Les Français dans l’Ouest canadien/18

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Éditions de la Liberté (p. 92-100).

Chapitre XVIII


Le fondateur de Montmartre, Pierre Foursin — Sur le terrain d’une ancienne réserve indienne — La prise de possession par les actionnaires — Premières déceptions — Sept familles et deux célibataires — Un feu de prairie qui n’était pas prévu — Le premier hiver fait une victime, mais un jour de l’an joyeux relève le moral — De nouvelles recrues plus compétentes — Un garde-feu historique — La première école — Le « Grand Mariage » — Visiteurs de marque — Un voyage d’approvisionnement mémorable dans la nuit de Noël — Les actionnaires se retirent — Montmartre descend dans la plaine — Un centre français prospère


Le fondateur de Montmartre, Pierre Foursin

Un nom sur la carte qui retient l’œil à coup sûr, à 60 milles au sud-est de Regina, est celui de Montmartre. Quels Parisiens hantés par le souvenir de leur Butte — artistes ou poètes — ont bien pu passer par là ? Le Montmartre de la Saskatchewan se relie en effet très étroitement à celui de la capitale française. Il est regrettable que l’Ouest ne se souvienne pas mieux de celui qui en fut le fondateur et le parrain — Pierre Foursin — déjà familier au lecteur. « Ce Français, disait La Minerve du temps, tellement épris de notre pays qu’il est devenu plus Canadien que nous-mêmes. »

Pierre Foursin vit le jour en 1850 à Saint-Pair, petit port de pêche normand près de Granville (Manche). Issu d’une famille de douaniers, il grandit face à la mer, avec un goût marqué pour l’aventure et les vastes horizons. Déjà dans l’armée avec le grade de sergent-major en 1870, il est fait prisonnier à Metz et réussit à s’évader d’Allemagne dans des circonstances tragiques, en traversant la Hollande et la Belgique. C’est un grand garçon solide, blond, barbu, très myope, de tenue plutôt négligée et gros fumeur. Sa tête déborde d’idées originales qu’il expose avec brio, mais qui demeurent souvent à l’état de rêves. Pour parachever ce portrait, il convient d’ajouter que le Normand Foursin, devenu Parisien, avait sa demeure aux alentours de la place Blanche ou de la place Pigalle et qu’il était très attaché à son vieux Montmartre.

Cette brève description et cette carrière militaire évoquent par certains côtés une figure légendaire de la même époque, et peut-être n’est-ce pas sans raison. Foursin fut l’ami intime et un fils spirituel de Paul Déroulède, de quatre ans son aîné, qui l’entraîna dans toutes ses aventures politiques et patriotiques, avec Marcel Habert, Henri Galli et autres lieutenants. L’auteur des Chants du soldat n’avait qu’à exprimer un désir pour que Foursin y vit un ordre auquel il ne pouvait se dérober. Lors de l’un de ses voyages au Canada, au temps de l’affaire Boulanger, il dut revenir brusquement à Paris où Déroulède estimait sa présence utile. Notons en passant que la popularité éphémère du général s’étendit jusqu’au Canada, qu’il avait visité en même temps que les États-Unis. Quand il fut exilé de son pays, la colonie française de Montréal l’invita à venir se réfugier dans cette ville, en attendant la fin de sa disgrâce.

À la fondation du Commissariat général du Canada à Paris, Pierre Foursin y entre comme secrétaire particulier d’Hector Fabre. Il fut aussi secrétaire de la rédaction de Paris-Canada. À ce double titre, il noua des relations amicales avec de nombreuses personnalités canadiennes, entre autres, Chapleau, Mercier, Decelles, le curé Labelle. Il joua un rôle actif dans tous les projets de lignes de navigation entre les deux pays et fit plusieurs voyages au Canada. Pour reconnaître et encourager ses efforts à y diriger des compatriotes, le gouvernement fédéral le nomma agent d’immigration en France. Jusqu’alors il n’avait pas été plus loin qu’Ottawa ; mais cette année-là même, il accompagna un groupe d’agriculteurs britanniques visitant les provinces des Prairies et la Colombie-Britannique, comme délégué auprès des colons belges et français.


Sur le terrain d’une ancienne réserve indienne

C’est au retour de cette excursion agréable et instructive que Foursin commença à échafauder les plans d’une entreprise de colonisation dans les plaines de l’Ouest. La réunion des capitaux nécessaires fut chose facile. Aucun appel au public : ne valait-il pas mieux garder les profits certains dans le petit groupe des fondateurs dont elle serait la propre affaire ? Ainsi fut fondée la Société Foncière du Canada, au capital alors respectable de 350,000 francs.

À quinze milles au sud de Wolseley en Saskatchewan, le gouvernement canadien venait de déplacer une tribu indienne qui ne s’entendait pas avec une tribu voisine. Le territoire demeuré vacant s’étendait sur douze kilomètres de long et dix de large. Une partie était un peu vallonnée et boisée, mais le reste formait une belle plaine de terre d’alluvion de grande fertilité pour le blé et autres céréales. La Société Foncière en fit l’acquisition. Elle allait offrir ces terrains gratuitement a des cultivateurs français et belges triés sur le volet. Chaque ménage de colons, à son départ, devait recevoir une avance de 3,000 francs destinée à payer le passage, les premiers frais d’installation et l’entretien jusqu’à la première récolte. Le prêt était remboursable en cinq ans et garanti par une hypothèque sur le lot gratuit attribué à l’emprunteur. Ce système ingénieux visait à favoriser la classe d’émigrants les plus aptes à réussir : ceux qui avaient l’expérience de la vie agricole, sans disposer des fonds nécessaires à leur établissement.

Le premier groupe à partir en avant-garde de reconnaissance comprenait exclusivement des actionnaires de la Société, au nombre de cinq : Pierre Foursin, président ; Armand Goupil, fils de notaire, 19 ans ; Albert Hayman, 19 ans, d’une famille de bijoutiers, Jean Chartier, 24 ans, et André Chartier, 20 ans, frais émoulus de l’université. Les deux autres membres, Louis Gigot, beau-frère des Chartier, ingénieur des arts et manufactures, et Auguste Hayman, frère d’Albert, secrétaire, demeurent à Paris pour recruter des colons et les diriger vers l’Ouest canadien. Un idéal commun animait ces jeunes fils de parents riches : le dédain de la vie trop bourgeoise qui les attendait dans leur milieu et un vif désir de s’aventurer en pays nouveau. Foursin, qui avait alors 43 ans, devait théoriquement fournir le contrepoids de l’âge et de la pondération ; mais lui aussi était un homme de rêve, sans aucune expérience pratique en agriculture.

