Les Grotesques/Scalion de Virbluneau

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Michel Lévy frères, libraires-éditeurs (p. 41-62).


II

SCALION DE VIRBLUNEAU, SIEUR D’OFAYEL.


Ami lecteur, avez-vous jamais ouï parler de M. Scalion de Virbluneau, sieur d’Ofayel ?

Je parierais mes deux oreilles contre une bouteille de vin de Xérès authentique que vous ne vous doutiez même pas de son existence. C’est un bonheur qui n’est point donné à tout le monde, que de connaître M. Scalion de Virbluneau. — Ce bonheur, je l’ai, moi qui vous parle ; j’en suis fier, et cependant je ne le dois qu’au hasard : mais c’est une faiblesse habituelle à l’homme qui trouve quelque chose de s’en enorgueillir, comme si ce n’était pas l’effet de quelque rencontre fortuite plutôt que de son habileté et de ses combinaisons…

— Scalion de Virbluneau est à moi ; c’est mon bien, c’est ma propriété, c’est ma chose, mon Amérique découverte ; j’y plante le piquet et j’en prends possession solennellement et aux yeux de tous. — C’est mon mort, je le couve des yeux, comme le bon curé de La Fontaine : que personne n’y touche, ou je crie : « Au voleur ! au voleur ! » bien mieux et plus fort que le marquis de Mascarille. — Moi, hyène littéraire, qui m’en vais déterrant des cadavres de poëtes, je l’ai flairé et deviné à l’odeur putride qu’il exhalait sous une triple couche de bouquins insignifiants ; j’ai tant gratté, tant travaillé avec mes pattes de devant et de derrière, que je suis parvenu à le déblayer. — Ce n’était pas une petite opération : il était tellement enfoui entre un Tableau de l’Amour conjugal, du docteur Venette, et une Malvina, de madame Cottin, qu’à peine lui voyait-on le bout du nez. — Pauvre Scalion, tu as bien manqué de rester à tout jamais dans la poudreuse obscurité où tu croupissais chez un ignoble bouquiniste.

Par un accident très-rare, j’avais ce jour-là de l’argent sur moi, et moyennant vingt sous donnés au gardien de cette Nécropolis intellectuelle, j’ai emporté mon Scalion dans ma bibliothèque, tout glorieux, tout grondant, tout hérissé. Vraiment, c’est qu’il est rare de rencontrer un auteur imprimé aussi profondément inconnu que Scalion de Virbluneau. On trouverait à peine un nom plus ignoré parmi les poëtes contemporains, et pourtant le sieur d’Ofayel vaut bien que l’on fasse connaissance avec lui.

— Quant à l’extérieur physique, s’il n’est pas des plus brillants, il n’est pas non plus trop mal partagé. Son livre a une figure assez honnête et prévenante ; c’est un petit in-18 habillé en rouge, avec quelques restes de dorure sur le dos ; le papier n’est point trop jaune ni trop piqué des vers. — Le caractère est italique, et s’il ne vaut pas celui d’Alde Manuce, néanmoins il se laisse lire assez facilement. — Les gravures, peu remarquables sous le rapport de l’exécution, sans pourtant être mauvaises, sont on ne peut plus singulières comme conception et composition. Il y a des lettres ornées, des culs-de-lampe, des coins et des fleurons. — Somme toute, c’est un livre dont l’exécution matérielle est assez fashionable et coquette pour le temps auquel il a été fait. — Sans doute il y a loin de là aux magnificences de reliure et de vignettes des Annuaires anglais ; mais, tel qu’il est, ce petit volume devait tenir assez bien son rang dans les oratoires des belles jeunes dames du xvie siècle.

