Les Français dans l’Ouest canadien/16

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Éditions de la Liberté (p. 80-83).

Chapitre XVI


La poétique légende de Qu’Appelle — Un site idéal, digne d’une capitale — Échec du plan de colonisation La Londe — Le P. Joseph Hugonard et l’école modèle pour les Indiens à Lebret — Le prestige du nom Français chez les aborigènes — Eugène Fouillard, « Père des Métis »


La poétique légende de Qu’Appelle

Nous abordons enfin la vallée de la Qu’Appelle, maintes fois mentionnée déjà dans ces pages. Il ne faut pas confondre Qu’Appelle et Fort-Qu’Appelle, que séparent une vingtaine de milles. Fort-Qu’Appelle, comme l’indique son nom, remonte à la glorieuse période de la traite des fourrures et se trouve seul dans la vallée. Dès le début du XIXe siècle, il figure dans la chronique des compagnies du Nord-Ouest et de la Baie d’Hudson, comme centre d’approvisionnement pour la viande de bison sous forme de pemmican. L’ancienne mission catholique de Qu’Appelle, dont l’origine date de 1866, est à six milles du vieux poste commercial et s’appelle aujourd’hui Lebret, du nom d’un missionnaire qui n’y fit qu’un bref séjour.

Qu’Appelle… curieuse appellation aux syllabes françaises harmonieuses, à laquelle se rattache une délicieuse et poétique légende. La voici résumée d’après Pauline Johnson et Annette Saint-Amant ;

Un jeune Indien étranger au pays, Ononwitha, et une jeune beauté assiniboine de la vallée s’étaient plu et avaient échangé des promesses. Doucement elle lui avait murmuré à l’oreille : « Quand, de sa lèvre incertaine, l’été des sauvages sourira, reviens sur le lac tranquille. La musique de tes rames agiles, je serai la première à l’entendre ; je serai la première à courir sur la grève pour mettre la main dans la tienne et t’accueillir avec des mots d’amour. Et tu m’emmèneras dans ton pays — ta femme pour toujours… »

Dès le début de l’automne, Ononwitha se mit en route, marchant jour et nuit, dans sa hâte de tomber au pied de l’aimée. Il était presque au terme de son voyage, glissant doucement sur le lac, lorsque soudain une voix de femme, légère comme le battement d’aile d’un papillon, éthérée comme le souffle d’un ange, l’appela deux fois par son nom.

— Qui appelle ?… Qui appelle ?… criat-il, éperdu, dans la pittoresque langue apprise des Robes Noires.

Pas de réponse ; mais de rive en rive, de colline en colline, l’écho plaintivement interroge à son tour :

— Qui appelle ?… Qu’appelle ?… Qu’appelle ?…

Dans son angoisse et sa torture, Ononwitha a tout compris. Il se précipite sur la grève pour y découvrir sa belle fiancée… morte.

— Deux fois elle t’appela, dirent les femmes, ses amies.

— Quand ?

— C’était à l’heure de la lune levante.

Et voilà pourquoi les hommes blancs ont nommé la vallée et le village Qu’Appelle.


Un site idéal, digne d’une capitale

Ce n’est pas sans raison que dans la bouche des traitants, des Indiens et des Métis d’autrefois, une expression revenait sans cesse : « la belle Qu’Appelle ». Entre le lac des Bois et les Montagnes Rocheuses, aucun site ne peut se comparer à celui que l’on admire ici. La rivière Qu’Appelle est le principal tributaire de l’Assiniboine, qui se jette dans la rivière Rouge à Winnipeg. Ce modeste cours d’eau serpente à travers une vallée profonde et large d’un mille. En s’élargissant à plusieurs endroits, il forme un chapelet de huit lacs très agréables à l’œil et très poissonneux. Il faut y voir sans aucun doute l’ancien lit d’un fleuve géant, où le passage des eaux pendant des siècles a creusé des sillons, des ravins, provoquant des éboulis de terrain d’un effet inattendu.

