Les Gens d’Auberoque/IV

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Calmann-Lévy (p. 65-92).

IV

Lorsque, après avoir ranimé son feu, M. Lefrancq eut les pieds sur les chenets, il se prit à penser aux beaux yeux de mademoiselle Desvars, et sa rêverie se prolongea jusqu’à l’heure du dîner.

En passant devant la poste pour se rendre à l’hôtel, il lui revint soudain à l’esprit que, depuis son arrivée à Auberoque, il n’avait pas reçu de lettre de son amie, et il s’en étonna. Dans la fièvre des adieux, elle lui avait promis de trouver un moyen de recevoir ses lettres sans éveiller les soupçons. Peut-être n’avait-elle pas encore trouvé ce moyen ?

« Mais, se disait-il, pourquoi ne pas m’écrire ? Il y a juste sept jours que je suis parti, et depuis Paris je n’ai pas eu de ses nouvelles… M’aurait-elle oublié déjà ? »

Et un mouvement de jalousie le saisit à l’image évoquée d’un faraud lieutenant de douanes, qui passait sous les fenêtres de l’adorée en retroussant sa moustache, et avait furieusement l’air de guigner sa succession.

« Ah ! les femmes ! les femmes !… » se disait-il, avec tout plein d’intentions désobligeantes.

Eh bien, non, la pauvre dame n’en était pas encore au lieutenant de douanes. Elle regrettait sincèrement ce beau jeune amant qui la rajeunissait, elle qui touchait de bien près à la quarantaine. Elle avait jeté à la boîte du lieu une lettre soigneusement cachetée à l’adresse de l’ami perdu ; et, pour ne pas se déceler, elle avait mis l’adresse, avec une plume d’oie, en de gros et maladroits caractères.

Mais il n’est point de ruse de femme qu’une femme ne devine. Mademoiselle de Caveyre, trouvant cette lettre dans le courrier, flaira une correspondance amoureuse et la mit délibérément dans sa poche. D’ordinaire, elle ouvrait les lettres en exposant quelques instants l’enveloppe gommée à la vapeur d’une cafetière d’eau bouillante, — la même qui servait pour son thé ; — puis, sa curiosité satisfaite, elle recollait l’enveloppe et laissait la lettre aller à son adresse lorsqu’elle ne la gardait pas. Mais celle-ci, bien cachetée avec de bonne cire, était inviolable par ce moyen, et la directrice l’ouvrit avec une mince lame de couteau fortement chauffée.

Puis, retirée dans son petit salon-boudoir, elle lut paisiblement cette longue épître où il était beaucoup question d’âmes-sœurs, séparées par la destinée, de cœurs battant à l’unisson, d’étoiles contemplées à deux, de myosotis cueillis au bord des ruisseaux et de pensées s’envolant à travers l’espace ; le tout enveloppé d’une phraséologie mouillée des larmes qu’il fallait dévorer d’un front serein, et qui, longtemps contenues, se déversaient dans les quatre pages serrées de l’amante dépareillée.

Mademoiselle de Caveyre ne comprenait rien à toutes ces belles choses, et haussait les épaules en lisant ce charabia romantique. Tout cela était si éloigné de sa conception de l’amour qu’elle croyait à peine qu’il y eût des gens allant ainsi chercher midi à quatorze heures, alors que la chose était si simple : « Je te plais, tu me plais, nous nous plaisons ; pourquoi perdre son temps aux bagatelles de la petite oie ? »

Puis, comme la directrice avait jeté son dévolu sur M. Lefrancq, elle supprima résolument la lettre :

« Ces pauvres bétas s’entretiendraient mutuellement de balivernes mélancoliques, pour, en fin de compte, prendre, l’une un amant, l’autre une maîtresse. Tranchons dans le vif ! Je leur épargne ainsi deux ou trois mois de lamentations éplorées et pas mal de timbres-poste. »

Et voilà comment les deux lettres qui suivirent celle-ci eurent le même sort…

Puis ce fut tout. À Auberoque, M. Lefrancq se disait :

« Que les femmes sont volages ! Lorsqu’on n’est plus là pour les cajoler, comme elles vous oublient ! »

Et, là-bas, la dame pensait :

« Que les hommes sont grossiers ! Lorsque nous ne pouvons plus servir à leurs plaisirs, comme ils nous ont vite oubliées ! »

Mais, ce soir-là, M. Lefrancq était encore dans une incertitude plus désagréable que la plus désagréable certitude. C’est dans cette disposition d’esprit qu’il fit son entrée à l’hôtel, où son commensal l’attendait.

