Les Français dans l’Ouest canadien/17

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Éditions de la Liberté (p. 84-91).

Chapitre XVII


La Rolanderie et son fondateur : le Dr Rudolph Meyer — Une colonie de comtes Français en Saskatchewan — Culture de la chicorée et de la betterave — Fondation de Saint-Hubert — Yves de Roffignac redore son blason — Souvenirs d’une brève période de gloire — Déconfiture de la Rolanderie — Le monument Saint Hubert de la Duchesse d’Uzes — Retour heureux à la chicorée — Le comte de Jumilhac et le comte de Soras — Saint-Hubert repart à neuf — « Château-Renoult » et son propriétaire — Quelques figures de pionniers — Derniers vestiges du passé


La Rolanderie et son fondateur le Dr Rudolph Meyer

La vallée de la Pipestone s’étend de l’ouest à l’est, dans la partie sud-est de la Saskatchewan, non loin de la frontière manitobaine. Bien que le chemin de fer passât déjà à Whitewood, à quelque dix milles au nord, la région était complètement déserte au printemps de 1885, lorsque trois Français à la recherche d’un lieu d’établissement agricole en firent la découverte. Ils furent irrésistiblement conquis par le spectacle qui s’offrait à leurs yeux. Sur la rive droite de la Pipestone, qui va se jeter dans le lac des Chênes, les coteaux garnis de saules et de trembles contrastaient de façon agréable avec la plaine légèrement ondulée se déroulant au nord. La rivière, qui peut prendre les allures d’un torrent furieux à la saison du dégel, se transforme en un paisible cours d’eau aux bords tantôt escarpés, tantôt inclinés mollement en larges prairies naturelles égayées de fleurs sauvages. On distingue au loin les contours un peu flous de la montagne de l’Orignal, qui abritait à cette époque ours, orignaux, loups des bois et chevreuils.

Les trois hommes, d’un commun accord, jugèrent l’endroit idéal, offrant des facilités égales pour l’élevage des animaux et la production des céréales. Leur chef, le Dr Rudolph Meyer, Alsacien de haute distinction, né près de Mulhouse, était de mentalité nettement française et catholique. Sa famille, riche et considérée, était restée au pays après 1871. Maire de sa commune, lui-même occupait un poste administratif important. Mais à la suite d’un revers de fortune, il dut liquider tous ses biens et décida de passer en France. Deux années durant, il fut régisseur du château de la Rolanderie à Maule (Seine-et-Oise), propriété d’un richard du nom de Lorin. En partant pour le Canada, il disposait d’une somme de 100,000 francs ($20,000} que lui avait confiée son opulent patron. Sa mission consistait à y établir un centre de colonie française et d’exploitation agricole. Meyer abandonnait ainsi l’intendance de la Rolanderie, dans la région parisienne, pour venir fonder la Rolanderie de l’Ouest canadien.

L’Alsacien avait à son emploi, à Maule, un jeune homme excellent jardinier, Émile Renoult, de Marq (Seine-et-Oise), qui consentit à le suivre. L’autre compagnon était le comte Yves de Roffignac, originaire de la Haute-Vienne, plein d’allant et d’enthousiasme juvénile, ambitieux, mais d’esprit peu réfléchi. Il ne fut pas, comme on l’a répété, co-fondateur de la Rolanderie et n’en eut la direction qu’après le départ de Meyer.

Le premier soin des trois colons fut de prendre chacun un homestead. Une cousine du chef venue avec lui, et qu’il ne tarda pas à épouser, en fit autant. Son futur mari choisit pour elle une terre au fond de la vallée, près de la rivière. À cet endroit, qui était d’un charme particulier, on construisit tout de suite une vaste gentilhommière qui fut la « Maison de la Rolanderie » et devint le vrai centre de l’exploitation agricole. L’année suivante naissait le premier enfant catholique sur le territoire de la future paroisse de Saint-Hubert, Otto-Heinrich Meyer.

L’entreprise ne tarda pas à prendre un rapide essor. Intelligent, cultivé, intrigant et fort débrouillard, son directeur réussit aisément à agrandir le domaine, soit en acquérant du terrain à bon marché, soit en s’en faisant donner par le gouvernement. En moins de trois ans, il se vit ainsi à la tête de vingt-huit quarts de section (4,880 acres), la plus grande partie chevauchant la vallée de la Pipestone.

La Rolanderie s’attacha surtout à l’élevage des bovins Shorthorn. Ses bêtes de race se vendaient pour la reproduction et comme bœufs de labour, alors très employés sur la ferme. L’élevage des chevaux et des porcs se pratiquait aussi, mais sur une moins large échelle. On ne cultivait guère les grains que pour la consommation sur place par les animaux. Ce genre d’exploitation nécessitait une nombreuse main-d’œuvre. Les Français et les Belges émigrés ne suffisant pas, il fallut recourir aux autres que l’on put trouver dans le voisinage. Il y en eut de toutes races et de toutes langues : une vraie Tour de Babel. Mais au bout de quelques années, il fut possible de recruter le personnel exclusivement parmi les francophones. Pour le loger, de petites maisons furent construites à proximité de celle de la Rolanderie.