« Rien de plus pittoresque ni de plus sauvagement grand que cette vallée…, écrit Louis Schmidt. Elle est bordée d’effrayantes côtes formées de mamelons innombrables et successifs, tous de forme conique ; là, pas un arbuste, seulement le petit foin court de la prairie, qui est si nutritif. Un peu plus loin, vous voyez des coupes, des coulées, d’immenses gorges remplies de bois ; mais ce n’est que du tremble, du liard et quelquefois du bouleau. La vallée de la Qu’Appelle et tout le pays d’alentour sont on ne peut plus fertiles et le grand avantage qu’ils possèdent sur d’autres établissements du Nord-Ouest, c’est que les moissons y viennent à parfaite maturité. Jamais encore les gelées précoces des mois d’août ou de septembre ne leur ont nui. »

Un site comme celui-ci, agréable et reposant, avec ses collines, sa rivière et son lac brisant la monotonie de la plaine, paraissait tout indiqué pour devenir un centre administratif idéal des Territoires du Nord-Ouest. Il en fut question lorsque Battleford, premier siège du gouvernement, se vit détrôner parce que le



Pacifique Canadien décida de faire passer sa ligne

de chemin de fer beaucoup plus bas. Un propriétaire de Fort-Qu’Appelle, avec qui le lieutenant-gouverneur entra en pourparlers pour l’acquisition de terrains, demanda, paraît-il, un prix jugé exorbitant. On choisit alors, un peu au sud, un lieu de campement célèbre, le « Tas d’Os », ainsi nommé à cause d’un monceau d’ossements de bisons qui le signalait de loin aux voyageurs. Un petit ruisseau coulait auprès, ce qui en faisait un lieu de halte tout Indiqué dans la vaste prairie. Le fameux chef sioux Taureau-Assis s’y était arrêté avec deux mille guerriers, au lendemain du massacre de l’armée américaine du général Custer. Dans cette région du Tas d’Os se déroula, au printemps de 1881, la dernière grande chasse aux bisons. Quelques mois plus tard, ce lieu désert devenait la capitale du Nord-Ouest sous le nom latin de Regina, en l’honneur de la reine Victoria, glorieusement régnante.


Échec du plan de colonisation La Londe

Nous avons vu quel rôle devait jouer la vallée de la Qu’Appelle dans le plan grandiose de colonisation rêvé par de La Londe et son groupe. Par une coïncidence fâcheuse, survint alors en France la débâcle financière de l’Union Générale. Elle frappait durement les milieux monarchistes et catholiques, auxquels appartenaient presque tous les actionnaires de la Société. Aussi la plupart se virent-ils dans l’impossibilité de faire honneur à leur promesse. Mais avec le concours des Canadiens, pensait-on, le projet pouvait encore être sauvé. Un avocat de Paris, plus tard juge en province, Me Maurice Lemarchand, qui se trouvait, avec son père, engagé dans l’affaire pour une assez forte somme, vint passer plusieurs mois au Manitoba dans ce but. Peu après son départ, on annonçait la fondation, à Saint-Boniface, de la Société canadienne de Colonisation, dont il était actionnaire, avec de Cazes et des Franco-Manitobains en vue comme Dubuc, Larivière, Bernier, etc. De Cazes, qui avait travaillé à l’organisation des deux sociétés, signa à Paris, avec le baron Joseph Reinach représentant le Pacifique Canadien, un contrat transférant les pouvoirs de la première à celle du Manitoba. Les promoteurs comptaient être en mesure d’établir chaque année de 150 à 200 familles, jusqu’à la mise en valeur entière des 200,000 acres de terre à leur disposition.

De nouvelles difficultés, sans doute d’ordre financier, empêchèrent la réalisation du projet, qui eut un commencement d’exécution. C’est ainsi que l’on voit Charles de Cazes installé quelque part dans la vallée de la Qu’Appelle. Il tient à prêcher d’exemple et cultive avec succès. En 1887, il obtient treize premiers prix sur quatorze pour les légumes à l’exposition agricole de Regina. Mais trois ans après, il occupe le poste d’agent des Indiens à Edmonton et dans les premières années du siècle, nous le retrouvons à Saint-Boniface.

Au printemps de 1884, le jeune Marie-Joseph-Alphonse-Raymond de Journel avait déjà choisi de s’établir sur les bords du lac Long. Il y fit l’acquisition de cinq à six mille acres de terres propres à la culture et à l’élevage. L’année suivante, étant allé passer quelques mois dans sa famille à Paris, il se disposait à reprendre la route du Canada lorsqu’il mourut subitement au milieu des siens. Ce colon prometteur, l’un des premiers de l’aristocratie française, n’avait que 23 ans. Fernand de Journel, son oncle, vint plus tard avec sa famille et tenta de poursuivre l’œuvre à peine ébauchée. C’est une population en grande partie d’origine allemande que l’on trouve aujourd’hui sur les rives du lac Long.