Ce commensal était M. Pradelier, commis à cheval de la régie, bon gros garçon de vingt-huit ans, rougeaud et de belle humeur, qui avait trouvé commode de loger au Cheval-Blanc, où il avait, sous le même toit, le souper, le gite et le reste. C’était commode, en effet, car M. Jammet, qui pratiquait la dame de pique, courait toute l’année les foires, les fêtes, les courses, pour jouer, s’introduisant parfois dans les cercles peu sévères, et, qui le croirait ? lorsqu’il était en fonds, poussant même jusqu’à Vichy, qu’il prononçait « Vicy ».

Au commencement, M. Pradelier, rentrant après deux jours d’absence, avait fait grise mine à ce nouveau venu, en raison des attentions visibles de madame Jammet. Mais, à cette heure, il se rassurait en voyant la froideur avec laquelle M. Lefrancq recevait les politesses minaudières de l’hôtesse. Du reste, sans parler de l’opinion avantageuse qu’il avait de sa personne, il lui paraissait difficile de le débusquer de la forte position qu’il occupait au Cheval-Blanc. Joint à cela les palpables et solides raisons que venait de lui donner madame Jammet ; tout cet ensemble de choses le rendait guilleret.

— Bonsoir, monsieur Lefrancq, dit gaiement le gros garçon ; sans reproche, la soupe refroidit !

— Je vous demande pardon, fit le receveur. En effet, dit-il, en regardant la grande pendule comtoise, je devrais être là depuis dix minutes. Mais ce n’est pas tout à fait ma faute, ajouta-t-il en tirant sa montre ; je vais me mettre à l’heure, car je retarde un peu.

— Ce n’est pourtant pas de votre âge ! fit avec un rire bruyant M. Pradelier.

Le receveur ne répondit rien à cette grosse plaisanterie, qui, après son auteur, fit rire encore madame Jammet, puis la maritorne, et aussi un vieux voyageur en liquides, assis dans le coin du feu, qui attendait paisiblement le souper ; après quoi, les trois hommes passèrent à table.

C’est un des désagréments de ces pensions d’auberge de campagne, qu’il survienne de temps en temps un convive inconnu, parfois indiscret ou bavard, souvent gênant, à qui les pensionnaires sont obligés en quelque sorte de faire les honneurs de la table. Pour un homme bien élevé avec lequel on peut causer si l’on y est disposé, il vient quelquefois deux sots dont il faut supporter les habitudes vulgaires et les lourds propos.

Ce soir-là, M. Lefrancq n’était guère en train ; heureusement, le commis de la régie, en sa qualité de doyen, découpait, servait et donnait la réplique au voyageur qui était un agréable compagnon. De temps en temps, le receveur plaçait un mot, une réflexion, pour ne pas paraître affecter le silence.

Il fut d’abord question du peu de ressources qu’offrait pour un jeune homme la bourgade d’Auberoque ; et, à ce propos, M. Pradelier alla dire que le nom même de l’ « endroit » était mal orthographié, qu’il devrait prendre une h, « comme venant de hobereau, sans doute… »

— Pardon ! dit le voyageur, avec un léger sourire. Il s’écrit ainsi conformément à l’étymologie : Alba rupes, Alba roca, Auberoque, c’est-à-dire Blanche roche.

— Tiens ! dit le commis de la régie, vous savez le latin, monsieur Lagardelle !

— Un peu… J’ai étudié pour être curé.

— C’est égal, faisait le gros garçon. Alba rupes !… Je crois que vous vous moquez…

— Demandez à monsieur, dit le voyageur en se tournant vers M. Lefrancq.

— L’étymologie est exacte, en effet.

Après cela, on parla des hôtels du département. M. Lagardelle, le voyageur, les connaissait tous à fond ; il savait le fort et le faible de chacun : la chambre où était le meilleur lit, et celle où il y avait des punaises. Il pouvait citer les caves bien soignées et connaissait les plats coutumiers. Ainsi, sans aller bien loin, à la Cloche-d’Argent, d’Excideuil, on mangeait sûrement du canard farci ; à Hautefort, au Coq-Hardi, c’était de la « velle » aux carottes ; au Soleil-Levant, de Montignac, de la daube ; à Domme, au Lion-d’Or, du poulet au macaroni ; à Carlux, aux Trois-Frères, du confit d’oie ; à Monpazier, à la Boule-Rouge, du poulet en fricassée…

— Ici, à Auberoque, je suis prêt à parier qu’on nous servira des pigeonneaux cuits au jus dans la cocote et qu’au dessert il y aura des oreilles de curé !

— Pour les pigeonneaux, je ne sais, dit le receveur, mais pour les oreilles de curé, comme on appelle ici ces tartelettes sèches, je le crois aussi ; au moins en sert-on tous les jours depuis que je suis arrivé.