À la première page s’élève pompeusement un frontispice d’architecture entendue dans le goût de la renaissance. — C’est un portique orné de trois figures ou statues. La première, belle fille avec de grandes ailes, un diadème à pointe sur la tête, pareil à la couronne de fer du roi des Lombards, une palme dans la main gauche, un sceptre dans la droite, les pieds croisés symétriquement, est assise sur le haut du fronton, où elle trône d’un air impassible et majestueux. — Les deux autres son parallèles et forment des espèces de cariatides. — L’une, vêtue d’une tunique fendue sur la cuisse, lève les deux bras en l’air et semble regarder quelque chose visible seulement pour elle ; une ancre est à ses côtés ; sur le piédestal on lit : Spes. L’autre est drapée de façon à montrer la moitié de sa gorge ; elle a une main sur sa poitrine, et de l’autre soutient en l’air un plat sur lequel deux petites mains enjolivées de manchettes s’étreignent le plus amicalement du monde. — Au bas est écrit : Fides. N’est-ce pas que cela ferait un admirable frontispice pour quelque obscur traité de théologie sur la présence réelle ou la transsubstantiation, par exemple ? Ces vertus théologales ont un parfum d’allégorie mystique qui ferait à merveille. — Pourtant le livre de Virbluneau n’est pas une dissertation scolastique, bien au contraire, et toute cette construction symbolique sert de cadre à une légende disposée ainsi :


Les
loyalles et
pudicques
amours de
Scalion de
Virbluneau
À
madame de
Boufflers
À Paris
chez Jamet Mettayer
imprimeu du Roy


Au-dessous, dans un cartouche qui forme plinthe, on lit :


Les vœux de foy et d’espérance
Ont en amour grande puissance.


C’est qu’au xvie siècle l’amour ressemblait, à s’y méprendre, à la théologie. C’est la même métaphysique embrouillée, la même subtilité, le même fatras scientifique, la même symétrie de pensées et de formes. — L’amour argumente comme un docteur de Sorbonne in baroco et in baralipton ; il syllogise la passion, il se sert de la majeure et de la mineure ; il ergote, il sophistique, il divise et subdivise la plus petite fraction de pensée ; il la prend, il la tourne sur l’enclume, il la bat, il l’étend, il la passe au laminoir. Jean Scott et le docteur Séraphique n’ont jamais été aussi loin.

C’est quelque chose d’inextricablement tortillé, d’excessivement pointu et tiré aux cheveux, que l’on ne conçoit guère maintenant, et qui ne ressemble ni aux bonnes et franches allures de la vieille galanterie gauloise, ni aux prétentieuses afféteries des madrigaux mythologiques du xviiie siècle.

On sent, à tout cet esprit de controverse, que Luther est venu ; un pan du froc de ce gros moine révolté flotte à travers les quatrains et les tercets de tous ces beaux sonnets à l’espagnole ou à l’italienne. C’est le mysticisme germain, l’idéalisme du Nord qui se condensent et se cristallisent dans l’art plastique du Midi, plus amoureux de la forme, plus curieux du style et de l’extérieur de la pensée ; c’est l’Allemagne rêveuse qui donne la main à la sensuelle Italie. — C’est l’âme et le corps. — Le sonnet est la goutte d’ambre qui tombe sur toutes ces pensées voltigeantes, qui les embrasse étroitement et nous les conserve embaumées à travers les siècles et les variations de langage. — La poésie d’une époque est bien moins vite surannée que la prose ; les vers retiennent une infinité de vieux mots, donnent l’hospitalité à nombre de tournures tombées en désuétude dans le style habituel : c’est un des mille privilèges du vers.

— Quant à Scalion de Virbluneau, sieur d’Ofayel, c’est très-certainement un des plus détestables poëtes qu’il soit possible de trouver. Son commentateur, s’il avait un commentateur, car je suis trop modeste pour me compter, serait embarrassé pour en faire l’éloge ; et cependant ces messieurs savent dénicher des beautés secrètes jusque dans les points et les virgules. — Brossette en personne, Brossette, ce niais annotateur de Boileau, y aurait perdu son grec et son latin : il est difficile, même à un poète lauréat, d’être plus outrageusement ennuyeux, plus dénué de passion et d’idées. — Cela est monstrueusement nul, démesurément plat et gigantesquement médiocre ; c’est au-dessous de tout ; cela n’est pas même mauvais. — Vous ne trouvez pas dans Scalion les réjouissantes incongruités du tremblement de terre de Lisbonne, ni l’extravagance maladive et bizarre du poème de la Madelaine. C’est quelque chose de fluide, d’insipide et d’incolore, qui a un arrière-goût singulièrement académique, et qui aurait à coup sûr charrié son auteur au fauteuil, si le fauteuil eût existé en ce temps-là. — J’ai pris dix gouttes d’opium sans dormir : — au cinquième sonnet de Virbluneau, j’avais déjà fait deux ou trois rêves. — Mes mâchoires ont résisté à plusieurs discours de réception consécutifs et à plus de drames que je n’en veux nommer, et j’ai manqué me les décrocher irrémissiblement pour achever ce glorieux volume.

