Les Français dans l’Ouest canadien/19

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Éditions de la Liberté (p. 101-104).

Chapitre XIX


De la médecine à la culture et à l’élevage — Le Dr A. Nove-Josserand et la colonie lyonnaise de « High-View » — Un groupe de jeunes et joyeux agriculteurs, presque tous victimes de la guerre — De Wauchope en Indochine et au Maroc — Le fondateur de « High-View » a repris l’exercice de la médecine à Montréal — Forget, Souris-Valley, Radville, Weyburn


De la médecine à la culture et à l’élevage

Aux confins de l’ancienne colonie de Pipestone, un autre établissement français, moins spectaculaire et plus sagement dirigé, tenta sur une échelle modeste un nouvel effort couronné d’un certain succès.

Depuis une dizaine d’années, le Dr A. Nové-Josserand exerçait la médecine à Tarare (Rhône), sa ville natale, lorsqu’il éprouva le besoin irrésistible d’embrasser un autre genre de vie répondant mieux à son tempérament actif et avide de liberté au grand air. On parlait beaucoup de l’Ouest canadien : il entra en relations avec l’abbé Gaire et quelques autres propagandistes. À l’une de ces curieuses célébrations du 24 juin qui, sous la présidence d’Hector Fabre, groupaient à Paris des Canadiens de passage et des Français sympathiques à la cause canadienne, il fit la rencontre du conseiller d’État Louis Herbette, de légendaire mémoire. Devant ce colon en perspective, « l’Oncle Herbette », comme l’appelaient familièrement les Canadiens, développa avec chaleur sa fameuse théorie sur l’importance d’envoyer au Canada un grand nombre de Français intelligents, pour arracher le pays à la plaie du cléricalisme… Le docteur, catholique de vieille roche, ancien élève des Jésuites, s’amusa beaucoup des propos de « l’Oncle » et se garda bien de le contredire.

Avec son ami, le pharmacien Poizat, de Tarare, il fit un premier voyage qui le conduisit jusqu’aux montagnes Rocheuses. L’année suivante (1907), il venait avec plusieurs camarades — Antoine Picot, Brinon, Claude Denis et autres — s’installer dans le beau pays d’élevage de High-View, à six milles au sud de Dumas. C’était l’ancien domaine du vicomte de Seyssel, qui y avait possédé un ranch de moutons. La Société Immobilière des Fermes canadiennes, envisagée par le docteur, devait soutenir le nouveau centre agricole et consentir des prêts aux colons français de la région.

Le fondateur-directeur, qui avait avec lui sa femme et ses cinq enfants, s’entoura d’une demi-douzaine de jeunes compatriotes, presque tous des Lyonnais, sur lesquels il exerça la plus heureuse influence. En société avec Antoine Picot et Bernard de Witte, il organisa le ranch de Forest-Hill, qui compta jusqu’à 120 chevaux et de 300 à 400 bêtes à cornes. Chacun des associés faisait aussi de la culture sur sa propre terre.

Bernard de Witte était un fils du général de Witte et venait du Dauphiné. Louis et Guérin de Longevialle achetèrent une propriété dans le voisinage. Il y avait aussi leur ami, Denis Démians, dont un frère habitait Saint-Boniface, Charles Cousin, dont la famille était fixée à Wauchope, le jeune de Maurèze et quelques autres.

Mlle Brochery, institutrice chargée de l’éducation des enfants Nové-Josserand, épousera plus tard Denis Démians. Eugénie Cousin, sœur de Charles, attachée au service de la famille, eut une vie assez extraordinaire qui trouvera sa place un peu plus loin.

À la ferme du chef de la colonie passèrent comme ouvriers agricoles plusieurs types de Français plus ou moins pittoresques. Henri Loire, d’Auchy-les-Mines (Pas-de-Calais), qui fut le premier fermier, homme plein de ressources et d’imagination, était à la fois cultivateur, boucher et maquignon. De plus, père de famille, avec une excellente femme et quatre ou cinq enfants. Il se chargea de conduire le troupeau de bêtes à cornes à Winnipegosis, dans le nord du Manitoba, et d’en prendre soin. Nous le retrouvons sur une terre à Sainte-Rose-du-Lac en 1920. Adrien Range, qui lui succéda, était de tempérament plus rassis. Et il y eut aussi dans la colonie Jacques Bied-Charreton, célèbre pour son traîneau attelé d’un bœuf de course ; Joseph Herbert, de lointaine extraction allemande, devenu Lyonnais comme les autres ; le ménage Joseph Pion dont un fils vit encore à Willow-Bunch ; Victor Coquelin, mort à Wolseley en 1953.