— On boit de bon vin, continua M. Lagardelle, à Domme, déjà cité, à Bergerac ; à Savignac, du vin de Sorges ; à Excideuil, du bon Saint-Pantaly ; à Verteillac, du Rossignol…

— Et pour le gibier ? demanda M. Pradelier.

— Il est bon généralement partout, dans le vrai Périgord ; je ne parle pas, bien entendu, de la Double et des lisières qui touchent au Limousin. Mais, pour particulariser, la bonne grive au genièvre se mange à Salignac… le pays des bonnes truffes aussi !… Le petit lièvre court-râblé des causses de Thenon est parfait, et, pour ce qui est de la perdrix rouge, elle est exquise sur tous les coteaux du Périgord.

— Brillat-Savarin l’a dit, en effet ! remarqua M. Lefrancq.

— Maintenant, continua M. Lagardelle, l’amateur de poisson n’est pas embarrassé. À Cénac, à Saint-Cyprien, il a l’excellent brochet et les gros barbeaux de la Dordogne ; à Castelnaud, au-dessous de Domme, il trouvera les fameuses truites du Céou ; à Montignac, les grosses carpes de la Vézère ; à Saint-Apre, à Ribérac, la perche de la Drone, le meilleur poisson du département… Ah ! et j’oubliais les « tocans » ou « tacons ».

— Qu’est-ce que ce poisson-là ?

— On ne sait au juste. Les pêcheurs, les ingénieurs de la navigation, les pisciculteurs en disputent. Les uns disent que c’est une espèce particulière ; d’autres que c’est de tout jeunes saumons qui descendent à la mer, etc. On fait des suppositions. Les gourmets, eux, les mangent sans s’inquiéter de cela, en se léchant les doigts, car il n’y a rien de plus délicat.

— Et où les pêche-t-on ?

— Dans la Dordogne, du côté de Grolejac, de Vitrac, du Port-de-Domme, principalement. J’en ai souvent mangé à l’Hôtel de la Madeleine, à Sarlat.

À ce moment, la servante apporta deux pigeonneaux bardés, cuits dans leur jus.

— Quand je vous le disais !… fit le voyageur.

— Farceur de monsieur Lagardelle ! s’écria le commis de la régie ; vous aviez regardé dans la cocote !

— Jamais de la vie !

Après cela, des victuailles et des vins aux liqueurs la transition était facile. M. Lagardelle parla de la « Pétrocorienne », la fameuse liqueur lancée par la maison Pestillac et Gabareau, de Périgueux, pour laquelle il voyageait. Toutes les autres maisons de distillation avaient voulu avoir leur spécialité, comme les pharmaciens : et, en effet, la plupart ne vendaient que des drogues ! Elles avaient fabriqué, qui un apéritif, qui un tonique, qui un succédané de la « Trappistine » ou de la « Bénédictine ». C’était étonnant, ce qu’il avait surgi, depuis quelques années, d’ « amers », de « quinquinas », de « Pinolines », de « Junipérines », de « Vésonniennes » ! Mais, à l’entendre, Pestillac et Gabareau avaient enfoncé tous les concurrents et leurs produits, en inventant la fameuse « Pétrocorienne », liqueur apéritive, stomachique et digestive, qui n’avait de rivale que l’excellente « Gauloise » ou « Chartreuse laïque ». Aussi était-ce une idée de génie que d’avoir réuni, dans une seule bouteille, tant de qualités qui, chez les autres liquoristes, en nécessitaient trois !

M. Pradelier, qui avait un riche appétit, tout en écoutant, ne perdait pas un coup de dent ; mais le voyageur mangeotait, « chafrouillait » les mets sur son assiette.

— Ça ne va pas, monsieur Lagardelle, cet appétit ?

— Non… Comment voulez-vous que j’aie faim ? Depuis le déjeuner, j’ai pris, outre le café aux trois couleurs, quatre ou cinq petits verres variés ; des chopes, je n’en sais pas le nombre ; des vermouths, et trois verres de « Pétrocorienne »… Et c’est tous les jours comme ça !

— Tout de même, repartit M. Pradelier, je vois que ça ne vous tue pas, car vous vous portez assez bien.

— Heu ! ça me tue lentement ; mais qu’y faire ? Pour vendre des liqueurs, il faut en boire ! c’est une nécessité du métier.

Après le dîner, M. Lagardelle voulut absolument offrir à ses commensaux un petit verre de l’incomparable « Pétrocorienne », qui fut dégustée avec attention et convenablement louée, un peu par honnêteté peut-être de la part du receveur. À cette politesse du voyageur, M. Lefrancq répondit par l’offre d’un verre de délicieuse « Gauloise », et M. Pradelier par celle d’une tournée de « Junipérine ». Après avoir absorbé ces produits variés de la renommée distillerie périgordine, et avoir fumé quelques cigarettes, le receveur souhaita le bonsoir à ses compagnons de table et alla se coucher.

