Les Habits noirs/Partie 1/Chapitre 08

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Hachette (tome Ip. 87-98).
Première partie


VIII

La fuite.


Au sommet de la côte suivante, André Maynotte se retourna encore ; il n’y avait plus sur le grand chemin que la poussière soulevée par sa propre course. Si loin que pût se porter le regard, rien ne se montrait. Les limiers, lancés à sa poursuite, étaient distancés déjà.

« Hardi, Black ! bon cheval ! »

Il venait parfois, en sortant de l’écurie, il venait jusqu’à la petite fenêtre de la resserre, et Julie, la belle créature, lui donnait du sucre et du pain. Julie faisait mieux, elle le caressait tout hennissant. Black était le cinquante-et-unième et le seul bien traité parmi les galants de Julie.

« Hardi, Black ! souviens-toi de cela ! »

On eût dit qu’il se souvenait, en effet, le noble animal. Sa course était douce et rapide comme un vol.

Elle s’éveillait dans un baiser, Julie, pâle et blanche comme un lis, mais si adorablement belle que le cœur d’André éclatait à la fois d’allégresse et de douleur. C’était affaire à Black de se conduire tout seul : André ne voyait plus que Julie.

Julie ouvrit les yeux et se dressa tout effarée. Elle ne se souvenait plus. Puis sa mémoire parla soudain ; elle poussa un cri.

« Nous sommes sauvés ! » lui dit André, qui souriait paisiblement.

Julie demanda :

« Qu’as-tu fait ?… Qu’as-tu donc fait ? »

Car il fallait une cause à cette fuite étrange.

« Nous sommes sauvés, répéta le jeune ciseleur. Je suis heureux et je t’aime. »

Ses lèvres effleurèrent le front de Julie, qui frissonna et demanda :

« Où me mènes-tu ? »

André souriait toujours.

À un endroit où la route était solitaire, il tourna brusquement la tête de Black et prit un chemin de traverse sur la gauche.

Au bout d’un millier de pas, il tourna pour la seconde fois, sur la gauche encore ; et pendant toute une demi-heure, il alla ainsi, de sentier en sentier, tournant partout où la légère voiture pouvait passer. Black se faisait du bon sang maintenant et trottait à son aise.

« Qu’espères-tu ? » interrogeait cependant Julie.

Elle ajoutait, croyant qu’il s’agissait de tromper définitivement une poursuite :

« C’est un jeu d’enfant ! on se cache un jour, deux jours…

— Je ne veux pas me cacher plus d’un jour, » répliqua André.

Sa route en zig-zag était finie. Il commença à se diriger vers l’est d’après le soleil. Deux heures après le départ de Caen, à peu près, il retrouva l’Orne, qu’il traversa au bac de Feugerolles, après quoi il franchit le grand chemin d’Alençon, puis celui de Falaise, aux environs de Roquencourt.

À cette heure et non loin de là, il aurait pu rencontrer un autre de nos personnages, J.-B. Schwartz, errant de sentier en sentier et secouant sa conscience.

Entre Bourguebus et la route de Paris, de grands bois s’étendent. André mit Black au pas tant que dura leur ombrage ; puis il dit :

« Nous y reviendrons. »

Le regard de Julie glissa vers lui plein d’inquiétude. La sérénité même d’André lui faisait peur. Avait-il perdu la raison ?

André s’arrêta à cent pas de la route de Paris, en vue du petit village de Vimont, à une demi-lieue de Moult-Argence. Il fit descendre Julie et déchargea la valise, qu’il porta de l’autre côté de la haie.

« Je vais chercher notre déjeuner, dit-il, attends-moi. »

Julie s’assit sur l’herbe. C’était pour elle un songe plein de fatigue. Elle ne savait rien ; elle ne devinait pas. Le matin, quand il s’était agi de partir et qu’elle avait demandé :

« Avons-nous donc quelque chose à craindre ? »

André lui avait répondu :

« Oui, quelque chose de terrible. »

Et l’expression de sa physionomie, elle s’en souvenait bien, était plus effrayante encore que ses paroles.

Maintenant, il est vrai, André souriait, André affirmait qu’il n’y avait rien à redouter.