À Dumas, le groupement le plus proche, qui est doté d’un commencement de village, il y a d’autres Français avec lesquels voisinent ceux de High-View. Le premier curé à demeure a été l’abbé Henri Pannetier. Son successeur sera un autre compatriote, le P. J. Barreau, des Pères de Chavagnes de Saint-Hubert. François Bernuy, un notable de l’endroit, ira bientôt prendre la suite du négoce de Maurice Quennelle à Wauchope. Claude Denis tient un « magasin général » ; il quittera ce champ d’action trop modeste pour se lancer dans le commerce des ornements sacerdotaux et des objets de piété à Winnipeg, puis à Montréal, avant d’aller finir ses jours à Lyon.


Le Dr A. Nove-Josserand et la colonie lyonnaise de « High-View »

Un bon observateur, Édouard Brunet, du Havre, qui visita les principaux centres français de l’Ouest en 1910, nous montre à l’œuvre le Dr Nové-Josserand, l’âme de la colonie qu’il a fondée : « Avec beaucoup de mérite et d’énergie, il s’efforce de maintenir une étroite solidarité entre tous ces jeunes Français d’énergie et d’initiative qui se seraient peut-être découragés, rebutés, s’ils avaient été isolés, perdus dans le Grand Ouest au milieu d’Anglais et d’Allemands. Ces colons se sentent les coudes, se renseignent, se soutiennent mutuellement. Ils se voient souvent et ces relations quotidiennes créent autour d’eux une atmosphère morale de confiance en même temps que de sociabilité, qui leur fait paraître moins dur l’éloignement de la mère patrie. »

Des relations suivies s’établirent entre les colons de High-View et les Français de Winnipeg-Saint-Boniface, siège d’un autre groupe important de Lyonnais dont plusieurs étaient leurs parents ou amis. Des visiteurs de France, d’autre part, entretenaient le lien avec le pays natal. Le frère de Bernard de Witte, Gontran, officier de cavalerie en congé de disponibilité, fit un long séjour à High-View. Doué de remarquables talents d’amateur comme peintre, caricaturiste et jardiniste, il enrichit les abords de la demeure fraternelle de massifs d’arbustes et de parterres de fleurs d’un très bel effet. Un arrière-neveu de l’amiral de Bourmont passa aussi un an chez des amis propriétaires de la colonie.

La présence de Mme Nové-Josserand fut, on le devine, d’une valeur incalculable pour entretenir l’esprit de famille et de solidarité qui caractérisa ce petit groupement agricole de la Prairie. Chaque dimanche, elle recevait à dîner ses jeunes compatriotes et la soirée se passait fort gaiement. Entre Français de cet âge et de ce milieu, bien sûr, on s’amusait parfois à se jouer de petits tours sans méchanceté dont les victimes étaient les premières à rire. Louis Piéchaud arrivait tout juste de Bordeaux, avant d’aller se fixer pour quelque temps à Winnipeg. Un de ses amis lui glissa à l’oreille que ces dîners de Mme Nové-Josserand étaient une affaire de grande cérémonie a laquelle on n’était admis qu’en smoking et en escarpins vernis. Et ce fut dans cette tenue que le malheureux mystifié se présenta, par une température de 30 degrés au-dessous de zéro !… Une autre fois, l’un des convives s’aperçoit, à la dernière minute, que la longueur de sa toison dépasse les bornes permises et qu’une coupe de cheveux s’impose. Vite celui qui a assumé la tâche de coiffeur bénévole — et s’en tire avec élégance — se met à l’œuvre. En un tournemain l’affaire est bâclée. Inutile de vérifier le travail par un coup d’œil au miroir : il est toujours parfait. Et l’on se met en route. Mais à l’arrivée chez le docteur, le frais tondu obtient, en se découvrant, un succès d’hilarité générale. L’artiste aux ciseaux a dessiné à la bonne place deux magnifiques cornes capillaires !…


Un groupe de jeunes et joyeux agriculteurs, presque tous victimes de la guerre

La colonie de High-View progressait de manière très encourageante. D’année en année, les troupeaux augmentaient et les champs s’élargissaient. Mais vint la guerre… La plupart des colons étaient d’anciens officiers et tous les autres d’âge militaire. Le Dr Nové-Josserand, médecin de réserve, fit du service dans différents secteurs du front — Reims, Verdun, Soissons — pendant deux ans, puis à Lyon, au centre d’appareillage et de rééducation des mutilés de la guerre. Ses jeunes amis se battirent vaillamment dans leurs unités respectives. Le P. Barreau lui-même était parti comme aumônier militaire.