Une colonie de comtes Français en Saskatchewan

La famille Le Bidan de Saint-Mars, composée du père, de la mère et de huit enfants, semble être venue peu après le premier groupe, mais ne fit qu’un bref séjour. L’année suivante arrivent presque tous les gros personnages qui, avec le trio initial, formeront le premier noyau de la colonie : le comte Jean de Jumilhac, du Calvados, à qui devait échoir le titre de duc de Richelieu après son retour en France ; le comte Joseph de Farguettes, de Toulouse ; le comte de Beaulincourt et sa famille ; le comte Henri de Soras, d’Annonay (Ardèche) ; le vicomte Joseph de Langle, d’Alençon ; Robert Wolfe, de Lyon, associé de la célèbre maison de pianos Pleyel-Wolfe et beau-frère du fabricant des pneus Michelin.

Le comte de Jumilhac fit construire une belle demeure aux murs percés de multiples fenêtres, qui dominait la vallée et prit le nom ancestral de Richelieu. En société avec Wolfe et Soras, il se lança dans l’élevage des moutons. L’affaire eut un bon départ, grâce à un berger écossais d’expérience qui sut se procurer des béliers de race pure, ainsi que des brebis Shropshire et Oxford Down. Par la suite, le comte de Soras resta seul propriétaire du troupeau. Il organisa une vaste installation dans la montagne, à 40 milles de Whitewood.

Yves de Roffignac, après avoir été quelque temps l’hôte du Dr Meyer à la Rolanderie, choisit sur son homestead un petit plateau en contrebas pour y élever une splendide demeure qui justifiait son nom de Bellevue. On l’appelait aussi la Maison blanche, à cause de la couleur éclatante de ses murs peints en blanc. Le jeune comte y accueillit Farguettes et de Langle, qui s’associèrent avec lui dans l’élevage des chevaux de remonte pour l’armée française. Les nouveaux venus fournirent les capitaux, l’autre se contentant de l’apport de sa présumée expérience. Ils achetèrent 135 juments et quinze étalons que Roffignac conduisit lui-même de Regina sur le ranch, avec l’aide du célèbre cow-boy Pascal Bonneau, fils. Soixante-cinq autres juments furent amenées de Pincher-Creek, en Alberta. La société ne dura qu’un an et prit fin par un procès retentissant qui se déroula en France. Roffignac le perdit, ce qui lui asséna un rude coup financier. Le comte de Farguettes renonça à la vie de rancher et Joseph de Langle demeura le seul propriétaire des chevaux.


Culture de la chicorée et de la betterave

Ce qui manque le plus à la Rolanderie, ce sont de vrais travailleurs pour la culture du sol et les multiples besognes qui se présentent dans un pays nouveau où il faut tout créer. L’agent de colonisation Auguste Bodard, qui a jeté un coup d’œil en passant sur ces débuts spectaculaires, écrit avec appréhension : « Sur neuf familles françaises à Whitewood, plus de la moitié n’ont jamais cultivé et elles se plaignent du pays quand c’est leur faute ». Mais il a soin d’ajouter : « Quant aux paysans français, ceux-là réussissent toujours. »

L’arrivée dans la colonie du baron de Brabant et de son frère va donner un nouvel élan à l’activité générale. À la suite de plusieurs voyages en Amérique, ce Hollandais entreprenant a constaté l’étrange absence de toute culture de chicorée sur le continent. La région offrant des avantages exceptionnels de ce côté, il décide d’y faire pousser la fameuse plante qui résiste aux gelées. Associé du comte de Roffignac, le baron s’est installé dans la maison de Bellevue, avec son frère, sa femme et ses trois enfants. Sur toutes les terres qui dépendent du domaine, la chicorée règne en maîtresse et dès l’année suivante, tous les fermiers vont imiter cet exemple.

Les Brabant, experts en la matière, prirent en mains la direction technique et le comte fournit les capitaux. La semence et les machines furent importées d’Europe. Semée au printemps, la chicorée devait être récoltée à l’automne. Tout le travail — semailles, binage, éclaircissage, arrachage, séparation des racines de la tige — était exécuté à la main par des paysans qu’on avait fait venir de Hollande et de Belgique. Les racines étaient séchées par les Brabant à Bellevue, puis torréfiées à la Rolanderie par Émile Renoult, qui jardinait en été et torréfiait en hiver. Elles étaient alors moulues et mélangées avec du café également moulu.

Le produit fini, placé sur le marché dans des boîtes en fer-blanc sous le nom officiel de Bellevue Coffee Brand ou French Coffee, se vendit médiocrement. On reprochait à ce mélange de contenir plus de chicorée que de café. Au cours du premier hiver, un incendie se déclara dans l’écurie de Bellevue, détruisant tout le matériel de la manufacture. Sans se décourager, les frères Brabant repartirent à neuf, se transportant à Richelieu, chez leur nouvel associé, le comte de Jumilhac. Le résultat financier ne fut pas plus brillant et le feu vint encore une fois tout interrompre. C’était la fin, pensait-on. Mais l’industrie de la chicorée devait renaître de ses cendres et jouir d’une certaine prospérité.