Mais comment croire ? André avait dit encore :

« Je ne veux pas me cacher plus d’un jour. »

Quel pouvait être ce danger qu’un jour verrait naître et s’évanouir ?

Tout cela était bizarre, invraisemblable, inexplicable. Derrière ces apparences, il y avait des menaces. Déjà une parole avait traduit les épouvantes de Julie. Elle avait demandé à son mari :

« Qu’as-tu fait ? »

Certes, l’idée qu’André pouvait avoir commis une action condamnable n’était pas entrée dans son esprit. Mais les femmes ne savent pas. Son imagination allait de l’avant. Qu’avait-il fait pour fuir ainsi ?

Dès qu’elle fut seule, une angoisse sourde serra sa poitrine. Elle eut peur horriblement. Et voyez où s’égaraient ses terreurs ! Elle se dit :

« Si André n’allait pas revenir ! »

André revint. Il était à pied. Il portait un panier et chantait en marchant. Julie s’élança vers lui et lui cria de loin :

« Qui aura pris soin du petit, ce matin ?

— Ah ! ah ! le petit ! fit André. Je songeais à lui justement. Nous allons causer de lui tout à l’heure. »

Toutes ces choses avaient une couleur étrange, extravagante, pourrait-on dire. André aimait follement son enfant.

Il prit la valise. La haie bordait un champ de blé mûr. Il se coula entre deux sillons. Julie le perdit de vue. Il reparut l’instant d’après sans valise.

« Cela nous aurait embarrassé, dit-il. Nous allons faire une partie de campagne. »

Une partie de campagne ! Julie eut le frisson, malgré ce brûlant soleil de juin qui jaunissait les épis, c’était menaçant comme l’éclat de rire des désespérés.

André mit un de ses bras dans l’anse du panier et donna l’autre à Julie en murmurant :

« Le ciel est trop beau pour que Dieu n’y soit pas. »

Julie le remercia d’un regard mouillé. Depuis le matin, elle n’avait pas entendu une si bonne parole.

Ils allèrent tous deux le long de la marge du champ. Julie promenait son regard morne sur la haie fleurie. Elle n’osait plus interroger. André se reprit à chanter ; il chantait un de ces refrains lents que disent les brunes filles de Sartène, douce musique et caressante poésie, quoiqu’elle soit faite avec les rudes mots du patois corse.

Là-bas, on entend cela dans les sentiers tortueux qui grimpent à la Cugna. Ce pays des implacables colères est plein d’amour. Quiconque a écouté ces chansons de la forêt de myrtes s’en souvient, et de la fillette hardie qui les répétait, la cruche sur l’épaule suivie par le troupeau bronzé des enfants pieds nus.

Deux larmes tremblaient aux paupières de Julie ; ce chant lui parlait du passé.

Les grands bois étaient proches. Ils y rentrèrent par une allée ombreuse qui courait droite sous de hauts sapins au feuillage noir.

« Chante aussi, toi ! » dit André.

Julie dégagea son bras et joignit ses mains pour répondre :

« Je t’en prie, parle-moi : je souffre. »

Il y avait un sentier tournant qui se plongeait sous le couvert. André s’y engagea. Au bout de quelques pas, il s’arrêta devant une petite clairière tapissée de jacinthes en fleurs. Le soleil, tamisé par les hauts feuillages, se jouait parmi cette moisson d’azur. Un filet d’eau invisible murmurait derrière les buissons, répondant à cet autre murmure, large comme la voix de la mer au lointain et qui tombait des cimes balancées.

André dit à Julie :

« Assieds-toi. »

Et il s’agenouilla près d’elle.

Il était pâle, mais son œil brillait. Julie entendait son cœur battre.

« Te souviens-tu, murmura-t-il après quelques instants occupés à la contempler si belle dans son croissant effroi, le lendemain de cette nuit où tu consentis à me suivre, moi, artisan, fils d’artisan, toi qui étais riche et noble, c’était un jour pareil à celui-ci.

— Je me souviens, répondit Julie. Je t’aimais.

— Tu m’aimais, cela est vrai ; non pas comme tu étais aimée, car chacun a ce qu’il mérite, et c’est un culte que je te dois ; mais tu avais confiance et tu étais entraînée dans ce grand amour qui t’enveloppait. Je te promis que tu serais heureuse.