Mais, vous allez me dire : Pourquoi perdre votre temps et le nôtre sur un poëte qui le mérite si peu et que vous reconnaissez vous-même pour détestable ? — C’est précisément parce qu’il est détestable que je m’en occupe.

Je vous avoue que j’ai par-dessus la tête de grands poëtes, de grands génies et autre engeance de cette espèce qui pullule effroyablement par le temps qui court, et que j’aime assez à lire un auteur que je puis trouver mauvais. — Et puis ce qui me plaît en Virbluneau, quelque assommant qu’il puisse être, c’est qu’il est un type, un véritable type, tout à fait oublié dans ce siècle vainqueur et triomphant, le type de l’amoureux transi, de l’amoureux de la vieille roche dont les grand’mères parlent à leurs petites-filles, — de l’amoureux débonnaire et naïf qui n’ose toucher sa déesse du bout du doigt, qui sèche sur pied respectueusement et se contente de l’appeler cruelle et tigresse, comme M. Tibaudier dans la Comtesse d’Escarbagnas, au lieu de la violer élégamment à la manière d’Antony et consorts : cela est aussi rare et singulier qu’un squelette complet de mammouth ; c’est une espèce complètement disparue comme tant d’autres, et qu’on ne retrouve qu’à la profondeur de la couche diluvienne. — Ô bon Scalion de Virbluneau, ô mon bel amoureux du xvie siècle, tu vaux que l’on t’empaille et que l’on te mette confire à l’esprit de vin ! Que tu es curieux et réjouissant à voir, mon pauvre martyr d’amour ! Mon Dieu, que tu es maigre ! comme tes yeux sont caves ! comme ton front est labouré ! que tu es sale et en désordre ! Allons, peigne un peu cette perruque hérissée ; cire-moi cette moustache qui a l’air d’une moustache de chat en colère ; taille-moi en pointe cette barbe prolixe ; goudronne ta fraise, sème-moi des rubans sur ce pourpoint un peu trop sévère, relève-moi un peu les coins de cette bouche qui fait la moue, essuie-toi les yeux, mon éternel pleurard, mon Cupidon-Héraclite ! plante une plume de trois pieds de haut à ton feutre ; mets-toi une grande épée au derrière ; jette le coin de ton manteau sur ton épaule ; cambre-toi ; assure-toi sur tes talons ; campe ta main sur ta hanche ; prends un air vainqueur et matamore, et je te réponds qu’Angélique te sautera au cou et te suivra au bout du monde, et même plus loin si tu l’exiges. Avec les femmes il n’y a que les honteux qui perdent : elles aiment les vaillants et veulent qu’on les prenne d’assaut. — Ferrum est quod amant : cela était vrai avant Juvénal, et l’est toujours depuis. — Scalion est la caricature de la galanterie de ce temps : c’est un grand seigneur, un gentilhomme qui daigne faire des vers lui-même, et qui les fait, il faut le dire, en véritable gentilhomme qu’il est ; il ne livre son œuvre au public que sur la sollicitation pressante de quelques amis qui le supplient en grâce de ne point méchamment priver le monde d’une si admirable chose. Ses vers ne sont peut-être pas précisément merveilleux ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils sont à la dernière mode et dans le goût le plus nouveau. C’était une fureur alors que d’être amoureux et de chanter symétriquement ses amours en plusieurs livres, sous la forme imperturbable du sonnet. Le sonnet venait d’être importé en France par Pierre de Ronsard, Vendomois ; il était dans tout son éclat printanier, et il épanouissait, au soleil de la cour, ses quatrains et ses tercets diaprés d’antithèses et d’allusions mythologiques. — Aussi le livre de Scalion est-il tout écrit en sonnets : il y en a bien, Apollon le lui pardonne ! deux ou trois mille, tout autant que cela. C’est effrayant. Ils sont adressés en grande partie à une dame idéale ou réelle qui a nom Angélique. Cette brave dame, à ce qu’il paraît, était vertueuse outre mesure, car les sonnets du malheureux Virbluneau ne roulent que sur sa cruauté. Pardieu ! si j’eusse été madame Angélique, je lui aurais cédé sur-le-champ, afin qu’il ne fît plus de sonnets ; mais Scalion aurait été homme à chanter son ivresse aussi longuement que sa détresse, et son bonheur aurait été aussi à redouter que son infortune.