— Restez donc ! disait M. Lagardelle, nous ferons un « piquet voleur ».

— Merci, répondit en souriant M. Lefrancq, je ne sais pas tenir une carte.


Dans le courant de la semaine, il fut rendu quelques visites au receveur : M. Caumont, M. Foussac, puis le notaire, le maire et M. Monturel. Il vint aussi M. Capgier, le géomètre, petit homme à la barbe inculte et grisonnante, aux paupières bouffies, au regard sournois. Il s’était mis, pour la circonstance, « sur son trente-et-un », comme on dit, et ce « trente-et-un » consistait en un pantalon noir lustré par le temps, en une lévite vert bronze un peu passée ; le tout surmonté d’un chapeau haut de forme à la mode de 1848, son chapeau de noces.

M. Capgier regretta fort de ne s’être pas trouvé à la maison lors de la visite de M. le receveur : il était allé à la métairie avec sa femme pour partager le maïs…

— Ah ! vous êtes propriétaire dans le pays : je vous en félicite.

— Oh ! il n’y a pas de quoi… C’est un tout petit bien sur lequel j’ai placé quelques sous d’économies… il fallait bien penser à l’avenir…

Et M. Capgier continua, tout doucettement, à se plaindre de son métier ingrat. Il arpentait, faisait l’architecte, mais à peine pouvait-il vivre avec sa maigre retraite de la Compagnie du Midi… surtout parce qu’il était obligé de faire de grandes dépenses pour son garçon…

— Il est âgé ?… demanda M. Lefrancq.

— Il va sur ses seize ans.

— Et il est au lycée ?

— Oui, à Périgueux, et c’est ce qui nous ruine.

— Mais n’avez-vous pas obtenu de bourse ?

— Une demi-bourse seulement… Aussi nous n’y tiendrons pas : il faudra revendre ce petit bien où nous avions rêvé de nous retirer un jour…

Il disait tout cela piteusement, d’un ton trainard, faisant des pauses, et soupirant comme un homme accablé par l’adversité.

Le receveur plaignait ce pauvre diable et s’efforçait de le réconforter :

— Mais vous pourriez peut-être obtenir une bourse entière… Cela allégerait vos charges.

— Notre député, monsieur Duffart, et son cousin, le conseiller général, m’ont bien promis de me la faire avoir… mais vous savez, ces promesses… il y en a tant qui demandent !…

Et, sur ce, M. Capgier se leva et prit humblement congé.

Le soir, M. Lefrancq parlait au pharmacien de cette misère râpée qui paraissait si triste et si résignée.

Celui-ci se mit à rire, quoique cela ne lui arrivât guère :

— Eh bien, monsieur Capgier vous en a joliment donné à garder ! Ce bonhomme pleurard est aussi riche que le notaire. Voilà le véritable avare ! Quoiqu’il vive seul avec sa femme, chez lui on « ferme le pain » ce qui signifie, ici, qu’on le met sous clef. Dans cette saison, le ménage vit de châtaignes ; et, pour faire le conte joli, on assure que monsieur Capgier tire les volets afin de manger, dans l’obscurité, les mauvaises comme les bonnes…

Le receveur eut un petit accès d’hilarité :

— Ma foi, il m’avait un peu bien empaumé !

— Monsieur Capgier, continua le pharmacien, n’a eu qu’un enfant, par économie, et il se plaint toujours de ce que lui coûte cet enfant, comme s’il regrettait de l’avoir procréé. De servante, il n’y en a pas dans la maison, non pas même de femme de ménage. C’est madame Capgier, une très digne femme, qui fait tout, les gros ouvrages comme les petits. Elle tient la maison, fait la cuisine, — il est vrai qu’elle n’est pas considérable ! — va chercher des pommes de terre à leur métairie, de l’eau au puits public, et lave le linge « au ruisseau » : c’est ainsi qu’à Auberoque on nomme un lavoir. Le soir, elle tricote des bas pour monsieur Capgier. La pauvre femme n’a pas été élevée à cela, et puis elle n’a pas une très bonne santé ; mais peut-être souffre-t-elle moins de l’avarice crasse de son mari que de sa mauvaise réputation.

— Il n’est pas honnête ?