À la veille du départ, il y eut réunion au Commissariat canadien, où la Société avait son siège social. Beaucoup d’enthousiasme et d’entrain de la part des jeunes. Le chef se montrait plus réservé, presque soucieux, ce qui n’avait pas échappé à l’œil perspicace d’Hector Fabre. En lui serrant la main pour l’adieu, il dit à son ami :

— Cela vous ennuie de quitter encore votre cher Montmartre. Choisissez donc là-bas une hauteur pour y bâtir votre maison. Vous l’appellerez Montmartre et ce sera comme si vous n’aviez pas bougé…

Foursin, électrisé par cette idée lumineuse, se tourna vers ses compagnons :

— Mes enfants, en route ! Nous allons à Montmartre !…

C’est ainsi que la future colonie fut baptisée avant de naître, en plein cœur de Paris.


La prise de possession par les actionnaires

Vers la mi-avril 1893, à la fonte des neiges, les cinq colons avant-coureurs arrivaient à Wolseley, où ils furent accueillis par Luc Tourigny, son fils, Onésime, et son gendre, Louis Dureau, Canadiens français venus de la province de Québec. Quelques jours plus tard munis de cartes, de boussole, d’armes à feu et de provisions de bouche, ils partaient en voiture à la découverte du domaine qui les attendait. Après cinq ou six heures de randonnée par un air pur, sous un soleil brillant, ayant franchi quelque 28 kilomètres vers le sud-ouest, on s’arrêta au sommet d’une superbe colline qui dominait les alentours et l’on déploya les cartes. Foursin et ses compagnons promenèrent aux quatre points cardinaux un long regard de satisfaction muette. Le chef déclara sans hésiter :

— Restons ici.

— Nous pourrions peut-être descendre un peu plus bas, risqua le jeune Hayman.

— Y pensez-vous ?… Montmartre dans la plaine ?… Ce serait humiliant !…

À leur retour à Wolseley, les Parisiens y firent la rencontre de deux compatriotes nouveaux venus : Pierre Cuvillier, architecte et Cyrille Mangenot. Avec eux se trouvait un Belge, Théophile de Decker. Tous les trois célibataires. Foursin les prit aussitôt au service de la Société.

Après avoir arpenté plus à loisir une partie de son immense domaine, le président rédige son premier rapport au bureau de Paris. Il fait une description pittoresque et enthousiaste de cet ancien territoire de chasse indien et métis, encore sillonné de nombreux sentiers de bisons. Le chef de la tribu voisine de Stoneys, Carry the Kettle, est un petit vieillard courtois, en très bons termes avec les représentants de la Société. Un mince filet d’eau, Red Fox, coule du sud au nord, au fond d’une vallée d’un mille de large et se jette dans la rivière Qu’Appelle. Un autre cours d’eau passe à deux milles du futur village et forme le lac Chapleau. La plaine de Montmartre, l’une des plus riches de la Saskatchewan, est surplombée du nord-ouest au sud-est par une chaîne de collines peu élevées, sur l’une desquelles s’élèvera le centre de la colonie.

Cependant, quelques familles signaient des contrats à Paris. Les deux premières à se mettre en route furent les Trémaudan et les Berneau. Le gentilhomme breton Auguste de Trémaudan, originaire de Pipriac (Ille-et-Vilaine), après la guerre de 70 faite comme capitaine, avait émigré une première fois au Canada, où il cultivait une petite ferme à Saint-Jean-Chrysostome (Châteauguay), dans la province de Québec. Sa femme, née Jeanne-Marie Huet, n’arrivant pas à s’acclimater, le couple était revenu en France et vivait depuis douze ans à Saint-Nazaire. Mais l’ancien capitaine pensait toujours à ce pays d’outre-mer qui lui avait plu et sa compagne finit par entrer dans ses vues. Les Trémaudan furent les premiers à signer un contrat avec la Société Foncière. Ils emmenaient avec eux trois filles et deux garçons. Les Berneau, qui revenaient d’une tentative infructueuse dans la République Argentine, avaient un fils de 19 ans et un bébé de huit mois né en Amérique du Sud. Il y eut ainsi onze partants réunis à Paris, qui arrivèrent à Wolseley le 29 mai.


Premières déceptions

Foursin n’était pas là pour les recevoir. Le curé de l’endroit, l’abbé Jérémy Roy, avait offert de loger temporairement les premiers colons. Leurs familles installées au presbytère, les deux hommes ont hâte de prendre possession de leur terrain, de contempler ces prairies, ces bois, ces lacs et ces rivières qu’on leur a tant vantés. Et les voilà en route pour franchir 18 milles à pied, sous le soleil ardent de juin. Auguste de Trémaudan, âgé de 53 ans, est un homme de haute taille et solidement charpenté, plus résistant que son compagnon plus jeune. Les deux marcheurs trouvent le trajet long, étrangement désert et monotone. Enfin, une maison ! Ils vont pouvoir remonter leur courage en buvant un peu de vin… Déception : la fermière n’a à leur offrir qu’un verre de lait frais !… Passé le lac Piapot, plus de chemin, mais de nombreux sentiers qui mènent on ne sait où. Une plaine uniformément plate, sans aucune trace d’habitations. Encore quelques milles de marche pesante et les deux colons perçoivent au loin une petite tente vers laquelle ils se dirigent. Elle est plantée à l’abri d’un bosquet de saules et à côté d’un terrain marécageux à moitié rempli d’herbe. Trois hommes travaillent à creuser un puits. Ce sont Mangenot, Decker et Gérard, ce dernier remplissant l’office de cuisinier.