Vers la même époque, l’agent d’immigration Bodard signale entre autres la famille Grimeau, de la Drôme, sur la voie de la prospérité au bout d’un an de séjour. Ses descendants résident toujours à Lebret. La famille Péalapra, d’Annonay (Ardèche), arriva dans la vallée de la Qu’Appelle en 1895, après avoir passé trois ans dans la région de Yorkton. Elle aussi a fait souche à Lebret et dans les environs. L’Oblat Louis Péalapra a surtout vécu au Manitoba. Le Breton François Doll fut longtemps jardinier-chef de l’École indienne. Sa veuve vit encore et quelques-uns des fils sont devenus ingénieurs agricoles et forestiers.

Ces émigrants et les autres n’avaient guère besoin de l’intermédiaire d’une société de finance pour se procurer des terres, à une époque où elles étaient offertes gratuitement. Mais le capital français ne s’introduisait pas moins dans l’Ouest où il allait porter son appui à la colonisation. Dès 1884, une succursale du Crédit Foncier Franco-Canadien s’ouvrait à Winnipeg, sous la direction de Joseph Royal ; et d’autres institutions similaires allaient suivre.


Le P. Joseph Hugonard et l’école modèle pour les Indiens à Lebret

Lebret n’est qu’un modeste village dont l’atmosphère rappelle singulièrement celle du vieux Québec rural. Mais avec son école-pensionnat pour Indiens, son scolasticat des Oblats et son centre de missions couvrant un large territoire, il occupe toujours une grande place dans la région. Il y a presque un siècle, la « Mission », comme on l’appelait alors, était le seul lieu de culte catholique entre Saint-Boniface, au Manitoba, et Saint-Albert, en Alberta. Les deux premiers Oblats assignés à ce poste furent des Bretons : le P. Decorby et le P. Lestanc. Dans un rayon de 200 milles, ces missionnaires devaient faire usage de sept idiomes différents : le français, l’anglais, le saulteux, le sioux, l’assiniboine, le cris et même le hongrois. Le « petit Père Decorby » avait la réputation de savoir toutes les langues et c’était un jeu pour lui de passer de l’une à l’autre.

Le P. Joseph Hugonard, né à Colombes (Isère), était séminariste lorsqu’éclata la guerre franco-prussienne et fit la campagne comme infirmier. Trois mois après son ordination, il partait pour la mission de Qu’Appelle où il devait passer toute sa vie. Son œuvre fut l’éducation des Indiens, auprès de qui il exerça un réel ascendant. En 1885, il réussit seul à empêcher ceux de Files-Hills et de Crooked-Lakes de se livrer au massacre des Blancs. Star Blanket, l’un des chefs de Files-Hills, avait embusqué ses guerriers dans des ravins au nord de Lebret. Le missionnaire alla le trouver dans sa retraite et le persuada de se soumettre.

Les Oblats avaient ouvert des écoles dans la plupart de leurs missions indiennes ; mais faute de ressources suffisantes, ils éprouvaient des difficultés à maintenir et à développer cette œuvre. Mgr Grandin décida le gouvernement fédéral à accorder le soutien matériel à ces écoles, tout en les laissant sous la direction spirituelle des missionnaires et des religieuses. À Fort-Qu’Appelle, il en existait une pour tout le district que l’on confia au P. Hugonard. Elle progressa rapidement et devint l’établissement modèle d’autres institutions analogues, aujourd’hui au nombre de quarante dans tout le Nord-Ouest. Les jeunes Indiens des deux sexes, tout en recevant l’instruction élémentaire, s’exercent à certains travaux manuels et aux soins ménagers.

Le P. Hugonard fut entouré d’une très haute estime par les autorités officielles du pays. Par leurs soins, un monument à sa mémoire a été érigé dans la cour d’honneur de l’école-pensionnat de Lebret. Il est demeuré une figure légendaire chez les sauvages qui l’appelaient « le grand prêtre et le grand homme du gouvernement ». À son exemple, plusieurs autres Oblats français ont dirigé des établissements similaires : les PP. Henri Delmas à Duck Lake ; Pierre-Marie Moulin (Loire-Atlantique) à Hobbéma ; Maurice de Bretagne (Pas-de-Calais) à Lebret, etc.


Le prestige du nom Français chez les aborigènes

Dans la capitale toute neuve de Regina, autour des années 90, un voyageur français peut noter quelques détails intéressants. On y trouve un hôtel de premier ordre tenu par Florent Arnold, un Alsacien. Le lieutenant-gouverneur Joseph Royal s’offre le luxe d’un jardinier français, Guillaume Goffray. Un peu plus tard, le Mâconnais Alfred Tarut, arrière-petit-neveu du poète Lamartine, y sera le représentant du Crédit Foncier et l’agent consulaire français. Après une brillante carrière d’hommes d’affaires, il décédera à Montréal en 1956, à 89 ans, officier de la Légion d’honneur.