La grande entreprise de la Rolanderie proprement dite, sous la direction de Rudolph Meyer, semblait en plein essor et à la veille de donner des profits lorsque le fondateur, après moins de quatre ans, crut devoir y renoncer personnellement. Dès l’automne de 1889, il quittait le pays pour ne plus revenir. Ce n’était pas un échec total, loin de là. Il laissait un splendide troupeau de Shorthorn, ainsi qu’un grand nombre de porcs et de chevaux. Mais en dépit de ses qualités réelles d’administrateur, Meyer se sentit apparemment débordé par une tâche au-dessus de ses forces. Les propriétés et le cheptel passèrent entre les mains d’une société qui se forma à Paris, sous le nom de Rolanderie Stock Raising Society, afin de poursuivre l’exploitation. À part le seul commanditaire initial de 1886, le châtelain de Maure, tous les actionnaires appartenaient à la haute noblesse. En tête de la liste figuraient le baron de Salvaing de Boissieu, le comte Yves de Roffignac avec ses deux frères, Henri et Martial. Le jeune maître de Bellevue manœuvra alors tant et si bien qu’il finit par décrocher la gérance provisoire de la Rolanderie au nom de la nouvelle compagnie.


Fondation de Saint-Hubert

C’est au printemps suivant que se place un événement bien propre à affermir les espoirs dans l’avenir de la jeune colonie. L’abbé Léon Muller, prêtre parisien, précepteur du jeune comte Charles de la Forrest Divonne, que nous avons vu aux prises avec le chanoine Rosenberg à Fannystelle, a reçu mission de l’archevêque de Saint-Boniface d’aller fonder une paroisse à la Rolanderie, sous le vocable de saint Hubert. Cet ecclésiastique va mener les affaires rondement. Il est vrai que les plans d’une église ont été préparés et des accessoires décoratifs déjà exécutés à Paris. Venu de France au Manitoba en février, l’abbé Muller fait en mars un voyage éclair à Montréal. Le 5 avril, il arrive en coup de vent à Whitewood. Au saut du train, il se rend à neuf milles au sud-est et donne des ordres pour la construction de la chapelle. Trois semaines plus tard, il est revenu au Manitoba et prêche dans l’église de Sainte-Anne-des-Chênes. Retour à la Rolanderie et dernier coup d’œil aux travaux qui doivent être terminés en juin. Au début du mois d’août, on le retrouve à Paris, s’occupant de recruter des colons pour sa lointaine paroisse de l’Ouest canadien.

L’abbé Muller porte le titre officiel de curé fondateur de Saint-Hubert, mais il fit les choses à pleine vapeur et n’y remit jamais les pieds. Rendons néanmoins justice à son bon goût en architecture religieuse, pour la part qui lui revient dans l’érection de cette première église. L’endroit choisi, très pittoresque, était au nord de la rivière, à proximité de collines boisées. La direction de la Rolanderie et les autres gentilshommes n’ont pas fait les choses à demi. Dans un pays où l’on ne connaît que des constructions en bois, celle-ci présentera le luxe incroyable d’être en pierres des champs qui seront assemblées par des maçons français. L’unique porte, en chêne sculpté, offre un riche effet artistique, aussi bien que les huit verrières dont l’auteur a pris comme modèles des personnages le fils et la fille de l’un des nobles donateurs. À l’intérieur, on pend une belle toile figurant la scène de l’Annonciation, œuvre du comte de la Forrest Divonne.

Cette fondation de paroisse est vraiment unique en son genre, si l’on songe que le petit groupe rural se compose exclusivement de catholiques de langue française venus de France et de Belgique, que les fonds destinés à l’érection de l’église ont été fournis par des aristocrates demeurés fidèles aux traditions de la vieille France et que le curé fondateur est un prêtre du diocèse de Paris. On peut y voir cependant une sœur cadette de Fannystelle. Le nom de Saint-Hubert va alors faire passer au second rang celui de la Rolanderie, qui ne désignera plus que le centre initial de culture et d’élevage. Les autorités postales le feront modifier plus tard en Saint-Hubert-Mission afin de le distinguer du Saint-Hubert des environs de Montréal.


Yves de Roffignac redore son blason

Yves de Roffignac se rendit en France pour un contact personnel avec les membres de la nouvelle société. Pendant l’absence du directeur provisoire, l’administration de la Rolanderie fut par lui confiée à Guillaume de Roty, de Bayeux (Calvados), un nouveau venu de 23 ans, dénué de toute compétence, qu’il accusera plus tard, fort injustement, d’avoir ruiné l’entreprise en quelques mois. Plusieurs expériences malheureuses avaient fortement écorné la fortune du comte ; mais, juste à point, il allait redorer son blason par un riche mariage avec Germaine de Salvaing de Boissieu. Son heure était enfin venue. Meyer l’avait toujours tenu a l’écart de ses propres affaires, estimant qu’il manquait de sérieux et de sens pratique. Maintenant, aucun obstacle ne pouvait plus lui barrer la route. Fort du titre usurpé de co-fondateur et d’une présumée expérience difficile à apprécier de Paris, il n’eut pas de peine à se faire confirmer dans son poste de directeur à la Rolanderie. La comtesse suivit son époux au Canada et tous deux, à leur arrivée, s’installèrent dans l’ancienne maison des Meyer. Voyage de noces idéal, digne d’un conte de fées, et qui dut faire rêver d’envie plus d’une compagne de Germaine de Boissieu.