Voilà à quoi se réduit l’établissement de Montmartre, où les deux malheureux comptaient trouver un refuge pour leurs familles et les instruments de travail pour aider à leur subsistance ! Nouvelle déception, beaucoup plus cruelle que celle de la privation du verre de vin en cours de route. La tente suffit à peine aux trois puisardiers ; les nouveaux venus devront coucher sous le dôme de la nuit étoilée. Les moustiques, en dépit d’une sérieuse contre-offensive fumigène, dardent sans pitié la chair des dormeurs. Au matin, ils auront le cou, le visage et les mains en feu !

— Mais enfin, où sont les maisonnettes promises ?

Les camarades qui travaillent pour la Société ont une façon singulière de répondre à cette grave interrogation :

— Il n’y a pas à s’en faire. L’arrivée prochaine de Foursin arrangera tout…

Par bonheur, les deux hommes sont ingénieux et courageux. Ils décident de construire des abris provisoires sur le modèle des tipis indiens, en utilisant des perches et des mottes de gazon. Les mottes de gazon se cueillent sur place, mais il faut aller couper les perches à cinq milles. La colonie possédera bientôt une paire de bœufs et une charrue, ce qui facilitera l’érection d’autres tipis dont le besoin se fait sentir, car de nouveaux colons arrivent : Jacques Bureau, de Paris, avec sa femme, une fillette et quatre garçons ; Corentin Cariou, un Breton qui revient d’Algérie, avec sa femme et quatre garçons ; Louis Fombeur, avec sa femme, deux filles et deux garçons ; Rollin, avec sa femme, deux filles et trois garçons ; le Franc-Comtois Louis Simonin, avec sa femme et cinq enfants.

Bureau, qui est maçon de son métier, confectionne des briques avec la glaise bleue extraite du puits, toujours en creusage, et construit un énorme four à pain qui servira peu.


Sept familles et deux célibataires

À la fin du mois de juin, l’actif de la colonie compte sept familles et deux célibataires, un puits en chantier, un four à pain, un petit jardin de pommes de terre et sept tipis. Les femmes et les enfants, toujours à Wolseley, ont hâte d’aller vivre à Montmartre. Au début de juillet, deux autres familles venues du Jura font leur apparition : celles de Raymond Ogier et d’Albert Nouchenotte, avec respectivement six et deux enfants. Les familles Léon Perrey et Bastien, de Bar-le-Duc (Meuse), sont aussi des recrues de la première année.

Enfin, le président est revenu et tout le monde se prépare au démarrage annoncé. Il visite chaque tipi, entre en contact avec chaque colon, inspecte les travaux — puits, jardin four — et se montre satisfait, mais ne parle pas de l’avenir. Le plus hardi du groupe pose la question qu’ils ont tous dans l’esprit :

— Quand aurons-nous ce qui nous a été promis à Paris : maisonnettes, concessions, animaux, instruments aratoires et le reste ?…

Foursin réfléchit, tire quelques bouffées de sa pipe et répond gravement :

— Dans quelques jours…

Puis il enchaîne en attaquant son thème favori sur les réalisations futures, résultat de l’indispensable collaboration de tous. Les colons doivent se contenter, quelque temps encore, de leurs peu confortables tipis. Celui de la Société résiste seul à l’invasion des moustiques, grâce à la bouffarde bienfaisante de Foursin qui les tient à distance.

Mais tout vient à point qui sait attendre. Bientôt c’est la distribution des homesteads. Puis chaque père de famille reçoit une vache et une paire de bœufs. Et l’on commence à bâtir. Ne vaudrait-il pas mieux commencer un petit village, plutôt que se disperser dans la prairie ? Les avis sont partagés et chacun agit à sa guise, les uns se groupant temporairement sur la colline, les autres allant habiter sur leur terrain. La première maison qui s’élève est celle de Nouchenotte, toute en planches, avec toiture en bardeaux. La plupart des autres sont en rondins et recouvertes de mottes de gazon.

Vers la mi-août, les femmes et les enfants arrivent de Wolseley. Tous les membres de la colonie se trouvent enfin réunis et l’on se met avec grand cœur aux travaux des foins. La Société, qui fournit le matériel — faucheuse, râteau et chariot — gardera la moitié de la récolte.

Foursin veut doter Montmartre d’une vaste habitation qui logera les directeurs de la Société, tout en fournissant un lieu de réunion à la communauté et un pied-à-terre aux nouveaux arrivants. Elle s’élèvera sur la colline, là où s’est arrêté le premier groupe des Parisiens. L’architecte Cuvillier trace les plans et dirige la construction. Des pierres roulées de la prairie sont utilisées pour les fondations, mais les murs du bâtiment consistent en un simple rang de planches. Au rez-de-chaussée, quatre grandes pièces rectangulaires, où l’on installera plus tard un magasin, une salle d’école et des ateliers ; à l’étage, huit chambres. Une aile attenante abritera la cuisine et le bureau de la Société ; en haut, deux autres pièces avec chambre noire où André Chartier développera ses films. Ce sera la « Grande Maison », justement nommée, par comparaison avec les bicoques hâtivement bâties des colons. Tous les dimanches et jours de fête, le drapeau tricolore flottera sur son toit carré. À 50 mètres au nord, on construit des écuries pour trente animaux, un vaste grenier à fourrage, une remise pour voitures et machines agricoles.


Un feu de prairie qui n’était pas prévu

L’exécution de ces gros travaux avait nécessité l’embauchage de vingt-cinq ouvriers des environs, la plupart canadiens-français. Mais pour quelle raison furent-ils tenus à l’écart des colons de Montmartre ? C’était une occasion unique pour les nouveaux venus de frayer avec des gens du pays, de recueillir de leur bouche tant d’informations pratiques et de conseils dont ils avaient si grand besoin.

Au cours de cette entreprise de construction, Foursin s’absenta pour raison d’affaires. Goupil partit pour la France et Cuvillier quitta le service de la Société. Celle-ci n’était plus représentée que par les deux Chartier et Albert Hayman. En octobre, la famille Rollin, qui logeait dans la Grande Maison, où l’homme et la femme travaillaient sans salaire, alla tenter fortune ailleurs. Les trois jeunes gens demandèrent alors à Mme de Trémaudan de préparer leurs repas.