— Voilà… Il y a trente ans, lorsqu’il entra petit employé aux travaux d’une compagnie de chemins de fer, monsieur Capgier ne possédait pas un sol vaillant. Sa femme a eu six cents francs de dot et quelques meubles de peu de valeur, épaves d’une famille ruinée. Or, ledit Capgier possède aujourd’hui la maison qu’il habite, estimée une dizaine de mille francs, et sa propriété de Lagasse, qui lui a coûté trente-sept mille francs. On lui connaît, d’argent placé en obligations hypothécaires, une cinquantaine de mille francs, sans parler du magot en or qu’un avare tel que lui doit garder sous clef pour le tripoter de temps en temps : vous voyez où tout cela va… Eh bien, il est impossible que cet homme, qui n’a pas hérité d’un liard, ait économisé tant d’argent, même en s’ôtant le pain de la bouche, comme on dit ; même en allant, ainsi qu’il le fait maintenant, dans les maisons, à l’heure où cuit la « baquade » des cochons, manger les pommes de terre bouillies, comme par fantaisie de femme grosse. La chose ne se peut, il y a impossibilité matérielle et l’arithmétique s’y oppose. Tout cela, rapproché de certains agissements, a fait soupçonner de la gabegie. On a parlé de pots-de-vin donnés par des entrepreneurs, de connivences coupables et même de fraudes plus graves encore.

— Décidément, je suis plus jeune que je ne croyais ! dit en riant M. Lefrancq.

Quelques jours après M. Capgier, vint M. Reversac. Celui-ci avait une mise qui visait à l’élégance et n’était que prétentieuse. Du reste, en le voyant, on ne faisait guère attention à ses habits : sa personne attirait toute l’attention. Non pas qu’il fût beau, car c’était un petit chafouin à lunettes, dont la figure pleine de vilains boutons suait le vice par tous les pores. Son crâne dégarni, quotidiennement frictionné, sans succès, à l’eau de Lob, reluisait gras, et une barbe d’un blond tirant sur le roux poussait rare dans sa chair malsaine. Derrière les lunettes, on apercevait deux petits yeux de verrat qui donnaient un air libidineux aux verres de lunettes eux-mêmes.

Quoique d’aspect chétif et malingre, M. Reversac était le plus terrible coureur de cotillons d’Auberoque. Tout lui était bon, depuis la « dame » jusqu’à la servante et à la bergère, depuis la fille facile jusqu’aux fruits verts. Cet homme répugnant avait déjà porté le trouble dans plusieurs ménages. On citait madame Goussard, la « belle madame Goussard », comme disait ironiquement le défunt marquis d’Auberoque.

— Voyez ! la femme de mon garde est mieux mise que la mienne ! disait-il quelquefois en riant à ses amis.

Et cela était vrai, à telles enseignes que des visiteurs étrangers s’y trompaient parfois, ce qui ravissait la vaniteuse personne.

On parlait aussi d’une dame Séguinet, de deux ou trois petites ouvrières à la journée, et d’une pauvre servante qui avait dû quitter le Cheval-Blanc à cause des suites trop visibles de sa bêtise. Mais, de fondation et en pied, M. Reversac avait la fille d’un défunt officier polonais de la Légion étrangère, petite blonde de trente ans, pas très jolie de visage, mais « bien roulée », comme disait ce polisson de John Monturel.

Les succès de ce gringalet repoussant s’expliquaient par plusieurs raisons. D’abord il avait de l’esprit, parlait bien, connaissait les femmes à fond, ne se froissait jamais d’un refus, même méprisant, et surtout savait attendre les occasions et en profiter. Et puis, il était généreux, faisait des cadeaux à ses mignonnes, et, selon les personnes, ne refusait jamais cent sous, un louis, ou un billet de cent, à l’occasion.

Mademoiselle de Caveyre, seule parmi les femmes prenables d’Auberoque, avait résisté à ce don Juan en lunettes, non par vertu mais par répugnance.

— J’attends qu’il fleurisse pour me décider ! disait-elle quelquefois, en riant, faisant allusion aux boutons douteux de M. Reversac.

Lui ne gardait pas rancune de ceci à la directrice, et attendait patiemment la cessation des libéralités d’un vieux général, l’ancien protecteur de Dinah, passé à l’état de papa-gâteau ; — il disait : « gâteux ». —

« Nous verrons lorsqu’il ne sera plus là pour payer les notes ! » pensait-il.

Provisoirement, il avait des attentions pour mademoiselle de Caveyre, et c’était un des assidus des petites réunions qui se tenaient le soir dans le salon-boudoir de la poste. Là venaient, de temps en temps, Ninon la Polonaise, madame Barjac, jeune veuve de vingt-cinq ans, qui avait « levé » une petite boutique de modes ; une sage-femme un peu mûre, mais très élégante, appelée mademoiselle Zoé, et quelquefois, lorsque la directrice était seule, madame Grosjac, qui, plus fière que mademoiselle de Caveyre, ne frayait pas avec tout le monde.

