 ans. Ceux restés sur la ferme y vivent confortablement. D’autres sont retournés au pays natal et il y en a aussi à Detroit. Une des filles est Franciscaine. Auguste habite Saint-Boniface et a joué assez souvent avec le Cercle Molière.

« Louis Palud aussi avait un peu d’argent et s’était assez bien installé à Saint-Laurent. Actif et entreprenant, il introduisit dans la colonie des machines très utiles, entre autres, une presse à foin et un arracheur de souches dont on parlait beaucoup. Il s’était associé avec son gendre, François Guillou, de Plouzévédé. Plus tard, ils allèrent se fixer à Aubigny, où ils sont encore.

« En Bretagne, Fanch Coz (Vieux François) Combot était braconnier et il le resta à Saint-Laurent. Bientôt il fut à la tête d’un « magasin général » et se spécialisa dans le commerce du poisson. Grand pêcheur lui-même, le premier à poser ses rets au début de l’hiver, sans toujours attendre que la glace fût assez résistante, il y perdit plusieurs engins et faillit plus d’une fois rester au fond du lac. En relation d’affaires avec de gros négociants de Chicago et de New-York, il y faisait de fréquents voyages et son entreprise connut un certain temps de prospérité. Fanch Coz Combot vit encore à Saint-Laurent avec sa femme. Dans mon enfance, je lui trouvais un air narquois, parfois terrible, avec son œil rond bleu clair, sa barbe rousse hirsute et ses grands gestes. Sous son chapeau du dimanche, il pouvait avoir l’allure d’un gredin ou d’un aristocrate campagnard. Ses enfants sont demeurés fidèles au lieu où ils ont grandi.

« La famille François Hulin était venue de Ploudaniel, où le chef était bedeau et fabricant de cercueils. Très tôt elle alla s’installer à Saint-Boniface, puis regagna la France avant la guerre de 1914. Le père y est mort quelques années plus tard. La mère a été tuée dans cet affreux bombardement de Brest, en 1940. Il ne reste plus au Canada qu’une fille, Mme Armand Camajou, qui habite Norwood.

Les Abgrall demeuraient encore plus loin que nous du village, mais ils se fixèrent tout près de l’école lorsque le père devint cheminot. Les parents sont morts. À part l’aîné, tous les autres enfants ont quitté Saint-Laurent.


Une naissance et un baptême mouvementés

« Nous aimions beaucoup la famille Hervé Kerbrat, de Plabennec, venue peu de temps après nous et dont trois des fils étaient déjà au pays. Mme Kerbrat soignait les malades et tenait lieu de sage-femme. C’est elle qui, par une radieuse journée de printemps, aida à venir au monde mon jeune frère, Marcel. À cet heureux événement s’en relie dans mon souvenir un autre qui eût pu tourner au tragique. Trois jours plus tard, une épouvantable rafale de neige vint nous affoler. Par les interstices des billots dégarnis de leur mortier sans chaux, il neigeait sur maman dans son lit. Pour comble de malheur, un commencement d’incendie se déclara et ce fut presque la panique. Mais chacun sut se montrer à la hauteur des circonstances, ce qui éloigna une catastrophe. Grand-mère avait déjà pris ses dispositions pour faire sortir maman avec le bébé et les mettre à l’abri. Antoine et moi, nous nous attaquâmes aux tuyaux de poêle rougis qui avaient communiqué le feu à la légère maçonnerie autour de celui du dehors faisant office de cheminée. Marie, qui souffrait de la grippe, bondit de sa couchette et se lança bravement dans la tempête pour aller demander du secours chez les Riou. Par bonheur, le tout n’était pas encore sérieusement touché et les deux jeunes pompiers purent éteindre ce qui flambait.

« Quand papa rentra, le soir, il fut péniblement surpris. Je crois qu’au fond, il était fier de ses enfants.

« Mais il y eut un autre incident, moins grave, autour de cette naissance. Un voisin complaisant avait prêté cheval et traîneau afin de se rendre à l’église pour la cérémonie du baptême. Quand tout le monde fut installé y compris la « porteuse », Mme Dell, avec son précieux fardeau, le conducteur inexpérimenté (mon père) fit au départ un virage trop brusque. Et la carriole légère capota, déposant doucement sur la neige tout son contenu pêle-mêle — au grand effroi de la mère, de la grand-mère et des enfants, spectateurs de cette mystérieuse culbute.