Vers la fin du mois, un feu de prairie courut furieusement à travers la colonie, y semant une panique aisée à comprendre. Personne n’avait parlé aux Montmartrois de la possibilité d’un tel fléau. On avait bien recommandé de tracer des raies de charrue autour des meules, mais sans fournir aucune explication. Cette mesure eût été d’ailleurs insuffisante, avec un vent comme celui qui poussait les vagues de flammes. Les Trémaudan sauvèrent à grand peine leur demeure et tout le foin des colons fut entièrement détruit. On n’eut cependant pas à déplorer de perte de maisons ni d’animaux. Ces derniers, instinctivement, s’étaient réfugiés dans les bas-fonds marécageux, laissant passer la tourmente incendiaire. Le lendemain de cette dure épreuve, il neigea !… Ce fut une consternation générale. Qu’étaient-ils venus faire dans cet étrange pays ?… Pourquoi les ouvriers de la Grande Maison ne les avaient-ils pas mis en garde contre le danger des feux de prairie ?… Pourquoi leurs chefs n’avaient-ils pas eu recours à l’expérience des anciens ?…


Le premier hiver fait une victime, mais un jour de l’an joyeux relève le moral

Armand Goupil revient de France et les actionnaires prennent officiellement possession de la Grande Maison, avec Souchotte comme cuisinier. Une fillette vient au monde chez les Simonin. Mme de Trémaudan remplit l’office de sage-femme. Cette première naissance dans la jeune colonie est un événement qui compte. Dès que le père a été rassuré sur la délivrance heureuse de sa femme, il s’est précipité dans les bureaux de la Société pour demander le grand drapeau français et, triomphalement, il a planté les trois couleurs devant sa modeste demeure.

Quelques jours après, tous les colons se réunissaient à la Grande Maison pour discuter le grave problème de l’hivernage des animaux. Pas de foin et impossible d’en acheter, l’incendie ayant fait des ravages un peu partout dans la région. Tourigny offrit de loger les bêtes sur sa propriété, à condition d’y construire une écurie et d’aller quérir de la paille de blé au nord de Wolseley. Le bétail de la Société profita seul de cet arrangement. Les métayers qui n’avaient qu’une vache et une paire de bœufs chacun, préférèrent les garder auprès d’eux.

Ce premier hiver fut extrêmement pénible. Le fameux puits, qui avait coûté tant de travail. ne donnait que quelques seaux d’eau par jour. On y accédait par un escalier, ce qui le rendait dangereux et quasi impraticable. Il fallut le condamner et en creuser un autre qui se trouva sec au bout d’un mois. C’est ainsi que les Montmartrois furent réduits à utiliser la neige fondue, pour la cuisine et l’abreuvage des animaux. Leurs vêtements, faits pour les hivers tempérés de France, ne convenaient guère au climat de la prairie, surtout pour les corvées de fourrage en chariots tirés par les bœufs aux pas lents.

Louis Fombeur, surpris par une « poudrerie » aveuglante, dut uniquement à l’instinct de ses bêtes de regagner sa demeure où il arriva presque gelé. Tout le dévouement de sa femme ne put suppléer au secours médical et aux inconvénients d’une maison trop froide. Jean Chartier courut chercher l’abbé Roy, qui arriva trop tard. Le malheureux succomba à la pneumonie. Les funérailles eurent lieu à Montmartre même. Tous assistèrent à la messe de Requiem qui fut célébrée dans l’une des salles de la Grande Maison. On creusa la fosse du défunt sur la colline, à mi-chemin entre les tipis et l’habitation des Trémaudan. Cette tragédie mit fin aux voyages pour se procurer de la paille au loin. Dans chaque famille, après la prière du soir, on récita un chapelet pour le repos de l’âme du pauvre Fombeur. Dans quelques foyers, la coutume garda un caractère permanent.

Cette première année, dont le printemps et l’été avaient vu naître tant d’espoirs, s’achevait dans la tristesse et les déceptions. Les colons, à demi-désœuvrés, n’avaient rien pour les distraire. Quelques-uns se réunissaient à la Grande Maison, se livrant à des discussions interminables qui n’aboutissaient à rien. Trois fois la semaine, l’ainé des fils de Trémaudan, Auguste-Henri, donnait des leçons d’anglais. Il avait pour élèves son frère, Désiré, Lucien et Louis Simonin et quelques autres. À Noël, il n’y eut ni jouets ni bonbons pour les enfants.

Mais la nouvelle année amena un geste spontané de relèvement qui allait assainir l’atmosphère.

Les Montmartrois se sont concertés en vue d’une démonstration-surprise dont le succès sera complet. Groupés de bon matin près de la Grande Maison, ils déchargent tous ensemble leurs fusils de chasse à deux coups. Les jeunes occupants, réveillés en sursaut, se demandent s’il ne s’agit pas d’une révolution. Mais à la fusillade succèdent des cris et des chants joyeux. « Au fait, disent ces messieurs, c’est le jour de l’an ! Entrez tous, les amis !… » Échanges de souhaits, poignées de main vigoureuses, quelques verres de vins bus à la santé des hôtes et des visiteurs, avec l’accent sur le bonheur et la prospérité de Montmartre. Ce fut une journée où le poids de l’exil ne se fit pas sentir. La fin de l’hiver s’écoula sans incident et dans des conditions plus favorables. Le bois de chauffage nécessita encore de longs voyages, mais la température clémente facilitait les charrois. À l’époque des labours du printemps, chacun eut sa charrue.

Cependant, trois des jeunes Parisiens, après douze mois de séjour à Montmartre, s’échappent vers la France. (C’est le deuxième voyage d’Armand Goupil.) André Chartier demeure seul comme représentant de la Société. Grosse responsabilité pour un chef tout juste majeur. Les colons jugent la situation un peu anormale et réclament le retour du président Foursin, qui semble préférer le vieux Montmartre au nouveau. Vers ce moment, l’abbé Roy vint célébrer la première grand-messe, dans une salle de la Grande Maison. Ce fut une cérémonie sobre et impressionnante. Louis Simonin et Auguste de Trémaudan exécutèrent le plain-chant sans accompagnement.