Quelques mois plus tôt, le romancier à la mode Léon de Tinseau, qui avait passé quatre ou cinq jours à la Rolanderie, notait ainsi ses impressions :

« De l’eau et du bois… Deux trésors inestimables. Le jeune et très accompli gentilhomme français qui dirige l’exploitation de la Rolanderie, déjà beaucoup plus que naissante, l’a bien compris le jour où il est venu s’installer dans cette jolie maisonnette de bois, qui vous prend des airs de château quand on y est reçu par le comte de Roffignac. »

Et l’auteur d’ajouter en note : « Que serait-ce maintenant qu’on y est reçu par la plus aimable, la plus distinguée et la plus vaillante des jeunes Françaises, dont les danseurs des deux rives de la Seine se disputaient encore les « cotillons » à l’heure où j’écrivais ces lignes ? Certes, madame, il faut être doublement courageuse pour promener le flot d’or de votre chevelure à portée du tomahawk indien. Jamais il n’a conquis de trésor pareil. Heureusement qu’il se rouille aujourd’hui sous le gazon touffu de la Prairie. »

Ah ! qu’en termes galants ces choses-là sont mises !…

La Rolanderie et les propriétaires indépendants vont s’orienter de plus en plus vers la transformation sur place des produits agricoles. L’insuffisance de la main-d’œuvre se fait toujours sentir. Pierre Foursin, qui visite alors Saint-Hubert, note que le personnel des travailleurs est bien inférieur à celui de l’état-major présent ; mais grâce aux efforts des chefs, la population active sera bientôt mieux représentée.

Toute une colonie vient de Pourru-aux-Bois (Ardennes) : la famille Chauvency, avec cinq enfants ; les célibataires Clément Clunier et Jean Collard. Le frère de ce dernier, Jean-Pierre Collard, avec sa femme et trois enfants, le rejoindra un peu plus tard.

Des gens d’Annonay (Ardèche), sans doute attirés par le comte de Soras, sont aussi en voie de former un petit noyau. La famille Jamet compte trois filles. Jean Sage, qui travaille sur la ferme Richelieu, sera le premier Français à faire souche à Saint-Hubert. Trois mois après son arrivée, il épousera Marie Sauze, également d’Annonay.

Émile Janet, célibataire, fils d’un fabricant de champagne d’Ay (Marne), songe à mettre sur pied une fromagerie de gruyère moderne. Il a amené deux excellents collaborateurs François Dunand, de Songieu (Ain), qui prendra la direction de l’entreprise, et Alexandre Jeannot, de Beynes (Seine-et-Oise). Arrivent en même temps : le comte Max de Quercize ; le vicomte Alphonse de Seyssel, de Songieu qui sera l’associé de Janet ; le comte Paul de Beaudrap, de Denneville (Manche), et sa femme, née Yvonne de Bibard, de Bray-sur-Somme (Somme) ; Louis Allène, Louis et Joseph Siaud, qui travailleront d’abord à la Rolanderie.


Souvenirs d’une brève période de gloire

Le baron et la baronne de Salvaing de Boissieu furent les hôtes de leur fille et de leur gendre à la Rolanderie. On y vit aussi le baron de Ravignan et plusieurs autres visiteurs de marque. Saint-Hubert se flatte de posséder les quatre premières familles nobles qui ont colonisé au Nord-Ouest. Il est certain qu’aucun autre centre n’eut jamais aussi riche collection de personnages titrés venus dans l’espoir de refaire leur fortune, tout en menant la vie de grands seigneurs. Un voyageur a remarqué au passage une fort élégante cavalière. C’est l’une des demoiselles van Brabant qui parcourt le pays au galop de son cheval. Et notre observateur de conclure : « Les amazones vont peut-être devenir nombreuses dans la vallée de Pipestone. »

Une Anglo-Canadienne de la région, faisant appel à ses souvenirs d’enfance, a noté ses impressions de cette brève et glorieuse période. Mrs L. W. D. Park écrit dans le Whitewood Herald :

« À leur arrivée, les comtes et leurs familles menèrent grand train. Ils importèrent des aliments coûteux, des vins, des sucreries et tous les objets de luxe variés auxquels ils étaient habitués.

« Ils firent venir de France des chevaux pur sang et des chiens de race, de même que les plus fins harnais pour l’équitation et la promenade. Ils circulaient beaucoup à cheval et en voiture. Les pimpants équipages apparaissaient sur les pistes sinueuses de la prairie — hautes charrettes anglaises qui avaient peut-être roulé au bois de Boulogne, tirées par des chevaux fringants et bien entretenus — avec pour unique spectateur probable un gopher (marmotte) solitaire, fort intrigué près de son terrier, ou un faucon planant nonchalamment au-dessus du vaste silence. »

Les comtes et leurs familles étaient très assidus aux courses du voisinage, à Cannington et à Moosomin. Ils arrivaient en carrosses à trois ou quatre chevaux, avec cochers et valets de pied en livrée — chapeaux hauts de forme, cocardes et gants blancs. Mrs Park évoque ces personnages féeriques, formant un contraste singulier avec les Cris au visage peint, drapés dans des couvertures, et leurs squaws portant « papooses » ficelés au dos :

« En bordure de la piste, était rangée une foule de gens de nationalités très diverses, où salopettes et chapeaux de paille prédominaient. Sur le terrain se détachaient çà et là quelques-uns des aristocrates français à cheval, en costume d’équitation impeccable et complet, avec cravache et martingale. Dans les charrettes anglaises ou les phaétons étaient assises quelques-unes des Françaises titrées, exquises avec des robes et des chapeaux de Paris. Leur teint, sous l’effet de l’art, était délicieusement rose et blanc, protégé contre le soleil de la prairie par des ombrelles en dentelle de soie. »