« On en fut quitte pour une courte frayeur, car une fois les couvertures et les vêtements secoués, il ne resta plus de l’accident que son aspect drolatique.

***

« Le vieux Kerbrat avait conservé ses habitudes de Bretagne. Il passait quelquefois devant chez nous avec sa brouette et sa faucille, allant couper de l’herbe pour sa vache !… à la grande joie des indigènes et même de ses compatriotes. Il s’asseyait sur le plat du véhicule et nous racontait des histoires étranges, par exemple, qu’il avait déjà voyagé beaucoup plus loin que le Canada, dans un pays où il faisait beaucoup plus froid. Ah ! mais oui !… au camp de Confie, près du Mans, il avait gelé tout rond en 70… Il avait d’ailleurs fait la route à pied de Plabennec.

« L’Oblat Claude Kerbrat était l’un des fils aînés de cette belle famille. Les deux autres, travailleurs, honnêtes et patients, sont établis sur des terres du voisinage et ont eu de nombreux enfants. Cette nouvelle génération a aussi son prêtre. Une fille, Marie, est devenue Mme François Derrien, de Vancouver.

« Un autre Kerbrat, Léon, nullement apparenté à la famille précédente, arrivait de Plouguerneau et avait passé par l’École d’Agriculture de Grignon (Seine-et-Oise). Très bon horticulteur, il n’était guère à sa place à Saint-Laurent. Après un essai sur une terre à blé à Aubigny, il partit pour Detroit, où il s’occupa des jardins des richards de la ville. Il avait épousé la fille aînée des Calvez, Aline.

« La famille François Doll, de Ploudaniel, avait sa maison au village. Elle devait s’établir définitivement à Lebret, où se trouvent encore la mère et quelques-uns des enfants. Les aînés sont devenus ingénieurs agricoles et forestiers. En revenant de l’école, nous arrêtions assez souvent chez eux pour jouer un peu, avant de reprendre le chemin du sud, où nous attendaient les petits travaux routiniers : rentrer du bois, donner à manger aux cochons — nous en avions deux, féroces, qui nous faisaient peur — « attraper » la vache et la mettre dans l’étable. Elle était vagabonde et fantaisiste ; nous ne savions jamais où la trouver. Les petits Doll nous avaient bien indiqué quelques trucs pour aller plus vite en besogne. Ah ! l’imagination enfantine ! Puis on se mettait a nos devoirs d’école, en attendant l’arrivée de papa pour le souper.

« Jean-Marie Doll, frère de François, habitait au nord du village, avec sa femme et ses enfants. Il mourut le premier et sa veuve, Marie-Anne, ayant vendu la ferme, vécut quelques années à Winnipeg. Elle venait assez souvent nous voir, ma mère et moi, à Saint-Boniface. C’était alors un vrai régal de conversation bretonne. Je prenais un plaisir extrême à l’entendre. Les mots, les expressions me revenaient vite et j’y allais, moi aussi, de mon grain de sel. Cette langue si rude a d’étonnantes possibilités poétiques que je ne soupçonnais pas dans mon enfance. Mais en entendant Marie-Anne, qui avait un langage très imagé, je trouvais qu’elle parlait bien. Elle avait toujours le mot juste.

« Une autre famille, de Braspart, en Cornouaille, les Labous (Oiseau en français), habitait non loin de chez nous, plus au sud. C’était alors un jeune couple qui dansait admirablement la gavotte.

« Il y avait aussi des jeunes gens et des jeunes filles originaires des mêmes régions de Bretagne que les précédents, qui ne vivaient à Saint-Laurent que par intervalles. Jean-Marie et Louis Buors travaillaient, durant l’été, aux constructions à Winnipeg et revenaient, en hiver, faire la pêche dans le lac. D’autres, Jean-Marie Grall, François Derrien, les frères Bernicot, François Argoualc’h, François Bergot, Yves Le Guern, allaient et venaient, engagés dans les fermes ou ailleurs, l’hiver les ramenant presque toujours à Saint-Laurent. Marie-Anne Salou, de Plouguerneau, venue avec son frère, après un séjour en ville, épousa Hervé Kerbrat. Jean Bothorel, de Plabennec, qui prit pour femme Marie-Anne Doll, fille de François, passa avec elle en Saskatchewan. Ils s’établirent à Zenon Park, puis à Nipawin, où le chef de famille mourut en 1956, laissant sa femme, un fils et cinq filles.