À la fin de ces longues et dures années, que de changements survenus à High-View ! François Bernuy était bien venu, de Wauchope, occuper la maison du docteur, pour éviter les déprédations, mais l’absence prolongée des maîtres du sol se faisait partout sentir. Et que de vides dans le petit groupe parti en août 1914 ! Gontran de Witte, tué dans la région de Verdun ; Bourmont, tué à Reims ; Louis de Longevialle, tué dans le Nord ; Denis Démians, mort des suites de blessures ; Joseph Herbert, tué lors de la grande offensive Nivelle ; Charles Cousin et Victor Bernuy, morts de la grippe espagnole au retour d’Allemagne, après la victoire.

Bernard de Witte, Antoine Picot et Joseph Pion furent les seuls à revenir, avec le Dr Nové-Josserand. Le chef de la colonie n’avait rien perdu de son énergie première et il se remit à l’œuvre avec courage. Mais, associé aux opérations de la Compagnie Foncière du Manitoba, il pressentit très tôt des signes avant-coureurs de la grande crise économique qui se préparait. De plus, ayant à surveiller l’éducation de deux fils et de trois filles, il se rendait compte que la Prairie n’était pas le séjour idéal pour l’accomplissement de ce devoir familial. À regret, il dut renoncer à la vie large et indépendante qui avait été son rêve et qu’il avait connue pendant une dizaine d’années. Il fut assez heureux pour effectuer au pair une fusion de la Société Immobilière des Fermes canadiennes avec la Compagnie Foncière du Manitoba. Quant aux propriétés, aux animaux et à la confortable demeure qu’il avait fait construire, il dut les céder à sacrifice.

Ce fut la dislocation générale du groupe. L’un des associés du fondateur, Bernard de Witte, après avoir séjourné quelque temps à Winnipegosis, pour liquider le ranch, repassa en France. Il s’occupe encore d’élevage à Brandon (Saône-et-Loire), sur le domaine hérité de sa tante, la marquise d’Aubigny. L’autre associé, Antoine Picot, alla finir ses jours à Lyon. Bied-Charreton est mort aussi dans son pays natal. Adrien Range vint se fixer, avec sa femme, à Sainte-Agathe, au nord de Montréal. Gérant d’une propriété appartenant à des capitalistes américains, il occupait ses loisirs à l’élevage des faisans.


De Wauchope en Indochine et au Maroc

La petite colonie française de High-View fut une autre victime de la première Grande Guerre. Mais pour une jeune Bretonne qui participa à ses débuts, ce coin de la Saskatchewan marqua la première étape d’une curieuse série d’aventures. Eugénie Cousin, dont les parents avaient suivi l’abbé Gaire à Wauchope, était, nous l’avons dit, au service des Nové-Josserand. Juste avant le départ des Français de la région, en 1914, elle épousa Paul Guiguet, également de Wauchope. Lorsqu’arriva la nouvelle de son mari blessé sur le front, elle traversa la mer pour le rejoindre. À Lyon, elle fut accueillie par ses anciens maîtres et demeura chez eux. La blessure de Guiguet n’était pas grave, mais entraîna cependant sa mise à la réforme. On l’envoya comme fonctionnaire en Indochine, où sa femme l’accompagna. En quelques années, ils amassèrent une petite fortune dans les plantations. Puis, Paul Guiguet fut emporté par les fièvres, laissant une veuve avec quatre enfants. Un autre deuil cruel vint les frapper. La fille ainée. après avoir décroché un diplôme en pharmacie, était devenue par mariage Mme Bossé ; mais au début des soulèvements dans la colonie, son époux fut assassiné par un Annamite à quelques pas de leur maison.

Cependant, Mme Guiguet, de tempérament trop actif pour demeurer inoccupée, était entrée dans l’administration indochinoise. En 1939, elle fut détachée à l’Exposition de San-Francisco, où sa fille la suivit. Toutes deux vinrent ensuite, avec une émotion que l’on devine, visiter leur famille de la Saskatchewan. La bataille faisant rage en Europe, elles décidèrent de se fixer à Montréal. Mme Bossé y obtint un emploi à la maison de produits pharmaceutiques Desbergers-Bismol. À la fin de la guerre, la mère et la fille rentrèrent en France. Toute la famille est maintenant de nouveau réunie à Casablanca. L’un des fils est médecin, un autre aviateur, le troisième employé d’administration à Air-France. Quant à Mme Bossé, elle est propriétaire d’une pharmacie.