En l’honneur du baron et de la baronne de Boissieu se donna un bal fameux, demeure ineffaçable dans la mémoire des rares invités encore vivants. « C’est extraordinaire, écrit encore notre mémorialiste, la quantité de plastrons blancs que l’on parvint à rassembler, sans rien dire des gants de chevreau blancs. On vit bien des jolies toilettes dans le style des dernières années 80 — peut-être souvenirs de jours plus heureux outre-mer. Les pétulantes Françaises de haute naissance, en robes décolletées élégantes, le cou et les bras garnis de bijoux, respiraient un air de distinction réelle, en dépit du fruste entourage discordant. »

Dans le cours ordinaire des choses, le comportement de ces aristocrates vis-à-vis de leurs voisins pouvait paraître empreint d’une certaine hauteur. La barrière de la langue y était sans doute pour quelque chose. Ils firent pourtant de méritoires efforts pour s’adapter au milieu et entrer dans cet esprit de communauté fraternelle qui est l’une des caractéristiques de l’Ouest canadien. Une photographie de l’époque nous montre le groupe de la fanfare municipale de Whitewood. On y distingue aisément : le comte de Jumilhac (petit bugle), le comte de Soras (piston), Robert Wolfe (clarinette) et le comte de Langle (tambour). Quatre représentants de la haute artistocratie française et de la finance sur un total de onze musiciens : voilà une marque de bonne volonté éclatante et presque héroïque. Lequel de ces instrumentistes amateurs eût consenti à pareil jeu démocratique au pays de ses ancêtres ?…


Déconfiture de la Rolanderie

Alors que nos gentlemen farmers réussissaient médiocrement à maintenir leur train de vie ancien, leurs diverses entreprises, inaugurées avec beaucoup d’enthousiasme, périclitaient l’une après l’autre d’une façon décourageante. Comme chef responsable de la Rolanderie, Roffignac donna tout de suite la juste mesure de son imprévoyance. Meyer avait laissé un beau troupeau de porcs, d’un revenu assuré : mais en moins d’un an le grain manquait pour l’engraissage, parce qu’on avait négligé à peu près toute culture. Pour résoudre le problème, les porcelets furent simplement jetés à la rivière et les adultes en partie égorgés. Les saloirs étant bien insuffisants pour conserver une telle quantité de viande, le surplus fut entassé dans un petit bâtiment. Cela se passait en plein été : les mouches et les vers eurent tôt fait de transformer ce charnier en un foyer actif de putréfaction. Plusieurs années après, on voyait encore une pile d’ossements, vestige de cette singulière hécatombe.

Les industries de transformation des produits agricoles semblaient poursuivies par une sorte de fatalité, pour ne point mettre en cause surtout l’incompétence. Une petite manufacture de brosses ferma promptement ses portes. La tentative de fromagerie gruyère ne dura qu’un an. Son promoteur, Émile Janet, grand et beau jeune homme aux manières distinguées, ne possédait pas l’expérience en affaires de son père, le fabricant de champagne. En société avec le vicomte de Seyssel, il installa la machinerie appropriée dans un local modeste en troncs d’arbres. François Dunand et le fromager Bajolain connaissaient parfaitement leur métier ; mais les chefs de l’entreprise ignorèrent leur avis quand il fut question d’analyser d’abord le lait de la région. Le gruyère authentique provient de vaches qui passent toute l’année dans de riches pâturages, tandis que celles de la Prairie s’alimentent pendant plusieurs mois de fourrage sec. Le premier hiver, Janet et Seyssel perdirent trente des bêtes de leur troupeau. À la fin de 1893, ils abandonnèrent la partie.

Le projet de betterave à sucre, le plus ambitieux de tous, avait été mûrement pesé et se fondait sur des expériences concluantes. Roffignac avait distribué aux cultivateurs de la semence d’une variété particulièrement riche en sucre et un expert avait déclaré les résultats satisfaisants. C’est ainsi que fut décidée la création d’une raffinerie pour répondre aux besoins de la population de l’Ouest, qui devait s’alimenter de sucre en Allemagne. Peu après son retour de France, à l’automne de 1890 le comte exposa dans une assemblée publique, dont rendit compte le Manitoba Fress Press, de Winnipeg, les profits extraordinaires que l’on pouvait attendre de cette industrie. Il se dit assuré de recueillir en France le capital nécessaire — quelque 500,000 dollars, mentionnait la rumeur — à la construction et à l’équipement d’une manufacture pour extraire le sucre de la betterave. Il fit un voyage à Ottawa afin d’obtenir du ministre des Douanes l’entrée gratuite des machines. Le gouvernement lui refusa, néanmoins, l’autorisation de vendre les sous-produits contenant de l’alcool. Mais le capital attendu ne vint pas et le projet s’effondra.

Ces échecs successifs, en anéantissant les espoirs des agriculteurs-industriels sans expérience qui y avaient engagé des fonds considérables, présageaient à plus ou moins brève échéance une faillite générale de la colonie. La catastrophe se déclencha plus tôt qu’on ne l’attendait, dès la fin de 1893, par l’abandon forcé de la Rolanderie. Le comte de Roffignac, écrasé sous les dettes, avait des intérêts personnels dans presque toutes les entreprises, qui en subirent le contre-coup. Plusieurs des gentilshommes des débuts avaient déjà renoncé à une vie pour laquelle ils se sentaient peu d’aptitudes. Les autres allaient s’éloigner à leur tour, quelques-uns à regret. Il ne restera définitivement que des anciens serviteurs et ouvriers des premiers maîtres. Ces paysans ne doutèrent jamais que la vallée de la Pipestone ne fût capable de les nourrir.