— Je t’aimais, répéta Julie, et je t’aime !… »

André prit ses deux mains, qu’il porta jusqu’à ses lèvres.

« C’étaient des bois aussi, continua-t-il, et je vois encore ce rayon de soleil que le clair feuillage laissait venir jusqu’à ton front. Ceux qui nous poursuivaient étaient implacables, et nous n’avions pour nous que la bonté de Dieu. Ce fut assez, c’est toujours assez. Te souviens-tu ? Nous entendions le galop de leurs chevaux sur la route, et il y eut un moment où la poussière, soulevée par leur course, fit un nuage autour de nous.

— Je me souviens, prononça tout bas la jeune femme. Mais, ce jour-là, je savais les noms de nos ennemis.

— Je te disais ; à cette heure-là même, en essuyant la poudre que la sueur collait à ton beau front, je te disais : « Si nous n’avons qu’un jour, qu’il soit beau, qu’il soit joyeux, qu’il vaille toute une longue vie. » Ils s’appelaient et ils se répondaient dans le maquis. Nous étions calmes ; tu souriais, tu disais, paroles adorées : « c’est ici la communion de nos fiançailles… » Et tour à tour, nos lèvres, qui venaient de partager la même bouchée, se rafraîchissaient au même breuvage.

— Je suis calme, je souris, balbutia Julie. Le passé m’importe peu ; parle-moi du présent.

— Le passé importe, répliqua le jeune ciseleur, il est à moi. Le présent ne m’appartient plus et j’ignore l’avenir. »

Julie lui tendit son front ; puis, l’attirant contre elle et le pressant, elle dit encore :

« J’ai peut-être deviné ; mais je veux tout savoir de ta bouche. »

Il ne répondit pas.

« Ceux de là-bas ont retrouvé notre trace et nous poursuivent ? murmura-t-elle en devenant plus pâle.

— Non, répliqua-t-il, ce n’est pas cela.

— Qu’est-ce donc ? »

Il s’assit, entourant de son bras la taille flexible et frémissante de la jeune femme, et commença ainsi :

« On a volé quatre cent mille francs, cette nuit, dans la caisse de M. Bancelle, et nous sommes accusés de ce crime.

— Nous ! » répéta Julie dont le regard s’éclaira.

Elle ajouta, en pressant à deux mains sa poitrine soulagée :

« Oh ! j’avais peur ! »

André la couvrait d’un doux regard.

« Écoute, reprit-il, Paris est le seul endroit au monde où j’espère te cacher. Ma résolution est arrêtée, comme ma conviction est faite : nous sommes condamnés d’avance, et je ne veux pas que tu ailles en prison.

— En prison ! » répéta encore Julie qui frissonna.

André éprouvait très vivement l’impatience de n’être pas compris à demi-mot.

« Mes minutes sont comptées, pensa-t-il tout haut.

— Je crois à ton innocence comme je suis sûre de la mienne, dit Julie. Que parles-tu de prison ? »

Les choses qu’on sent profondément sortent d’un jet. Souvent c’est ce jaillissement qui est l’éloquence. Dès qu’André fut résigné à l’explication qu’il eût voulu éviter, il la fit courte, nette et si frappante, que la jeune femme resta atterrée sous la même certitude que lui. Cette certitude, il est vrai, n’était fondée que sur des présomptions assez subtiles ; mais elles se coordonnaient et s’étayaient les unes les autres jusqu’à former une masse solide. Ce sens, qui tourne au roman les histoires judiciaires, est singulièrement développé chez nous ; à chaque procès un peu frappant, il y a des milliers de juges d’instruction, repassant, dans leur cabinet ou dans leur taudis, la partie qui se joue au Palais. On peut dire sans exagération que l’idée des erreurs possibles est entrée trop largement dans nos mœurs. Souvenons-nous que pendant deux cents soirées consécutives, dans un de nos théâtres, quinze cents spectateurs ont révisé récemment ce fatal procès Lesurques.