« En 1914, la plupart de ces jeunes Bretons rejoignirent leurs régiments. Quelques-uns ne sont pas revenus, parmi lesquels Jean-Marie Buors, tué sur le front l’année suivante. D’autres sont restés en France après la guerre ou, si le Canada les a revus, ont pris une direction nouvelle.

***

« Le P. Péran prêchait parfois en breton, car plusieurs anciens comprenaient très mal le français. Les retraites de Pâques avaient un petit air de chez nous. Les silhouettes féminines, métisses et bretonnes, montraient une certaine ressemblance : coiffes blanches et châles noirs… Plus tard, lorsque j’ai connu le beau groupe de bronze de l’artiste canadien Suzor-Côté, « Femmes de Caughnawaga », le Saint-Laurent de mon enfance m’est apparu. Sauf les traits, évidemment, l’une de ces femmes devenait en imagination une Bretonne, avec la coiffe, le tablier, le châle. Cette similitude m’avait frappée lorsque je suis arrivée au pays, en voyant défiler une procession. Inutile d’ajouter que toutes les Bretonnes ne portaient pas le costume.

« Le P. Péran était un excellent religieux qui, en vrai Breton, se montrait parfois autoritaire et têtu. L’homme d’affaires de la mission, le Frère Jérémie Mulvihill, jouissait d’une certaine célébrité à l’extérieur. Il fut pendant vingt-deux ans préfet de la municipalité de Saint-Laurent et possédait des qualités reconnues d’administrateur. Le gouvernement canadien l’envoya dans son pays d’Irlande pour y recruter des colons. Il passait pour l’ennemi des Bretons, qui le lui rendaient bien. Comme commissaire d’école, il était chargé d’administrer aux élèves les corrections spéciales, ce qui donne à penser combien il était populaire dans ce milieu.

« Le P. Camper, qui venait de Morlaix, apparaissait de temps en temps, surtout à l’occasion des retraites. Son travail habituel consistait à visiter les missions autour du lac Manitoba. D’avoir vécu si longtemps parmi les Métis, ce petit vieillard original aux cheveux blancs avait fini par se confondre avec eux : il avait la figure toute ridée, la peau basanée et parlait le saulteux à la perfection. On voyait aussi à la mission le Frère Le Gall, de Guiclan, qui depuis longtemps déjà s’occupait de la ferme. Plus d’un compatriote trouva un conseiller éclairé dans cet homme discret et d’une sagesse rare. Il surveille encore la partie agricole au Scolasticat de Lebret, mais doit être bien vieux.

« Le premier mariage breton bénit par le P. Péran, à Saint-Laurent, fut celui des époux Primel. Le marié venait, lui aussi, des environs de Plabennec et la mariée, Jeanne, de Morlaix. Retournés en France avant la dernière guerre, après quelques années passées à Saint-Boniface, je crois qu’ils sont morts tous deux à Ploujean, près Morlaix.


Une noce à la mode de Bretagne

« Les Hamon Colliou, de Ploudaniel, venus en 1906, mariaient leur fille aînée, Marie, à Paul Buors, de Plougoulm, la semaine qui suivit notre arrivée à Saint-Laurent. Papa et maman étaient invités. La noce se fit comme en Bretagne. Le menu rappelait ces ripailles paysannes grasses et parfumées, obligatoires en de telles circonstances chez les gens de Cornouaille et du Léon. Un bon bouillon bien riche, des tripes (ah ! les tripes ! pas de noces sans tripes en ce temps-là !), du rôti, du « far » (farz en breton) — sorte de flan dans lequel on met beaucoup de petits raisins. Comme dessert, des gâteaux (scottennou) et des chansons — françaises et bretonnes. Je ne sais plus s’il y avait du vin. Il n’y avait certainement pas de cidre. Mais il y avait du whisky.

« Les Paul Buors sont restés à Saint-Laurent et y ont élevé une famille. Un fils de Hamon Colliou, Alexis, marié à la Jurassienne Alphonsine Mercier, s’y est établi également. Le père Colliou quitta le village pour s’installer plus au nord, près de l’ancienne propriété du duc de Blacas. Il fit construire par Jean Léost une maison et des étables en pierre, le tout d’apparence cossue. Comme François Hulin et papa, Colliou était un ancien marin qui, du fait d’une blessure accidentelle, touchait une petite pension du gouvernement français. Alors, quand les trois se rencontraient !… Mais c’était un gars de la terre et la culture lui était familière. J’aimais entendre son parler pittoresque, émaillé de jurons du même cru. Sa chique, sa casquette toujours de travers lui donnaient l’air un peu « casseur d’assiettes ». Dans le fond, un homme doux et bonasse.