En hommes, il venait, outre M. Reversac, un propriétaire aisé, M. Madaillac, qui s’était fait secrétaire de la mairie par ambition, pour mener la commune, et M. Desguilhem, l’huissier, tous deux célibataires. Puis encore, John Monturel, qui ne l’était pas moins, et le fils Lavarde, « Exupère », comme on l’appelait familièrement. Mais celui-ci venait plus rarement : il disait en goguenardant que l’âge de ces dames commandait le respect.

Là, sous l’œil maternel de la digne madame de Caveyre, on jouait au rams, on riait et on causait en prenant le thé avec des cakes for tea, que John faisait venir d’Old England en droite ligne. Les grands jours, lorsqu’on cassait la tire-lire, pour la fête d’une de ces dames, ou à la suite d’un pari, M. Reversac allait à la ville et rapportait des gâteaux et des bouteilles dans le coffre de son cabriolet. Alors, c’était une joie : on buvait du vrai champagne, ma foi, qui émerillonnait les yeux, et une douce gaieté, un agréable laisser aller régnaient dans la petite réunion. La bonne madame de Caveyre regardait tout cela avec son beau sourire indulgent, et, après avoir mangé quelques babas et avalé trois ou quatre flûtes, elle allait tranquillement se reposer, en recommandant qu’on ne veillât pas trop tard.

Et, après son départ, il arrivait que d’aucuns avaient quelque chose à se dire dans les petits coins obscurs, ou, l’été, sous la tonnelle du jardin. D’autres fois, par une belle nuit étoilée, on franchissait une brèche du mur de séparation, et on allait dans le « Bois vert », sorte de petit pourpris planté d’yeuses et de lauriers, se promener et deviser deux à deux.

Naguère, M. Duboisin faisait les délices de ces soirées intimes. Il en était le boute-en-train joyeux. Aussi était-il l’enfant gâté de toutes ces dames et demoiselles qui ne lui refusaient jamais rien à l’occasion : « le pauvre chéri !… »

Malheureusement, il n’était plus là, et mademoiselle de Caveyre eût bien voulu le remplacer par son successeur au bureau de l’enregistrement. Mais celui-ci paraissait farouche comme feu Hippolyte lui-même. Lorsqu’il venait à la poste apporter quelque paquet administratif, il se bornait à de courtes politesses, et refusait invariablement d’entrer, malgré les invitations aimablement significatives de la directrice.

— Tâchez donc de le décider ! avait-elle dit à M. Reversac.

Et celui-ci, avec un beau désintéressement, insinua, au cours de sa visite, que dans cette bourgade où, à moins de s’abrutir à la bête hombrée, on ne savait que faire de ses soirées, il y avait pourtant une petite réunion où l’on pouvait causer, le soir, et passer agréablement une heure ou deux…

— Je me couche de bonne heure, interrompit froidement M. Lefrancq.

Sur cette affirmation catégorique, M. Reversac exprima un regret, puis se leva et prit congé, en tendant la main au receveur. Au contact de cette main moite et visqueuse, celui-ci sentit s’accroître sa répulsion pour M. Reversac ; aussi le visiteur était à peine sorti que le jeune homme alla se laver les mains.


Pendant la journée, M. Lefrancq s’occupait de ses affaires du bureau, recevait le public et les officiers ministériels qui venaient acheter du papier timbré ou faire enregistrer des actes. Dans ses moments de loisir, il lisait, ou, prenant sa canne, allait faire une promenade aux environs. Il faisait bon marcher : le temps s’était mis au froid sec, la terre était gelée et, dans les prés grisâtres, l’herbe semblait desséchée. Au milieu des bois, de grands châtaigniers dressaient dans le ciel couleur de plomb leurs grosses branches, parfois brisées par le vent d’hiver, comme des membres mutilés. Les truffières de chênes dispersés aux feuilles rousses, avec çà et là des chênes verts en boqueteau, s’opposaient aux taillis de châtaigniers pour la « carassonne » qui, dépouillés, dévalaient le long des pentes en masses sombres. Sur les plateaux, entre les bois, s’étendaient des friches semées de lavandes et d’immortelles sauvages, ou des bruyères grises avec quelques pins épars semés par les oiseaux, qui s’égayaient par places de massifs d’ajoncs où persistaient des fleurs jaunes. Dans les clairières cultivées, à mi-côte ou à la cime d’une ondulation de terrain, les métairies isolées au milieu des terres jaunâtres et des vignes pierreuses fumaient sur l’horizon. La vie était comme suspendue par le froid hivernal. Les mésanges, les rouges-gorges, les roitelets, les pinsons, avaient déserté les bois pour les jardins et les alentours des bourgs et des villages. Le long des vieux chemins bordés de murailles ou d’épaisses haies de ronces et d’épine noire sur lesquelles pendaient les pousses mortes des clématites, les chardons-peignes haussaient leurs têtes rondes desséchées. Au lieu du chant des oiseaux, de l’excitation câline du bouvier à ses bœufs lents, des couplets alternés des moissonneurs, ou de la chanson de la bergère « touchant » son troupeau à la lisière d’un pré, un silence coupé au loin par l’aboi d’un chien solitaire, ou le croassement d’une bande de corbeaux, planait sur la campagne endormie.