Le monument Saint Hubert de la Duchesse d’Uzès

À l’abbé Muller, demeuré à Saint-Hubert pendant les trois mois nécessaires à l’érection de la chapelle, avait succédé l’abbé Henri Nayrolles, de l’Aveyron, qui retourna en France vers le même temps que les chefs de la Rolanderie. On attendait alors l’arrivée d’un groupe de marbre figurant saint Hubert avec ses chiens, don offert à la chapelle par la duchesse d’Uzès. Cette grande dame, fameuse par ses efforts pour relever la noble tradition de la vénerie française, connaissait sans doute personnellement des actionnaires et propriétaires de la Rolanderie. En tout cas, elle ne pouvait ignorer cette curieuse fondation qui faisait honneur à la vieille aristocratie de France dont elle était l’une des représentantes les plus illustres. Le baron de Boissieu obtint aisément de sa générosité, pour l’église de ses compatriotes, cette œuvre sculptée de ses mains. C’était une reproduction du groupe qu’elle avait déjà exécuté pour la basilique de Montmartre. Mais l’auteur désirait qu’il s’arrêtât, en route, à l’exposition mondiale de Chicago, où il fut très admiré. Ce retard fit qu’on se trouva l’année suivante, devant une situation nouvelle et non prévue. « La colonie de Pipestone ayant mal tourné », selon l’expression du baron de Boissieu lui-même, celui-ci ne crut pas devoir y envoyer une telle œuvre d’art. Il en informa la duchesse et tous deux convinrent de l’offrir en cadeau à Mgr Taché, qui l’accepta.

C’est ainsi que depuis plus de soixante ans, la cour d’honneur de l’archevêché de Saint-Boniface s’orne d’un groupe en marbre de saint Hubert signé « Manuela » et dû au ciseau de la duchesse d’Uzès.


Retour heureux à la chicorée

Pendant la période sombre qui suivit la catastrophe, une surprise agréable fut la résurrection inespérée de la manufacture de chicorée.

Après le deuxième incendie, ce qui restait des machines détériorées avait été abandonné sur place comme inutilisable. « Je vous laisse tous ces débris, avait dit à Renoult le comte de Roffignac au moment du départ. Peut-être pourrez-vous en tirer quelque profit. » Le jardinier était, en effet, désireux de risquer une dernière tentative. Paul de Beaudrap lui en procura les moyens en fournissant les capitaux. Grâce à de nouveaux débouchés créés à Winnipeg, Vancouver, Victoria et Toronto, la fabrication de la chicorée, reprise sur une échelle modeste mais pratique, se révéla cette fois rentable, en dépit du mauvais renom dû aux erreurs premières. La qualité du produit ne donna plus sujet aux plaintes des acheteurs et la petite manufacture ne pouvait suffire à la demande.

Ce fut le retour en France des Beaudrap, en 1899, qui interrompit définitivement cette industrie de la chicorée. Et ce départ eut un motif plus noble que celui des camarades ruinés et découragés. Il n’y avait pas d’école à Saint-Hubert et pour être en mesure de donner une éducation française à ses enfants, la famille dut repasser la mer. Le comte déclarera plus tard : « C’est cette affaire de chicorée, montée avec M. Renoult, qui m’a procuré les seuls bénéfices que j’ai pu réaliser à Saint-Hubert. Pendant ces années de dépréciation et de sécheresse, nous vendions notre blé 40 sous le minot et les récoltes étaient légères. Si j’ai pu rentrer en France avec un certain capital, c’est à notre petit commerce de chicorée que je l’ai dû. »

De tous les membres aristocratiques de la colonie de Pipestone, Paul de Beaudrap fut le seul à demeurer fidèle jusqu’au bout à l’Ouest canadien. Car ce départ ne fut pas définitif. Cinq ans plus tard, l’ancien cultivateur et industriel de Saint-Hubert viendra avec sa famille s’établir de nouveau comme rancher dans l’Alberta. Et son fils, Xavier, est toujours agriculteur dans la région de Trochu. Bon sang ne peut mentir : les Beaudrap sont des arrière-petits-neveux de Jeanne d’Arc.


Le comte de Jumilhac et le comte de Soras

Le comte de Jumilhac, qui avait le physique et le tempérament d’un chef, fut un autre des premiers colons qui laissèrent un souvenir vivace. Son aventure de la Rolanderie ne fut pas la dernière. On le retrouve en 1898 à l’Île-à-la-Crosse, en route pour le Yukon, sur un petit vapeur dont il est co-propriétaire avec un Anglais et un Allemand des environs de Whitewood. Ces chercheurs d’or ne semblent pas avoir persévéré dans leur dessein. Un peu plus tard, le comte de Jumilhac prit part à la campagne du Transvaal, du côté des Boërs.

