Les Gens de bureau/VIII

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Dentu (p. 32-39).
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VIII


Caldas n’avait pas de transitions à ménager.

On quitte la bohême comme une auberge mal famée, quand et comme on peut ; on part sans dire adieu à personne.

Les huit jours de répit que lui accordait M. Mareschal furent donc pour lui comme un congé anticipé. Il en profita pour visiter quelques amis de sa famille, de la race de ces correspondants-amateurs auxquels les gens de province recommandent instamment leurs fils à surveiller, comme si à Paris on avait le temps de se mêler des affaires des autres.

Du jour où Romain s’était mis à écrire dans les journaux, il avait cessé de voir ces excellents bourgeois, sachant bien qu’ils devaient le considérer comme un homme à la mer.

En entrant dans l’administration, il revenait sur l’eau et il s’empressait d’aller leur faire part de son sauvetage. Peut-être l’idée que quelqu’un d’entre eux écrirait à sa famille n’était-elle pas étrangère à sa politesse.

Partout il fut bien reçu, et M. Blandureau, riche négociant qui professe pour la littérature l’estime qu’elle mérite, le retint à dîner.

— Vous avez pris un sage parti, jeune homme, lui dit ce commerçant à cheval sur ses principes, en quittant un métier qui n’en est pas un. En embrassant la carrière administrative, vous vous rattachez à la société ; vous devenez quelque chose.

— Pardon, interrompit Romain ; dans la littérature j’aurais pu devenir quelqu’un.

— Et après ?… continua M. Blandureau ; songez donc qu’aujourd’hui vous avez une position dans le monde. Et tenez, moi qui vous parle, j’aimerais mieux donner ma fille en mariage à un sous-chef de ministère qu’à n’importe quel académicien. Ce sont les premiers de votre état, et ils gagnent douze cents francs par an !

— Et puis ils sont si vieux ! dit Caldas.

M. Blandureau aurait sans doute ajouté des choses bien plus fortes encore, si Romain ne s’était esquivé pour courir au théâtre.

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Ce soir-là il y avait première représentation aux Variétés : toute la presse, grande et petite, était dans la salle. C’était la seconde pièce d’un débutant dont on attendait monts et merveilles.

À onze heures moins le quart, le critique Greluchet fit son apparition au café du théâtre. Il promena son œil flamboyant autour de la salle, cherchant un visage ami. N’en trouvant pas, il appela le garçon par son petit nom, et se fit servir une chope. Le critique Greluchet, qu’on avait outrageusement refusé au contrôle, était allé étudier son compte rendu au Casino-Cadet ; parti furieux, il revenait presque gai, ayant recueilli deux mots méchants sur la pièce nouvelle à encadrer dans son feuilleton.

Bohême incurable, depuis huit jours Greluchet avait vu la fin de sa dernière pièce de cent sous, ce qui ne l’empêchait pas d’entrer dans ce café, se fiant, pour payer sa consommation, à la Providence qui déjà tant de fois a bien voulu acquitter ses notes.

Pour tuer le temps, il prit une feuille de théâtre et se mit à étudier la distribution de la pièce.

Déjà sa chope était à moitié vide, lorsque la porte du café s’entrebâilla discrètement, et une tête barbue apparut qui interrogeait l’horizon des consommateurs.

Greluchet reconnut cette tête.

Ce n’était pas le messager du Seigneur, le banquier de la Providence…

C’était Cahusac, le bohême qui travaille quelquefois et qui ferait de si charmants articles, s’il prenait la peine de garder la monnaie de sa conversation. Cahusac cause, il n’écrit pas ; c’est un artiste en mots, il pétille comme un feu d’artifice ; et quand l’esprit lui manque, il se sauve par la méchanceté. C’est du fiel champanisé.

Greluchet ne connaissait que trop ce Rivarol de brasserie ; son flanc portait encore une plaie ouverte. Cahusac avait lancé plus d’un mot terrible à son adresse.