De nouvelles recrues plus compétentes

Pierre Foursin, de retour le 2 mai, amène trois hommes rencontrés sur le paquebot : François Bourcet, 50 ans, Amédée et Charles Écarnot, 26 et 24 ans, tous trois de Brans (Jura). Ce sont de vrais cultivateurs, les premiers venus à Montmartre. Le capitaine de Trémaudan, même avec ses dix années de vie rurale dans le Québec, n’est guère encore qu’un amateur. Les nouveaux venus prennent des homesteads sur les terres plates, achètent des chevaux, des instruments aratoires et se mettent à labourer. Émile Souchotte, le cuisinier de la Société, est rejoint par sa femme et deux de ses enfants. La Grande Maison, confiée aux Trémaudan, sert désormais d’asile aux arrivants. Deux familles, les Plisson et les Bonardel, exigent immédiatement ce qu’on leur a promis à Paris — maison, chevaux, voiture, matériel agricole — sans quoi elles s’en iront ailleurs. Après trois semaines, les Bonardel s’en vont. D’autres apparaissent et repartent à la simple vue de l’installation. Plusieurs des premiers colons murmurent, mais espèrent toujours. Théophile de Decker a attiré ses frères, Constant, Yvon et Henri. Camille et Désiré suivront trois ans plus tard ; le père et la mère en 1901. D’autres Belges de la même région de Ruysselede — Van de Velde, Nerrink, Couckuit — arrivent à leur tour. Ceux d’origine belge seront parmi les plus tenaces.

Louis Gigot, l’un des deux directeurs demeurés à Paris, vient à Montmartre, accompagne de sa femme, née Marguerite Chartier. L’ingénieur des ponts et chaussées fait creuser un fossé de 130 mètres de long pour le service d’égout de la Grande Maison. Il a prévu une largeur suffisante à la base pour le passage d’un tuyau ; mais le fossé Gigot aura disparu avant ce complément indispensable, comblé par la chute des pluies et les éboulements naturels.

Foursin, qui a fait un autre voyage en France, revient avec Albert Hayman et un nouveau colon. Alfred Latreille, de Corneuil (Oise). Ce dernier, qui est un ami de Paul Fabre, fils du Commissaire général, songe à fonder une beurrerie-fromagerie ; mais l’insuffisance de la production laitière — une vache par famille ! — lui fait renoncer à son projet. Il se contente de prendre un homestead au lac Marguerite.


Un garde-feu historique

À l’exemple de l’église paroissiale du Montmartre de la Butte et en hommage au fondateur Pierre Foursin, la colonie fut placée sous le patronage de saint Pierre. (Elle passera plus tard sous celui du Sacré-Cœur.) Le 29 juin 1894 — un an à peine après la fondation — on célébra en même temps, selon la coutume française, la fête patronale et la fête du village. Le matin, messe avec sermon. Le programme récréatif de l’après-midi comprenait des prouesses sportives variées auxquelles la jeunesse des environs avait été conviée. Il y eut courses diverses, sauts en hauteur et en largeur, courses de chevaux. Le clou de ces divertissements fut le « Nez croqué ». Le cavalier devait arracher une touffe d’herbe au sol pendant que sa monture galopait ventre à terre. Le tout se termina par un grand bal dans la soirée. Deux hommes de la Police montée, en tunique écarlate, donnèrent aux réjouissances un cachet en quelque sorte officiel.

On se mit de bonne heure aux foins, qui se firent dans de meilleures conditions que l’année précédente, chacun pour soi. Instruits par la dure expérience, les Montmartrois n’oublièrent pas les précautions contre l’incendie. La solution choisie fut grandiose et radicale. On allait s’entourer d’un imposant garde-feu de dix-huit milles de long ! Au soleil levant, douze charrues s’alignèrent au départ, avec Trémaudan en tête. Douze fois douze pouces de large : les flammes auront peu de chance de franchir ce barrage. Cependant, à l’arrêt de midi, deux manquaient à l’appel. N’importe, dix fois douze pouces, ce sera encore une défense très efficace Mais à la collation de 4 h., il n’y avait plus que six charrues au travail. Fatigue des hommes ou des bêtes ?… Probablement les deux. À la nuit tombante, Trémaudan arriva seul chez lui, au point de départ, les mains encore fermes sur les mancherons. Il alla prendre un souper bien mérité.

Cet automne-là, il n’y eut pas de feu de prairie. La récolte de blé fit défaut, à cause de la sécheresse. Mais les jardins, plantés en terre neuve et bien cultivés, produisirent en abondance pommes de terre, choux, carottes et autres légumes. Avec les porcs et les poules, chaque famille eut des œufs et de la viande. Sans compter que les lapins, les lièvres, les canards et les poules de prairie étaient des gibiers à la portée de tous.


La première école

L’année 1894 s’acheva ainsi dans une prospérité relative et un contentement général. Les jeunes gens et les jeunes filles constituaient une partie importante de la colonie ; une salle de la Grande Maison leur fut réservée. Garçons et fillettes eux-mêmes, quand ils s’échappaient des maisons de mottes, venaient s’y divertir. Le 1er janvier fut marqué par un banquet. On compta soixante-sept convives autour d’une grande table unique. Le menu comprenait : porc frais rôti, poulets, canards sauvages, lièvres, etc., légumes de toutes sortes. Pas de service individuel : chacun remplissait lui-même son assiette à discrétion. Ce furent des réjouissances de famille entre Montmartrois. Pendant la soirée, chacun dut y aller de sa chanson. Joseph Perrey et Auguste-Henri de Trémaudan jouèrent à tour de rôle de l’accordéon. On ne se sépara pas avant le lever du soleil. Les célébrations se poursuivirent, à la mode canadienne, jusqu’à la fête des Rois. Nouveau banquet. La fève échut à Charles Écarnot, qui choisit comme reine Noémie de Trémaudan. Tous comprirent que cette royauté d’un jour n’était pas un simple effet du hasard