Lorsque la petite Eugénie Cousin quittait Ploudaniel, en Bretagne, avec sa famille, au début du siècle, qui aurait pu soupçonner que ce lointain voyage au Canada serait le point de départ d’une existence aventureuse qui l’entraînerait, de la prairie du Grand Ouest, en Indochine, en Californie et au Maroc ?…


Le fondateur de « High-View » a repris l’exercice de la médecine à Montréal

Depuis 1922, le Dr Nové-Josserand a vécu à Montréal avec sa femme et ses enfants, mais ces derniers sont maintenant établis en France. Il est revenu à la profession médicale, n’ayant pas hésité à passer, à cinquante ans, les examens requis pour exercer dans la province. Comme médecin-chef de l’hôpital français Jeanne d’Arc, il a accompli une œuvre à laquelle tut le monde se plaît à rendre hommage. Médecin attitré du Consulat de France, il se dévoue sans compter au service de ses compatriotes.

Ce praticien octogénaire est d’une vivacité d’esprit et d’un enthousiasme que lui envient bien des confrères beaucoup plus jeunes. Tout à l’heure, il éprouvait quelque hésitation à évoquer les souvenirs de son passé dans l’Ouest ; mais à peine avait-il commencé qu’il y mettait une chaleur émouvante. Il est allé chercher des albums photographiques et s’est mis à les feuilleter devant moi avec un plaisir qu’il ne cherche pas à dissimuler. Les scènes racontant l’histoire illustrée de High-River alternent avec les images de la guerre, et l’on ne songe pas à s’en étonner, puisque les acteurs sont les mêmes. Ce voisinage laisse le sentiment très net que leurs travaux agricoles dans l’Ouest et ceux de la lutte pour la patrie en danger se sont déroulés sur le même plan d’un même devoir patriotique,

« Franchement, me confie l’ancien rancher de Forest-Hill, les plus belles années de ma vie sont celles que j’ai passées là-bas de 1907 à 1914… » Et l’on sent qu’il dit vrai.

L’expérience de High-River démontre que, convenablement encadrés et discrètement surveillés, la plupart des fils de famille venus de France eussent pu devenir d’excellents colons. Si la guerre mit fin à la carrière d’un grand nombre, c’est que leur patrie n’eut pas de plus vaillants soldats.


Forget, Souris-Valley, Radville, Weyburn

Au sud-ouest de Dumas, Forget est un centre d’où les Missionnaires de la Salette rayonnent vers plusieurs points environnants. Les Sœurs enseignantes de Notre-Dame-de-la-Croix de Murinais (Grenoble) y ont leur maison provinciale pour le Canada. Quelques colons français sont venus s’y établir de bonne heure.

Aux alentours de 1910, le plus riche agriculteur de la Saskatchewan, au témoignage du Dr A. Doiron, de Vonda, était Édouard Guillemin, de Forget. Venu d’Ambacourt (Vosges) en 1892 avec peu de ressources, vingt ans après il cultivait 6,880 acres. Son fils, Camille, est mort en 1955, à 81 ans, laissant trois fils également cultivateurs.

Un autre Français de Forget, Jean Haran, originaire du Béarn, servit ses concitoyens comme maire et commissaire d’école. S’étant lancé dans l’assurance, il obtint un tel succès que la Sovereign Life en fit son surintendant général à Winnipeg, puis à Montréal, où il mourut.

À l’ouest de Forget, dans la région Weyburn, Radville, Souris-Valley, on trouve encore des Français. Les frères Alphonse, Louis et Eugène Vérat, de la Haute-Loire, vinrent en 1905. On y trouve aussi Joseph Binétruy, Albert Cherpin, Antoine Pirio, Pierre Verot et plusieurs autres. À Radville, voici Léon Bert, Jean Cancade, Maurice Craeyvelot, Jean Creuset, Jules Delanoy, Lionel Joanis, Louis Mazenc, Henri Rabin, Léon Carles.

Charles Poncet, de Saint-Nazaire, traducteur officiel à Ottawa, se remémore toujours avec plaisir ses années d’agriculteur dans le voisinage de Weyburn. Arrivé là célibataire, il résolut à sa manière le problème du chômage saisonnier dans cette zone de culture exclusive du blé. Les battages terminés, il confiait ses chevaux à un voisin et partait tout simplement pour… Paris. Il y reprenait son ancien métier de comptable, à l’abri du rude hiver de l’Ouest. Aux premiers jours du printemps, il était de retour sur sa terre, prêt pour les labours et les semailles.

Une fois marié, cette migration temporaire n’avait plus sa raison d’être et il ne perdit rien — au contraire — au nouveau régime. L’alerte midinette parisienne qu’il avait choisie pour compagne se révéla une experte de grande classe à la chasse, la pêche, le jardinage et autres sports aussi utiles qu’agréables. La vie sur la ferme lui apparut toujours comme une continuelle partie de plaisir au grand air. En dépit de la terrible sécheresse qui ravagea les prairies dans les tristes années 30, on fit toujours bonne chère chez les Poncet, grâce à l’adresse et à l’ingéniosité de la midinette devenue « farmerette ».