Greluchet est sans rancune. Il s’ennuyait tout seul, il appela son bourreau.

Cahusac hésita, mais il avait soif aussi, et il entra.

— Hein ! cria Greluchet, est-ce assez infect ?

Trois bourgeois qui jouaient aux dominos levèrent la tête, et Greluchet fut content, il faisait sensation.

— Que pouvez-vous trouver d’infect, vous ? demanda Cahusac avec la dernière insolence…

— La pièce, parbleu !

— Y étiez-vous ?

— J’en sors.

L’œil impitoyable de Cahusac se fixa sur son interlocuteur, qui se sentit si décontenancé, qu’il fit servir une canette.

— Racontez-moi donc la pièce, reprit Cahusac.

— Il n’y a pas de pièce.

— Et les mots ?

— Il n’y a pas de mots.

— Mais enfin, de quoi est-il question ?

— Eh ! de rien ? toujours la même rengaine…

— A-t-on sifflé ? a-t-on applaudi ?

— Heu ! heu !

— Bon, dit Cahusac, je suis fixé.

— Sur quoi ? demanda Greluchet surpris.

— Sur vous, parbleu !

Le critique eut presque envie de se fâcher ; mais la barbe noire de Cahusac l’intimidait positivement.

Le mot cependant jeta du froid dans la conversation, et Cahusac se levait déjà pour prendre son chapeau, quand la sortie du théâtre fit affluer dans le café un dernier ban de consommateurs.

Parmi eux, l’œil de lynx de Greluchet distingua, non, devina l’ami Romain Caldas. – « La bière est payée, pensa-t-il, merci, mon Dieu ! » Et se dressant sur ses maigres jambes, il héla le sauveteur. Du même coup, il fit apporter un moos.

Le trop confiant Romain vint s’asseoir à la table des deux bohêmes.

— Quel succès ! dit-il ; au dénoûment on nous a servi l’auteur.

Greluchet n’était pas à la conversation ; il admirait les beaux habits de Caldas…

— Ah çà ! te voilà vêtu comme feu Gandin, dit-il avec envie ; il y a donc de l’or, au Bilboquet ?

— Pas trop, dit Romain, mais j’ai la confiance d’un tailleur.

— Un tailleur à tomber, interrompit Cahusac, je demande son adresse.

— Entendons-nous, reprit Caldas, j’ai sa confiance, parce que j’ai une place.

— Une place ! firent en chœur les deux bohêmes.

— Oui, mes amis, j’entre au ministère de l’Équilibre.

— Paye-t-on la copie ? demanda le critique.

— Cent francs par mois, répondit Romain, pour commencer.

— Alors, mordioux ! fit le critique, saisissant la balle au bond, c’est toi qui régleras la consommation.

— Cent francs, reprit Cahusac, mais c’est la Californie ; je demande une pioche… Voyons, qu’est-ce qu’il faut faire pour gagner tout cet argent-là ?

— Pas grand’chose, en vérité. On arrive au bureau sur les dix heures ; à cinq heures on est libre.

— Ça fait sept heures, observa Cahusac, c’est long !

— Y va-t-on tous les jours ? demanda Greluchet.

— Dame, oui, les dimanches exceptés.

— Ça fait vingt-six jours par mois, remarqua le critique ; c’est beaucoup.

— Je vous trouve superbes, reprit Caldas ; est-ce que vous avez jamais gagné cent francs à travailler dans vos journaux ?

— D’abord nous ne travaillons pas, répliqua Cahusac.

— Et nous sommes libres, ajouta Greluchet.

— Vous n’allez pas toujours où vous voulez, dit l’autre.

— Pas toujours, mais qu’importe ?

— Il importe si bien, s’écria Cahusac, que de vos cent francs je ne veux en aucune sorte, et ne voudrais pas même à ce prix d’un tailleur.