Lorsqu’il s’en allait ainsi par les chemins creux des combes, faisant craquer la glace dans une empreinte de pied de bœuf, ou qu’il grimpait les sentiers rocailleux au flanc des coteaux roux, tavelés de touffes de buis à la verdure sombre, il semblait au jeune homme que ce silence et ce sommeil de la nature se reflétaient dans son cœur aux mouvements assoupis. Le souvenir de l’amie crue oublieuse s’affaiblissait de jour en jour et n’éveillait plus dans son esprit qu’un vague sentiment de mélancolie dépourvu de toute amertume. Un apaisement rapide s’était fait en lui, et semblait justifier les procédés expéditifs de mademoiselle de Caveyre. Lorsqu’il songeait aux déchirements angoisseux de la séparation, à ces promesses réciproques d’un amour éternel, à ces adieux mouillés de larmes, à ces étreintes désespérées, et qu’il se retrouvait, à trois semaines de distance, déjà rasséréné, il s’étonnait de cette accalmie subite de son cœur et de ses sens. S’il eût analysé plus exactement ses sentiments, il eût été encore plus surpris de constater au fond de sa pensée, avec une sensation de bien-être et de paix, la satisfaction d’être libre de tous liens, sans avoir les torts d’une rupture.

Après les premiers froids, vinrent les neiges, alternées de pluies glaciales et d’âpres gelées, — à pierre fendre, comme on dit. — Lorsqu’il faisait trop mauvais temps, M. Lefrancq restait chez lui, travaillait ou lisait, s’interrompant parfois pour aller à la fenêtre contempler le paysage attristé par l’hiver. Un peu au-dessous de lui, le jardin aux allées bordées de buis, où sautillait quelque passereau cherchant sa pâture. Sous la terrasse du jardin, les prés morts descendaient en pente roide jusqu’au fond du vallon, où venaient s’abattre des vols de sansonnets. Là, le petit ruisseau gelé dormait entre les bordures de vergnes qui le suivaient dans ses contours capricieux. Au delà, des ondulations de bois et de terres cultivées remontaient en s’étageant jusqu’à l’horizon, fermé en quelques endroits par un rideau d’yeuses rabougries. Le receveur restait là souvent, le front appuyé contre la vitre, songeant. Dans le jardin du propriétaire, mademoiselle Desvars traversait quelquefois, allant au hangar chercher des branches de fagots, et il admirait sa taille souple et l’ensemble tout gracieux de sa personne.

Le soir, après dîner, M. Lefrancq allait chez le pharmacien, et tous deux, dans le petit cabinet bien clos, causaient au coin du feu en fumant des cigarettes…

Il y avait environ deux mois que le receveur était à Auberoque, lorsqu’un jour M. Desvars vint le trouver, sérieux et rayonnant à la fois :

— Ma petite machine est achevée, terminée, prête à fonctionner : venez la voir !

M. Lefrancq suivit l’inventeur, qui le conduisit à son atelier. C’était l’ancienne boutique de serrurerie des Desvars, considérablement agrandie par le dernier représentant de cette vieille famille d’artisans, habile serrurier lui-même. À l’une des extrémités était installée une forge avec tous ses accessoires : enclume, étaux, machine à forer, etc. À l’autre bout de l’atelier était un établi de menuisier avec des scies, des rabots, des ciseaux accrochés au mur et, à côté, un tour. Dans un coin, des pièces de fer, de fonte, des débris métalliques de toute sorte et des formes les plus bizarres, s’amoncelaient jusqu’à hauteur d’homme. Il y avait là des tonnes de métal qui témoignaient des tâtonnements de M. Desvars. Partout, aux murs, ou suspendus aux poutres parmi les toiles d’araignées, étaient accrochés des modèles de pièces, des calibres en bois, des embryons ou des membres de machines diverses.

Car le vélocepède n’était pas la première invention de M. Desvars. Il avait débuté en grand par une moissonneuse qui, promenée d’exposition en exposition pendant des années, n’avait eu qu’un succès très relatif, malgré quelques agencements ingénieux, à cause de certaines défectuosités qui lui ôtaient toute valeur pratique. En effet, cette moissonneuse, qui eût peut-être fonctionné passablement sur un terrain uni comme un billard, dans les champs en déclivité ou tant soit peu mouvementés, coupait le blé tantôt à la racine, tantôt au milieu de l’épi. Elle avait fini sa carrière dans une usine où on l’avait achetée au prix du vieux fer et mise à la ferraille.