Les longues soirées d’hiver se passèrent agréablement à la Grande Maison, où les visiteurs étaient cordialement accueillis par le maître Pierre Foursin. Pendant que le vent rugissait au dehors, les uns relisaient les lettres reçues du pays natal, les autres feuilletaient La Presse, de Montréal, ou les journaux de France. Autour de la table du « bureau », les plus graves, pipe aux dents, se livraient à des discussions plus théoriques que pratiques. Foursin, calme et souriant derrière son lorgnon humide, la tête disparaissant dans un nuage de fumée, avait le don de trouver une solution moyenne qui mettait tous les discuteurs d’accord. À minuit, on se séparait avec de chaudes poignées de main et l’invitation à revenir Le collet relevé, la casquette rabattue sur les oreilles et les mains dans les poches, chacun se hâtait de rejoindre la chaumière où se tenaient la femme et la nichée endormies. On organisa aussi des veillées chantantes à la bonne franquette, auxquelles s’associaient les jeunes gens des environs, y compris l’Écossais Adams McCall, qui comprenait à peine quelques mots de français. Ah ! quel bon souvenir que cet hiver 94-95 ! Les soucis immédiats étaient légers, et immenses les espoirs du lendemain.

Mais il fallait songer à l’instruction des enfants qui grandissaient. L’ainé des fils Trémaudan, Auguste-Henri, âgé de 19 ans, de santé un peu délicate, montrait plus d’aptitudes pour la musique et les lettres que pour l’agriculture. Foursin le poussa vers l’École normale. Du petit séminaire de Guérande, où il avait fait ses études classiques, il était sorti avec une bonne connaissance de l’anglais. Après quelques mois passés à Regina, il revint muni d’un brevet d’instituteur de première classe. Montmartre, plus fortuné que bien d’autres colonies, allait avoir son école dès le début. La Société offrit l’une des salles de la Grande Maison et l’ouverture officielle eut lieu le surlendemain de la fête des Rois. Une douzaine d’élèves se présentèrent : Lucien, Léon, Marie et Henri Simonin ; Henri, René et Lucien Bastien ; Joseph Souchotte, Désiré de Trémaudan, un enfant Cariou, le garçon Nouchenotte et le plus jeune fils de Mme Fombeur. La langue principale enseignée fut le français, la seule parlée dans le centre naissant.

Les jeunes gens, de leur côté, demandèrent un cours d’anglais qui leur fut donné presque chaque soir. Deux fois par semaine, les leçons d’anglais étaient suivies d’un cours de danse dont Charles et Amédée Écarnot s’improvisèrent professeurs. À 11 h., Mme de Trémaudan venait chercher la lampe, ce qui clôturait la séance sans discussion.


Le « Grand Mariage »

Au printemps, d’autres colons arrivèrent : Alfred Douan, de l’Aisne, avec sa femme, deux garçons, trois filles et le grand-père Douan ; Paul Hamel, de Paris ; Aimé Bernard et sa femme ; Henri Tricoteux et sa femme : la veuve Auguste Gruyelle et ses fils, de Flines-lès-Raches (Nord) ; les familles Paul Longeau, d’Ostel (Aisne), et Émile Forêt. Mais à part les Douan, ces nouveaux venus s’établissent au lac Marguerite. Plusieurs préfèrent un peu d’eau et de bois à la prairie monotone.

Pierre Foursin avait dit que le premier mariage célébré à Montmartre le serait entièrement aux frais de la Société. Et il tint parole. Le 22 avril 1895, Charles Écarnot épousait Noémie de Trémaudan. L’abbé Roy procéda à la cérémonie nuptiale. Il y eut banquet et bal, le soir ; nouveau banquet le lendemain. Toute la colonie participa à ces réjouissances dont la splendeur, remarquable dans les circonstances, n’eut d’égale que la franche gaieté qui y régna. Dans la chronique de Montmartre, ce fut le « Grand Mariage ». Pour le voyage de noces, les jeunes époux se rendirent au homestead du marié.

Cependant, quelques-uns des premiers Montmartrois se trouvaient en froid avec la direction, à la suite de trop lourdes dettes contractées. Ils ne furent pas invités au Grand Mariage — humiliation suprême qui ne pouvait être oubliée. C’est ainsi que la famille Bureau s’éloigna la première, suivie plus tard par les Berneau, les Mangenot, les Cariou et les Fombeur. De ceux venus comme métayers de la Société, il ne restait plus que Trémaudan, Ogier et Simonin. À Paris, on avait d’ailleurs renoncé à faire signer des contrats que l’expérience avait révélés défectueux.


Visiteurs de marque

Le 15 août 1895, une gelée précoce détruisit en un instant tout l’espoir mis dans des céréales pleines de promesses. En revanche, la récolte de foin et de légumes fut excellente. La fin de septembre réservait un triomphe personnel à Pierre Foursin, qui reçut dans ses domaines des personnages officiels distingués. Sir Adolphe Chapleau, lieutenant-gouverneur de la province de Québec, Joseph Royal, ancien lieutenant-gouverneur des Territoires du Nord-Ouest, et Alfred Kleczkowski, consul général de France à Montréal, au retour d’un voyage à la côte du Pacifique, acceptèrent l’offre de leur ami de visiter, en passant, la colonie française de Montmartre. Ils descendirent à la gare d’Indian Head, où les attendaient Foursin et Latreille. Au bureau de poste du Lac Marguerite, tenu par ce dernier, des dames leur servirent un lunch rapide et le trajet se poursuivit. À la Grande Maison, le tricolore se déployait sur le toit, dans la cour, les couleurs canadiennes flottaient au haut d’un mât de cinquante pieds.

Après cette randonnée à travers la prairie par un air un peu vif, les voyageurs jouirent pleinement de la large hospitalité qui les attendait. Foursin, de son côté, pensait au bénéfice qui pouvait en découler pour l’avenir de son établissement. Le consul de France se fit un devoir de visiter chez eux chacun des colons, qui furent très touchés de cette attention. Ils glissèrent un mot discret sur leur inquiétude du lendemain. Le diplomate les encouragea et les félicita, ayant soin d’observer une sage prudence. Il sut gagner l’affection de tous. Le soir, un dîner intime réunit autour des hôtes distingués Foursin, André Chartier. Albert Hayman, Alfred Latreille et Paul Hamel.