Au comte de Soras s’offrit, un jour, l’occasion de manifester ses sentiments d’affection et de reconnaissance envers l’Ouest canadien. Lors de la première Grande Guerre, trop vieux, à son vif regret, pour le service actif, il occupait un poste administratif dans l’armée. Ce qui lui valut la visite d’un artilleur, membre de la Police montée du Nord-Ouest, fils d’un ancien voisin de Whitewood. Le comte invita le jeune Canadien à son château de l’Ardèche et donna en son honneur un dîner auquel assistait l’aristocratie locale. L’épreuve fut assez dure pour le gars de l’Ouest, peu habitué aux manières de ce milieu ; mais aujourd’hui, c’est avec un large sourire que le vieux sergent Larry évoque ce curieux épisode de son séjour en France.

John Hawkes, qui fut rédacteur du Whitewood Herald, puis bibliothécaire provincial à Regina, écrit dans son livre Saskatchewan and its People, à propos de ces premiers colons de Saint-Hubert : « Tous et chacun ont droit à une place de grand honneur parmi les pionniers de la Saskatchewan. C’est toujours un souvenir agréable de se rappeler ces gentilshommes braves et courtois de la vieille France. L’auteur de ces lignes, qui les a connus et a travaillé avec eux, est heureux et fier d’avoir l’occasion de rendre un hommage permanent à leur valeur. »

Le même écrivain raconte une bévue qu’il commit en toute innocence. Oubliant que ces Français de haute extraction étaient foncièrement monarchistes, il offrit à Robert Wolfe ses condoléances lors de l’assassinat du président Sadi Carnot. « Wolfe me lança un regard glacial, dit-il, et demeura un instant muet. Puis il haussa légèrement les épaules, en étendant les mains, et laissa tomber d’un ton indifférent : « Oh ! vous savez, des présidents, on peut en avoir des masses… ». »


Saint-Hubert repart à neuf

Pour atténuer le désastre et protéger l’église de Saint-Hubert qui n’avait aucun titre légal de propriété, les autorités diocésaines de Saint-Boniface s’étaient vues dans l’obligation d’acquérir le domaine indivisible et lourdement hypothéqué de la Rolanderie. Dix ans après (1903), elles le cédèrent au prix coûtant aux Pères de Chavagnes, à qui fut confiée la paroisse. Celle-ci ne comptait alors que 150 âmes réparties en onze familles françaises, belges et canadiennes. Le P. Jérôme Boutin eut la tâche ingrate de liquider les affaires de la défunte société. La petite église du bord de la rivière avait été desservie très irrégulièrement par des prêtres des environs. Elle fut démolie et la pierre servit aux fondations d’une autre plus vaste en bois, à un mille et demi au sud, plus à portée du nouveau groupement qui se formait. On eut soin d’utiliser les richesses artistiques importées de France : les fenêtres aux vitraux, la toile de l’Annonciation et la porte sculptée.

La plupart des ouvriers agricoles français et belges de la Rolanderie avaient eu la précaution de prendre des homesteads à leur arrivée. Ils y vécurent sans difficulté de leur travail, achetèrent une bonne partie des terres délaissées par leurs anciens maîtres et devinrent tous des agriculteurs prospères. Quatre ans après leur prise de possession, les Pères construisaient un presbytère. Les Sœurs de Notre-Dame-de-la-Croix ouvraient en même temps une école privée et un pensionnat.

À la suite d’un voyage d’étude fait à ce moment, Philippe Buffet déclarait nettement dans Le Vosgien, d’Épinal, que ce qu’il avait vu de mieux dans l’Ouest, comme établissement français, c’était Saint-Hubert. Et le visiteur s’attardait à décrire ce qu’il appelait pompeusement « Château-Renoult » :


« Château-Renoult » et son propriétaire

« La propriété de M. Émile Renoult, un Français des environs de Paris, se trouve entre Whitewood et la mission, un peu plus près de cette dernière. En passant à quelques centaines de mètres, le voyageur n’aperçoit qu’un bouquet d’arbres auprès d’une petite maison blanche, au milieu d’une immense plaine, et se demande si ce n’est pas là une espèce d’oasis comme celles que l’on trouve en Afrique. La maison est le home de M. Renoult : les bosquets d’arbres et le charmant jardin sont le résultat de ses travaux.

« Quand, il y a bientôt vingt ans, M. Renoult est allé établir son homestead, il n’y avait autre chose que la belle prairie et de petits lacs. Et maintenant, nous voyons là des arbres qui ont plus de vingt pieds de haut, des arbustes, des légumes et des fleurs de toutes sortes.

« Les arbres qui font l’ornement de la ville de Whitewood et de quelques maisons privées, à la campagne, sortent des pépinières de M. Renoult.

« C’est avec le plus vif intérêt que plusieurs colons suivent les expériences faites par M. Renoult sur la culture des arbres, des légumes et des fleurs. On trouve dans son jardin des jeunes chênes, frênes, sapins, ormeaux et des érables du Nord.