Après cela, M. Desvars avait inventé le « Chariot australien », sorte d’énorme wagon d’émigrants, très bien conçu, curieusement combiné, mais qui avait l’inconvénient capital d’être, à vide, une charge suffisante pour l’attelage. En ce moment, le chariot était abandonné, enlizé au fond des prés, le long du petit ruisseau, d’où quatre paires de bœufs n’avaient pu le tirer.

Puis, passant des travaux de la paix aux arts de la guerre, M. Desvars avait inventé une mitrailleuse. C’était le moment où l’on parlait beaucoup de ces engins, maintenant à peu près oubliés. Cette mitrailleuse, présentée au Comité d’artillerie, avait eu les honneurs d’un examen, à la suite duquel elle avait été rejetée, malgré quelques détails bien compris, comme presque aussi dangereuse pour les servants que pour l’ennemi.

Entre ces inventions principales, M. Desvars avait encore imaginé quelques machines de moindre importance : une hélice spéciale pour la direction des ballons ; un appareil pour arrêter les chevaux emportés ; un robinet-compteur pour les liquides et quelques autres mécaniques de ce genre.

Mais toujours, petites ou grandes, les inventions de M. Desvars avaient échoué par un manque regrettable d’utilité ou une imperfection de fonctionnement pratique.

Comme l’avait dit le Moniteur général des Inventions, à propos de la moissonneuse : « Il ne suffit pas qu’une moissonneuse soit ingénieusement conçue, que certaines parties soient bien adaptées ; il faut encore que, dans son ensemble, la machine soit apte à moissonner… »

Tous ces essais malheureux n’avaient pas découragé M. Desvars. Dans les commencements, il employait des ouvriers mécaniciens à chers deniers ; puis, l’argent lui manquant, il s’était mis à travailler seul. À cette heure, il croyait tenir le succès avec son vélocepède.

— Le voilà ! dit-il à M. Lefrancq.

C’était une machine à trois roues réunies par un bâti en fer, supportant une sorte de selle : quelque chose ayant l’aspect général d’un tricycle à chaine d’aujourd’hui, mais beaucoup plus massif, et avec cette différence que le mouvement, donné par les pieds, était transmis par un système d’engrenages. C’était un tricycle « acatène », comme disent à présent ceux qui croient avoir inventé ce mode de transmission de la force motrice. Les roues en bois, cerclées d’une mince bande d’acier, eussent été, comme roues de voiture, des merveilles de légèreté : mais, en raison de la destination de l’engin et eu égard à la force qui devait les actionner, elles étaient beaucoup trop lourdes.

Le receveur examina un moment la machine, pendant que M. Desvars lui donnait complaisamment des explications.

— Croyez-vous, dit-il enfin à l’inventeur, que vos cadres soient suffisamment résistants pour assurer la justesse parfaite du mouvement des engrenages ?

— Oh ! le bâti est solide, c’est prévu.

— Et puis, je crois que ce ne sera pas sans un certain effort qu’on fera mouvoir l’appareil.

— Pardonnez-moi, la fatigue sera nulle, dit M. Desvars avec un léger sourire de condescendance ; tenez, essayez d’un bout à l’autre de l’atelier.

— Le receveur se mit en selle et actionna le vélocepède.

— Je crains, dit-il en revenant, après avoir tourné difficilement à l’extrémité de l’atelier, je crains que la fatigue ne soit plus grande que vous ne le pensez… Et puis, ces quelques tours de roues me révèlent un inconvénient sérieux.

— Et lequel ? demanda M. Desvars, étonné.

— C’est la dureté des réactions et la trépidation que cause la moindre aspérité du sol…

— Ceci n’est rien : avec la vitesse, ces réactions et ces trépidations ne se feront plus sentir.

— Alors tout ira bien !

Quoique M. Lefrancq ne fût pas très enthousiaste de l’invention, son propriétaire le reconduisit jusque chez lui, et, après avoir annoncé son départ pour Paris, le pria de lui avancer les cent francs du semestre de loyer, — « si cela ne le gênait pas ».

— Le plus difficile n’est pas d’inventer, dit-il, mais de lancer l’invention.

— Tenez, les voici ! dit le receveur en ouvrant son tiroir. Je désire fort que vous réussissiez.

— Merci bien… Je réussirai, soyez-en certain, dit l’inventeur en mettant l’argent dans son gousset.

« J’en doute fort ! » pensait M. Lefrancq.

Mais il s’en tint à souhaiter le bonsoir à M. Desvars.