Scalion de Virbluneau, sieur d’Ofayel ! Amadis sur la roche pauvre était un joyeux compagnon près de toi. Tudieu ! quel amour est le tien ! — ce ne sont que doléances et complaintes à n’en plus finir. On mettrait à flot un vaisseau à trois ponts des larmes qu’il répand ; son oreiller est tout trempé ; ses matelas sont traversés de part en part ; c’est un cataclysme universel ; sa cervelle se fond en eau. Il a plutôt l’air d’un fleuve ou d’un dieu marin que d’un Cupidon : il est hâve, pâle, maigre et n’aura tantôt plus que la peau sur les os. Il va mourir. Il est mort. — Laissons-le parler lui-même :


Mon cœur ne peut plus vivre ainsi qu’il est,
Loing de pitié, de faveur et liesse ;
Car le tourment le plus cruel qu’il ait,
C’est quand il croit que votre amitié cesse.

Las ! qui vous rend si dure, ma maîtresse ?
Puisqu’à servir vos beautés il se plaît.
Mieux lui vaudrait de vivre tout seulet
Que de chercher compagne qui le blesse.


Fol est celui qui cherche son malheur,
Et insensé celui de qui le cœur
Vit librement auprès de cette dame.

Quiconque croit amour est malheureux ;
Car, espérant quelque jour d’avoir mieux,
Il perd l’esprit le sens, le corps et l’ame.



Quand il plaira à tes yeux, ma maîtresse,
Qu’avant mes jours je descende là-bas,
La Parque alors, guidant mes derniers pas,
M’abordera aux rives de liesse.

Mais paravant que ta rigueur m’en presse,
Je te supply de ne desdaigner pas
D’ouyr de tous regretter mon trépas,
Dont fut autheur ta fréquente rudesse.

Car quelque amy meu de compassion,
Se souvenant de mon affliction,
Sur mon tombeau gravera ces trois carmes :

« Celuy qui fut d’Angélique amoureux,
« Gyst maintenant cy-dessous plus heureux
« Que s’il vivoit avecque tant d’alarmes.


On voit que Scalion prend les choses tout à fait au sérieux. — L’ami est probablement Philippe Pérault, officiellement chargé de faire les sonnets laudatifs à la tête de chaque livre. Le même Pérault a fait une pièce intitulée ainsi : Élégie de monsieur de Virbluneau et madamoiselle Angélique. On lit ces vers :


Vous qui voulez aimer d’amour chaste et pudique,
Connoissez Virbluneau, espris d’une Angélique ;
Apprenez sa vertu qui luit incessamment,
Au fort du désespoir et angoisseux tourment.
................
Qu’on ne réclame donc qu’un Virbluneau au monde,
Seul vray loyal amant en qui la grâce abonde,

Et en qui la noblesse et magnanimité
De Roland se retouve, et la pudicité
D’une mesme Angélique, aussi renouvelée,
Tel que Théagenès avec sa Chariclée,
Les plus loyaux amans qui furent sous les cieux,
Amorchés du désir d’un hymen gracieux.
Bref, en un Virbluneau et en une Angélique,
Le triomphe d’honneur, la vertu héroïque,
Les attraits de Vénus, la naifve beauté,
La grâce, la splendeur, la ferme loyauté,
Et l’excellente foy d’une amour chaste et saincte,
Se revoit dans leurs cœurs engravée et empreinte,
D’un renom immortel par un los florissant,
Qui décore leurs noms tousiours en accroissant.
Ainsi à eux est dû la couronne de gloire,
La palme et le laurier, trophée de victoire.