Julie Maynotte était au-dessus de son état comme André lui-même et peut-être plus qu’André. Lorsque André eut terminé son court plaidoyer, véritable et prophétique résumé du réquisitoire qui devait être prononcé contre lui, Julie resta muette.

« Hier soir, murmura-t-elle enfin, quand nous avons entendu ce bruit dans le magasin, on volait le brassard. J’en suis sûre ! »

Puis elle ajouta :

« Le commissaire de police rentrait comme nous sortions ; ce n’était pas l’heure de sortir. M. Bancelle s’était vanté près de toi d’avoir quatre cent mille francs en caisse. Le père Bertrand t’a vu compter tes billets de banque, et je lui ai donné à boire… »

Elle mit sa tête entre ses mains d’un air découragé.

Puis, tout à coup révoltée :

« Qu’importe tout cela puisque tu es innocent ! » s’écria-t-elle.

Puis encore :

« Tout ce que tu feras, je le ferai ; où tu iras, j’irai ; ton sort sera le mien : je suis ta femme.

— Tu es mère aussi, » murmura André qui la regardait en extase.

L’éclair s’éteignit dans les yeux de Julie.

« Pourquoi n’as tu pas emmené le petit ? demanda-t-elle.

— Tu l’as dit toi-même, répartit André doucement : on se cache un jour, deux jours… »

Elle l’interrompit dans un baiser plein de larmes, disant :

« Si tu me sépares de toi, je mourrai ! »

Et certes, elle était sincère ; André le sentait aux battements de son cœur.

« Tu vivras pour ton mari et pour ton fils, répliqua-t-il.

— Alors, s’écria-t-elle en s’arrachant de ses bras, c’est bien la vérité ? J’ai deviné ton dessein ! tu veux rester seul en face de notre malheur ! »

Ce fut d’une voix ferme et presque sévère que le jeune ciseleur répondit :

« Oui ; je veux rester seul. Et je dis je veux pour la première fois depuis que nous sommes mariés, Julie. Quand même l’idée de fuir à trois ne serait pas insensée, je ne me résoudrais pas à fuir. Mon père n’était qu’un pauvre homme, mais il m’a laissé un nom sans tache, et sans tache je dois léguer son nom à mon fils.

— Tu espères donc ? » demanda Julie attachant sur lui ses grands yeux inquiets.

Comme il gardait le silence, elle ajouta en un véritable élan de passion :

« Si tu espères, pourquoi me chasser ?… »

« Mais non ! s’interrompit-elle, tu n’espères pas ! Ta fuite de ce matin en est la preuve. Elle sera mise à ta charge. Si tu voulais te défendre, il ne fallait pas fuir.

— Je ne suis pas un bien grand savant, dit André, qui réchauffa les belles mains froides de la jeune femme contre ses lèvres, mais nous avons lu ensemble l’histoire ancienne où l’on rapporte les guerres des peuples libres. Quand il s’agissait de vie et de mort pour ces nations héroïques, quand une ville, menacée d’un siège, voulait livrer sa suprême bataille, on expulsait les enfants et les femmes…

— Bouches inutiles, » murmura Julie amèrement.

André s’était repris à sourire.