« Les petits fruits, tels que groseilles, cassis, maquereaux et autres, ont donné des rendements étonnants. Ce dont M. Renoult est fier surtout, c’est de ses rosiers remontants qui portent de jolies roses pendant plusieurs semaines. Il aime aussi beaucoup à montrer sa collection variée de fleurs européennes et canadiennes. On trouve encore dans ce jardin quelques greffes d’asperges qui ont donné cette année des tiges d’un pouce de diamètre et, en montant en graines, ont atteint une hauteur de six pieds. »

Comment Émile Renoult se résigna-t-il à délaisser ce coin enchanteur, œuvre de son cerveau et de ses mains ? Car le jardinier magicien s’éloigna de Saint-Hubert deux ans après la visite de Philippe Buffet, pour aller finir ses jours à Marq, en Seine-et-Oise. Ce célibataire avait à peine doublé le cap de la cinquantaine. Il avait été mêlé à toutes les entreprises de la colonie et surtout à l’affaire de la chicorée. Il avait exercé tous les métiers tour à tour jardinier, maçon, charpentier, et demeura jusqu’à la fin un passionné de la chasse. La culture proprement dite ne l’intéressait pas. De retour dans sa patrie, il eut à traverser les dures épreuves des deux Grandes Guerres. Émile Renoult mourut octogénaire, dans son village natal occupé. Plus d’une fois sa pensée dut se reporter vers « Château-Renoult » et son jardin délicieux…


Quelques figures de pionniers

Les époux Durand vécurent très vieux dans leur patrie d’adoption. On les considérait un peu comme les grands-parents de la paroisse. Le mari eut la joie d’en voir célébrer le cinquantenaire.

Jean Lesage et sa femme restèrent sur leur homestead jusqu’en 1920, date de leur retour en France. Quatre de leurs enfants les suivirent ; quatre autres sont demeurés au pays, dont trois à Saint-Hubert.

La famille belge François Beaujot, arrivée en 1892, logea dans la Maison blanche, la femme étant la ménagère de l’abbé Nayrolles. Son mari décéda la même année et la mère vécut jusqu’en 1904. Leurs deux fils, Eugène et Lucien, ont fait souche à Saint-Hubert.

Alexandre Jeannot, décédé en 1926, a laissé le nom de sa commune natale — Beynes (Seine-et-Oise) — à une localité sise entre Saint-Hubert et Whitewood.

Un nom inséparable de Saint-Hubert est celui du P. Benjamin Fallourd, qui y vécut quarante-cinq années et mourut parmi ses ouailles en 1949. Ce Vendéen solidement bâti fut d’une grande activité qui n’excluait pas les besognes manuelles. En travaillant sur un échafaudage avec les peintres occupés à la toilette de son église, il fit une chute très grave qui nécessita l’amputation d’une jambe. Il n’en continua pas moins son ministère pendant plus de vingt ans avec la même ardeur. Le P. Fallourd sut garder ses paroissiens unis et attachés au sol en procurant aux jeunes des amusements sains : cinéma, jeux sportifs, soirées théâtrales, etc. L’Hospice Jeanne d’Arc pour les vieillards, fondé il y a plus de trente ans, a été l’objet de son attention particulière.

Avant 1914, il y eut aussi le P. Jacques Libert, de Nantes. Revenu sain et sauf à Saint-Hubert après avoir fait toute la guerre, il y succomba à la grippe espagnole. C’est encore un religieux français des Pères de Chavagnes, le P. Joseph Bordet, qui dirige la paroisse.


Derniers vestiges du passé

Toute trace de la période romantique n’a pas entièrement disparu. La Maison de la Rolanderie existe toujours, bien que septuagénaire. Des quelques demeures entourées d’arbres et de jardins construites par les premiers colons gentilshommes à Whitewood, une seule a survécu, celle du comte de Soras, délicieusement ombragée par les grands pins qu’il y avait plantés.

À 500 mètres de l’église actuelle, la Maison blanche d’Yves de Roffignac, qui avait abrité les frères Brabant et la manufacture de chicorée, avait été plus tard habitée par l’abbé Nayrolles, devenant ainsi le premier presbytère. Elle fut achetée en 1904 par Alexandre Jeannot, qui la transporta près de la route. Il y a une quinzaine d’années, son fils, Lucien, démolissait cette demeure historique, dont les matériaux encore utilisables entrèrent dans la construction d’une autre plus vaste et mieux adaptée aux besoins de la vie moderne.

Quant aux derniers vestiges de la coquette chapelle de 1890 — vitraux, porte sculptée, tableau de l’Annonciation — pieusement conservés dans la structure de la nouvelle église, ils disparurent dans l’incendie de cette dernière qui réduisit tout en cendres (1935). À côté de l’endroit où s’élevait la primitive maison de Dieu, un cairn surmonté d’une croix en commémore le souvenir. Tout près, une douzaine de tombes marquent le lieu de sépulture des premiers morts de la paroisse naissante.

Avec la disparition des derniers témoins, l’histoire des débuts spectaculaires de Saint-Hubert a presque sombré dans l’oubli. Ils furent pourtant la pierre d’assise d’une fondation durable qui met en relief les qualités foncières de notre race. Les sympathiques gentilshommes de la fin du siècle dernier échouèrent dans leur projet de créer une réplique avantageuse de la vieille France ; mais ils ouvrirent la voie à des compatriotes dont les efforts patients et laborieux ont abouti à l’épanouissement de l’un des beaux centres franco-catholiques de l’Ouest canadien.[1]

  1. Le R. P. Benjamin Fallourd a reconstitué, au prix de patientes recherches, les diverses phases de la Rolanderie et les débuts de Saint-Hubert. Ses notes, publiées dans La Liberté et le Patriote (1941-1942), m’ont été précieuses. J’ai aussi utilisé l’article de Mrs A. E. M. Hewlett, France on the Prairies, dans le Beaver, de Winnipeg (mars 1954).