Les camarades de ce temps-là valaient certainement bien les camarades de ce temps-ci ; et, quoiqu’il ne se soit pas trouvé de spirituel M. de La Touche pour les stigmatiser, ils étaient à coup sûr d’aussi intrépides thuriféraires que quiconque ; — leur manière de louer a même quelque chose d’effrontément naïf qui me charme plus que je ne le saurais dire : point de demi-louange, point de réticence, point de ces petits éloges cauteleux et furtifs qui ne compromettent en rien celui qui les donne. L’auteur pour qui l’on se pâme en grec et en latin (bien différent des louangeurs modernes, qui savent à peine le français, ceux-là savaient le grec et le latin, voire même l’hébreu) ; l’auteur, dis-je, est toujours, et sans la moindre restriction, une rare merveille à nulle autre pareille, sa muse sans seconde la première du monde, ainsi de suite, jusqu’à entière extinction des rimes en onde ou en eille.

Homérus, auprès de lui, n’est qu’un petit grimaud, bon à être sifflé au Louvre par les pages ; le Virgile un regrattier, le Nason un mince écolier en matière d’amour, Orphéus un mauvais joueur de cornemuse. — Nos prospectus sont loin encore d’être à cette hauteur : malgré tous les perfectionnements successifs de cette branche d’industrie, nous n’osons pas donner aussi hardiment de l’encensoir au travers du visage à nos amis et connaissances. — Cela viendra ; il ne faut désespérer de rien dans le meilleur des mondes possibles.

Nous avons rarement vu d’aussi réjouissantes illustrations que celles du livre de Virbluneau. Cependant les vignettes des romans modernes ne laissent guère à désirer sur ce point ; — c’est d’un mauvais goût très-curieux et très-amusant. L’esprit de l’époque y est travesti d’une façon cruellement fidèle : ici, sur un autel chargé d’emblèmes érotiques et de chiffres entrelacés, deux mains se serrent au milieu d’une grande flamme ; dans le cartel est écrit : Alit concordia flammam : cela n’est-il pas très-charmant et très-ingénieux ? — Plus loin, c’est une pyramide dont la base plonge dans un brasier ardent ; sur la pointe est fiché un cœur avec des effluves rayonnants ; un lierre embrasse étroitement de ses deux bras noueux les pans du monolithe ; en haut l’on voit cette inscription : Eo spe me ducente, amore consumor ; en bas, entre des S et des carquois : Celsior ignis adurat. Le cœur empalé signifie amour platonique ; le feu qui brûle au pied de la pyramide, représente l’amour charnel ; le lierre, ainsi que le sait la plus petite couturière, est le symbole de la fidélité ; la pyramide veut dire solidité et force. Voilà qui est très-bien. Si j’étais femme, je ne résisterais certes pas à des allégories aussi convaincantes ; mais Angélique était une vraie tigresse hyrcanienne : aussi Virbluneau, voyant que les symboles ne réussissaient pas, dessine une nouvelle vignette on ne peut pas plus claire et persuasive : d’abord elle est trois fois grande comme les autres, et se plie en plusieurs morceaux, en manière de carte de géographie.

La scène est dans une campagne bossuée de petites collines, semée de châteaux et de villages, entrecoupée d’eaux et de bois ; dans un coin du ciel, au milieu d’un nuage, un amour, l’arc à la main, tire ses flèches sur la terre ; tous les animaux de la création sont rassemblés comme au jour de leur entrée dans l’arche ; c’est le printemps, toutes les fleurs s’épanouissent, tous les arbres se chargent de feuilles. — Les flèches de l’amour ont atteint leur but, le cerf court après la biche, les oiseaux se cherchent dans les branches, les colombes se becquètent, les oies s’avancent côte à côte en se dandinant, le brochet et la brochette lèvent leur museau hors de l’eau et se sourient le plus amicalement du monde, le crapaud fait des avances à la crapaude, les limaçons se montrent les cornes, les serpents s’entortillent, les lapins assis sur leur derrière se frottent les moustaches avec leurs pattes de devant, les hérissons se rapprochent au risque de s’embrocher avec leurs piquants, les lézards se regardent de l’air le plus langoureux, les boucs se donnent des coups de tête à la bretonne, les papillons dansent dans un rayon de soleil, le chien récite une élégie à la chienne, le coq est très-aimable avec la poule. À la manière dont y vont tous ces différents groupes, il est aisé de conjecturer que le monde sera encore peuplé longtemps. Deux inscriptions, l’une en latin, l’autre en français, afin que petits et grands comprennent, remplissent une bonne partie du ciel. Voici l’inscription latine : Omnia amore vivunt sine quo deficiunt. Voici l’inscription française :


Chacun recherche sa chacune ;
À tout sexe amour est commun :
Suyvant cette règle commune,
Aymez-moi, mais n’en aymez qu’un.