« Les Bonnet avaient tenu commerce dans cette longue maison basse, à l’entrée du village, qu’habitait de notre temps Edmond Trudel. Celui-ci fabriquait encore du fromage ; je me rappelle fort bien en avoir vu dans la « réserve ». La maison en « logs » avait un petit air aristocratique, un peu québécois. À côté de celle de l’instituteur Delaronde, qui était en planches comme à la ville, elle faisait « colonial ». Le Métis Alexandre Delaronde, d’un extérieur très distingué, ancien élève brillant du Collège de Saint-Boniface, poète à ses heures, était maître d’école à la Pointe-des-Chênes et notaire public.

« Il y avait alors à Saint-Laurent trois « magasins généraux » : l’un tenu par l’Anglais Hepworth, l’autre par l’Écossais Robert Kerr, le troisième par le Métis Napoléon Chartrand. Ils achetaient peaux, poissons, racines aux habitants, qui y trouvaient en échange leurs approvisionnements divers. Hepworth avait acheté de Bonnet un bateau à voile qui servait au transport des marchandises entre Portage-la-Prairie et Saint-Laurent, avant l’arrivée du chemin de fer. Son propriétaire l’utilisait encore de temps en temps. C’était une joie pour nous d’apercevoir au loin, sur le lac, la voilure blanche. Elle nous faisait penser à notre plage de Bretagne, le Kernic. Mais les moustiques nous rappelaient bien vite à la réalité…


Les plaisirs de l’hiver et la déception de l’été avec ses moustiques

« Malgré les rigueurs du climat, j’ai aimé mon premier hiver au Canada. N’était-ce pas beau, cette neige ? N’était-ce pas amusant de s’y rouler ? On bâtissait des maisons avec des blocs de neige, comme les Esquimaux. On faisait du toboggan derrière le hangar. Entre deux corvées, on y allait d’une petite glissade. Le soir, après le souper, on se réunissait autour de la lampe. On travaillait à faire une histoire en dessinant. Tout un petit monde imaginaire naissait de nos créations. Des personnages réels s’y mêlaient : gens de Brest, de Lanhourneau, de Saint-Laurent. Nos moyens ne nous permettant pas d’acheter du papier à dessin, on se contentait de papier d’emballage. Papa nous donnait des conseils. Nous avions trois villages dont les habitants se connaissaient bien ; ils allaient les uns chez les autres pour les baptêmes, les mariages, les enterrements, les foires, les marchés et les pardons. Dans le village de Marie, il y avait beaucoup de dames à petit chien ; elle aime les bêtes. Dans celui d’Antoine vivaient des types bizarres, genre Fanch Coz et papa Kerbrat, dont il aimait les cocasseries. Chez moi, il y avait beaucoup de marins et de femmes de marins. Suzanne, qui n’avait que trois ans, jouait surtout avec le chat « Monte ». Grand-mère et maman tricotaient. Nous étions heureux parce que nous étions ensemble.

« Plus tard, lorsque le printemps est venu combler les fossés d’eau et de glace, nous avions une patinoire devant la maison. Faute de patins, on glissait. Puis sont venues les premières feuilles, les premières fleurs. Tout autour du puits, il y avait des violettes, de vraies violettes des champs. Nous en tressions de petits bouquets pour notre modeste intérieur. Les oiseaux revenaient de leur long voyage dans le sud : les corneilles, les rouges-gorges, les martinets… Il faisait bon, il faisait beau. Le soleil chantait, les carreaux des fenêtres avaient fini de ruisseler, la maison de dégeler. Nous pensions déjà aux plaisirs que l’été allait nous apporter : pique-niques, baignades, cueilettes de fruits, etc. Nous étions fous, transportés de joie.