Le sympathique Pierre Foursin, futur fondateur de Montmartre, assistant par hasard à Regina, à un procès entre Indiens d’une réserve voisine, constate que la France jouit toujours d’un haut prestige auprès des aborigènes. Laissons-lui la parole :

« Le président du tribunal était le maire de Regina. M. Forget, en sa qualité d’assistant-commissaire des Indiens, occupait des fonctions multiples qui lui permettaient, d’après ce qui m’a semblé, de cumuler le ministère public et la défense et de former, à lui tout seul, le jury. Je fus invité à m’asseoir près du tribunal. Une demi-douzaine de cavaliers de la police montée faisaient le service d’ordre et introduisaient les témoins et les accusés, les uns et les autres fort nombreux, dans des costumes très sommaires, le visage imberbe orné de fioritures multicolores, enfin la nature même. La civilisation n’était représentée que par des couvertures provenant des distributions administratives qui sont, avec quelques colliers de coquillages et une paire de mocassins, tout le costume des enfants de la prairie. Un interprête les assistait. Pourtant, l’une des accusées, Mme Petit-Gras, avait déclaré pouvoir répondre en anglais, en cris et en français. Mais les dépositions fort longues, gesticulées avec lenteur et gravité, eurent lieu en cris. La cause était que des querelles anciennes entre guerriers avaient été rallumées par une provocation que l’un d’eux était venu faire devant la tente de son adversaire. Les squaws étaient sorties en même temps que ce dernier et avaient séparé les combattants ; mais l’une d’elles se plaignait d’avoir reçu un terrible coup de tomahawk sur l’épaule. Le tomahawk figurait comme pièce à conviction ; c’était une vulgaire, mais énorme trique. Les témoins entendus avaient, selon l’usage, embrouillé et aggravé les choses. Les deux camps se reformaient à l’audience même et ravivaient leurs haines réciproques, quand Forget se leva pour les haranguer. Après avoir amolli adroitement les nerfs trop tendus et préludé par des considérations élevées, il les adjura de ne pas donner un pareil spectacle à un voyageur français — il me présentait à l’auditoire avec un geste ample et vraiment indien — il ne fallait pas qu’en France on pût avoir une mauvaise opinion des Indiens Cris, et des doutes sur la douceur de leurs mœurs. Entraîné spontanément par une raison pareille et la pathétique péroraison qui suivit, le mari de la victime vint majestueusement et silencieusement me serrer la main ; puis il serra la main de l’orateur justicier, celle du président, et se tournant enfin vers l’accusé, il lui serra non moins solennellement sa main coupable, mais pardonnée, amnistiée au nom de la France ! Tous les guerriers vinrent nous serrer et se serrèrent les mains en observant le même cérémonial. Cela dura une demi-heure. Le président n’eut plus qu’à consacrer ce touchant dénouement par la lecture d’une formule légale. Les squaws, y compris celle qui avait reçu les coups, n’eurent pas voix au chapitre. Dans cet Occident lointain, on pratique à l’égard de la femme des habitudes extrêmement orientales. »


Eugène Fouillard, « Père des Métis »

Un peu partout dans l’Ouest, des colons français ont souvent pour voisins des Métis de leur langue, avec lesquels ils font toujours bon ménage. Quelques-uns même se sont acquis des droits à la reconnaissance de cette portion déshéritée du peuple canadien. Saint-Lazare, à 150 milles à l’est de Regina, est une vieille paroisse du Manitoba demeurée essentiellement métisse. Eugène Fouillard, venu de Reims en 1904, s’installa plus tard dans ce village pittoresque ou la Qu’Appelle rejoint l’Assiniboine. Cet homme avait le talent des affaires. Il mit sur pied plusieurs petites industries — menuiserie, meubles, instruments aratoires, atelier de soudage — qui procurèrent de l’emploi à la population. De plus, il améliora le sort de ses ouvriers en construisant pour eux des habitations salubres à loyer modique. Bref, ce Rémois, décédé en 1953, fut le grand bienfaiteur de Saint-Lazare et mérita le titre de « père des Métis ».[1]

  1. Pauline Johnson, Canadian Born — Flint and Feather (poèmes complets), Toronto, 1912.

    Annette Saint-Amant, L’Art d’être heureuse. Montréal, 1929.

    Pierre Foursin, La Colonisation française au Canada.