Pour qu’il n’y eût pas la moindre obscurité dans son tableau et que le sens en résultât clair et net, Virbluneau s’est représenté lui-même dans une posture anacréontique avec sa dame, tout à l’angle de la gravure. Je ne sais si c’est timidité ou ignorance de la perspective, il s’est fait deux fois moins gros que la poule placée au même plan que lui. — Angélique ne fut pas convaincue ; cependant la conséquence du syllogisme était facile à déduire et scolastiquement régulière : les oies aiment, les canards aiment, les crapauds aiment, donc vous devez aimer. Il eût été plus facile de se tirer de l’âne de Buridan. — Angélique se tira de là, et demeura de la cruauté la plus féroce. — Virbluneau, ne sachant où donner de la tête, compose une autre gravure où on le voit couché par terre, faisant la plus piteuse mine du monde, navré au côté et au bras comme un saint Sébastien par des flèches aussi longues que des broches. Une légende tortillée comme un tire-bouchon, ou comme un plumet de tambour-major quand il fait du vent, lui sort de la bouche et se déroule capricieusement en l’air ; cette fois-ci c’est de l’italien :

QUELLO CORE SOLO MI DA LA MORTE.

On dirait le tour de bâton du caporal Trimm, qui sert si élégamment d’épigraphe à la Peau de chagrin de M. Honoré de Balzac.

D’une espèce de soleil dont le disque est rempli par quelques mots hébreux que je ne vous expliquerai pas, attendu que je ne suis pas polyglotte comme Virbluneau, il pleut abondamment des têtes de mort, — ceci est tout à fait romantique, — et des flèches barbelées, — ceci est un peu plus rococo. À quelque distance du soleil est un pauvre petit cœur qui se grille et se consume, — c’est le cœur de l’infortuné Scalion. Plaignez-le, amoureux et amoureuses, car Angélique ne fut pas plus touchée de cette preuve d’amour que des autres : aussi Scalion perdit-il tout à fait patience et prit-il bravement le parti de ressusciter ; il planta là sa cruelle, et fit bien. Voici comme il s’en explique dans sa dédicace à très-sage et très-vertueuse dame madame de Boufflers :

« Quelques années du depuis considérant ma poursuite être infructueuse, je me suis desgagé de la première pour m’esclaver soubz l’obéissance d’une autre si favorable à la pudique recherche que j’ay fait de ses bonnes grâces, que de nos mutuelles amitiez s’en est suivi l’inséparable union de deux cœurs atteints de mesme flamme, et par conséquent l’aschevement de ce petit œuvre que j’ay tenu longtemps songneusement cachée… »

Cet amour malheureux dura cinq ans entiers. Ce n’est pas aujourd’hui que l’on trouverait des amants assez contemplateurs pour être capables d’une telle persévérance. Pendant tout ce temps, le loyal et pudicque Scalion de Virbluneau n’eut d’autres mets pour alimenter son amour que quelques baisers sur la main ou sur la joue, et tels autres menus suffrages ; encore chaque baiser lui coûte dix ou douze sonnets où il crie pitié et merci, et demande pardon de tant d’audace :


Je blasme, malheureux, mon infélicité
De vous estre blessée, et faillir l’entreprise
De vous baiser sans plus une fois par surprise,
Quand à la cheminée eustes du front heurté.

Malheureux, dis-je alors, le ciel est irrité
Contre moi, puisqu’ainsi mes vœux ne favorise ;
J’estimois que ma main tenant la vôtre prise,
Pourroit à mon desseing donner commodité.

Et pour un tel meschef je vous supply de croire
Que depuis n’a esté sans regretz ma mémoire :
Si vous faisiez ainsi du moindre de mes maux,

Je croiray de sortir de ma peine et souffrance,
Et selon mon service avoir la récompense,
Telle qu’ont mérité mes amoureux travaux.