« Ouais !… Quand l’été fut arrivé, cruelle déception ! Nous ne pouvions sortir sans revenir la figure boursouflée, méconnaissable poursuivis par un vol bourdonnant de ces sales bestioles, les moustiques. Grand-mère, papa et maman, la tête entourée d’un filet, avaient assez à faire avec le jardin potager et ne s’occupaient guère du nôtre, au début si plein de promesses. Bientôt l’herbe, envahissant nos fleurs, nos melons, nos radis, acheva de nous décourager. J’acceptais l’hiver, le froid, la neige ; mais les moustiques, jamais !… Alors je commençai à réfléchir. Mère Anselma avait raison. Elle encourageait mes parents à quitter Saint-Laurent, mais pour d’autres motifs. Cette sainte et digne femme avait compris que papa pouvait trouver du travail en ville et nous faire vivre convenablement, tandis qu’à Saint-Laurent…

« Nous l’avons quitté en mai 1909 pour venir à Saint-Boniface. Sauf quelques voyages en France et à travers le Canada, nous n’avons pas bougé d’ici depuis plus d’un demi-siècle ! Je ne regrette pas, pour ma part, cet apprentissage des deux premières années, si ce n’est quand je pense à grand-mère et à papa partis trop tôt tous les deux, au moment où nous aurions pu adoucir leurs jours. Mais n’est-ce pas une loi inexorable dans tous les pays neufs ? Les premiers venus ont à surmonter parfois de graves obstacles pour s’adapter au climat, aux méthodes différentes de travail. Et plus tard, les enfants recueillent les fruits du labeur, des souffrances physiques et morales des parents. »


Le « boom » de Saint-Laurent et le projet avorté de Ville d’Eau

Peu après le départ de la famille Le Goff, il y eut un « boom » à Saint-Laurent. Grâce à l’afflux de la population agricole sur les terres environnantes, le village grossissait peu à peu et eut même l’ambition de s’élever au statut de ville. Avec sa position privilégiée sur le splendide lac Manitoba, pourquoi n’en ferait-on pas une plage à la mode pour les citadins, capable de rivaliser avec Grand Beach et Winnipeg Beach ? Un juif du nom de Serkau lança l’idée, qui fut accueillie avec enthousiasme. On devait creuser un canal reliant le lac à la gare : ingénieux moyen de remédier au piteux état des routes. Les promenades en bateau seraient l’une des attractions principales. Non loin de la grève admirable qui attirerait les baigneurs, les Sœurs Franciscaines se proposaient de construire un sanatorium. Bref. Saint-Laurent était en passe de devenir une ville fameuse et prospère. Déjà la population manifestait une certaine effervescence. La spéculation était amorcée, les prix des terrains montaient, et l’on vit surgir les premiers chalets.

Mais les hautes autorités ferroviaires, estimant que les deux plages du lac Winnipeg suffisaient pour le moment, refusèrent leur appui à l’affaire. De plus, les Sœurs Franciscaines durent céder le pas aux Sœurs Grises, dont le projet de sanatorium à Saint-Vital avait droit de priorité. Les menaces de guerre qui suivirent la crise de 1913 achevèrent de rejeter dans l’oubli le rêve de Saint-Laurent-les-Bains.

Avec l’ère des bonnes routes, un nouveau « boom » ne serait pas impossible, à un endroit différent. L’ancienne grève sur laquelle Serkau avait les yeux, si belle il y a quarante ans, aujourd’hui envahie par les hautes herbes et presque abandonnée, se réduit à une petite bande de sable peu accueillante. La plus jolie plage se trouve à quatre ou cinq milles du village, vers l’ancienne propriété Mougin. D’accès facile, elle est le rendez-vous des citadins qui recherchent la tranquillité. Mais avec ou sans station balnéaire à la mode, Saint-Laurent garde sa renommée première de grand centre d’élevage, de culture et de fromagerie. Ce qui prouve que le duc de Blacas et le comte de Simencourt — dont le souvenir s’estompe dans la brume du passé — avaient eu le coup d’œil juste.

Pendant l’âge d’or de l’immigration, l’influence française s’étendit jusqu’à un point situé à une trentaine de milles au nord. L’abbé R. Lemercier, du diocèse de Vannes, sans venir lui-même sur place, y dirigea des paysans de la Savoie et de la Lozère, qui s’installèrent sur des concessions gratuites. À cette petite colonie il donna le nom de son diocèse d’origine. Plus tard, elle prit celui d’Abbéville, en souvenir d’un autre prêtre, l’abbé E.-J. Labbé, qui en fut le premier desservant. Le noyau primitif de Lozériens et de Savoyards se vit rapidement submergé par des éléments divers : Canadiens français, Flamands, Anglais, Métis et autres.