« Tu ne me fâcheras pas, reprit-il, en dévorant de baisers les pauvres doigts blancs qui tremblaient sous ses lèvres ; tu es injuste, tu es cruelle, mais tu m’aimes et je suis heureux… Ceux-là dont je parle renvoyaient leurs enfants et leurs femmes, parce qu’ils ne voulaient pas capituler. Quand ceux qu’on aime sont à l’abri, on est fort. Je n’aime que toi, je te cache pour te retrouver après le danger passé. Dès la première menace, j’ai compris la gravité du combat et je me suis interrogé pour savoir quel degré d’énergie j’apporterai dans la lutte. Je t’ai vue près de moi, toi, Julie, mon trésor chéri, mon rêve réalisé, ma félicité si complète et si pure qu’il ne peut rien exister au-delà, pour moi, même dans les joies célestes ; je t’ai vue assise sur le banc des accusés : je ne sais quoi d’ignominieux et d’intolérable, des gendarmes autour de toi et les regards salissants de la foule fixés brutalement sur toi ; j’ai vu cela, tu étais blême, maigre, vieillie, quoiqu’il n’y eût pas plus de quatre semaines ajoutées à ton âge ; ta tête s’inclinait, tes yeux rouges semblaient brûlés par les larmes ; j’ai vu cela et j’ai senti que mon courage défaillait. Tu entends bien, j’ai frémi, j’ai pleuré, j’ai crié à mes juges imaginaires : Sauvez ma Julie et je vous ferai l’aveu du crime que je n’ai pas commis ! Éloignez d’elle ces gardiens, défendez à cette cohue obscène de la souiller des yeux ! Qu’il ne soit plus permis à ces hommes de traîner son nom béni dans leurs entretiens, à ces femmes d’assouvir leur féroce jalousie et vous saurez tout : je suis sorti de nuit avec mon brassard, fabriqué tout exprès pour forcer les caisses à secret, je suis entré dans la maison Bancelle, comment ? Que vous importe ? Mon brassard n’ouvre pas les serrures, mais sans doute que j’avais des fausses clefs. J’ai deviné les combinaisons de la caisse ; j’ai fait sauter le pêne hors de sa gâche avec un levier, je suppose ; nous autres voleurs, nous savons notre état comme vous êtes ferrés sur le vôtre ; la manivelle a joué quand la caisse s’est ouverte : voilà l’incident curieux, n’est-ce pas ? Mon bras a été pris dans des griffes d’acier ; mais mon bras était recouvert du brassard. J’ai retiré ma main tout doucement ; le brassard est resté, et j’ai emporté les quatre cents billets de banque que Bertrand, l’allumeur de réverbères, m’a vu compter sur le banc des Acacias. »

Il essuya d’un revers de main la sueur qui ruisselait de son front.

Chose singulière ! Julie ne répliqua point. Elle était pensive : je dirais distraite, si le mot n’était cruel.

André ne voyait point cela, entraîné qu’il était par sa passion de convaincre. Il poursuivait son plaidoyer avec ardeur.

« Les pauvres n’ont guère de mérite à être braves, disait-il riant et suppliant à la fois. Que risquent-ils ? Moi, je suis trop riche, j’ai trop à perdre, cela me rend lâche. J’ai demandé à la fuite le temps d’enfouir au moins mon trésor. Quand ma richesse sera en sûreté, quand j’aurai mis à l’abri mon bien précieux, ma Julie adorée, je redeviendrai moi-même, je le sais, j’en suis sûr. Je me défendrai, je combattrai ; il doit bien y avoir quelque lueur pour éclairer ce mystère, je la découvrirai. Ne crains pas que ton absence me nuise ; j’irai franchement, je parlerai net, je dirai : j’ai pris ma vaillance où elle était ; ma femme était ma peur, car je l’aime comme jamais on n’aima ; j’ai retiré de la partie cet enjeu trop lourd et me voici. J’aurais pu fuir comme elle, me voici. Je vous mets au défi de la trouver, mais je réponds pour nous deux, me voici, me voici ! Tant qu’il ne s’agit que de moi, j’ai du courage ; bien plus, j’ai de la confiance. La valeur du dépôt fait beaucoup. Tel qui vous donnerait à garder cent louis d’or ne s’en remettrait qu’à lui-même du soin de veiller sur un diamant de cent mille écus. Tous les écus de la terre, tous les louis d’or et tous les diamants du monde ne sont rien pour moi auprès de ma Julie. Ô juges ! ma vie et mon honneur sont à vous, mais mon amour ne relève que de Dieu, et c’est à Dieu que j’ai confié Julie. »

Il avait la tête haute et ses yeux étincelaient. Julie, au contraire, inclinait son beau front. Ses paupières étaient baissées. À quoi songeait-elle ? André avait été éloquent, et cependant il ne pensait pas encore avoir gagné sa cause. Il cherchait des arguments nouveaux. Julie demanda en soupirant :

« Comment aller à Paris et comment m’y cacher ? »

Il y avait de la rougeur à sa joue. Elle ajouta incontinent, comme si cette parole échappée lui eût fait honte :

« D’ailleurs, je ne veux pas ! Je mourrais de chagrin ! Jamais je n’abandonnerai mon mari ! »