Il souhaite d’être un gant, afin de pouvoir toucher la main de sa déesse :


Ah ! main qui doucement me déchirez le cœur,
Et qui tenez ma vie en l’amoureux cordage ;
Main où nature veult montrer ton bel ouvrage,
Et où le ciel versa sa bénigne faveur.

Las ! au lieu de ce gand qui reçoit tant d’honneur,
Que d’embrasser ce qui m’enflamme le courage,
Permettes qu’à présent j’aye cet avantage
Que d’estre gardien d’une telle valeur.


Si vous aymez le froid, je suis la froideur mesme ;
Si vous cherchez le chaud, j’ai un feu si estresme
Qu’il enflamerait bien l’air, la terre et les cieux.

Faictes donc, je vous pri’, que mon désir avienne,
Ou si me refusez, je suppliray les dieux
(Ô délicatte main !) que le gand je devienne.


À ce qu’il paraît, mademoiselle Angélique était un bas bleu, non pas un bas bleu d’azur, mais de l’indigo le plus foncé et digne d’entrer à la Crusca :


Prions Mercure orner notre langage :
Qu’en nos discours n’y ait aucun deffault ;
Car les beaux yeux qui m’ont livré l’assault,
Des beaux escritz ont praticqué l’usage.


C’était une femme devant qui il était dangereux de se permettre un solécisme et avec qui il fallait faire l’amour correctement. Ô trois fois misérable Scalion, sieur d’Ofayel !

Pour le physique, elle ressemble à toutes les Dulcinées de poëtes et de chevaliers errants, c’est un écrin complet : elle a des cheveux d’or, un front de nacre, des yeux de cristal et de saphir, un teint d’œillets, de lis et de roses, des lèvres de corail, des dents en perles orientales, une gorge d’albâtre avec une framboise pour bouton, un corps d’ivoire, des pieds de neige, des jambes de lait, peau de satin et le reste, avec cela une haleine mieux flairant qu’ambre gris et civette, une voix de syrène, une démarche de déesse, et toutes les qualités que les poëtes prodiguent à leurs héroïnes.

Ce qui veut dire qu’Angélique était blonde, avait les yeux bleus et la peau blanche, et que c’était une assez agréable personne, toutefois, sauf la cruauté :


Ces blonds cheveux dextrement tortillez,
De nœuds d’espoir et de douleurs cruelles,
Ce tein d’aurore en ses joues vermeilles,
Ces beaux coraulx doublement esmaillez.

Ces monts d’ivoyre en rondeur bien taillez,
Ces belles mains, ce col et ces oreilles,
Ces yeux trop plus brillans que deux estoilles,
En un instant m’ont tout ensorcellez.

Par eux amour se logea dans mes veines,
Et m’engendra les douloureuses peines
Que mon cœur souffre en sa belle prison.

Tant plus sa paix je poursuis et désire,
Plus je le sens en flamme se reduire,
Et moy privez de sens et de raison.


Nous voyons parmi les sonnets de Virbluneau qu’Angélique demeurait en Brie, qu’elle quitta pour s’en aller en Normandie.


Ô pauvre Brye ! ô veuve des beaux yeux
Qui de leur jour te rendoient fructueuse :
Absente d’eux, tu es si ennuyeuse
Qu’en te voyant tout me semble odieux.

Comme je suis chagrin et soucieux
(Pour leur départ) tu seras langoureuse ;
Toute contrée où ils sont est heureuse,
Et tout climat sans eux est malheureux.

Qui a pour dame Angélique choisie,
Très-heureux est (s’elle luy est amye),
Car autrement amour n’est que tourment.

Demy dieu est qui lui parle a son aise,
Est dieu du tout qui librement la baise.
Je n’en sauroy faire autre jugement.


Si en partant, seul vous m’avez laissé,
Sans m’avoir dit l’adieu que je désire,
Vous en avez augmenté le martyre,
Qui me retient de regrets oppressé.

Je me senty aussitost offencé
En vous oyant la vérité desdire,
Car on ne peut mon amour contredire
Que je ne soy dans l’ame courroucé.

Quel creve-cœur ! après si longue preuve
De mon debvoir, qu’il faille que j’abreuve
Mon lict en l’eau du ruisseau de mes pleurs !