L’année suivante, d’autres personnages en vedette devaient honorer d’une visite la colonie montmartroise. Ce furent : Israël Tarte, ministre des Travaux publics dans le cabinet Laurier, qu’accompagnaient sa femme et sa fille ; Amédée-Emmanuel Forget, futur lieutenant-gouverneur des Territoires du Nord-Ouest ; Henri Bourassa, jeune député appelé à une brillante carrière. Ils prirent tous la parole à un grand banquet offert en leur honneur.


Un voyage d’approvisionnement mémorable dons la nuit de Noël

C’est à la fin de l’année 1895 que se place un incident devenu légendaire. Six hommes de Montmartre, conduisant six traîneaux à bœufs, étaient allés à Wolseley faire provision de farine. On s’était sans doute attardé à bavarder après le dîner, car il était déjà 3 h. quand on se mit en route pour le retour. Or, le trajet durait six heures et à cette saison, dès 4 h., c’était la nuit noire. Tant pis, l’instinct des bêtes leur servirait de guide. La caravane glissait doucement sur la neige depuis un bon moment, lorsque le chef de file lança un cri d’alarme :

— Malheur ! on a quitté le chemin !…

Que faire ?… Les conducteurs se dispersent à la recherche de pistes, tout en s’appelant les uns les autres. Quelqu’un propose qu’on s’arrête et qu’on allume un feu. Un autre s’y oppose :

— Non, ce serait imprudent. Nous ne sommes pas assez vêtus et jamais les buissons ne pourront fournir assez de combustible pour toute la nuit. Mieux vaut laisser les bœufs aller à leur guise.

Les animaux repartent de leur pas lent et réfléchi. Pour se donner du cœur, à lui et à ses compagnons, l’un des six attaque la Marseillaise, suivie de plusieurs autres chants populaires auxquels tous participent. Bientôt, le directeur se recueille un instant, puis il entonne sur un ton grave et plein de ferveur : Minuit, chrétiens, c’est l’heure solennelle…

N’est-ce pas, en effet, la nuit de Noël ?… Et dire qu’on l’avait presque oublié !… Les vieux cantiques se succèdent, avec les souvenirs d’enfance qu’ils éveillent, conjurant la fatigue, l’angoisse et le froid.

Mais que se passe-t-il donc en avant de la colonne, où l’attelage de tête semble accélérer le pas ? On dirait un vague point lumineux à distance… C’est bien cela et les bœufs foncent droit dessus. Un quart d’heure après, le convoi de farine arrivait à la Grande Maison, où brillait à une fenêtre la lumière d’une lampe. Ce brave Foursin, en apparence distrait et rêveur, avait l’âme d’un chef et pensait à tout.

Montmartre progressait à tous les points de vue. Lors de la naissance du premier enfant du Grand Mariage — Noémie-Rosalie Écarnot — la mère fut assistée par le Dr Bouju, récemment arrivé de France avec sa femme. Ils séjournèrent quelques mois à la Grande Maison, avant de s’installer définitivement sur une ferme à deux milles du lac Marguerite. La guerre devait les rappeler outre-mer et ils ne revinrent pas ; mais la population garda le souvenir reconnaissant des services inappréciables rendus par ce premier médecin de la région.


Les actionnaires se retirent

Auguste Hayman, le secrétaire de la Société Foncière, vint passer deux mois à Montmartre. Ce voyage eut des conséquences graves pour l’avenir de la colonie. C’était un homme d’affaires averti, qui vit les choses d’un autre œil que son président. Il constata tout de suite que les colons, en dépit de certaines difficultés à surmonter, étaient en bonne voie de réussite et capables de se tirer d’affaire seuls. Mais du point de vue de la Société, il se rendit compte que la situation réelle ne concordait pas avec les rapports reçus à Paris depuis trois ans. Pour sauver ce qui pouvait encore être sauvé la seule solution lui apparut dès lors la liquidation.

À l’automne, le président et le secrétaire firent en même temps leurs adieux à la Grande Maison. Leur départ marqua le démembrement de la Société et les métayers furent simplement déliés de leurs obligations.

Ses trois années et demie de séjour officiel en Saskatchewan avaient peu éloigné Foursin de son vieux Montmartre. De fréquents voyages l’avaient tenu en contact avec ses amis et au courant de tous leurs projets. Aussi y reprit-il tout naturellement une place qu’il avait si peu quittée. Paul Déroulède accueillit à bras ouverts son lieutenant qui allait lui être très utile dans les luttes de l’affaire Dreyfus. Aux élections municipales de 1900, Foursin, candidat de l’Union républicaine patriotique à Montmartre (quartier de la Goutte d’or) contre cinq socialistes révolutionnaires, l’emporta aisément au second tour de scrutin. Quatre ans plus tard, de nouveau en tête au premier tour, il fut défait au second.

Dans le même temps, les Montmartrois de l’Ouest canadien, favorisés par de bonnes récoltes, devenaient presque riches. Victor Latreille et Amédée Écarnot firent un voyage à Paris. On considérait comme irrémédiablement perdu le tiers du capital souscrit en 1893. Latreille acheta la Grande Maison, les écuries et autres biens de la Société. Écarnot revint marié et se fit construire une maison en pierre, la première du genre à Montmartre.

Jusqu’alors, les colons avaient dû se contenter d’une messe mensuelle célébrée à dix-huit milles de chez eux. Trémaudan et Amédée Écarnot, qui possédaient chacun une paire de chevaux, transportaient les fidèles en chariot ou en traîneau. Les Canadiens français de Wolseley invitaient aimablement les Montmartrois à prendre le dîner chez eux. En octobre 1900, un prêtre suisse, l’abbé Claude-Joseph Passaplan, s’installa dans la Grande Maison, dont toute la partie exposée à l’est servit temporairement d’église. La population n’atteignait pas encore cent âmes. Dès que l’instituteur Trémaudan connut ce qui se préparait, il acheta de ses propres deniers un harmonium et s’improvisa maître de chapelle, sous la direction du curé. Mais au bout de quelques mois, la Grande Maison et les écuries passèrent entre les mains de Louis Simonin et de Charles Écarnot. Elles furent démolies et le matériel servit à d’autres constructions. Bientôt il ne restera plus aucune trace de l’établissement primitif et des prétentieux bâtiments qui avaient symbolisé les projets vaporeux de Foursin et les espoirs volatilisés des trop jeunes actionnaires.