Quelle fureur conduit ma destinée,
D’estre subject aux loix d’une obstinée
Qui s’esjouit quand pour elle je meurs ?

................

En Normandie, Angélique (ma belle)
S’en est allée establir son séjour,
Qui faict paroistre à minuict un beau jour,
D’un seul rayon de sa vive étincelle.


La cruelle Angélique eut les pâles couleurs à peu près vers ce temps, et le pauvre Scalion lui conseille un remède que je crois très-efficace ; mais Angélique ne fut pas de cet avis, et aima mieux être malade.

Ce fut en 1591 que cette belle passion le prit au ventre. — Voici le sonnet où il raconte l’origine de son amour ; il ressemble au sonnet de Pétrarque :


Era’l giorno ch’al sol si scoloraro
Per la pieta del suo fattore i rai,
Quand’ io fui preso, e non me ne guardai ;
Che i bei vostr’ occhi, Donna, mi legaro.


Le jour où Pétrarque devint amoureux de Laure était un vendredi saint. — Ce fut un jeudi que Scalion s’énamoura d’Angélique.


Toujours j’aurai présent dans la pensée
L’an, la saison, le mois, l’heure et le jour
Que je senty par la force d’amour
Mon cœur bruslé d’une ardeur insensée.

J’honoreray l’emprise commencée,
Si mon destin me conduit au séjour,
Où de mon heur je verrai le retour
Récompenser ma pauvre asme offensée.

L’heure, le jour, l’an, le mois, la saison
Qu’en aoust le peuple achève la moisson,
Mille cinq cens nonante et une année,

Par un jeudi, à quatre heures du soir,
Il pleust si fort à mes yeux de te voir,
Qu’à te servir ma foy fut adonnée.


Eh bien ! malgré et peut-être à cause de tous ces soupirs, de toutes ces larmes, de tous ces sonnets, de tous ces concetti, de toutes ces pointes, de tous ces rébus, Scalion ne put venir à bout de se faire aimer d’Angélique, et force lui fut de reporter son amour aux pieds de mademoiselle Adriane, qui ne fut pas cruelle comme Angélique.

Le bonheur de Scalion lui fit commettre un troisième livre de sonnets intitulé les Prospères et parfaites amours de Scalion de Virbluneau ; il y pleurniche bien encore de temps à autre, par l’effet de l’habitude, mais ce n’est rien.

Il n’y a que deux gravures dans cette partie : l’une représente un phénix sur un bûcher, avec cette devise : Ardendo me renovo ; — l’autre un cœur attaché par une chaîne, tenaillé, percé de clous, ouvert comme une armoire, par deux mains qui le tirent en sens inverse, avec accompagnement obligé de flèche et de tonnerres. Sur deux colonnes entourées de feuillages on voit un hibou et une lampe ; le blason de Virbluneau est au milieu ; sous le hibou est écrit : Inde mors ; sous la lampe : Inde vita. Mais je l’ai dit, ce n’est qu’une vieille habitude ; il y a au moins vingt sonnets dans cette dernière partie sur les baisers de sucre et de miel qu’Adriane lui a octroyés. Scalion, qui est pudique et loyal en tout, visait au mariage :

Acceptez pour mari Scalion de Virbluneau,


dit-il.

Il se maria donc avec Adriane ; ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. — Ceci finit comme les contes de fées ; mais, en vérité, je n’ai pu trouver un meilleur dénoûment. — J’espère qu’il n’a plus jamais fait de sonnets ni dessiné de gravures allégoriques.

Cependant, si détestable poëte qu’il soit, Scalion de Virbluneau aura l’ineffable gloire d’avoir fourni au grand Molière l’idée du madrigal que chante le marquis de Mascarille aux deux précieuses sœurs Cathos et Madelon. Le fameux : Au voleur ! au voleur ! se retrouve presque textuellement dans un sonnet du sieur d’Ofayel. Voici les deux vers.


Alarme ! alarme ! alarme ! et au secours !
On m’a volé mon cœur dans ma poitrine.


Il y a cent à parier contre un que Molière n’avait pas lu notre platonique poëte, mais il était donné à Molière de tout comprendre, de tout pénétrer, et de reproduire comme par divination jusqu’aux plus incroyables aberrations du ridicule humain.