Montmartre descend dans la plaine

Montmartre va descendre dans la plaine !… Par bonheur, l’ex-président ne verra pas de ses yeux pareille humiliation. Quant à ses camarades du temps de la fondation qui ont persévéré, ils cèdent moins au sentiment et croient que Montmartre peut exister sans sa butte. L’abbé Passaplan construit à la hâte une maison-chapelle de 20 sur 30 pieds et il s’en va. Le vrai curé fondateur sera le jeune abbé Joseph-Antoine Thériault, originaire du diocèse de Rimouski, qui arrivera en 1903.

La même année, Jean-Baptiste Ferraton, de Saint-Sauveur-en-Rue (Loire), venait prendre un homestead à Montmartre. Après quelque temps, il retournait au pays natal pour y épouser Rosine Mounier. Le couple réside toujours sur sa ferme depuis plus d’un demi-siècle. En 1913, Bartholémie Ferraton, frère aîné du précédent, et sa femme, Marie Mounier, sœur de Rosine, venaient à leur tour s’installer dans le sud de la colonie. Ils devaient y rester plus de trente ans, avant de se retirer au village. Alphonse Mounier, frère des deux dames Ferraton, a aussi fait souche à Montmartre. La descendance des deux familles de Saint-Sauveur-en-Rue n’est pas près de s’éteindre dans la région.

Il nous est impossible de mentionner tous les Français qui vinrent par la suite grossir le centre fondé par les Parisiens de 1893

Trois ans après sa fondation — alors que tous les rêves étaient permis — Montmartre espéra quelque temps posséder son propre chemin de fer. Pierre Foursin, de passage à Ottawa, rencontra O. Shaughnessy, futur président du Pacifique Canadien. Il lui proposa de trouver en France un million de dollars pour la construction d’un embranchement de Cannington-Manor à Indian Head, qui traverserait le territoire de la colonie montmartroise. Cette opération financière, croyait-on, n’était pas impossible. Mais le promoteur de l’entreprise, de retour à Paris et accaparé par d’autres soucis, ne pensa plus au fameux projet. Il fallut attendre cinq années encore l’arrivée du Canadien-Nord. Comme partout, ce fut le commencement d’une ère nouvelle qui assurait définitivement l’avenir. Un village surgit près de la gare, à un mille du petit centre formé par l’école, l’église-presbytère et le magasin. L’année suivante, il s’érigeait en municipalité. Deux artisans de la période héroïque des débuts, Charles Écarnot et Désiré de Trémaudan. furent élus, le premier maire, le second secrétaire-trésorier. L’école et l’église se transportèrent au nouveau village.

Après quinze années d’existence et deux déménagements, Montmartre trouvait enfin son emplacement définitif, à plus de trois kilomètres au sud de la première fondation. Pareille aventure ne fut pas unique dans l’Ouest. En 1926, au croisement des routes de Sintaluta et de Kendal, une croix de bois était érigée près de l’endroit qui fut le berceau de l’historique colonie. Pour les anciens elle rappelle la fameuse Grande Maison et ses souvenirs inoubliables : tipis des pionniers, première école, première chapelle du premier Montmartre.


Un centre français prospère

Nous nous sommes attardé à ces débuts pittoresques, probablement uniques dans l’Ouest. L’histoire du Montmartre moderne rejoint celle de tant d’autres centres de la Prairie qui ont connu un développement et une prospérité rapides, avec des hauts et des bas, selon la situation générale des affaires et les récoltes plus ou moins abondantes. Son cachet principal tient à coup sûr au caractère d’origine qu’il a su conserver. Dans cette paroisse de 800 habitants, 130 des 135 familles sont de langue française. Presque toutes les entreprises commerciales appartiennent à cette majorité. Les Français et les Belges gardent une place honorable à côté des Canadiens venus de la province de Québec et de la Nouvelle-Angleterre. On y voit une belle église gothique et un couvent des Sœurs de Notre-Dame de la Croix pouvant recevoir une centaine de pensionnaires.

Le premier colon de Montmartre, Auguste de Trémaudan, devenu un patriarche entouré d’enfants, de petits-enfants et d’arrière-petits-enfants, a vécu jusqu’à 98 ans. Quelques descendants des pionniers sont passés en Colombie-Britannique et en Californie, mais les principales familles venues à la fin du siècle dernier y ont toujours des représentants. Le curé fondateur, aujourd’hui Mgr Thériault, P. D., après avoir passé près de cinquante ans à Montmartre, est à la retraite dans son pays natal, à Rimouski.

La naissance de Montmartre avait été signalée au monde extérieur, dès la fin de 1893, par une correspondance au Journal des Débats. L’auteur n’était autre que Foursin, dont le récit s’attachait beaucoup moins à la réalité des faits qu’à la vision idéalisée du projet. Quelque quarante ans plus tard, un Montmartrois rédacteur à L’Intransigeant, André Laphin, apprenait par hasard l’existence du Montmartre de la Saskatchewan. Grâce à la collaboration de l’abbé Thériault, il put reconstituer dans les grandes lignes la curieuse histoire de cette fondation. Le journal parisien consacra près de deux colonnes au Montmartre canadien, sous la manchette : « Ils en ont un en Amérique : Montmartre, fils de Montmartre ! » Dommage que Pierre Foursin ne fût plus là — il était mort en 1917 — pour déguster ce beau reportage ! Mais ses anciens jeunes associés encore vivants en retirèrent, sans nul doute, une grande et légitime fierté.[1]

  1. Nous devons à l’obligeance de M. Louis-Philippe Côté la communication d’un historique dactylographié de Montmartre par le R. P. Roméo Bédard, O.M.I., aujourd’hui rédacteur adjoint à La Liberté et le Patriote, de Winnipeg, d’après les souvenirs de M. Désiré de Trémaudan, de sa sœur, Mme Aline Écarnot, et les écrits de leur vieux père, feu Auguste de Trémaudan.